[Fernel] Alors, t'es prêt vieux?...

fin 2e enneade de Karfias, an 18 du XIe cycle
le lendemain de je ne fais que passer
Aux environs de deux heures

Après un diner frugal débutant en tensionqui furent rapidement effacée par le défi à venir, Elazar et Dante prennent chacun leur chemin. Le vieil homme vers sa charge et les préparatifs de son départ, et l'étranger d'outre-mer vers les écuries.

A cette heure, il n'y a pas personne. Tranquillement, Dante remonte l'allée, vers le box d'Ombre. La bête, paisible, encense un peu dans sa direction avant de venir le voir.

Allez Gros, ca va?

Dit Dante en olyian, posant sa main sur le chanfrein. Le cuir l'empêche de ressentir chaque poils durs du chevall et c'est bien. Très bien. Il reprend en sa langue natale, donnant une carotte à l'animal

Alors Ombre, comment tu te portes? Ton enfoiré de frère aussi me manque, il a le don de foutre de la vie partout. C'est un peu trop tranquille ici pas vrai? La route y'a que ca de vrai je sais.

Les oreilles dressées, l'hongre écoute tranquillement en mastiquant sa crudité.

mais je suis pas certain que tu es en état. . Je veux pas que tu te rompe l'échine comme l'autre crétin... Je pense que je vais vous offrir un beau domaine. J'ai rien à foutre de tout ce fric et y'a de la terre en masse autour de la cahute... Ca fait quoi, dix, quinze ans que je vous traine partout? J'ai perdu le compte.

Et il parle à la bête, de sa voix grave et calme, comme toujours ou presque. Avec Ténèbres, le ton sec et les fausses menaces le déride et le font obtempérer. Pour Ombre, juste parler semble lui suffire.

Tiens, j'ai piqué ça pour toi, bourre toi la gueule, c'est ton dessert.

Dit le cavalier à sa monture quand elle a terminé, sortant un morceau de sucre.

Non loin de là, un jeune homme de quatorze ans s’échine à transbahuter du fourrage, afin de donner à manger aux chevaux, tout en observant Dante du coin de l’œil. Son père l’a prévenu qu’un nouveau résident occupe l’écurie, un résident comme on n’en voit pas souvent à Fernel. Alors, il a fait des pieds et des mains pour venir aider son père, juste pour venir voir la merveille. Car c’en est une, inutile de nier l’évidence. Il sait reconnaître les bêtes d’exception, Nicolas. Et depuis la veille, il veille de loin sur l’animal. Un animal farouche qui ne se laisse pas approcher, une bête qui est totalement différente de ce à quoi on l’a habitué.

Il était là quand son père a réussi, après mille mots doux et d’infinies prévenances, à vérifier les sabots et les jambes, tout en fronçant les sourcils. Il a eu un regard pour Nicolas et a hoché la tête. Et le petit Nico, il a regardé le cheval d’un air triste. Il a voulu le caresser, le cheval a violemment réagi. Du coup il ne l’approche plus mais…il ne peut s’empêcher de regarder.

- M’sieur

Il enlève son bonnet et le garde dans sa main avant de s’incliner maladroitement. Il ne comprend pas un traître mot de la langue parlée par Dante mais…

- Vous aussi, vous avez une façon de leur parler pour les détendre, comme papa. C’est quoi votre secret ? Pasque…il est sauvage…Même mon père a eu du mal à le soigner…

Il est juste à côté de Dante maintenant, petit jeune homme pas encore totalement formé, possédant encore les grands yeux de l’enfance au-dessus de trois poils de moustache solitaires qui se font la guerre sous ses narines délicates. Des cheveux blonds, un regard de ciel, une grande bouche souriante, c’est un beau pti gars, sincèrement intéressé par Ombre et par son cavalier.

- Il est mal en point, vous savez ? Père dit que s’il galope trop fort, ses jambes vont casser…et le gel là en ce moment…c’est mortel pour les jambes des chevaux, ici, en hiver. Ça colle aux pavés, c’est dangereux…

Il regarde Ombre et lui sourit, tranquillement :

- J’m’appelle Nicolas. C’est papa qui s’est occupé de votre cheval. Il est beau. Et lui, il s’appelle comment ? , dit-il en désignant le cheval d’un sourire ravi.

Nicolas regarde Dante, tout heureux, ne s’apercevant même pas dans son enthousiasme qu’il n’a même pas demandé le nom de Dante, par politesse. On voit donc où se situe son intérêt et ses priorités…

- Pardon M’sieur, j’voulais pas être désobligeant…C’est juste…’fin, à Fernel on parle aux chevaux, j’pensais qu’ils comprenaient, tous…J’ai jamais entendu la langue que vous lui causez…

Il garde toujours son bonnet entre ses mains avant de se gratter la nuque, un peu contrit. Toutefois, il redresse la tête aux explications de l’étranger, avant de reporter son attention sur le cheval, avec un sourire.

