Retrouvaille macabre [pv Macabre]

2ème ennéade de Favrius,
14ème année du 11ème cycle

Au plus noir de la nuit, alors que les bonnes gens dormaient depuis longtemps déjà, une silhouette se glissa le long de la haute muraille qui encerclait la demeure d’un riche commerçant de Thaar. En apparence impossible à pénétrer, il suffisait pourtant d’un peu de débrouillardise pour la franchir sans peine. À un point, le mur était connexe à celui du palais voisin et son propriétaire, moins prudent que l’autre, avait planté des vignes pour que ce soit plus joli. Certes, l’effet était splendide, mais la verdure devenait une prise parfaite pour celui souhaitant escalader le mur. L’ombre s’arrêta devant la vigne et leva les yeux vers son but tout en haut de l’enceinte. La capuche qui couvrait sa tête glissa légèrement, dévoilant un visage aux traits anguleux et séduisants. Zaahrian était sur un coup. Un homme s’était présenté à sa demeure deux ennéades plus tôt en plein milieu de la nuit. Cela l’avait fortement insulté et l’inconnu n’en serait jamais ressorti s’il n’avait pas posé sur la table une bourse bien rebondie. Apparemment, l’homme dans cette maison devait mourir. D’habitude, Zaahrian ne posait qu’un minimum de questions sur sa cible, mais le commanditaire de cette mort en avait lourd sur le cœur. Pendant des heures, il raconta à Zaahrian sa vie et comment il avait tout perdu. Au départ, il était un honnête homme qui avait eu de la chance. Il avait un don pour les affaires et une tête qui attirait la confiance. Il s’était donc lancé dans les affaires. Son objectif n’était pas de s’enrichir à outrance — il laissait cela aux Princes Marchands — mais il voulait bien vivre et supporter sa famille. Cela dit, il restait un homme et lorsqu’on l’avait approché avec la promesse d’en avoir plus, il avait accepté. Une histoire classique que Zaahrian avait entendue plus d’une fois ainsi il ne fut pas surpris lorsque son client avoua du bout des lèvres que les choses ont commencé à dégénérer. L’homme qu’il souhaitait voir mort lui avait prêté de l’argent pour l’aider à investir, somme qu’il devait par la suite lui rembourser. Mais il demandait des intérêts beaucoup trop élevés et ses conditions étaient tout simplement impossibles à tenir. Pour en ajouter au malheur, sa femme mourut des suites d’une brève maladie, le laissant avec quatre enfants à nourrir. Zaahrian l’avait écouté sans la moindre émotion sur le visage. Il fixait l’homme qui pleurait à chaudes larmes, désespéré et en colère, à la recherche d’une justice qui n’allait toutefois pas lui ramener sa femme. En désespoir de cause, il était parvenu à réunir une somme d’argent, le peu qui lui restait, avant de se présenter chez l’assassin. « Pourquoi être venu ici ? » Lui avait alors demandé l’assassin après avoir gardé le silence pendant tout ce temps. « Parce que vous avez tué cet elfe… et j’ai pensé que vous pourriez débarrasser cette ville d’un autre genre de menace… Je suis désolé, c’est déplacé de ma part. Je vais rentrer. » Il tendit la main pour reprendre sa bourse, mais Zaahrian l’arrêta dans son geste. Il avait alors retiré une seule pièce avant de lui rendre le reste, un paiement symbolique. « Vous avez raison, je peux débarrasser la ville d’un autre genre de menace. »


