La Bête de Malbuis [Lorèdana]

Melkhart n'était pas tellement rassuré à l'idée qu'elle dorme seule, à la belle étoile, aux abords du village. Ce n'était pas seulement la Bête qui le tracassait ; il ne faisait pas confiance aux habitants. Il avait bien vu comment Othon le Bailli reluquait Lorèdana, et il n'était pas le seul. Elle n'avait peut-être pas remarqué les regards méprisants que certains paysans lui avaient jeté sitôt qu'elle avait eu le dos tourné. Ils ne savaient rien d'elle, mais ils la détestaient déjà. Parce qu'elle était une femme et qu'elle vivait libre, contrairement à eux qui étaient des serfs ; parce qu'elle portait l'épée quand ils maniaient le râteau ; parce qu'elle était plus belle que la moins laide de leurs épouses.

Toutefois, au vu de l'échange houleux qu'ils venaient d'avoir, il avait bien compris qu'une nouvelle remarque de sa part aurait de fâcheuses conséquences. Il résolut de ne rien dire, même s'il n'en pensait pas moins.

« Retrouvons-nous tout à l'heure, dans ce cas, convint-il. On doit encore découvrir ce qu'Othon le Bailli sait et ce qu'il ne veut pas nous dire. Votre idée était bonne ; je vais tâcher de trouver de la gnôle. A mon avis, Certor a déjà repéré où s'en procurer. »

Il prit congé d'elle, et regagna la maison de Landry où il trouva Certor et Waël en train de se disputer. « Il met ses pieds qui puent sur ma paillasse », râlait Waël, et Certor répliqua par un geste obscène à l'écuyer. Melkhart sermonna ses hommes, avec un succès à peu près équivalent à celui qu'il avait rencontré en tentant de recadrer Lorèdana. Il s'accorda quelques instants pour soupirer, ruminant son incapacité chronique à se faire respecter en tant que chef.

« Tu as acheté de la gnôle à un villageois, Certor ? demanda-t-il.
- Bah, comment tu le sais ?
- Parce que ça fait des années qu'on se connaît.
- Ah. Ouais. C'est pas bien dur à trouver, c'est quasiment leur monnaie locale ici. Je l'ai achetée à une p'tite vieille.
- Celle qui a un oiseau mort cloué à sa porte ?
- Celle-là, ouais. »

Il fallut un bon quart d'heure pour convaincre Certor de lâcher sa bouteille et de la mettre à disposition de l'équipe, "dans l'intérêt de la quête". Melkhart y parvint au prix de lourds efforts ; après quoi ils retrouvèrent Lorèdana sur la place et se rendirent tous ensemble chez le Bailli.

Othon eut l'air surpris de les voir toquer à sa porte. Pourtant, son regard s'éclaira lorsqu'il constata que Lorèdana était avec eux.

« Bonsoir, les héros ! En quoi puis-je vous aider ?
- Nous sommes loin de chez nous ici, et cela nous manque de pouvoir bavarder un peu avec un homme d'envergure, affirma Melkhart.
- D'envergure ? répéta Othon, circonspect. Vous voulez dire que je suis gros ?
- Euh... non. Je veux dire que vous êtes un homme important.
- Ah.
- Pouvons-nous entrer ?
- Bien sûr, bien sûr ! Venez. »

Le Bailli s'écarta du seuil, laissant le groupe pénétrer dans sa petite maison. Ils prirent place autour de la table, cette même table où il les avait invités à dîner à midi. Par la force des choses, il semblait bien qu'ils allaient également souper en sa compagnie.

« Vous allez découvrir mon fameux ragoût, vous m'en direz des nouvelles », claironna Othon en servant à chacun une écuelle d'une masse compacte et suante d'aliments indéfinissables et, à vrai dire, fort peu ragoûtante. Il servit généreusement Lorèdana en lui glissant un sourire enjôleur.

Melkhart contempla le contenu de sa propre écuelle, et décida qu'il n'avait pas vraiment faim.

« Je ne sais pas pourquoi, poursuivit Othon en s'asseyant à sa place, mais j'ai l'impression que vous êtes différents des derniers aventuriers que nous avons vu passer. Vous, je sens que vous avez du potentiel. Je suis sûr que vous avez vécu bien des périls. J'ai ouï dire, mademoiselle, que vous aviez une large entaille au niveau du dos, assez impressionnante à voir ; si vous nous contiez comment vous l'avez eue ? »

Melkhart fronça les sourcils. Comment ce vieux porc pouvait-il savoir ce qu'il y avait dans le dos de Lorèdana alors que lui-même l'ignorait ?

La rouquine trouva un coin idéal, entre deux maisons dont les toits singuliers étaient facilement reconnaissables. La plus jeune des paysannes qui l’avaient accompagnée il y a quelques heures maintenant s’apprêtait à rentrer chez elle, elle jeta des coup d’œil autour d’elle et adressa à Lorèdana un petit signe de la main avant de fermer sa porte. C’est peut-être bien la seule femme de ce village qui ne la dévisageait pas et qui au contraire, lui témoignait un peu de sympathie. Elle trouvait ça un peu étrange d’ailleurs, ce qui la poussa à ce demander si la demoiselle n’était pas en mesure de lui parler, de lui raconter une histoire qui ferais évoluer la situation.

La soirée était douce et le village était calme et quasiment désert à cette heure. Dana n’eut à patienter que quelques instants pour voir débarquer le reste de la compagnie à ses côtés. La maison du Bailli n’était pas très loin, ce qui était très pratique pour garder un œil bienveillant sur ses ouailles, ou pour espionner copieusement les villageois, ce qui correspondait bien plus au tempérament du personnage.

L’homme était chez lui et préparait je ne sais quelle tambouille qui diffusait un odeur peu agréable dans toute la maisonnée. Elle priait silencieusement pour que le Bailli ne les convie pas à sa table, prière qui malheureusement ne donna aucun résultat. L’odeur âcre de la bouilli n’avait d’égale que son apparence répugnante et à n’en pas douter, à l’image de l’individu qui lui avait servie. Lorèdana tâta la bouillie infâme du bout de sa cuillère, puis reposa le couvert, le cœur au bord des lèvres, elle tenta de masquer son dégoût par un sourire qu’elle s’efforçait de rendre naturel.

Bien qu’elle n’eut pas toucher une miette de ce qui se trouvait dans son auge, Lorèdana failli s’étouffer en entendant les paroles d’Othon au sujet de sa cicatrice, comment pouvait-il savoir ? Le feu lui monta aux joues et elle lança des regards stupéfaits à ses compagnons :

« Pardon? » réussit-elle enfin à articuler à l’adresse du Bailli.

Melkhart ne savait quoi penser. Lorèdana s'était mise à piquer un fard, comme une jeune pucelle prise en faute. Devant un Othon qui semblait étonnamment bien connaître certains détails de son anatomie, la gêne de la jeune femme était suspecte. Melkhart n'aimait pas voir le mal partout, mais tout de même ; il est vrai qu'il y avait eu cette invitation quelque peu osée du Bailli à midi, à la suite de quoi Lorèdana s'était évaporée tout le restant de la journée. Othon n'avait rien du danselon dont se pâment les damoiselles à la Cour, mais Lorèdana n'était pas une damoiselle de la Cour. Peut-être avait-elle un faible pour les hommes un brin rustiques, à l'image de la vie d'errance qui était la sienne ; et Othon, après tout, était plus propre que les serfs dont il avait la charge...

Une vision fugitive traversa l'esprit de Melkhart bien malgré lui. Dans la pénombre d'une chambre au décor rudimentaire, la flamme tremblotante d'une bougie projetait des ombres dansantes sur la nudité pâle de Lorèdana ; allongée, les paupières mi-closes, sa longue chevelure rousse soyeuse descendant sur ses épaules et voilant en partie ses seins, l'aventurière respirait profondément ; l'harmonie du tableau était sapée par la présence du Bailli qui étendait sur elle son corps musculeux, se frayant un chemin en sa matrice.

Par Néera, à quoi suis-je donc en train de penser ? songea Melkhart, troublé par l'inconvenance de sa pensée. Il voulut chasser cette image de sa tête, mais éprouvait maintenant du dégoût à l'encontre du Bailli... ainsi qu'un puissant sentiment de jalousie.

« Vous prendrez bien un peu d'eau-de-vie », lança Melkhart d'un ton empressé.

Il espérait changer de sujet avant que le Bailli ne relance Lorèdana sur la question. D'ailleurs, plus vite le Bailli serait ivre, plus il leur serait facile de faire l'impasse sur son repas immonde.

« Ah, je parie que c'est la gnôle de la Radegonde, se réjouit Othon. Cette vieille peau est à moitié folle, mais elle maîtrise toujours sa recette. Pour la petite histoire, quand Radegonde était jeune, elle cherchait à fabriquer un élixir de longue vie ; c'est comme ça qu'elle a empoisonné son mari sans le vouloir, et que le chagrin lui a fait perdre la boule ! Elle a continué à chercher sans jamais trouver ce qu'elle voulait, mais elle a réussi à distiller sa gnôle un peu par hasard, et depuis, tout le village se l'arrache.
- Pourquoi y'a un corbeau sur sa porte ? grogna Certor.
- Quand son mari est mort, elle n'a pas pu se résoudre à l'enterrer, répondit Othon.
- Quel est le rapport entre le mari et le corbeau ? J'comprends pas.
- C'était son mari, le corbeau. Ah, oui, maintenant que j'y pense, elle était peut-être déjà un peu cinglée avant d'être veuve. »

Melkhart remplit des verres pour tout le monde ; ceci fait, il trinqua au succès de leur quête, et tout le monde vida son godet. Le liquide brûla la gorge de Melkhart, tandis qu'une chaleur torride lui dévorait les entrailles.