- C’est beau, Ombre. Ça lui va bien. Comment on dit son nom dans vot’ langue ?

Déjà il approche du cheval mais se retient, à l’évocation de son père. Aïe. Une fois de plus, l’adolescent se gratte la nuque, un peu gêné.

- Papa n’est pas là. Il est sorti avec Lasgalen. La Dame n’est pas venue ce matin pour monter, du coup le cheval était en train d’enrager…C’est bizarre, d’ailleurs, ça…Elle ne rate jamais un jour…Est-ce que…

Un bruit le fera s’interrompre. Le bruit de sabots sur les pavés de la cour intérieure. Une minute plus tard, Henri, le palefrenier le plus expérimenté, apparaît de l’autre côté de l’écurie, tenant entre ses mains les rênes qui maintiennent Lasgalen. L’animal a un grand mouvement de la tête en apercevant Dante, Henri le calme d’un geste sur l’encolure avant de le conduire à l’endroit qui lui est réservé, non sans avoir au préalable jeté un coup d’œil à son fils.

- Nicolas, le fourrage. Ca ne va pas se faire tout seul !

Nicolas s’éloigne donc d’Ombre et reprend son activité, avant de se diriger vers son père pour lui murmurer, entre autres choses, :

- L’monsieur là…Il veut te parler. J’vais m’occuper de Lasgalen, hein ?

Henri confie le grand cheval gris perle à son fils et se dirige vers Dante, un sourire aimable sur son visage de cinquantenaire grisonnant.

- Je suis content de vous voir, Monsieur Claude. Mon fils me dit que vous désirez que je vous entretienne de l’état de votre ami.

Le palefrenier a un regard un peu soucieux pour Ombre et reprend :

- J’ai vérifié ses jambes et ses sabots, comme vous me l’avez demandé. Votre cheval a besoin de plusieurs semaines de soin pour se remettre de ses chutes. Les articulations ont été fragilisées et il boite. De plus, il semble âgé pour courir les routes…Je pense, Monsieur, que votre ami arrive tout doucement à la retraite qu’il mérite…Si vous forcez la route en sa compagnie, je crains qu’il ne voie jamais le prochain mois.

Une analyse pragmatique et concise de la situation. Rien ne lui est caché, il s’agit des faits, rien de plus.

- C’est un animal superbe  mais…il n’a plus la résistance nécessaire pour les routes du Nord. Et vous savez en quel état elles sont…

Henri reste là, à côté de Dante, observant le cheval avec une profonde sympathie. Nicolas, lui, écoute attentivement, tout en levant de temps en temps la tête, pour mieux voir.

Nicolas, près de Lasgalen, a un grand sourire de joie à la demande de Dante. Henri, lui, se contente de hocher la tête, d’un air tout à fait sympathique et tranquille.

- Je pense que Dame Louise sera entièrement d’accord avec moi sur le fait qu’on ne laisse pas un cheval dans cet état parcourir les routes du Nord. Soyez tranquille, Monsieur Claude. Votre ami sera soigné ici avec la plus grande attention, vous le retrouverez en pleine forme !

Henri écoute ensuite les recommandations données et sourit plus encore que Nicolas, si c’est possible.

- Je prends bonne note de tout cela. Toutefois, nous avons nos propres méthodes qui ont fait leurs preuves, ici. Il aura vite compris que s’enfuir ne le mènera qu’à sa perte. Les chemins et routes sont très dégradés, ce sera la chute assurée compte tenu de l’état de ses jambes.

Il s’adresse ensuite au cheval en cette langue que ne peut pas comprendre Dante. Lasgalen, frotté par une épaisse touffe de paille sèche dans la main de Nicolas, hennit joyeusement à ces paroles, tandis que Nicolas éclate de rire.

Henri reporte alors son attention sur Dante et écoute avant de réfléchir.

Il a raison. A Fernel, les chevaux sont des créatures précieuses. Aucun Fernelois qui se respecte ne voudra se séparer d’un de ses chevaux pour le confier à un inconnu, même s’il est un ami de la chatelaine. De plus, les montures ferneloises sont exclusives. Il se retrouverait le derrière au sol ou la tête dans un buisson de ronces sans avoir eu le temps de dire ouf.

La situation n’est pas simple.