Voilà ce qui l’avait amené à ce mur couvert de lierre. Zaahrian testa la solidité de la chose avant d’escalader la paroi qui se dressait sur une hauteur d’environ quatre mètres. Ce n’était pas la partie la plus difficile. Le plus compliqué se trouvait de l’autre côté : cinq chiens à la gueule bardée de dents acérées. Zaahrian avait en horreur ces bêtes. Quelques jours plus tôt, lorsqu’il les vit pour la première fois, il avait aussitôt regretté d’avoir accepté ce mandat. Les chiens sont nettement plus efficaces que n’importe lequel humains. Heureusement, il avait un plan. Sans la moindre arrière-pensée, il sortit de son sac des morceaux de viande préalablement empoisonnés par ses soins avant de les jeter au sol. Le bruit et l’odeur les attirèrent rapidement. Zaahrian n’avait plus qu’à attendre pendant que les chiens déchiraient et dévoraient voracement la viande. En moins d’une minute, il entendit les premiers gémissements. Ce n’était malheureusement pas une mort sans douleur, mais Zaahrian n’allait quand même pas utiliser son meilleur poison sur des animaux. Deux minutes plus tard, tout était terminé et la nuit à nouveau silencieuse. L’assassin se laissa gracieusement tomber au sol, atterrissant sans bruit sur ses pieds parmi les cadavres des bêtes. À cette heure de la nuit, sa cible devait être en train de dormir dans sa chambre au second étage. Un balcon donnant sur le jardin permettait d’y accéder. En silence, il se faufila au travers des arbustes et des massifs de fleurs. Normalement, il devait y avoir deux sentinelles montant la garde près de la maison, mais Zaahrian ne voyait personne et ça le rendit nerveux. Il s’arrêta pour écouter. Rien. Juste les grillons et le bruissement des feuillages dans la brise nocturne. Il n’était plus qu’à quelques mètres de la demeure, mais toujours aucun signe des gardes. Pour atteindre la façade, Zaahrian devait traverser une allée de gravier. Impossible de la franchir sans faire de bruit et s’il y avait quelqu’un dans le jardin, on allait l’entendre. Il tendit le cou pour tenter de voir une dernière fois lorsqu’il aperçut deux paires de bottes dépassant d’un buisson. Nul besoin de s’approcher pour comprendre qu’il n’était pas le témoin d’un rapprochement clandestin. Quelqu’un était passé avant lui. Agacé, Zaahrian traversa en trois enjambées l’allée de gravier puis escalada le premier balcon et le deuxième. Il poussa ensuite la grande porte vitrée et une odeur métallique lui chatouilla les narines, le parfum du sang fraichement versé. Sa cible était morte. « Pfff, tout ça pour rien… »

Le cadavre bedonnant du marchand était exposé telle une tapisserie murale. Les poignets étaient enserrés par des liens de cuir eux-mêmes attachés au baldaquin du lit. Son corps formait ainsi un Y qui pendait dans le vide. Sa nudité exposait sa peau velue et flasque, le rendant pitoyable et ridicule. Il avait été taillé en plusieurs endroits et les saignements témoignaient que cela avait été fait de son vivant. Le bâillon dans sa bouche avait empêché que les voisins l'entende beugler comme un beau. Sa tête basculée en arrière faisait de l'entaille sur sa gorge une brèche béante.
C'était écœurant... Pourtant, l'homme qui venait d'entrer dans la pièce n'en semblait pas perturbé outre mesure. Il pesta simplement de voir le marchand mort. En entendant sa voix, celle qui se mouvait dans les ombres l'observa avec plus d'attention. Elle n'oubliait jamais personne... Ni une voix, ni un visage, ni un nom. Si sa mémoire était défaillante sur son passé, elle était parfaite sur ce genre de sujet.

-Toi ?

A la faveur de la nuit, la voix de la jeune femme raisonna dans le vide des ombres et parvint à l'assassin par tous les côtés à la fois.

-Zaahrian...

Elle se remémorait. L'élémentaliste qui avait brûler des troncs pour ne pas se perdre, la discussion sur la magie alors qu'il se faisait raccompagner, la blessure du demi elfe et sa quête... Celle de son père. Halandarin. Elle ne pensait pas le revoir un jour... Pour tout dire, elle n'y pensait même plus et n'en avait pas parlé à Maliss, ne réalisant pas l'importance du lien qui les unissait tous les trois. Elle n'avait jamais eu l'occasion de développer son sens de la famille.

-Que fais-tu ici ?

