L'auberge "d'à-côté" | Louise & Aaron

- Je sais qu’ils ont compris. Je ne le sais que trop bien. Et je ne sais pas quoi leur dire, Aaron. Je suis perdue, j’ai besoin de réfléchir et de réfléchir vite.

Il est particulièrement difficile d’aborder le sujet de cette rencontre avec lui. J’ose à peine le regarder pour lui expliquer, tant cela me brise le cœur en deux d’avoir été à ce point si naïve et si sotte. Face à la fenêtre, les mains jointes sur le devant de ma robe, je prends quelques secondes avant de répondre à sa question. Je préfère ne pas le regarder. C’est déjà bien assez d’avoir eu l’air totalement ridicule ce matin.

- Je suis partie avec une haquenée prêtée par l’aubergiste, je ne voulais pas emmener Lasgalen, il est bien trop vif quand il ne connait pas les gens. Puis…Je me disais qu’arriver en montant une douce jument plutôt qu’un hongre fougueux serait plus adéquat. Non seulement je suis arrivée à un très mauvais moment puisque le Duc préparait une réception et que la cour intérieure du château était encombrée, mais en plus je suis restée bloquée dehors, bloquée par une charrette et tout ceci sous la pluie. Quand j’ai enfin pu passer, ma robe pesait au moins trois livres de plus…

Je ne pus d’ailleurs m’empêcher de frissonner en passant mes mains sur mes bras avant de continuer, émue :

- Un palefrenier m’a conduite à l’écart, le temps que la pluie cesse de tomber aussi fort. Il était charmant, cet homme d’ailleurs. Avenant. Plutôt beau garçon. C’était un agréable moment de discussion, il n’a cessé de me poser des questions, de me demander de parler de moi, de Fernel, de mes chevaux…Et j’ai répondu à tout, sans me poser la moindre question, parce que je le trouvais gentil. Sauf que ce n’était pas un palefrenier. C’était le Duc, en personne.

Passant une main sur mon visage, j’essuyais à nouveau mon visage trempé de larmes de honte.

- En plus d’avoir l’apparence d’une paysanne dégoutante à cause de ma robe souillée, je me suis totalement ridiculisée en lui parlant de mes craintes, de ce qui m’attend là bas à Fernel, de tout ce qui m’a amenée ici. Quand j’ai compris à qui j’avais affaire, il a tout simplement fait savoir qu’il ne pouvait rien pour moi. Il est parti. Et je suis partie à mon tour. Vous savez tout.

Le silence s’installa alors, tandis que je tentai de reprendre un peu de contrôle et une attitude plus digne, inspirant profondément, et soufflant aussi longtemps qu’il le faut pour calmer les sanglots et reprendre une respiration lente et posée. Il faut vraiment que j’apprenne à maîtriser mes sentiments, sinon je risque d’être à nouveau confrontée à ce genre de situation désastreuse. Quand je sentis que je pouvais me retourner sans trop fléchir, je lui lançai un regard, afin qu’il comprenne pourquoi je me sens si mal :

- Je dois rentrer à Fernel, et épouser un de ces nobles affreux, je n’ai pas vraiment le choix. J’ai fait tout ce voyage pour rien, Aaron. Et j’ai peut-être laisser ma mère mourir toute seule au château pour partir dans une vaine expédition. Je peux supporter les humiliations et la honte, cela fait partie des leçons que nous enseignent la vie mais..ma Mère, Aaron…Si elle disparaît pendant ce voyage, je pense que je serai totalement inconsolable. Et je ne pourrai même pas le montrer, parce que j’aurai des responsabilités immenses qui m’empêcheront de la pleurer correctement…

J’eus un regard pour mes mains que j’avais si affreusement torturées et murmurai, tête basse :

- Je pensais qu’il serait gentil, à l’écoute. Il me paraissait être un homme bien, en vous écoutant. La déception a été à la hauteur de mes espérances, immense.