- Papa, y a Melkor…

Henri eut un regard légèrement choqué pour son fils qui rentra la tête dans les épaules, continuant de sécher l’immense monture de Louise. A la semblance de son fils, Henri se gratta la nuque, passablement embêté.

- Nous avons en effet dans une autre écurie un étalon de quatre ans. Il est jeune, il est vif, il est rapide et il est surtout brutal. Nous ignorons pourquoi il agit de cette façon, surtout qu’il a grandi avec les autres. Melkor se distingue des autres chevaux par sa robe peu commune pour un cheval de Fernel…Il est instable. Ce n’est pas une monture pour vous, Monsieur Claude.

Henri eut un regard sévère pour son fils qui se concentra soudain très fort sur Lasgalen.

- Voulez-vous que j’en parle à Dame Louise, Monsieur ? Nous pourrons trouver une solution ensemble, afin que vous soyez pas bloqué.

- Au milieu d’un troupeau de chevaux placides et parfaitement calmes, il est l’élément perturbateur, celui qui détruit l’harmonie du groupe. Quand on le laisse paître avec les autres, certains chevaux rentrent aux écuries avec des blessures. Il est impatient, difficile à contrôler, même pour un palefrenier de Fernel. On ignore d’où provient cette différence de caractère et de robe, cela n’arrive qu’une fois au bout de nombreux cycles. Cela étant, si ce cheval vous intéresse, Monsieur Claude, nous pouvons tenter une approche.

Henri garde le même sourire aimable, même si une légère inquiétude apparait sur son visage. Dame Louise pourrait prendre ombrage de cette décision qui lui revient. Tous les chevaux du château lui appartiennent. Et Melkor est l’un de ceux qu’elle surveille d’aussi près qu’elle le peut, quand son emploi du temps le lui permet. Toutefois, Henri aime tous les chevaux, même celui-là qui est pourtant redouté par tous les autres palefreniers. Il serait ravi de savoir qu’il existe en ce monde un être qui pourrait s’accorder à son caractère impétueux et narquois.

- Suivez-moi.

Nicolas suivra la sortie des deux hommes, un peu dépité de ne pouvoir assister à cela. Il reprend donc les soins à Lasgalen.

Henri et Dante traverseront la cour en silence jusqu’ à parvenir à une autre écurie, un peu plus reculée que les autres, même si elle est l’exacte réplique de celle qu’ils viennent de quitter. Tous les emplacements sont vides à l’exception d’un seul, le plus large de tous, ceinturé d’une épaisse barrière de bois dur.

- Tout doux, Melkor, nous avons de la visite aujourd’hui.

Un renâclement bruyant se fait entendre alors qu’une immense bête surgit face à Dante, en agitant la tête, de haut en bas, avant de regarder le visiteur d’un œil couleur obsidienne luisant entre des franges de crins noirs. A la lumière tamisée de l’écurie, la robe de Melkor est un mélange disparate de toutes les nuances du marron jusqu'au noir, des couleurs foncées qui le distinguent sans le moindre doute au milieu des couleurs habituellement claires et parfaitement unies des chevaux de Fernel. Il n’empêche que pour l’œil profane, Melkor est tout simplement magnifique, pourvu d’une longue crinière mal brossée, à cause de son tempérament empêchant souvent les soins, et d’un pelage luisant comme de la soie. Il est superbe. Jeune. Vif. Plein de fougue. Il pourra voir, entre les barreaux, les muscles fins de l’animal, le poitrail robuste, l’encolure fière et le regard plein de défi.  

Henri observe Melkor. Le cheval regarde Dante par en-dessous, les oreilles en arrière, de longues secondes avant de renâcler bruyamment à nouveau. Henri tousse et fouille dans ses poches pour tendre une pomme rouge au visiteur.

- Il aime les pommes…mais je pense qu’il ne m’apprécie pas beaucoup. Je vous attends de l’autre côté de la porte. Cela sera peut-être plus simple si je vous laisse lui parler en votre langue. Qui sait…

Henri s’incline légèrement et les laisse donc seul.

Melkor a suivi le départ d’Henri mais reporte son attention sur Dante, les oreilles toujours en arrière.

Melkor ne comprend pas un traître mot de ce qui est prononcé là. Qui est cet homme qui le regarde d’un air si différent ? Les autres ont quelque chose de doux et de gentil dans les yeux. Pas lui. Sa voix est posée et calme, il n’a pas l’air effrayé, il le fixe même, sans vergogne.

Le cheval est un animal intelligent.

Le cheval de Fernel l’est plus encore, surtout celui-ci.