Alors qu'elle continuait de parler, l'écho se mouvait avec elle qui faisait le tour des ombres de la pièce pour le détailler du regard. Sa voix se faisait plus ou moins forte et l'assassin pouvait la croire tantôt à sa gauche, tantôt à sa droite, tantôt derrière lui, sans jamais être sûr de là où elle se trouvait. Et, quand bien même l'aurait-il su, il ne pouvait l'atteindre là où elle était. Une dague lancée dans sa direction se planterait dans le mur ou le meuble derrière lequel elle se cachait.

Cette voix, Zaahrian la reconnaissait. Elle ravivait à sa mémoire les souvenirs d’un voyage en forêt, de Yenaël, mais surtout de cette brève rencontre avec une elfe aux pouvoirs étranges. Il n’avait que très brièvement goutté à sa magie, mais pour Zaahrian, c’était plus que largement suffisant. Déjà, de base, il ne comprenait rien à la magie. Là, c’était juste franchement étrange. Cette femme pouvait marcher entre deux mondes et lorsqu’il entendit cette voix, il se doutait qu’elle devait être de l’autre côté, là où aucune lame ne pourrait l’atteindre. Venait-il de marcher dans un piège? « Oui, c’est moi! Coucou! J’étais là pour tuer ce type. Merci de m’avoir évité cette peine! »

Zaahrian s’attendait à trouver un cadavre à la gorge tranchée ou quelque chose dans le genre, pas une mise en scène aussi grotesque. La mort ne l’émouvait plus depuis longtemps, mais le traitement réservé à cet homme, même s’il s’avérait être un monstre de la pire espèce, entrait en contradiction avec ses propres valeurs : donner une mort rapide et sans souffrance. Daeron fut le seul qu’il ait fait souffrir volontairement pour des raisons évidentes à l’époque et aujourd’hui il le regrettait. Il lui avait fallu un sacré recule pour l’admettre, mais faire souffrir Daeron, s’était s’abaisser à son niveau. Voilà quelque chose qu’il ne pouvait accepter. « Quelle mise en scène intéressante, presque artistique je dirais! » Il tourna sur ses pieds à la recherche de la source de cette voix, mais Macabre confondait ses sens et il détestait ça. « Si tu pouvais arrêter ce petit tour de magie, ça m’arrangerait. Ça me rend nerveux, pour être honnête. Tu sais, si j’ai une fois imaginé ce que pourraient être nos retrouvailles, ce n’est pas comme ça que je les voyais. En tout cas, pas avec le cadavre à poils d’un homme obèse suspendu par les poignets dans la même pièce que nous. Dis-moi, qu’est-ce qui t’amène dans la sulfureuse ville de Thaar? On est sacrément loin de l’Anaëh. »

Macabre ne comprit pas la plaisanterie et le prit au premier degré. Cependant, elle n'eut aucune réaction à cette remarque et laissa l'assassin la chercher du regard. Le voir ainsi s'agiter à demi lui rappela sa réaction lorsqu'elle l'avait fait subitement entrer dans une ombre pour pouvoir le déplacer en lieu sûr, sa jambe blessée l'empêchant de marcher. Il avait été terrorisé... C'était l'une des rares émotions qu'elle savait reconnaître pour l'avoir si souvent provoquée. Surtout ces derniers mois... Zaahrian ne l'avait eut-être pas montré longtemps mais il n'avait pas caché qu'il n'était pas très à l'aise.

-Tu n'as jamais aimé ma magie. Elle était sorti des ombres mais il ne l'avait pas vue. Il lui tournait le dos, lui demandant ce qu'elle faisait dans cette ville. Elle attendit qu'il se tourne vers elle avant de finir sa phrase. Comme tout le monde d'ailleurs...