« Foutre-Néera ! Beugla Certor, y tabasse !
- Ah, faut admettre, c'est costaud, renchérit Melkhart.
- Haha! Ici à Malbuis, on est biberonné à ça depuis le berceau, déclara Othon. Question d'habitude. »

Mince, songea Melkhart, il va nous falloir plus d'un verre pour le faire parler.

Elle aurait préféré que le chevalier laisse le Bailli lui répondre et s’explique sur ce qu’il venait de dire avant de lancer les hostilités. Cette histoire allait la perturber pour le reste de la soirée, et c’était loin d’être une bonne chose. Les questions tournaient dans sa tête, à commencer par : Comment savait-il ? Est-ce qu’il l’avait suivie ? Était-ce les femmes du village qui lui avaient  confié ce détail ? Le personnage lui semblait d’autant plus dégoûtant, un haut-le-cœur la secoua. Elle s’excusa auprès de Melkhart :

« Je ne me sens pas très bien, je suis désolée, je reviens » dit-elle en plaquant sa main sur sa bouche et en quittant la tablée.

Le repas repoussant posé sur la table et qui lui chatouillait les narines, puis l’idée que le Bailli aie pu l’entrevoir dans le plus simple appareil lui avaient violemment retournés l’estomac. Elle ferma la porte, les poings sur les hanches, elle se pencha en avant pour tenter d’évacuer ses tourments. Rien ne voulait sortir, ce qui présageait une magnifique soirée pour la jeune femme, elle profita quelques instants du bon air de l’extérieur. Le tourna son regard vers la maison de la jeune femme qui l’avait escortée à la source, puis se résigna. Elle n’était déjà pas fort appréciée, il ne fallait pas en rajouter en importunant les gens à la nuit tombée. Elle prit quelques profondes inspirations et fit son retour chez le Bailli.

Elle trinqua avec la bande et avala son verre, étrangement le feu qui lui traversa la gorge lui fit un bien fou. Elle reprit place à table, faisant innocemment valser son assiette qui s’écrasa au sol, elle se confondit en excuse :

« Oh ! Je suis vraiment navrée, je vais ramasser ! »

« Allons, je vous en prie, s'exclama Othon, ne vous embêtez pas, je vais nettoyer moi-même. »

Et le Bailli de se saisir d'un balai pour éponger les dégâts causés, bien involontairement on s'en doute, par Lorèdana. Tout en s'attelant à cette tâche, le Bailli se dandinait d'étrange manière, comme s'il trouvait quelque chose de viril à sa façon de nettoyer le sol. Melkhart commençait à trouver que tout ceci manquait singulièrement de dignité ; la prévenance exagérée de leur hôte vis à vis de Lorèdana l'agaçait au plus haut point.

« Allez ! La p'tite sœur maintenant ! » lança Certor qui se mit à remplir de nouveau tous les verres.

La bouteille de gnôle y passa rapidement, fort heureusement Othon avait ses propres réserves et se montra dispendieux. On trinqua une deuxième fois, puis une troisième fois. D'abord au succès de la quête ; puis à Kyria, afin qu'elle bénisse les semailles d'automne ; à Néera, pour qu'elle pardonne cette beuverie, et puis on trinqua au corbeau de la Radegonde, puisse-t-il trouver le repos dans l'Outre-monde avec tous ses amis à plumes. Les verres s'enchaînaient ; la tête de Melkhart se mit à tourner. Sa jeunesse passée sur les galères de la compagnie des Trois Saisons lui avait appris à tenir l'alcool, mais voilà quelque temps qu'il ne s'y était plus exercé, et il ne trouvait aucun plaisir à boire dans le seul but de se rendre minable. Peu à peu, il usa de subterfuges, faisant mine de vider son verre avant d'en verser discrètement le contenu dans son ragoût qui semblait avoir le pouvoir d'absorber tous les liquides.

Il semblait que l'alcool commençait à produire ses effets chez Othon, dont les yeux commençaient à rouler dans tous les sens et dont le rire gras était de moins en moins logique.

Chez Certor aussi :
« Eh, c'est drôlement bon en fait ! » s'exclamait le sergent d'armes en dévorant son écuelle de ragoût.

Waël, quant à lui, s'était carrément affalé la tête contre la table, et ronflait bruyamment, un filet de bave lui coulant de la bouche. L'écuyer s'était abandonné aux bras de Morphée, mais Lorèdana, Melkhart, Certor et Othon demeuraient vaillants. Othon continuait se boire, imperturbable, mais titubait de plus en plus, même avachi dans sa chaise. La soirée avançant à grand rythme les trouva bientôt en train d'entonner un chant que la bonne morale réprouverait :

Il était une poule vivant en beau castel,
Qui avoit pour époux un fier et bel oisel,
Un coq tout ébaudi au ramage sémillant,
Sur ses pattes roidies, peste il était charmant.

Mais le coq, pauvre hère, était las infécond,
Délaissait, quelle galère! le nid chaud de sa mie,
Qui pensait, DameDieu, mériter bel ami,
Au grand vît, aux beaux yeux, pour besogner son con.

Elle se dit pauvre fille, te voila encore vierge,
Tu ne peux certes vivre, sans oncques être touchée,
Faute de belles billes, j’opterais pour une verge,
Céans un âne arrive, elle l'invite à coucher.

Ce qui s'ensuit hélas, la pudeur me proscrit,
Si ne veux être salace, de tout vous révéler,
Mais disons seulement qu'à grand renfort de cris,
Elle finit fatalement les cheveux emmêlés.

Le teint couleur lie de vin, Othon le Bailli s'était mis à ricaner sans raison apparente ; Melkhart jugea dès lors qu'il était à point. Aussi, il choisit ce moment pour glisser, innocemment :

« Une question me turlupine, Messire Othon, avança-t-il. Je n'ai pu m'empêcher de remarquer que les femmes ici, sont, comment dire... disgracieuses... pensez-vous que ce soit pour cette raison que la Bête les ignore ? »

Othon ricana. Encore.

« Elles sont pas jojo, mais c'est des laborieuses. *hic! C'est pas leur faute, mais c'est vrai qu'elles n'ont pas d'éducation ni de bonnes manières, ajouta-t-il avant de se moucher dans ses doigts.
- C'est pour ça que vous vivez seul ? Aucune d'elles n'a jamais trouvé grâce à vos yeux ?
- Les belles femmes, ça déconcentre les hommes. *hic!* Si j'avais une épouse elle serait belle, c'est sûr. Mais tous les serfs la convoiteraient. Et ils travailleraient mal. La vie n'est pas facile ici, et je préfère éviter qu'ils aient trop de distraction, sinon, y deviendraient des tirs au flanc.
- À vous entendre, on dirait que ce genre de chose s'est déjà produite, tenta prudemment Melkhart.
- Ouais... murmura Othon, pensif. C'est vrai, c'est déjà arrivé... mais c'est du passé... »

Il ne semblait pas particulièrement enclin à continuer sur ce sujet. Intrigué, Melkhart fit un signe de tête à Lorèdana, désignant du regard la bouteille. Ce n'était pas le moment de le laisser dessoûler, on touchait peut-être au but.

« Je vais pisser, annonça Melkhart avec une brusquerie qui ne lui était pas coutumière, mais les relents d'alcool lui embrumaient l'esprit, et les quantités qu'il avait bues commençaient à affluer vers la sortie.
- Moi aussi », ajouta Certor.

Les deux hommes se levèrent et se dirigèrent vers la porte, laissant en tête à tête Lorèdana et Othon, aux côtés d'un Waël qui continuait de ronfler. Avant de sortir, Melkhart adressa à Lorèdana un regard insistant ; peut-être pouvait-elle prendre le relai et poursuivre la conversation avec le Bailli. Puisqu'il semblait avoir un faible pour elle, l'alcool aidant, il se confierait plus facilement...

HRP:

La soirée était bien entamée et cela faisait quelques verres maintenant qu’elle ne buvait plus. Sa condition de femme lui permettait de se montrer mesurée sans que cela n’éveille trop les soupçons, d’ailleurs n’importe qu’elle autre femme non entraînée serait déjà ivre morte depuis une bonne heure. Certor et Melkhart avaient décidé de la laisser avec le Bailli, et même s’il ne s’agissait que de quelques minutes, un frisson d’effroi lui parcouru l’échine. Elle tâcha de reprendre rapidement contenance et de se comproter de manière aussi agréable qu’elle le pouvait :

« Allé Monsieur le Bailli, faite péter vot’coupette ! » rugit-elle en levant la bouteille en l’air, lorsque la porte fut fermée. Elle emplit le verre à raz bord et le reposa devant l’homme qui s’était mit à vaciller quelque-peu sur sa chaise tout en restant à bonne distance :
« Dîtes-donc, vous êtes pas très bavards dans le coin ! On dit que les femmes sont des pipelettes mais même vos commères sont plutôt discrètes... » dit-elle.
« Mais dîtes-moi mon bon Bailli, ça fait longtemps que vous être chargé de ce p’tit bourg ? » demanda t-elle. Bien que la réponse ne l’intéressait pas plus que ça, Lorèdana était convaincue qu’il fallait lui poser des questions insignifiante pour qu’il finisse par répondre à des question plus précises.