Il a vu la pomme dans la main, la seule friandise avec laquelle on peut plus ou moins acheter sa patience lors des quelques soins qu’il tolère qu’on lui apporte. Et là…cet humain qui croque dedans…Les oreilles toujours rabattues, l’animal hennit alors bruyamment, un son rauque et puissant qui se répercute dans toute l’écurie et qui amène Henri à coller son oreille contre la porte, très inquiet. S’ensuivent alors plusieurs renâclements sonores et peu engageants, tandis que Melkor gratte le sol de son sabot, en hochant la tête de haut en bas, comme s’il réclamait le fruit impérieusement.

Et toujours ce regard luisant posé sur celui de Dante.

Un second morceau de la pomme disparait.

L’animal s’ébroue alors, comme s’il était totalement indigné par cette attitude nouvelle, puis recule, fait un mouvement sur la droite et commence à trotter en rond dans la stalle, en hennissant toujours aussi bruyamment. Chaque mouvement fait rouler ses muscles sous la peau, fait luire la robe sous la lumière encombrée de poussière. Il est visiblement en colère, et le manifeste à sa façon.

Dante peut entrer en ouvrant la barrière de bois dur. L’animal tourne toujours en rond dans la stalle, piaffant d’impatience et de frustration. Cela étant, le cheval, contrairement aux autres qui auraient sans doute fait profil bas, reste en mouvement.

Il a bien senti que cet homme là est différent.

Il l’a senti et s’adapte.

A un autre hennissement bruyant et tout à fait agressif celui-là, d’autres lui répondront de l’autre côté de la cour, poussant les palefreniers à exhorter les chevaux au calme, dans leur langue chantante. Dans la cour, il y a du raffut, les chevaux s’agitent, ils hennissent à qui mieux mieux tandis que dans son immense stalle, Melkor renâcle toujours, les naseaux écartés, le front bas et le regard torve.

La barrière ouverte, Melkor continue malgré tout de tourner en rond dans sa stalle, agitant la tête dans tous les sens, avant de s’arrêter. Juste devant l’ouverture. Les autres ne font jamais ça. Ils en ont peur. Ils parlent sans arrêt, et il s’en fout, c’est pas ce qu’il veut entendre. Là, la barrière est ouverte, pas de licol, pas de selle, pas de harnais, rien. Il est potentiellement libre. Sauf qu’il y a cet homme là, plus grand que les autres, avec une peau plus dorée que les autres, et qui ne parle pas comme les autres.

Melkor sort alors de la stalle pour se retrouver dans le corridor, à la recherche de la sortie. Juste derrière Dante.

Il tourne. Il s’arrête. Il va à droite, il va à gauche. Il semble hésiter, levant et baissant la tête à un rythme frénétique, tandis que sous ses sabots se soulèvent des volutes de poussière.

Il a un regard pour la pomme tendue.

Il a un regard pour la porte.

Il a un regard pour Dante qui parle dans un langage qu’il comprend.

Les oreilles se redressent et se dirigent dans toutes les directions tandis qu’il semble se calmer peu à peu. Le raffut ne cesse pas, par contre, derrière la cloison de bois. Les chevaux sont agités, il tourne d’ailleurs la tête vers le bruit, se redressant de toute sa taille, avant de regarder Dante. Dans un gracieux mouvement du corps, il avance. Prudemment.

Un pas.

Un second.

ll est tout près du nouveau venu à présent, ses naseaux sont toujours écartés, il renâcle encore mais…

- Monsieur Claude, tout va bien ???

Le palefrenier n’ouvre pas la porte mais il n’entend plus aucun bruit et cela l’interpelle beaucoup. Melkor, lui, se penche rapidement pour s’emparer de la pomme et la mange bruyamment, tout en regardant la porte. Le fruit a disparu en quelques petites secondes. Pour une fois, il peut manger sans devoir être peigné, brossé, gardé en sécurité entre quatre murs. Et Melkor apprécie. Assez en tout cas pour se pencher et renifler les poches de Dante, comme le gourmand qu’il est.

- Monsieur Claude ???

Au-dessus de toute cette agitation, une silhouette pâle, en chemise, a le front collé à la fenêtre, occupée à observer le raffut en silence. Elle serre un châle sur ses épaules, les longues boucles brunes tombant en cascade sur ses reins.

- Un manège ? Non, par contre, il y a les plaines sous les chutes de glace. C’est là que nous menons les chevaux aux beaux jours pour qu’ils puissent se dépenser.