Il avait rencontré dans la forêt une elfe de petite taille qu'on lui avait affirmé être adulte. Elle était certes étrange avec son regard impassible, sa façon de parler décousue et son attitude sauvage mais elle avait la grâce des elfes et des traits angéliques. Aujourd'hui, se tenait devant lui une jeune femme au visage masqué, à la robe noire à la fois stylisée et sobre, tenant dans ses mains gantés une dague ensanglantée. Cette lame, elle l'avait placée devant elle, au niveau de sa poitrine, lame vers le bras. Malgré la couleur du tissu, on pouvait voir que ses doigts étaient maculés de sang. Sa posture n'avait rien de naturelle, elle était forcée pour la mise en scène... Bien loin de ce qu'il avait pu connaître d'elle.
A leur rencontre, elle avait compris qu'il n'était pas un simple voyageur... Elle lui avait dit qu'elle était comme lui mais c'était tout... On les avait interrompu avant qu'elle ait pu en dire davantage. En la voyant ainsi, pouvait-il seulement imaginer qu'elle n'avait pas choisi d'être ici ? Non, sans doute pas...

-Je ne pensais pas te revoir un jour. Ou avec Halandarin... Peut-être...

Lorsqu'elle avait appris qui elle était et que la Toer Tamindal était son frère, jamais elle n'avait songé à Zaahrian une seule seconde... Elle avait eu tant de choses à penser entre temps. Cela lui serait eut-être revenu cela dit. Surtout si elle avait pu officiellement rencontrer son frère et lui dire que son fils avait tenté de le rejoindre. Là oui, elle aurait fait le rapprochement entre eux. Mais, à défaut d'Halandarin, le semi-elfe était là, lui.

-As-tu pu le revoir avant qu'il se fasse tuer ?

Elle n'imaginait même pas qu'il puisse ne pas être au courant et que la nouvelle pourrait le choquer. Elle n'avait pas ce genre de réflexion. En revanche, elle était curieuse de savoir si quelqu'un lui avait parlé avant sa mort. Comme si cela pouvait lui apporter quelque chose... Mais quoi ? Elle ne l'avait pas connu et ne le connaîtrait jamais. C'était un vide délaissé aussi rapidement qu'il avait été créé. Elle ne le regrettait mais ne pouvait s'empêcher de se demander ce que c'était que d'avoir un frère... Ce n'était pourtant pas Zaahrian qui pourrait lui répondre.

« Mets-toi à ma place. Tu te déplaces à travers les ombres, tu es partout et nulle part à la fois. Il y a de quoi être déstabilisé, pour ne pas dire autre chose. Prends-le pas personnel. En vrai, je n’aime pas la magie. Je me suis toujours fié à mes poings. C’est simple, je n’ai pas besoin de réfléchir, juste de frapper plus fort que le gars en face de moi. »

Elle se présenta enfin à lui, l’incarnation même du parfait assassin. Froide, distante, terrifiante… Jusqu’à un certain point, elle lui rappelait Guilin. Rien à voir avec les souvenirs qu’il gardait de leur première rencontre même si elle ne fut pas non plus particulièrement chaleureuse à l’époque. Elle avait quand même soigné sa jambe. Sans son aide, son cadavre serait en train de pourrir quelque part dans cette maudite forêt. Cependant, s’il lui était redevable, certaines choses ne passaient tout simplement pas aux yeux de Zaahrian. Cet homme méritait de mourir, mais pas de cette façon. On ne retirait rien à massacrer sa victime. « Je ne l’ai pas revu avant sa mort et le jour où c’est arrivé, je ne savais pas non plus qu’il était à Thaar. Il avait sa vie et il est parti avec ses secrets. » En quoi ces questions pouvaient-elles intéresser cette folle? Zaahrian ne faisait aucun effort pour cacher sa désapprobation. « Sur ce, j’ai un client à informer. Bonne chance! » Inutile de s’attarder plus longtemps. Le type était mort, il n’y avait plus rien à faire sauf informer son client. Il salua donc une dernière fois l’elfe avant de tourner les talons.