Aaron avait tout écouté sans bouger et sans un mot. Il ne voulait pas interrompre la jeune femme qui se mit à parler de plus en plus ouvertement à un homme qu'elle connaissait finalement si peu... L'attitude du Duc le surprit et il fronça les sourcils. Cependant, il n'avait pas toutes les cartes en main et ne pouvait comprendre ce qui l'avait poussé à lui refuser son aide. La façon dont il s'était diverti en lui faisant la conversation sans lui révéler qui il était pour finalement la laisser seule avec ses problèmes le contraria et il ne pouvait que s'inquiéter pour la personne qu'il était venue voir ici et qu'il avait laissé à sa bonne garde. Il se devait d'autant plus d'aller vérifier que le jeune noble avait tenu parole à son sujet.

Mais le quarantenaire repoussa toutes ces pensées et réflexions. Pour l'heure, il se tenait devant une autre femme, en larmes. Il comprenait tout son désarrois, sa honte, son chagrin, sa peur... Elle rentrerait peut-être orpheline et contrainte de se fiancer aux pires des partis de la région. Obligée de faire un choix qui n'avait aucun sens si non de protéger ses terres et ses gens. Mais est-ce que cela servirait malgré tout à quelque chose ?

Les dernières paroles de la demoiselle le firent enfin réagir. Il s'avança de quelques pas mais garda néanmoins quelques distances encore afin de ne pas risquer de gêner Louise par sa présence.

-Je suis désolé si je vous ai donné de faux espoirs, ce n'était pas mon intention. Quant à ce voyage, il fallait le tenter. Si vous ne l'aviez pas fait, vous n'auriez jamais su si le Duc accepterait ou non de vous aider.

Il avait espéré, lui aussi, qu'il accepterait de l'aider mais il avait bien prévenu la belle sur le fait qu'il ne pouvait pas jurer qu'il le ferait. Il avait tant de raisons de dire non... Et il n'en connaissait pas la moitié. Maintenant, il était inutile de revenir sur ce moment gênant et sur la réponse d'Arnaud. C'était fait et ils ne pourraient rien y changer. A présent, ils devaient se concentrer sur l'avenir.

-Je sais que je ne vous aide pas à vous disant cela mais souvenez-vous : un mariage n'arrangera pas forcément la situation. Surtout si vous choisissez l'un d'entre eux. Ils continueront leurs petites guerres intestines et vos gens ne seront pas à l'abri.

Il enfonçait peut-être une porte ouverte mais il lui semblait nécessaire de lui rappeler leur discussion précédente à ce sujet. Ils étaient tombés d'accord pour dire qu'une union n'arrangerait rien. Les mécontents se vengeraient en revenant à la charge et taperaient peut-être même plus forts. Les granges ne seraient peut-être pas les seules victimes à l'avenir...

-Je vois deux autres solutions. Soit apprendre à protéger vous-même vos terres, soit trouver du soutien ailleurs, peut-être plus loin mais plus puissant qu'eux. Ils exigeront peut-être le mariage eux-aussi pour obtenir la suzeraineté de vos terres mais ils seront toujours une meilleure option que ces écervelés qui tapent d'abord et font leur demande après. J'ai beaucoup voyagé, je connais la réputation de nombreux nobles. Laissez-moi vous accompagner à Fernel et vous conseiller.

Peu importait ce que devait être sa prochaine destination après Serramire. Peu importait même s'il en avait une. Il posait sur Louise un regard décidé. Il se refusait de l'abandonner alors qu'elle avait déjà tant de tracas. Il voyait sur ses épaules tout ce qu'elle à porter. Elle ne pouvait deviner ce qu'il y avait sur celles de cet inconnu armé d'une simple épée mais qui parlait si bien pour un simple bretteur. Si Arnaud l'avait berné, lui se montrait parfaitement sincère et tiendrait parole.
Finalement, il pointa la porte dans son dos à l'aide de son pouce.

-Quant à Efren, il est peut-être devenu aveugle mais c'est toujours un inventeur de génie. Il vous concevra des pièges et des systèmes anti-incendie en un rien de temps. Ajouta-t-il sur un ton plus léger.