Othon le Bailli semblait jubiler à la perspective de ce tête à tête. Il espérait sans nul doute que Melkhart et Certor passent beaucoup de temps dehors ; vu tout ce qu'ils avaient bu, ça pouvait prendre un moment. Le Bailli coula vers Lorèdana un regard de braise, ses yeux verts brillant d'amour.

« Un peu plus de d... deux ans, lui répondit-il d'une voix rauque. Ici, c'est une éternité. Vous... *hic!* vous n'imaginez pas combien le temps est l... long avec tous ces grouillots qui comprennent rien à rien. Sont tous plus cons que leurs chaussures. »

Il vida d'un trait sa "coupette", et la tendit pour que Lorèdana le resserve.

« Le pire, c'est qu'ces idiots me respectent pas, poursuivit-il. Oh, y z'obéissent aux ordres, y z'ont trop peut que j'me plaigne d'eux au seigneur. Mais y chuchotent dans mon dos. Y se moquent de moi dès qu'y peuvent et y croient que je le vois pas. Y m'ont pris en grippe, depuis que j'ai... enfin... pardon, c'est pas important, j'vous ennuie avec mes histoires. »

Son regard s'était fait plus fuyant, comme s'il cherchait à éviter un sujet particulier.

Elle n’était pas à très à l’aise à l’idée de rester seule avec l’homme, surtout si ce moment devait se prolonger mais les deux comparses ne lui avaient pas vraiment laissé le choix. Elle saisit le récipient que lui tendait le Bailli :
« Comme vous voudrez Monsieur » dit-elle en remplissant à le pot. « Je me doute que la vie ne doit pas être tous les jours facile avec ce genre de personnes. » dit-elle.

Lorèdana essayait d’avoir l’air aussi détendue que possible, elle se concentra sur les ronflements sourds que produisait Waël pour ne plus penser à autre chose :

« Et puis vous ne m’ennuyez pas, au contraire, vous savez quand on passe son temps sur les routes, ça nous fait du bien à nous autres d’écouter des histoires » elle trempa ses lèvres dans son pot et mécaniquement le Bailli l’imita : « Ca nous change un peu les idées. Et puis, vous n’avez pas l’air de quelqu’un de méprisable, j’veux dire, je vois pas ce qui pourrait pousser vos paysans à vous moquer de cette façon, c’est tout de même curieux. » finit-elle d’un air interrogatif.

Dana le regardait dodeliner sur son séant, espérant que cette situation gênante aboutirait vraiment à quelque-chose.

Une ombre de tristesse avait obscurci le visage d'Othon. Néanmoins, les paroles de Lorèdana semblaient lui apporter du réconfort. L'air de rien, il avança sa main sur la table, pour finalement la poser sur celle de la jeune femme.

« Ce ne sont p... pas des moqueries. Ils me... *hic!* ils me détestent. Ils sont aigris. A cause de cette garce... bah, vieille histoire. J'ai rien à me reprocher, j'ai fait ce qu'y fallait. »

Il renifla bruyamment. Ses propos étaient assez décousus, mais Othon ne semblait pas vraiment s'en rendre compte. Il se confiait, sans totalement se livrer ; la fatigue et l'alcool aidant, il semblait avoir perdu le fil de sa propre conversation, mais continuait tout de même à parler :

« Vous trouverez rien, dans la forêt. Pas plus que ceux qu'ont déjà essayé. Vous, je dis pas, mais vos copains... j'pense pas qu'ils soient assez futés. La Bête, nous, on a appris à vivre avec... vous pourriez rester là. C'est un endroit comme un autre. A deux, la vie est plus supportable. Je lui avais dit... elle voulait rien entendre... »

Dana retira vivement sa main de l’emprise du Bailli, consciente de l’indélicatesse du geste, elle fit mine de s’empresser de le resservir en gnôle tout en papotant de manière qui se voulait naturelle :

« Et bien, n’en parlez pas si ça doit faire remonter en vous des souvenirs désagréables » dit-elle. De toute façon elle n’était même pas sûre de pouvoir remettre de l’ordre dans ce que lui racontait Othon, il n’était plus très clair ce qui se justifiait facile par son état. Elle reposa bruyamment la bouteille, s’impatientant du retour de Certor et Melkhart.

C’est distraitement qu’elle écoutait les paroles du Bailli, elle était mal à l’aise et dans une posture qui ne lui convenait absolument pas, elle avait l’impression d’être un appât et de ne servir qu’à ça. Quelle bande de cons, tous autant qu’ils sont. Elle répondit, les yeux dans le vague :

« Oh vous savez, vous êtes bien mal tombé, je ne suis pas vraiment une femme de maison dira t-on. J’ai la bougeotte et je serais bien malheureuse si je devait être attachée à un foyer. » dit-elle. « Et en plus je cuisine très mal ! »

Il y a toutes sortes d'ivrognes ; certains deviennent violents et cherchent la bagarre au premier voisin venu sans même savoir pourquoi ils le font ; d'autres se découvrent un sens de l'humour qu'ils sont les seuls à comprendre et se donnent pour mission de divertir tout le monde, avec un succès très relatif ; d'autres, enfin, voient remonter à la surface tout ce que leur passé compte de mauvaix choix et d'actes manqués, et boivent jusqu'à la lie le calice amer de leur regret. Othon le Bailli était de la dernière catégorie. Il hocha la tête aux paroles de Lorèdana, tout en semblant ne pas les avoir véritablement écoutées, perdu qu'il était dans ses pensées. La tête baissée, l’œil coupable, il semblait bien que son esprit ne soit plus vraiment dans cette pièce, mais dans un ailleurs qui lui avait fait beaucoup de peine. Sa tête en vint finalement à choir sur la table, et pendant un bref instant, Lorèdana put croire qu'Othon s'était endormi, comme Waël qui ronflait toujours bruyamment à côté d'eux.
Mais Othon n'avait pas cessé de parler :

« Begga... pardon... si j'avais su... retrouvez-la, dites-lui... combien je suis désolé... c'est moi qu'elle devrait blâmer, pas... les autres... »

Il n'ajouta rien de plus ; bientôt, un léger ronflement retentit en écho à ceux de Waël. Le Bailli s'était endormi, n'ayant donné en tout et pour tout que des propos incohérents - et un nom.

La porte s'ouvrit peu après ; Melkhart et Certor firent leur retour dans la maison, et constatèrent avec étonnement que Lorèdana était la seule personne encore éveillée ici.

« Il dort ? » demanda Melkhart, jetant un oeil méfiant au Bailli. Le bougre fait peut-être semblant, songea-t-il, aussi adressa-t-il un regard de connivence à Lorèdana tout en indiquant la sortie ; mieux valait qu'ils parlent dehors, où ils ne risqueraient pas d'être écoutés. Certor réveilla Waël d'une grande tape sur la nuque, et dût lui couvrir la bouche pour l'empêcher de hurler.

Le petit groupe sortit dans la fraîcheur d'une nuit d'automne, et alors qu'ils cheminaient vers la maison de Landry, Melkhart s'enquit de la situation auprès de Lorèdana :

« Désolé de vous avoir laissée en plan, dit-il. Vous avez réussi à en tirer quelque chose ?  »

Elle sortit de la maison, non sans jeter un regard accusateur aux deux lâcheurs. L’air s’était vivement rafraîchit et un frisson remonta le long de son dos. Les excuses de Melkhart lui passèrent au dessus de la tête, elle n’avait pas passé la meilleure soirée de sa vie et n’était pas contre le fait d’en finir rapidement avec le fichu compte-rendu :

« Il a parlé d’une femme nommée Begga si j’ai bien compris, qu’il faut qu’on la retrouve et qu’on lui dise qu’elle devrait le blâmer lui et pas les autres. Voilà, c’est tout ce qu’il à dit. » elle réprima un bâillement et s’ébouriffa les cheveux : « Maintenant, si je ne vous suis plus d’aucune utilité, il est grand temps que je me retire. »

Sans plus un mot ni aucun regard pour les deux hommes, elle les contourna et entreprit de rejoindre son campement éphémère. Dana était en colère mais elle était bien trop fatiguée pour émettre la moindre objection. Le village était parfaitement silencieux, cela lui permettrait de réfléchir tranquillement à la situation avant de tomber de sommeil.