A la réaction de Zaahrian, Macabre sortit temporairement de son rôle d'assassin et pencha la tête sur le côté. La peur et la colère, c'était les seules émotions qu'elle connaissait réellement et qu'elle savait reconnaître. Et il y avait un peu de colère dans l'attitude du demi-elfe, ce qu'elle ne s'expliquait pas vraiment. Celui-ci n'eut pas plus d'égard pour elle et il commença à lui tirer sa révérence. Même si elle avait connaissance de leur lien de parenté, elle n'avait pas l'intention de le retenir.
Enfin, pas jusqu'à ce qu'elle entende une porte s'ouvrir et quelqu'un arriver dans le couloir au pas de course. Alors, elle lâcha sa dague d'une main et accompagna du geste une ombre non loin de l'assassin, l'étirant pour qu'elle devienne plus haute que lui avant de la faire s'écraser sur le demi-elfe telle une vague qui emporterai un bateau. Elle reprit aussitôt sa position initiale et attendit que l'intrus ouvre la porte. La première chose qu'il vit en entrant fut la jeune femme et il se figea aussitôt d'effroi. Puis elle disparut lentement sous son regard ahuri, donnant l'impression de s'enfoncer dans le mur derrière elle.

Ainsi, Macabre rejoignit Zaahrian dans cet univers dépourvu de couleurs et de chaleur. De là où il était, il avait pu voir tout ce qu'il s'était passé dans la chambre où il se trouvait juste avant qu'elle l'ait forcé à se cacher dans son univers. Elle n'avait cherché qu'à le protéger. Si elle était encore là à son arrivée alors que le cadavre commençait à refroidir, c'était parce qu'elle devait être vue sur place. Lui n'avait rien à faire là... Et, puisqu'il circulait à visage découvert le reste du temps, mieux valait qu'on ne le voit pas.
Une fois dans l'ombre elle aussi, la petite elfe resta un moment dans son rôle, les mains toujours sur sa dague et les yeux fixant devant elle. Au-dessus d'eux, le nouvel arrivant découvrit le cadavre de son employeur et renvoya le contenu de son estomac dans le couloir. L'effet que Don'dar voulait produire avait fait son effet. Comme toujours...

Après plusieurs secondes, Mac commença à relâcher son étreinte sur sa lame et baissa les yeux. Elle regarda ses mains. Ses gants étaient imbibés de sang... Trancher une gorge aussi profondément, cela n'était pas sans laisser de traces. Mais le sombre ne la laissait jamais se laver. Elle devait rentrer dans cet état et elle conserverait ce sang sur les mains pendant des jours. Cela devenait difficile à supporter...
Finalement, elle tourna à demi la tête vers Zaahrian.

-Tu pourras dire à ton client que c'est toi qui l'a tué si tu veux être payé. Mon maître n'en saura rien...

En effet, il y avait peu de chances que Don'dar apprenne un jour que quelqu'un d'autre avait revendiqué le meurtre car, à moins de le crier sur la place publique, ce genre d'informations ne circulaient que très rarement. Et quand bien même, la quantité de sang sur Mac et la mise en scène suffisaient à lui faire savoir que c'était bien elle qui avait commis le crime. Même si elle ne les craignait plus, elle savait qu'il n'y aurait pas de représailles à son encontre car elle avait fait ce qu'il demandait.

-Je vais te faire sortir en lieu sûr.

Sans rien ajouter de plus, elle se détourna de lui et commença à s'éloigner pour le guider à travers les ombres. Si elle se tenait toujours droite, il y avait une certaine lourdeur dans sa démarche qu'elle n'avait pas autrefois. Même avant que les elfes la capture, son pas était plus léger, presque aérien. Mais, désormais, ses épaules étaient plus basses et ses pieds tiraient chacun un boulet de fonte imaginaire. Elle était abattue et lasse mais aussi consciente qu'elle ne pouvait rien y faire. Elle avait goûté à la liberté et ne pourrait plus jamais y goûter. Elle était persuadé de ne pouvoir faire que le mal autour d'elle, et particulièrement à ses proches et qu'elle devait à tout pris s'en éloigner. Et pour couronner le tout, elle était désormais capable de reconnaître ce qu'elle avait envie de faire ou non. Si cela ne l'affectait en rien, elle n'avait aucune envie de tuer.
Ces gens ne lui avaient rien fait.
Rien.