Il a raison bien sûr. Je devais tenter ce voyage, ne serait-ce que pour être définitivement fixée sur l’obtention ou non d’une aide substantielle qui m’aurait permis de me défaire de cette abominable perspective de mariage. Au-delà de la répugnance que j’ai de devoir à tout prix épouser un noble seigneur pour répondre à ces convenances sociétales qui me déplaisent, j’ai toujours pensé qu’un mariage arrangé ne serait que le début de ma fin. C’est naïf, c’est niais, c’est idiot, c’est tout ce que vous voulez, mais à mon sens, le mariage est avant tout une histoire d’amour. Et d’amour il ne saurait en être question avec ces affreux seigneurs qui régissent ces territoires limitrophes au mien. Ils sont tout simplement répugnants en plus d’être grossiers et mesquins. Aaron a raison. Epouser un de ces rustres ventripotents n’arrangera rien à la situation, cela ne fera que l’empirer même. En choisir un revient à repousser les autres qui finiront par s’allier et mettre tout en œuvre pour se venger.

- Les solutions que vous proposez sont irréalisables en l’état. Pour plusieurs raisons.

Impossible de rester debout, je préfère m’asseoir sur le bord de mon lit avant de lui montrer une chaise disposée là dans un coin. Autant s’installer plus ou moins confortablement pour discuter.

- Fernel n’est pas une grande seigneurie. Nous élevons des chevaux, il y a un grand nombre de paysans, des fermes, et c’est à peu près tout. Ce sont eux, les biens précieux de Fernel, et cela, nos voisins le savent, c’est pour cela qu’ils s’en prennent à eux en priorité, de manière indirecte, à la manière d’un coup de semonce. Ils savent que nous manquons de soldats, de moyens de défense. Il y en a bien entendu, mais pas suffisamment pour défendre tous les fronts. Et nous sommes attaqués de toutes parts, sauf par le Nord. Il ne descend plus rien des montagnes depuis longtemps.

Je prends une profonde inspiration avant de le regarder tout en triturant nerveusement mes doigts.

- Mère, que la DameDieu veille sur elle, est une noble dame, répondant à tout ce qu’on peut attendre d’une dame mais ce n’est pas un stratège. Loin de là. Ces choses la dépassent. Cela aussi, ces brutes le savent. Et maintenant qu’elle est à l’agonie, il ne fait aucun doute que tout ceci n’a plus aucune importance pour elle. Elle est pleine d’espoir de me voir revenir avec un appui. Un appui qui permettrait de fermer leurs caquets d’arrogant…Et cet appui, je peux encore le trouver dans le mariage, oui, mais avec qui ? Là, c’est moi qui suis dépassée parce que…enfin…Je sais qu’il est de tradition d’épouser quelqu’un par intérêt, quand on est de mon rang, mais…j’avais l’espoir d’y échapper. De trouver un partenaire de vie. Quelqu’un que j’aime. Pas un titre ou une armée à mon service parce que je change de patronyme. Vous comprenez ?

C’est la stricte vérité. Au-delà du fait que je ne connais aucun parti, je n’avais pas perdu espoir d’enfin rencontrer un amour sincère, quelque part. Cet espoir s’amenuise un peu plus chaque jour mais il est toujours là. Enfin, la question n’est pas là, il ne s’agit plus que d’un détail désormais. Je me dois de renoncer à ce vieux rêve puéril et stérile. Si je veux sauvegarder mes terres, je devrai sans aucun doute épouser quelqu’un de plus puissant que moi qui acceptera de protéger tous ces gens que j’aime sincèrement. A la réflexion, cela semble un moindre mal en comparaison de tout ce qu’ils perdent, eux. Leur maison, leurs biens, parfois leurs vies.

La proposition d’Aaron me fit hausser un sourcil puis l’autre, alors que je sentis mes paupières battre l’air un peu plus vite que d’habitude.

- Vous viendriez ? Mais…et vos projets ? Votre fils ? Fernel est une terre lointaine, vous êtes certain de ce que vous proposez ?

Je ne pouvais nier qu’avoir un autre conseiller, plus jeune, qui connait bien les membres de la noblesse, me tente très fortement. Geoffroy est un excellent serviteur mais j’ai besoin de sang neuf et Aaron propose son aide spontanément alors que la situation semble tout à fait désespérée. Cessant de triturer mes doigts, je lui lançai alors un sourire, le premier depuis ma visite au palais.