Le Bailli avait été plutôt bavard mais elle se demandait encore s’il leur en avait dit suffisamment, elle réfléchissait chemin faisant. Il semblerait que le dit Bailli avait bannie une jeune femme, sûrement cette Begga et dont Berard était amoureux, quand à savoir si c’était réciproque c’est une autre question. A la manière dont avait parlé l’homme de la demoiselle, il lui semblait que lui aussi nourrissait quelques intérêts pour celle-ci. L’avait-il bannie par jalousie ? Ou bien car il trouvait la jeune femme trop « distrayante » pour ses hommes ? « Les belles femmes ça déconcentre les hommes » avait-il affirmé.

Elle leva la tête et reconnu les deux toits qui lui servaient de repères. Cette histoire lui semblait de plus en plus mystérieuse, il ne s’agissait plus de traquer une Bête mais de résoudre les problèmes personnels d’un Bailli abusif et de son village qui en subissait fatalement les conséquences. Lorèdana secoua légèrement la tête. Décidément, l’amour semait le chaos en chaque lieux où il distillait son insidieux et douloureux poison.

La sécheresse de Lorèdana surprit Melkhart ; sitôt ses renseignements distillés à la volée, la rouquine prit congé d'eux sans plus de manières. La vie en groupe ne lui sied décidément guère, songea le Sybrond, qui la regarda partir sans trop savoir que penser.

Certor, Waël et lui regagnèrent la maison de Landry. Tous trois tombaient de fatigue, sans parler des effets de l'alcool qui les faisaient tituber. L'esprit embrumé, Melkhart eut tout de même la présence d'esprit de vérifier que leurs chevaux soient toujours attachés devant la maison, puis il entra et s'écroula sur sa paillasse.

Le sommeil ne vint pas tout de suite, cependant ; l'avancée, ou plutôt le manque d'avancée dans leur quête le rendait soucieux. Il avait le sentiment de piétiner ; les informations glanées par Lorèdana pouvaient être un début de piste, mais enfin, tout cela n'avait peut-être finalement rien à voir avec la Bête. Le Bailli avait parlé d'une Begga ; peut-être était-ce la fameuse jeune femme qu'il avait chassée du village quelque temps avant que les disparitions ne commencent. Mais quand bien même c'était le cas, quel lien y avait-il avec la Bête ? Était-ce cette fameuse Begga qui attaquait les villageois pour se venger ? Melkhart imaginait mal comment une jeune femme avait pu s'en prendre un à un à une dizaine d'individus sans jamais laisser de traces ; et dans quel but ? Pourquoi s'en prendre aux hommes du village, si c'était le Bailli le seul responsable de son malheur ?

Il finit par sombrer dans un sommeil agité, empli de songes entremêlés qui n'avaient guère de sens. Ils étaient de retour dans la forêt, et Othon le Bailli était là qui ricanait, l'oeil hagard, tandis que Certor, armé d'une chaise, se battait contre un ennemi invisible. Julietta, une de ses jeunes sœurs, lui annonçait qu'elle allait se marier et que cela l'inquiétait - mais n'était-elle pas déjà mariée depuis longtemps ? Waël se plaignait que son lit lui manquait, et Lorèdana, le visage rouge de colère, reprochait à Melkhart de ne pas lui faire confiance, puis, après qu'il l'ait assurée du contraire, elle le poignarda dans le dos.

Le jour était levé depuis un bon bout de temps lorsqu'il ouvrit les yeux. La douleur qui lui vrillait le crâne lui fit amèrement regretter les excès de la veille ; ils l'avaient certes fait pour la bonne cause, mais enfin, pour quel résultat... il mit un long moment à émerger de sa torpeur, et lorsqu'il fut enfin debout, sa mine était épouvantable. Qui plus est, il portait depuis quelques jours les mêmes habits, arborait maintenant une barbe fournie et poussiéreuse, bien loin de l'aspect soigné qui était le sien lorsque son chemin avait croisé celui de Lorèdana dans cette taverne deux jours plus tôt. Certor et Waël n'étaient pas dans un meilleur état. Tous trois dégageaient une forte odeur de transpiration, mais par chance, on était à la campagne ; au milieu des habitants de Malbuis, ils se fondaient finalement bien dans le décor.

Il n'attendit pas que ses compagnons soient prêts à lever le camp pour sortir de la maison. A l'extérieur, l'air frais lui fit du bien, quoique la lumière du jour fut bien trop forte à son goût. Il était en train de frotter ses yeux quand Lorèdana les rejoignit. Elle avait moins souffert qu'eux de leur beuverie de la veille ; elle avait beau ne pas être une noble dame aux grandes manières, Melkhart se sentit un brin gêné d'apparaître si pitoyable devant elle. Fuyant son regard, il se mit à espérer que Certor et Waël apparaîtraient assez vite, histoire de paraître un peu moins dégueulasse à côté d'eux. Finalement, comme les deux zigotos n'arrivaient pas, il lança d'une voix un peu trop rocailleuse :

« Je ne suis pas sûr qu'on en apprenne beaucoup plus ici ; c'est peut-être le moment d'aller inspecter la rivière. »

Lorèdana n'eut pas le temps de lui donner son avis ; des cris retentirent un peu plus loin dans le village, et les fermiers dans les champs interrompirent un moment leur besogne pour observer ce qui se passait. Un peu plus loin sur la place, on pouvait apercevoir Othon le Bailli, visiblement furieux, courant après une jeune fille apeurée - la petite paysanne qui avait sympathisé avec Lorèdana la veille. Il finit par la rattraper et, en un tournemain, il la jeta au sol et se mit à la gifler.

« Sale petite garce de voleuse de merde ! J'vais t'apprendre ! » hurla-t-il avant de lever la main pour l'abattre une seconde fois sur elle.

La nuit avait réussit à apaiser Dana, elle se levait ce matin avec une détermination nouvelle. Elle ne se laisserait ni démonter ni influencer par le comportement de ses compagnons, il était nécessaire qu’elle mette de côté ses émotions cela valait mieux pour la suite de leur quête. La rouquine s’étira, arrangea un peu ses cheveux et vérifia que tout ses effets étaient bien là avant de quitter son camp de fortune. Elle se sentait rouillée et espérait pouvoir faire un peu d’exercice aujourd’hui, l’escalade les acrobaties et la randonnée lui manquaient cruellement. L’air était vivifiant et faisait la promesse d’une journée magnifique.

Elle rejoignit Melkhart et grimaça à la vue de son visage marqué par la soirée de la veille, son cœur de femme serviable et aimable lui disait de l’aider, sa rancune voulait le laisser se débrouiller et lui servir une leçon presque équitable au préjudice qu’il lui avait causé durant la soirée. Lorèdana décida de ne rien faire, mais elle savait déjà qu’elle ne pourrait pas le laisser comme ça toute la journée. Elle avait reconnue cette plante souveraine contre la gueule de bois aux abord du village, elle en cueillerait quelques feuilles lorsqu’elle jugerait que Melkhart serait été assez puni. S’il lui faisait assez confiance pour les mâcher, son mal de crâne disparaîtrait assez vite, sinon, il conserverait son enclume en tête en même temps que sa méfiance envers elle.

La rouquine n’eut pas le temps de se réjouir du programme du chevalier que des cris mirent fin à leur discussion. La jeune femme tourna la tête et lorsqu’elle aperçu le Bailli s’en prendre à la jeune paysanne, son sang ne fit qu’un tour. Elle se débarrassa prestement de son sac à dos et le donna à Certor, se dirigeant en furie vers la place du village. Les paysans l’avaient suivie des yeux, les flammes dansantes de sa chevelure s’accommodant parfaitement avec son état d’esprit. Dana s’interposa vivement entre les deux protégeant la jeune femme qu’elle entendait gémir dans son dos et récoltant au passage une puissante gifle du Bailli.

Lorèdana était debout, face à Othon, ses yeux foudroyaient le Bailli, sa mâchoire se serra si fort que ses molaires auraient pu se fendre sous la pression, et ses phalanges ne demandaient qu’a rencontrer le contact libérateur de la face de l’ignoble chose qui se trouvait devant elle.

Si l'âme chevaleresque de Melkhart s'offusquât de voir Othon le Bailli violenter ainsi une enfant, il ne fut pas aussi prompt à réagir que Lorèdana. En la voyant partir, le Sybrond s'attendait déjà au pire ; l'aventurière pouvait se montrer impulsive. Elle se montra finalement plus mesurée qu'il ne l'avait craint : plutôt que de s'en prendre au Bailli, elle s'interposa entre lui et sa victime. Son élan, hélas, fut trop soudain pour qu'Othon ait le temps de retenir son geste, et la gifle qu'il destinait à la gamine rencontra avec fracas la joue de Lorèdana.

Déstabilisé, Othon s'interrompit ; son visage demeurait rouge de colère et ses yeux transpiraient la colère, mais il semblait en même temps mortifié par la gifle qu'il venait de porter accidentellement à l'aventurière. Il était évident qu'il avait un faible pour elle ; et, accessoirement, elle faisait un adversaire autrement plus coriace que la gamine. Qui plus est, le regard peu amène de Lorèdana en disait long sur ses envies d'en découdre. Pour autant, il ne semblait pas décidé à se laisser dompter : c'est qu'il n'avait pas l'habitude qu'on lui tienne tête dans son village.