Zaahrian entendit lui aussi les bruits de pas venir en direction de la chambre. C’était le signal pour partir, mais avant qu’il puisse faire un pas de plus, quelque chose le frappa telle une vague pour l’emporter. Les Ombres, l’Autre Monde ou peu importe son nom, Zaahrian reconnaissait trop bien cet endroit même s’il ne l’avait vu qu’une seule fois. Ça lui faisait froid dans le dos. Ici, il n’y avait aucune lumière, aucune couleur, aucune joie, juste une copie dénaturée de son monde. Il était là sans l’être vraiment. C’est pourquoi il put être témoin de l’expression ahurie sur le visage de la jeune femme lorsqu’elle découvrit le corps profané. Jamais il ne restait assez longtemps sur le lieu d’un crime pour être témoin du moment où quelqu’un découvrirait le corps. En observant la scène, Zaahrian comprit qu’en fait, l’elfe devait être là depuis un certain temps déjà et qu’elle voulait être vue. Déjà, cette mise en scène devait lui avoir pris un moment à faire. D’abord, elle lui a tranché la gorge, car il aurait alerté toute la maison par ses hurlements avant de disposer le corps ainsi. Une chose l’intriguait. Il fallait de la force pour faire ça et l’elfe était petite. Comment avait-elle fait ?

« Je n’ai pas l’intention de m’attribuer le mérite de ce que je n’ai pas fait. Je lui dirai la vérité, que d’autres voulaient sa mort et que quelqu’un est passé avant moi. Je n’ai pas besoin de ce genre de publicité. »

Ce crime allait être largement discuté. La mort d’un personnage publique ne passe jamais inaperçue, mais quand l’affaire est aussi spectaculaire ? Non, Zaahrian ne souhaitait pas être associé à ça. Plusieurs se moqueraient de lui pour avoir une morale ou une éthique, mais l’assassin faisait ce qu’il croyait être bien. Tuer n’est pas nécessairement une mauvaise chose à condition que ce soit fait avec un certain égard pour la personne visée. Après, il savait aussi très bien que la loi n’était pas tout à fait d’accord avec lui et que le jour où il se ferait prendre, ce n’est pas en disant avoir toujours fait attention pour ne pas faire souffrir ses cibles que ça le sauverait de la corde.

« Bien ! Le plus tôt sera le mieux, merci ! »

Zaahrian la suivit à travers ce dédale d’ombres. Ici, il avait l’impression que plus jamais il ne sera heureux. Ce monde devait aussi avoir son effet sur l’elfe. Il se souvenait d’elle légère, aérienne comme un fantôme. Là, elle donnait l’impression d’avoir le monde sur ses épaules. Quelque chose lui était arrivé, quelque chose de pas joyeux. Pour avoir connu sa propre traversée du désert, il était plus sensible à l’humeur des autres, aux signes qui cachaient une grande souffrance. Bon, il ne la connaissait pas et après ce qu’il venait de voir, il n’avait pas nécessairement envie de l’aider, mais il était bien forcé d’admettre qu’elle le sortait du pétrin pour la deuxième fois en deux rencontres. C’était sûrement un signe, non ?

« Dit ? T’as pas envie de te nettoyer un peu ? Tes mains sont pleines de sang, je sens l’odeur d’ici… On peut s’arrêter à un puits… Je dis ça pour toi, hein ! »

Macabre s’arrêta et se tourna lentement vers l’assassin. Elle resta là, immobile, l’observant depuis derrière son masque durant de longues secondes. Cela faisait longtemps… Si longtemps qu’on ne se souciait plus d’elle. Miresgal l’avait aidé au début mais les rôles étaient désormais inversés. Elle passait donc le plus clair de son temps entre ses missions plus que sanglantes, soutenir sa comparse afin qu’elle ne sombre pas et endurer ses propres tortures. Cela faisait plus de deux ans maintenant… Une éternité lorsque l’on subissait le même sort qu’elle. Et cette attention qu’on lui témoignait à chaque instant en Anaëh… Cela lui manquait.