- Si vous êtes sûr de votre choix, alors j’accepte volontiers. Je vous accueillerai avec joie en notre demeure. Vous n’aurez à vous soucier de rien pour Efren, il sera là-bas comme chez lui. Et vous aussi. Et si en plus, comme vous le dites, il peut nous apporter sa science des pièges, alors…il aura tout ce qu’il faut à sa disposition pour ce faire.

L’avenir me semble soudain moins sombre. Un tout petit peu moins sombre.

- Je vous remercie Aaron...Vraiment, cela me touche beaucoup. Toute aide est appréciable, encore plus si elle est offerte de manière totalement désintéressée. Soyez remercié pour tout cela.

Une fois encore, je sentis les larmes affluer à mes paupières. Quelle horreur d'être si sensible et si fatiguée.

- Excusez-moi, c'est une journée un peu difficile à gérer. Cela aussi, je dois apprendre à la contrôler, mais je n'y arrive pas encore très bien. Pardonnez-moi.

Aaron accepta l'invitation. Il prit la chaise et l'approcha pour s'installer juste devant elle. Une fois encore, il l'écouta, attentif, tandis qu'elle lui expliquait en quoi sa proposition était irréalisable. En l'état, il aurait eu du mal à lui dire le contraire. Il ne connaissait pas ses terres, ni ses soldats, ni son peuple. Il aurait pu tenter de broder quelque chose mais comment être sûr de tomber juste ? Alors il préféra ne rien dire et laisser la jeune femme s'épancher à sa guise. Ce fut ainsi qu'elle aborda la question du mariage. Il ne dit rien mais il ne pouvait que comprendre que l'on veuille s'unir par amour. Lui l'avait fait et cela avait marqué sa vie entière. Ou, tout du moins, aucune femme n'était encore parvenue à lui faire achever son deuil de sa défunte épouse dont il portait encore l'alliance à son doigt. Il n'y avait donc aucun jugement dans son regard. Seulement la compréhension qu'elle lui réclamait et qu'il lui cédait, pleine et entière.

Louise sembla si surprise de l'offre qu'il lui faisait. Cela le toucha, d'une certaine manière. Avait-elle donc si peu connu de Souffle généreux ? C'était triste, mais il se garderait bien de lui en faire la remarque. Au lieu de cela, il étira un sourire doux et amusé.

-Qui vous dit que je ne viens pas d'une terre plus lointaine encore ? Répliqua-t-il pour la taquiner.

Elle ignorait tant de choses à son sujet... Beaucoup qu'il ne pourrait malheureusement pas lui révéler. Mais, en tant que "mercenaire", il avait nécessairement parcouru bien des routes, passé bien des frontières et disparu dans bien des endroits reculés, le plus souvent de manière volontaire. Il y avait bien pire qu'une bourgade "loitaine" de Serramire à ses yeux.
La demoiselle s'étala en remerciements et aussi en excuses. Il se pencha alors pour poser une main rassurante sur celles de la jeune femme tandis qu'il plongeait son regard bleu dans les siens.

-Il n'y a pas de quoi. Déclara-t-il sincèrement. Ce n'était pas la première fois qu'il mettait les besoins des autres avant les siens. En réalité, il le faisait dès qu'il ne pouvait. C'était ainsi qu'il aimait être, qu'il se sentait bien. Nous ferons en sorte de préserver votre célibat autant que possible. Vous avez bien plus à offrir que votre main, vous avez des chevaux. Trouvez un Seigneur avec une bonne armée, proposez de lui faire un prix aussi longtemps qu'il acceptera de vous aider à maintenir la sécurité de vos terres, cela peut suffire.

Le contact sur la main de Louise ne dura pas plus longtemps que nécessaire. La chose étant entendue concernant son aide, il se leva de sa chaise, s'apprêtant visiblement à la laisser tranquille. Il lisait dans son regard et ses épaules abaissées la fatigue qui était la sienne. La matinée avait été riche en émotion...

-Reposez-vous. Je vais rendre visite à mon amie puis je serais à votre entière disposition. Il s'inclina à la manière d'un noble, sans exagération mais avec une brin d'humour dans sa voix qui accompagna son geste. Mademoiselle. Dit-il pour prendre congé.