« Je voulais pas, gronda-t-il. Ecartez-vous, ça vous concerne pas. »

Melkhart s'était entre-temps approché, soucieux de ne pas laisser Lorèdana seule en première ligne - et d'éviter que les choses n'aillent trop loin, si cela était encore possible. Il tendit une main secourable à la jeune fille qui se releva péniblement ; son regard apeuré intrigua le chevalier sybrond. Ce n'était pas le regard d'une gamine qui craint de se faire disputer pour une banale bévue ; ses yeux respiraient la terreur et n'osaient regarder dans la direction du Bailli. Elle ne lâcha la main de Melkhart que pour se cacher derrière Lorèdana.

Levant les yeux vers Othon, Melkhart se fit suspicieux.

« C'est encore une enfant, fit-il remarquer. Qu'a-t-elle bien pu faire pour mériter un tel élan de colère, Messire ? J'ai déjà vu des gardes-chiourmes avoir la main moins lourde.
- Je me rappelle pas qu'il ait été question que je vous rende des comptes, répliqua Othon. Vous êtes des étrangers ici. C'est moi le bailli de ces terres, et en l'absence du seigneur, sa loi est la mienne. Maintenant, envoyez-moi la fille, qu'elle ait la correction qu'elle mérite.
- Alors, il faudra peut-être que j'en parle à votre seigneur ; celui-ci ne doit pas avoir envie que cette histoire remonte aux oreilles du duc Renaud. J'aimerais bien savoir quelle idée il se ferait d'un bailli qui pousse le zèle à violenter des enfants sans raison valable.
- Le duc Renaud ! ricana Othon. 'doit même pas savoir que ce village existe. Vous croyez vraiment qu'il se soucie des serfs de ses vassaux ?
- Il pourrait bien s'en soucier, si ma sœur la comtesse de Sybrondil lui en touchait deux mots. »

Melkhart soutint sans ciller le regard d'Othon. Evidemment, il bluffait ; il n'allait certes pas évoquer cette histoire auprès de sa sœur Victoria, et encore moins lui demander d'en parler au duc Renaud qui n'était pas à proprement parler leur ami. Néanmoins, le doute s'était installé dans l'esprit du Bailli. C'était tout ce dont il avait besoin.

« Je l'ai surprise à fureter dans ma maison, cette garce, finit par admettre Othon. Chez moi ! Or, vous savez ce qu'on fait aux voleurs.
- La corde, répondit Melkhart. Mais aux hommes seulement, et aux hommes adultes. C'est une fille, et une enfant. C'est à ses parents qu'il revient de la discipliner.
- Mes excuses m'sieur l'bailli, lança l'un des fermiers qui assistaient à la scène. J'vais la corriger, j'vous jure, e' va s'en souv'nir, parole. »

La fille tenta de s'écarter de Lorèdana afin de se réfugier auprès de son père ; mais alors qu'elle bougeait, Othon tendit le bras pour l'attraper.
Il en fut empêché par Certor, qui lui asséna un puissant crochet du droit ; le choc envoya le Bailli au sol.

« Ça, c'est c'que ça fait quand tu trouves un adversaire à ta taille, trou de balle », grogna Certor.

Couché dans la terre sèche, soutenant des deux mains sa mâchoire endolorie, recroquevillé sous la douleur, le Bailli jeta un regard haineux aux aventuriers, tandis que la fillette se jetait dans les bras de son père.

« Allez-vous en ! hurla-t-il, la bouche ensanglantée. Partez, et ne revenez jamais. Partez ! »

Ils laissèrent le Bailli s’apitoyer sur son sort, humilié devant ses paysans. Mieux valait mettre le plus de champ possible entre Othon et eux pour l'heure. Melkhart avait éprouvé un plaisir coupable à voir Certor corriger ce goujat, mais il craignait que les conséquences soient néfastes ; pas tant pour eux, mais pour les paysans, et en particulier la jeune fille. Qui prendrait sa défense, une fois qu'ils seraient partis ?

C'était là un problème qu'ils devraient régler plus tard. Ils s'étaient déjà trop attardés et devaient poursuivre leur quête. Ils repassèrent par la maison de Landry, où ils récupérèrent leurs effets personnels ainsi que leurs montures.

Ils avaient passé assez de temps au village. Le moment était venu de s'intéresser à cette fameuse rivière, et à ce qu'elle contenait.

Dana, à sa grande surprise, avait réussi à se ressaisir. Elle se contenta de tourner les talons, adressant un regard bienveillant à la jeune fille. La rouquine n’avait pas répondu au Bailli, qu’il l’ai fait exprès ou non son comportement était simplement ignoble.

Au rappel des origines nobles de Melkhart, elle s’était sentie toute petite, minuscule, presque insignifiante. Que faisait-elle avec ces gens ? Que faisaient-ils avec elle ? Ils ne venaient pas du même monde et même si le chevalier restait humble et respectueux, elle prenait conscience de beaucoup de choses qu’elle n’imaginait pas il y a une minute. Un court instant, elle sentit sa gorge se serrer, elle secoua la tête comme pour échapper à l’étreinte invisible.

Ils se dirigeaient vers l’habitat du dit Landry, elle en profitait pour rafler avec soin quelques feuilles d’Ichtiria et les fourrait dans son sac. Lorèdana se serait sentie bien plus humiliée si elle avait riposté, au lieu de ça elle avait su garder son calme et elle s’en félicitait, le Bailli le paierait de toute façon, d’une manière ou d’une autre. Elle était persuadée qu’il était loin d’être innocent dans cette histoire.

Elle aida ses compagnons à réunir leurs affaires, ce qui l’empêchait par la même occasion de trop réfléchir. Alors qu’ils chargeaient les chevaux, Lorèdana se permit d’interrompre le chevalier :

« Melkhart... » lorsque ses yeux se tournèrent vers elle, elle fût troublée par l’éclat azur de ses iris, sublimés par la teinte brune dont la poussière avait assombrit son visage, elle détourna le regard et poursuivit « Ce n’est pas une voleuse, j’en suis certaine » elle hésita avant de continuer : « Je lui ai confié mes affaires lorsque je me suis baignée dans le fleuve où les femmes du village vont puiser l’eau, elle ne m’a rien soutiré et je ne l’ai même pas vue tenter de fouiner dans mon sac, elle n’était pas chez le Bailli pour voler, j’en suis presque sûre. » Elle fixa le dernier harnachement « Peut-être qu’elle voulait m’aider, après tout, c’est la seule femme de ce village qui soit amicale avec moi et que je ne trouve pas louche » C’était vrai, même si elle trouvait en vérité toute les femmes un peu louche à leurs manières, étonnamment la jeunette elle, ne lui inspirait que très peu de méfiance.

Melkhart écoutait, souriant, les propos de la rouquine tandis qu'il caressait la crinière de Balios, son cheval. La compassion de Lorèdana pour cette petite paysanne était touchante. Derrière ce caractère bien trempé et ces airs parfois renfrognés se cachait donc bien un cœur de femme, tendre et aimant. Cela amusa et rassura le chevalier sybrond tout à la fois, qui y voyait la résurgence d'un instinct maternel qu'une vie de solitude n'avait pu totalement refouler. L'amour d'une mère est aveugle, songea-t-il, car il n'était pas tout à fait sûr de partager son opinion sur l'honnêteté de la fillette ; en quoi aller fureter chez le Bailli était-il censé les aider ? Qu'espérait-elle y trouver qui puisse un tant soit peu faire avancer leur quête ? Il était à peu près certain que la petiote était une voleuse, et comment s'en étonner, au milieu de tous ces traîne-misère ?

Et puis, à la réflexion, Melkhart en vint rapidement à nuancer ses propres certitudes. Et si la petite paysanne savait des choses qu'ils ignoraient ? La plupart des villageois semblaient peu enclins à leur parler franchement ; de toute évidence, ils avaient peur du Bailli. La fillette, elle, pourrait parler. Peut-être, oui, peut-être avait-elle des choses à leur dire... cela valait bien le coup d'essayer.

« D'accord, dit-il. Allons chez son père. Je vais venir avec vous.
- Et nous, qu'est-ce qu'on fout ? demanda Waël, que ce contretemps semblait agacer - mais tout l'agaçait constamment.
- Vous deux, vous finissez les préparatifs et vous menez les chevaux à l'entrée du village.
- On est pas un peu cons d'am'ner les chevaux avec nous pour longer un ruisseau en pleine forêt ? fit remarquer Certor sur un ton bien à lui. Si l'terrain est accidenté, on va bien galérer, et en plus, on pourra pas monter.
- Je ne laisse pas les chevaux ici ; trop risqué, surtout maintenant que le Bailli nous a dans le nez. »

Laissant Certor et Waël finir de préparer leur départ, Lorèdana et Melkhart s'éloignèrent ensemble en direction de la bicoque où vivait la fillette. Chemin faisant, Melkhart réalisa qu'il ne savait même pas comment elle s'appelait - Lorèdana le savait-elle ? Il n'en était même pas sûr. Si bien que, lorsqu'ils se trouvèrent devant la maison et constatèrent que le père de la gamine avait toute une portée de mioches, Melkhart fut bien en peine d'expliquer qui ils venaient voir. Heureusement, le père n'était pas si con ; il savait bien lequel de ses enfants les aventuriers avaient sauvé des griffes d'Othon un quart d'heure plus tôt.