-J’en ai envie…

Malgré les manipulations faites sur son esprit afin de déformer ses souvenirs, elle se rappelait ce qu’était que d’avoir envie de quelque chose ou non. Elle avait envie de se laver, pas de rester sale. Elle avait envie de rester là, pas de rentrer auprès de son tortionnaire. Elle avait envie des gâteaux de Maliss, pas du pain moisi qui l’attendait dans un coin de sa cellule.
Elle avait envie… Quant à pouvoir...

-Mais je n’ai pas le droit.

Elle le regarda encore un instant puis lui tourna à nouveau le dos pour continuer à le guider à travers les ombres. La sortie n’était pas bien loin. Les distances n’étaient pas tout à fait les mêmes dans l’entre-deux-mondes. Elle pourrait le faire réapparaître non seulement à l’extérieur de la maison mais aussi dans une rue qui ne donnait pas sur le mur qui encerclait la propriété. Il y serait en sécurité pour rentrer chez lui et elle pourrait retourner auprès de Don’dar pour lui montrer les preuves de son crime.

-Est-ce que tu portes le nom d’Halandarin ?

« Pas le droit de te laver !? Mais c’est ridicule ! »

Sur le coup, Zaahrian semblait vraiment choqué. Il en avait vu des choses, des belles et des moins belles. Daeron fut un tortionnaire exemplaire dans son genre, mais il n’exigeait pas que ses assassins reviennent couverts de sang pour prouver l’accomplissement de leur méfait. Maintenant, plus il la regardait, plus Zaahrian avait pitié. Oui, la colère et le dédain faisaient place à de la pitié.

« Dis-moi, la petite scène que tu as faite là-bas, ce n’est pas ton idée, n’est-ce pas ? »

Zaahrian aurait voulu voir ses yeux. Ils sont le reflet de l’âme. S’il y avait encore une once de combativité en elle, c’est dans ses yeux qu’il le verrait. S’il y avait une once de combativité, il y avait peut-être quelque chose à faire…

« Non, je n’ai jamais osé. Quand je suis allé en Anaëh, c’était pour passer du temps avec lui. Je voulais apprendre à le connaître. Je sais qu’il est mon père, mais à bien des égards il est encore un étranger. Je ne sais pas si j’ai le droit… J’aimerais qu’on m’en donne la permission, mais il faudrait quelqu’un de la famille pour ça… »

Alors que Zaahrian était scandalisé par l'interdiction dont elle faisait l'objet, Macabre n'eut aucune réaction. C'était la deuxième fois qu'il désapprouvait les consignes de son maître. Ainsi, il n'était pas un de ses assassins qui aimait donner la mort et se réjouissait à la vue du sang. Même si elle ne croisait que rarement ses "collègues", elle savait que ça existait. Elle avait pourtant cru pendant longtemps qu'ils étaient tous comme elle : obligés de tuer sur demande mais n'aimant pas le faire pour autant.

Lorsqu'il l'interrogea sur la façon dont elle avait exposé le corps, elle tourna sensiblement la tête vers lui. Si elle aurait dû pouvoir l'apercevoir du coin de l’œil, son masque l'en empêcha parfaitement. Mais elle ne cherchait pas réellement à le voir... Seulement que sa question l'interpellait. Avait-elle le droit d'y répondre ?... Elle savait ce qu'elle n'avait pas le droit de dire. Elle l'avait toujours su. On lui avait ancré dans le crâne ce qu'elle devait dire si on lui demandait son nom ou qui elle était. L'identité de son maître, elle devait la taire au prix de sa vie. Au milieu, c'était un peu plus flou...

-Je ne veux faire de mal à personne. Il demande, je fais. Je lui appartiens.

S'il avait pu voir ses yeux, Zaahrian aurait trouvé quelqu'un d'abattu. Non pas qu'elle n'avait plus l'énergie de se battre mais le fait d'avoir pu goûter à la liberté, même si cela n'avait été que pour un temps seulement, et de voir son maître la retrouver avait eu de quoi lui mettre un grand coup. De plus, son maître ne la tenait plus seulement par un asservissement aveugle. Il l'empêchait de partir en lui faisant croire qu'elle ne pouvait que blesser les autres. Et plus elle tenait à quelqu'un, plus elle lui faisait du mal... Il était parvenu à la convaincre qu'elle était mieux avec lui, loin de ceux qu'elle aimait.