Le paysan les fit entrer dans la minuscule demeure que se partageait la grande famille. La fillette les attendait dans un coin de la pièce. Timide, apeurée, elle adressa malgré tout un sourire à Lorèdana.

La maisonnette était exiguë et Lorèdana remarqua de suite la gamine qui esquissa un sourire timide à son attention. Faisant signe à Melkhart de rester à distance pour ne pas l’affoler, elle vint s’agenouiller près d’elle. Elle observa tout d’abord son visage, marqué par les coups du Bailli, elle était si jeune, elle ne méritait pas un tel déchaînement de violence :

« Comment tu te sens petite ? » demanda la rouquine.
« Elle s’appelle Adrielle ! » répliqua sèchement son paternel avant qu’elle ne puisse articuler.
« Très bien, Adrielle, moi c’est Dana, tu te sens bien ? » elle interrogea son père du regard et celui-ci approuva d’un hochement entendu :
« Ça va… je crois » répondit la fillette. Visiblement l’interrogatoire n’allait pas se passer aussi facilement qu’elle l’imaginait.
« J’aimerais que tu me dises ce que tu faisais chez le Bailli s’il te plais. » demanda Dana.
« J’ai rien volé ! J’vous l’jure ! J’avais quelque-chose à récupérer... » dit-elle interrompue par la réaction soudaine de son père :
« Alors t’étais vraiment là-haut ? Tu l’sais qu’c’est un bizarre mais tu vas fourrer ton nez chez lui ! T’es tu folle toi aussi ? » avait-il hurlé. Lorèdana lui lança un regard agacé :
« Je vous en prie laissez-la parler, nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous » l’homme croisa les bras, visiblement irrité.
« Adrielle expliques-moi s’il te plais. » poursuivit Lorèdana.
« Hé ben, je suis venue chercher le peigne, un petit peigne que j’avais prêté à Begga. » commença la jeune fille. L'évocation de ce nom interpella la jeune femme
« Ha oui ! Tu prête les cadeaux qu’on t’fais toi maint’nant ! T’sais combien qu’ça coûte un peigne pareil ? » l’interrompit le père une nouvelle fois.
« Mais enfin ça suffit maintenant ! » finit par s’énerver la rouquine « Vous allez la fermer et la laisser parler à la fin? » invitant Adrielle à continuer.
« Oui donc, je suis sûre que c’est lui qu’a le peigne, parce que lui c’est un sacré voleur et en plus si Begga est partie c’est de sa faute ! Parce-qu’il l’a disputée fort et après on la voyait plus dans le village. » dit-elle.

Certaines des hypothèses qu’elle avait soulevées se révélaient donc vraie, même si Othon n’avait pas vraiment bannie Begga, il avait largement contribué à sa fuite. Une question brûlait les lèvres de la jeune femme, une interrogation qui la travaillait depuis le moment même où elle avait été soulevée :

« Dis-moi, tu te souviens hier quand nous sommes parties au fleuve avec d’autres femmes ? » demanda Dana.
« Oh oui ! » dit la petite en poussant un petit ricanement innocent qui eut pour effet de geler le sang de la rouquine qui rougit jusqu’aux oreilles, contente de se trouver dos au chevalier.
« Tu sais si le Bailli était là ? » elle redoutait la réponse mais il fallait qu'elle sache.
« Non, c’est sûr non, il était pas là, il vient jamais au fleuve de toute façon, parce que puiser l’eau c’est un truc de bonne-femme qu’il dit. » répondit la petite.

Lorèdana était à demi-rassurée, elle interrogea le chevalier du regard, en avaient-ils appris assez à son goût ?

Dans sa tête, Melkhart cherchait à relier ce que leur révélait Adrielle avec tout ce qu'ils avaient déjà appris : Othon le Bailli s'était disputé avec la fameuse Begga peu avant que celle-ci ne quitte le village, et les faits remontaient quelque temps avant que ne surviennent les premières disparitions. A en croire la rumeur, certains des disparus, dont Berard, avaient éprouvé des penchants pour Begga ; le Bailli aussi, peut-être. La veille, lorsqu'il était ivre, Othon avait marmonné des regrets la concernant, sans donner plus de détails. Plus il y pensait, plus Melkhart avait le sentiment que la malédiction qui frappait Malbuis avait un lien, au moins indirect, avec cette femme. Cela étant, malgré toutes les troublantes coincidences qui appuyaient cette intuition, il manquait encore un élément essentiel du puzzle : qui était-elle vraiment, et qu'était-elle devenue ?

Demeurant en retrait, silencieux, Melkhart laissait Lorèdana mener la conversation. Elle s'en sortait bien : la jeune Adrielle lui faisait confiance. Elle avait peut-être encore des révélations à leur faire. Toutefois, il haussa un sourcil interloqué lorsque Lorèdana évoqua sa promenade de la veille en compagnie des femmes du village. Il ne voyait pas où elle voulait en venir, et ne comprit pas le petit rire d'Adrielle. Jusqu'à ce qu'il se rappelle qu'elle avait brièvement évoqué, tout à l'heure, qu'elle s'était baignée au fleuve la veille, apparemment en compagnie d'Adrielle. Sur le coup, Melkhart n'avait pas relevé, mais cela devenait clair à présent. Lors du souper chez le Bailli, celui-ci avait évoqué la cicatrice qui marquait le dos de Lorèdana, ce qui avait mis celle-ci profondément mal à l'aise... Melkhart sentit monter en lui une bouffée de colère. Si Othon, en plus de frapper de jeunes filles, s'adonnait au voyeurisme, il allait définitivement lui faire passer le goût du pain.

« Cette Begga, c'était une paysanne de Malbuis ? » demanda Melkhart, sortant de sa réserve.

Ce fut le père qui lui répondit :

« Non, c't'ait une étrangère. 'fin, au début. Elle est restée quequ'mois et tout le monde l'aimait bien parce qu'elle savait guérir les maladies. Elle faisait plein d'trucs, avec des plantes, c'était bizarre mais ça marchait tout l'temps. Moi avec ma femme j'avais du mal à, euh, m'voyez, et puis elle m'a fait boire une espèce de tisane aux orties pendant quequ'jours, et j'peux vous dire que pendant un mois ça a été l'tonnerre tous les soirs. Résultat, ma femme est encore en cloque.
- Pourquoi le Bailli se serait-il disputé avec elle ?
- Il disait qu'c'tétait une sorcière. Moi j'pense qu'il voulait juste se la taper et qu'elle voulait pas. Tout l'monde à Malbuis était amoureux d'elle. 'fin, tout l'monde, sauf moi », ajouta-t-il précipitamment en croisant le regard furieux de son épouse.

Melkhart se tourna vers Adrielle.

« Tu as dit que le Bailli avait disputé Begga. C'était quand ? Et où ?
- C'était la nuit, parce que j'étais partie laver le linge à la rivière et que je me suis perdue, et quand je suis rentrée j'ai voulu aller chez Begga, parce que j'avais peur de me faire disputer.
- Ça, tu peux l'dire, gronda son père, tu as reçu une bonne fessée !
- Mais Begga aussi a dû se faire disputer, parce que quand je suis passée devant sa maison, je l'entendais pleurer, et j'ai reconnu la grosse voix du Bailli qui parlait très fort. Et quand j'ai voulu aller la voir le lendemain, elle était déjà partie.
- Elle a bien fait d'partir, affirma le père, ça commençait à poser des problèmes au village, les aut' cons faisaient n'import' quoi pour attirer son attention. Y'en a un qu'a cueilli tout' les fleurs d'vant la maison du voisin pour lui faire un bouquet. Et c't'ait pas moi. Hum. »

Le Sybrond prit le temps de digérer ces informations. Il échangea un regard avec Lorèdana, qui sans doute devinait comme lui que cette histoire était plus glauque qu'ils ne l'avaient cru au départ, et qu'elle avait dû connaître un dénouement tragique.

« Merci, dit-il, on va vous laisser maintenant. Nous serons encore dans les parages ces jours-ci, donc si le Bailli cherche à vous faire du mal... rappelez-lui que nous allons revenir. »

Ça ne pèserait pas bien lourd comme menace. Mais il ne pouvait pas faire mieux. Le Bailli était maître à Malbuis, avec la loi de son côté ; sans motif ni preuve, ils ne pouvaient l'empêcher de tyranniser les serfs du village.
Et puis, ils avaient déjà un autre monstre à traquer. Le Bailli attendrait.

Ils prirent congé de la famille d'Adrielle, et marchèrent en direction de l'entrée du village, où les attendaient Certor et Waël avec les chevaux. Tandis qu'ils empruntaient le chemin de terre entre les petites maisons de torchis, épiés de toutes parts par les habitants, Melkhart se dérida un peu ; à vrai dire, il n'était pas fâché de sortir un peu de ce village de cinglés, même si c'était pour s'enfoncer dans une forêt au devant d'un sinistre danger.