Alors qu'ils marchaient depuis quelques minutes seulement, Macabre s'arrêta devant ce qui ressemblait à une rue grise. De nuit, l'absence de couleurs ici ne changeait presque pas grand chose par rapport au monde physique. Seules les quelques teintes bleutés de la lune manquait à la scène... Levant les mains au-dessus d'elle, elle fit mine d'écarter deux rideaux, ouvrant le passage entre l'ombre dans laquelle ils évoluaient et la rue qui se trouvait juste derrière. Puis elle se décala d'un pas pour laisser le demi-elfe passer. Dès qu'il fut sorti de l'entre-deux-mondes, elle referma la brèche mais resta là encore un bref instant.
Il avait soumis une requête... Et elle pouvait y répondre. Elle hésitait... Son esprit hésitait, car, pour lui, c'eut été admettre l'identité que Maliss lui avait donnée. Pourtant, ce n'était que grâce à ce nom qu'elle survivait aujourd'hui aux tortures de Don'dar.

Alors sa voix raisonna entre les ombres pour parvenir à l'assassin, tel un murmure.

-Je t'y autorise. Nous aurons un autre point en commun... Zaahrian Las'Danir.

Leur métier et leur nom. Voilà ce qui les liaient désormais.
Sans attendre la réaction de son neveu, réalisant à peine la révélation qu'elle venait de lui faire, Macabre s'en alla plus vite que la tempête qui emporterait une feuille. Cette permission, c'était comme un cadeau. Un cadeau d'adieu. Car, si elle n'avait pas imaginé que leurs routes se recroiseraient un jour, il était impossible pour elle qu'elles se rencontrent de nouveau...

Brisée, voilà ce qu’elle était. Son maître l’avait faite sienne en lui enlevant toute trace de volonté. Comme Daeron avait essayé de faire la même chose avec lui sans jamais y parvenir. Sans doute qu’il sut aussi, à partir d’un moment, qu’il ne pourrait pas toujours le contrôler et que sa chose finirait par se retourner contre lui. Zaahrian ne le saura jamais, mais il se plaisait à imaginer ça, prétendre qu’il puisse avoir eu peur de lui. Cette rencontre avec Macabre faisait remonter tout un tas de souvenirs à son esprit, des bouts de son passé avec lesquelles il avait récemment décidé de faire la paix.

« Peu importe ce qu’il peut te dire, il n’est pas tout puissant. C’est toi qui tiens le couteau... »

Ils marchaient depuis un moment lorsque l’elfe ouvrit enfin une brèche pour le laisser sortir. Zaahrian retrouva avec plaisir son monde. Même s’il faisait nuit et que la différence n’était pas si marquée avec les ombres, il n’en préférait pas moins le monde réel.

« Merci pour la balade... »

Il allait reprendre sa route lorsqu’il entendit sa voix depuis l’autre monde. Elle dit alors quelque chose qui lui fit l’effet d’une gifle. Ils avaient quelque chose en commun, autre que d’être des assassins, ils étaient parents. Elle était quoi? Sa cousine? Sa tante? Sa sœur? Pourquoi ne pas lui avoir dit plus tôt?

« Hey attend! Tu ne peux pas me balancer ça et disparaître. Putain! Ramène ton cul ici! »

Aucune réaction.

« Bon, très bien! Je vais te retrouver. Ça prendra le temps que ça prendra, mais je vais te retrouver et tuer celui qui te force à faire ça. Je te le promets! »

Zaahrian serra les poings. C’était bien lui, faire des promesses qui pouvaient potentiellement avoir sa peau. Pourtant, s’il y avait quelqu’un qui pouvait réussir, c’était lui. Il l’avait déjà fait.

« Eh merde! Il n’y a personne qui a une vie normale dans cette putain de famille!? »