« Il fait beau, dit-il d'un ton léger. Bien qu'un peu frisquet pour une baignade. » Il lui glissa un sourire facétieux, avant d'ajouter, taquin : « donc, si je comprends bien, elle vous a vue toute nue. »

Ils remercièrent les villageois et quittèrent la maison, Dana doutait fort qu’Adrielle soit totalement en sécurité mais ils n’avaient pas le choix que de partir. Cette histoire de sorcière l’intriguait, elle se demandait si tout ça n’avait pas un rapport direct avec la bête. Ils en découvriraient peut-être bien plus qu’escompté en examinant cette rivière, car si tout était lié et que Begga était bien une « sorcière », elle savait guérir comme empoisonner, corrompre l’eau de la rivière serait alors pour elle un jeu d’enfant. Elle réfléchit quelques instants à cette possibilité, mais pourquoi s’en prendrait-elle au village entier alors qu’il semble que son plus gros soucis soit le Bailli ? Quelque-chose n’était définitivement  pas clair dans cette histoire.

Il ne fallait pas qu’elle se mette à tout mélanger, les deux histoires n’avaient peut-être aucun lien et elle serait en train de s’emballer pour rien. Elle sentait que Melkhart se détendait un peu, ses traits étaient moins tirés, elle eut rapidement l’occasion de comprendre pourquoi, elle savait que cette histoire de baignade finirait par ressortir à un moment où un autre.Othon ne l’avait pas vue, pour le reste, elle n’avait pas à en rougir :

« Oui elle m’a vue nue, mais ça aurait pu être pire, ça aurait pu être le Bailli. Entre femme, c’est pas si grave de se voir nue, enfin, moi je m’en fous en tout cas. » répondit-elle en toute franchise.
« Haaaaa, mais vous êtes jaloux ? Vous auriez peut-être aimé profiter de la baignade en ma compagnie ? » demanda t-elle avec malice « Ce n’est que partie remise, sire. » ajouta t-elle avec un clin d’œil. « Bon... Trêve de plaisanterie. » elle ouvrit son sac et en tira deux feuilles d’Ichtiria, quelle tendit à Melkhart :
« Pour votre mal de crâne, mâchez un peu ces feuilles, sauf si vous avez peur que la méchante Lorèdana ne tente de vous empoisonner. » dit-elle en mimant des serres menaçantes avec ses mains. « Faites gaffe par contre, c’est ignoble ! » prévint-elle.

Si elle continuait à dispenser des plantes ainsi, elle aussi on finirait par la prendre pour une sorcière songea t-elle.

A la pseudo invitation qu'elle lui fit, Melkhart avait réagi par un rire sonore, probablement un peu suspect. Il hésita à rebondir sur la plaisanterie, mais craignait de paraître un peu lourd ; aussi préféra-t-il ne pas insister. Elle n'était pas sérieuse, c'est évident, pensa-t-il, enfin, en y réfléchissant bien, il n'en était pas totalement sûr... il préféra mettre sur le compte de sa gueule de bois le fait qu'il ne puisse pas s'empêcher, à présent, de l'imaginer nue. Leur proximité réveillait ses instincts de mâle, d'autant qu'elle était probablement la seule jolie femme qu'il ait vue depuis bon nombre de jours ; il savait bien qu'elle était avant tout un compagnon d'armes et qu'il devait la considérer comme Certor et Waël, mais enfin, Certor et Waël n'avaient pas une peau lisse que mettait en valeur une chevelure cuivrée, et ils avaient encore moins cette démarche si particulière qui voyait à chaque pas osciller un délicat fessier de gauche à droite dans un mouvement étrangement hypnotisant. C'est bien malgré lui que Melkhart, victime des tentations d'Arcam, glissait un regard discret sur sa chute de reins, détournant précipitamment les yeux chaque fois que Lorèdana tournait la tête dans sa direction. Finalement, il accepta les feuilles d'Ichtiria qu'elle lui tendit en espérant retrouver rapidement les idées claires ; c'est qu'il allait avoir besoin de toute sa capacité de concentration au cours des prochaines heures. Mais ça a un goût immonde, ce machin, pensa Melkhart en les mâchonnant. Un goût immonde qui l'aida à oublier un peu les élans de sa virilité, et à concentrer son regard ailleurs que sur les fesses de l'aventurière.

Ils retrouvèrent comme prévu Certor et Waël à l'entrée du village, et c'est ainsi qu'au milieu de la matinée, les quatre compagnons quittèrent l'abri des maisons de Malbuis pour s'aventurer sous le couvert des arbres, en direction du fameux ruisseau.

*  *

L'avancée était lente et pénible. Un sentier inégal et étroit serpentait sous les arbres, longeant le ruisseau entouré d'épais buissons de ronces. Pour ne rien arranger, le terrain s'élevait ici et là, de hautes buttes de terre rendant par endroits l'accès au ruisseau particulièrement ardu. Les aventuriers avançaient à pied, guidant à grand peine leurs chevaux par la bride. Waël se plaignait d'avoir mal partout, tandis que Certor, croyant bien faire, meublait le silence en jacassant :

« Et donc, c'est vrai que quand elle m'a proposé son eau de vie, c'était rien d'plus qu'un arrangement commercial entre adultes consentants, expliquait Certor. Mais croyez-le ou pas, la Radegonde, c'est une affaire, et j'parle pas que d'sa gnôle. J'm'en suis rendu compte, en lisant dans ses yeux - enfin dans son œil, parce qu'elle en a plus qu'un - qu'c'est une femme qu'a beaucoup souffert, et qu'a encore tel'ment à donner à un homme...
- Certor, je t'en supplie, coupa Melkhart, ce qui s'est passé entre cette vieille et toi, garde-le pour toi.
- Hé, on peut p'u causer maintenant ? Ça te dégoûte parce qu'elle est vieille, c'est ça ? L'amour ça n'a pas d'âge, Melkhart. T'es juste trop jeune pour le comprendre.
- Certor, elle a cloué un corbeau sur la porte de sa maison et elle le prend pour son mari. Elle n'est pas vieille, elle est timbrée.
- Oh, ça va, personne n'est parfait. »

Ils firent une halte. Ici, le chemin était dégagé et bordait directement le cours d'eau. Melkhart résista à l'envie d'y tremper le visage - il ne tenait pas à attraper une mauvaise chiasse ou pire, la mort - et but une gorgée de sa gourde. Il donna également à boire à Balios, son cheval.

« On va s'arrêter pour manger, dit Melkhart. On reprendra les recherches ensuite. Quoi qui ait pu arriver aux disparus, si on n'a jamais retrouvé de corps, c'est que quelqu'un ou quelque chose les a bien dissimulés.
- C'est pas les cachettes qui manquent, dans cette fichue forêt, fit remarquer Waël.
- Y'a toutes sortes de bestioles ici, dit Certor. Un cadavre en pleine forêt, ça reste pas intact longtemps, doit plus en rester grand chose.
- Il reste forcément des ossements, affirma Melkhart. Ils sont plus d'une dizaine à avoir disparu ; je veux bien croire que les insectes bouffent la chair, mais les os, il doit bien en rester quelque chose...
- Sympa, la balade champêtre, grogna Certor. Il y en a qui vont en forêt pour ramasser des champignons, nous on cueille des os humains. »

Il avait rit. Melkhart était loin d’être le premier homme que Lorèdana verrait nu, elle patienterait néanmoins avec une certaine hâte, se l’imaginant déjà bien plus gêné qu’elle, et ne pouvait pas s’empêcher de s’en amuser. La rouquine n’avait pas froid aux yeux et elle comptait bien le démontrer le moment venu. Elle-même s’était retrouvée nue devant quelques hommes et de bien moins éduqués que le chevalier. Ce n’était pas le genre de chose qui lui faisait peur, c’est ainsi que la nature les avait fait et elle trouvait irrationnel de s’en formaliser.

Ils traversaient la forêt en remontant le cours d’eau qui semblait sans fin. Les odeurs de sous-bois et toute cette verdure la revigoraient, elle se sentait bien, vivante. Même si elle ne connaissait pas grand choses de l’amour, l’histoire de Certor l’avait touchée et l’écuyer lui apparaissait sous un jour nouveau, plus attendrissant. Courir la ribaude ne l’empêchait visiblement pas de voir la beauté là où elle ne paraissait pas. Peut-être qu’il préférerait simplement prendre sa retraite et finir ses jours avec une femme qui le rendrait heureux, ce qui expliquerait son comportement des derniers jours.

Il s’arrêtèrent pour déjeuner, dans une petite clairière qui permettait que tout le monde soit installé confortablement. Avant de se sustenter, elle désirait prendre connaissance des lieux, elle entreprit de grimper au plus haut des arbres du coin afin d’inspecter l’horizon. Cette petite escalade la ravissait, les choses sérieuses commençaient enfin. Elle s’installa à califourchon sur une épaisse branche le temps de sortir sa boussole. Émanant d’à travers les feuilles, elle prit la mesure de leur situation. Comme elle l’imaginait la sylve était dense mais elle pu suivre la rivière des yeux grâce à l’écart qu’elle formait en sinuant entre les arbres, elle jeta un œil au cadran dont la flèche indiquait le sud-ouest. Elle rangea la boussole et redescendit en souplesse ravie de constater qu’elle n’était pas encore bonne à jeter.

Elle ne grignota pas beaucoup, la faim ne lui tiraillait pas le ventre malgré le temps qui s’était écoulé depuis son dernier repas, elle rangea sa nourriture et s’étira :

« Je sais pas vraiment ce que vous en pensez, mais je préférerais qu’on ne trouve pas d’ossements, cela nous laisse l’espoir que les disparus soient encore en vie. OU dans le pire des cas, que la bête est assez puissante pour ne laisser aucune trace de ses victimes. »

« Vous êtes bien optimiste, fit remarquer Melkhart. J'aimerais me tromper, mais si Bête il y a, je ne vois pas pourquoi elle aurait gardé tous ces malheureux en vie.
- Eh, sait-on jamais », dit Certor, qu'une idée avait tout à coup traversé l'esprit. « Ça se trouve, tous ces gens ont été enlevés pour être revendus comme esclaves.
- Tu penses que des esclavagistes s'en prendraient à un village de péquenauds en prenant bien garde de n'enlever que des hommes et de ne surtout pas toucher aux femmes ? Je ne suis pas maître en la matière, mais il me semble que ces gars-là ne seraient vraiment pas bons en affaires.
- Ouais, bon, c'était pour contribuer, fit Certor, déçu.
- Moi, j'crois qu'ils se sont tous pendus, affirma Waël, parce qu'ils en pouvaient plus d'leur vie d'merde.
- Euh, oui... et ? demanda Melkhart. En quoi ça explique pourquoi on ne retrouve pas les cadavres ?
- Ah, oui, dit l'écuyer, ben... peut-être que l'un d'entre eux s'est pendu en dernier, après avoir caché les corps de tous les autres. Ah mais oui, ça marche pas, il resterait son corps à lui. Non, bah oubliez, j'ai rien dit.
- Content de voir que ça avance. »

Ils ne s'attardèrent pas longtemps. Sitôt leur repas avalé, ils se remirent en route, reprenant leur exploration sans vraiment savoir où chercher, ni d'ailleurs ce qu'ils cherchaient. On avait beau être à la fin de l'automne, la journée était ensoleillée et le couvert des arbres piégeait la chaleur, si bien qu'il faisait assez chaud dans le sous-bois. On avait beau entendre la nature respirer tout autour d'eux, la forêt semblait désespérément vide ; Melkhart avait beau tendre l'oreille, il ne lui semblait même pas deviner la présence de quoi que ce soit qui put mettre ses sens aux aguets. Lors de leur première nuit en forêt, il s'était senti tendu, inquiet ; aujourd'hui, alors qu'ils cherchaient l'origine de la malédiction, il ne devinait dans ces bois pas la moindre menace, et le ruisseau qui s'écoulait paisiblement ne lui paraissait pas plus dangereux que n'importe quel cours d'eau.

Leur progression fut lente, fastidieuse et monotone, et à mesure que défilaient les heures, Melkhart se sentait chagrin. Le mystère restait entier et était bien parti pour le demeurer encore longtemps. Ils faisaient fréquemment des haltes chaque fois que le terrain était accidenté, et crapahutaient sur de hautes pentes, fouillaient d'épais fourrés, scrutaient la surface des eaux sans jamais rien trouver. L'épuisement les gagnait tous, mais ils poursuivaient leur interminable recherche, ne voulant pas passer à côté de quelque chose d'essentiel. Qui sait ? La solution du mystère était peut-être tout près d'eux. Mais plus le temps passait, et plus Melkhart en doutait. Il en venait à douter du sens même de cette quête ; et si toute cette histoire était un énorme malentendu ? Et s'il leur faisait perdre leur temps, à tous les quatre ? Il savait qu'il vivrait fort mal l'échec ; rentrer bredouille, ce serait une honte personnelle. Et que dirait-il à Lorèdana ? Elle le prendrait pour un imbécile, c'était certain.

L'après-midi touchait à sa fin, et il relâchait les branches d'un fourré d'épines qui lui avait écorché les avant-bras. Il était sale, suant, épuisé, meurtri ; et il s'était échiné tout le jour durant, en vain.

Il aurait pourtant voulu que la nuit ne tombe jamais ; car, dès que la lumière du jour se mit à décliner, il comprit qu'ils ne trouveraient rien aujourd'hui. Il repoussa l'échéance autant qu'il put, mais il fallait qu'ils s'arrêtent avant qu'il fasse nuit. Abattu, il n'eut d'autre choix que de consentir à une halte ; demain peut-être, ils trouveraient quelque chose ; il fallait qu'ils trouvent quelque chose. Mais si nous ne trouvons rien ?

Ils installèrent le campement en silence. Tous étaient épuisés, et Melkhart, pourtant d'humeur enjouée au début de la journée, était ce soir bien taciturne. Il mangea en silence, puis s'étendit sur sa paillasse, tandis que Certor et Lorèdana prenaient le premier tour de garde. La fraîcheur de la nuit était rapidement descendue dans le sous-bois ; Certor s'installa près du feu, réchauffant ses deux mains à la chaleur des flammes, puis il adressa un sourire à Lorèdana. Il semblait tout juste réaliser que c'était la première fois qu'ils étaient en tête à tête, car il se sentit obligé de briser la glace :

« Vous savez, au début, je sentais que je pouvais pas vous blairer. Mais en fait, vous avez l'air sympa, dans vot' genre. »

Le chevalier semblait abattu ce qui ne rassurait pas Dana. Pourquoi semblait-il avoir une baisse de moral ? Elle voulu le rejoindre, le rassurer, lui dire qu’il fallait laisser le temps faire et que la nuit révélerait peut-être bien plus que le jour. Mais Mlekhart n’avait pas du tout l’air d’avoir envie de compagnie et la rouquine respectait ce choix. Elle passa la majeure partie de son temps à réfléchir, à mettre en place les pièces du casse-tête qu’ils s’efforçaient de résoudre. Pour le reste, elle ramassait à droite et à gauche quelques baies et champignons comestibles afin d’agrémenter leurs repas de quelques friandises, remarquant au passages quelques espèces très venimeuses, assez pour empoisonner un cours d’eau. Le mutisme de son compagnon l’affectait bien plus qu’elle ne l’aurait imaginé et elle du faire des efforts pour ne pas aller à sa rencontre.

La nuit tombait et l’ambiance étouffante de la forêt était peu à peu éclipsée par une fraîcheur douce et agréable, la nuit était belle et calme. Elle prenait donc le premier tour de garde avec de Certor, en espérant que ce dernier soit d’une compagnie plaisante. La lune fuyait derrière la futaie et Lorèdana se souvenait qu’elle essayait souvent de courir après lorsqu’elle était petite, c’était d’ailleurs une des raisons qui avait poussé son père à lui enseigner l’orientation dès le plus jeune age. Son regard était tourné vers la paillasse de Melkhart lorsque Certor la rejoignait, la tirant de ses songes :

« Moins fort Certor, laissez-les se reposer. » dit-elle en chuchotant « Et pour tout vous dire, moi aussi je pensais que vous étiez un vieux con » poursuivit-elle avec un large sourire « Mais j’ai bien l’impression que vous êtes pas si con finalement, vous êtes juste vieux » ricana t-elle silencieusement.

« HAHAHAHAHA », ricana Certor mais d'un rire jaune, provoquant d'ailleurs un grognement agacé de Waël qui essayait de dormir. « Hyper marrant », grogna-t-il, mais il semblait un peu vexé. « Ouais bon, c'est p'têt' un peu vrai », finit-il par reconnaître, « mais les années, ça fait mal. Ça vous arrivera aussi, vous verrez. Enfin, je vous le souhaite. C'est dur de vieillir, mais c'est quand même bien de pas mourir jeune non plus. » Il hocha la tête, l'air grave. « J'ai commencé dans la vie, persuadé que ma femme coudrait mon linceul avant que j'aie vingt ans. Pis c'est elle que la grande peste a emporté, avec la p'tite. J'ai jamais compris comment Tyra choisit qui elle emmène dans l'autre monde, mais j'ai l'impression qu'elle aussi, elle peut pas me sentir. »

Tout ceci était fort triste ; trop peut-être pour Certor lui-même, qui rapidement reporta la discussion - ou plutôt son monologue - vers des eaux moins troublées.

« Quand j'rentre au bercail, je me fais une énorme assiette de pâté en croûte, dit-il d'un ton rêveur. Avec des tartines et une barrique de bière. Z'avez raison, j'suis trop vieux pour ces conneries. Enfin... je suppose que je finirais par m'emmerder, si j'arrêtais de voyager. Vous avez jamais eu envie de vous poser, vous ? Ah, je suis con, c'est vrai ; vous êtes trop jeune. »

La voix rude de Certor semblait déranger Waël, mais n'avait nullement empêché un Melkhart épuisé de s'endormir rapidement. Son repos semblait toutefois troublé ; son visage endormi se crispait parfois, et à quelques reprises, son corps tout entier fut saisi d'un frisson qui le réveillait instantanément, avant qu'il se rendorme deux secondes plus tard. Lors de l'un de ces brefs moments d'éveil, il lui semblât encore entendre chuchoter la voix lointaine d'une femme. « Aide-moi », disait-elle, et le murmure se répétait par de faibles échos avant de mourir dans le silence de la nuit. Il se rendormit, et son esprit se remit à courir entre les arbres, à la poursuite d'une autre chimère.