Henri se gratte la nuque. Il est terriblement intrigué par l’attitude du cheval qui a si fort henni et qui désormais semble être apaisé. Pourtant, il connaît son métier, Henri. Il côtoie les chevaux depuis qu’il est tout petit. A Fernel, ils sont toujours dociles, beaux et souples, fidèles. Mais Melkor…Il est indiscipliné, il est capricieux, il est brutal, et il est imprévisible. Les palefreniers ne l’aiment pas pour cela, juste parce qu’il n’est pas aussi docile que les autres. Et comme tous les êtres pourvus de sensibilité, Melkor a parfaitement ressenti cette mise à l’écart, cette différence alors qu’il n’a jamais rien fait qu’agir en fonction de sa nature à lui. Ce qui, in fine, n’a fait que le braquer plus encore, renforçant l’opinion qu’avaient les palefreniers à son sujet. Un cercle vicieux.

L’oreille collée à la porte, Henri est vraiment intrigué, curieux.

Melkor, lui, renifle Dante, remuant les vêtements de son museau brusque, avant d’être repoussé. Il redresse la tête et regarde la porte. Il a retenu trois mots : jouer, pommes, espace. Le reste lui importe peu. Lorsqu’il verra le morceau de sucre dans la paume de cet homme mystérieux, il y jettera un coup d’œil en écartant les naseaux. Du sucre. Comme Louise, qui en a toujours dans ses poches quand elle vient le voir. Il ne fera rien quand Dante en croquera un bout. Par contre, en bon gros glouton qu’il est, il viendra cueillir le reste du morceau sans se faire prier, garnissant au passage la main de Dante d’une odorante couche de bave.

L’humain lui parle bien.

L’humain n’est pas comme les autres.

Peut-être qu’il arrivera à faire quelque chose de correct de cet humain-là. Ils ne comprennent tellement rien, d'ordinaire, ces deux pattes…

- Monsieur Claude, vous avez bes…

Henri n’a pas le temps de finir sa phrase. Alors qu’il a la tête collée contre la planche de bois, Melkor hennit furieusement tout en donnant un coup de son sabot avant dans la porte, occasionnant un mouvement puissant qui cognera le palefrenier à la tête. Henri finit au sol en se tenant le crâne, passablement assommé. Melkor, à l’intérieur, s’est redressé de toute sa hauteur, grattant le sol de son sabot, avant de regarder Dante, l’œil d’obsidienne fixé sur l’inconnu. Il ne bouge plus. Tout au plus le souffle s’exhalant de ses naseaux se fait-il plus impatient…

Toujours à sa fenêtre, la silhouette ne manque rien de la scène, appuyée contre le mur de pierre, le visage fermé, les lèvres blanches et le cœur serré. Les douleurs sont terribles et ne cessent pas mais elle a été alertée par les hennissements frénétiques provenant de toutes les écuries, alors elle tient. Elle ferme un instant les yeux sous les crampes abominables occasionnées par la potion donnée par Elazar, le souffle coupé, mais elle tient. Louise, toujours aussi pâle, n’a pas un mouvement de compassion pour Henri. Elle attend, serrant son châle autour de ses épaules.

La priorité de Melkor n’est pas celle de Dante. Là, il veut sortir. Et si au passage il peut rappeler au palefrenier qu’il est bien plus fort que lui, c’est déjà ça de gagné. Le cheval renâcle bruyamment tout en soutenant le regard de l’humain, un bref instant, avant de le laisser ouvrir la porte.
Henri, au sol, est sonné. Il prendra place sur un tonneau, examiné par le nouveau venu, une bosse apparaissant peu à peu sur son front.

- La sale bête…J’vous avais dit qu’on ne peut pas lui faire confiance…

La sale bête en question se fiche bien de qui dit quoi. Elle sort. ELLE-SORT. Toute seule, sans licol, sans harnais et sans rien de plus qu’une véritable sensation de liberté qui parcourt tout son corps en une vague de plaisir infini. Melkor est dehors, ses sabots claquent sur les pavés, il passe devant Henri et Dante, hennissant de plus belle, avant de s’ébranler. Au petit trot, il s’éloigne, hochant la tête à gauche, à droite, la queue haute, la crinière secouée par le vent léger.

Il y a soudain du raffut, un mouvement de panique.

Les palefreniers courent dans les écuries, certains pour attraper des cordes, d’autres pour fermer les stalles et calmer les chevaux énervés par l’attitude de leur congénère, d’autres encore pour regarder, les yeux grands ouverts, comme Nicolas, attiré à l’extérieur par la nouvelle rumeur. La bouche ouverte, il observe l’animal, son comportement, et a un grand sourire, avant d’aviser Dante et son père qui semblent être en grande discussion. D’où il est il ne peut pas deviner ce qu’il vient de se produire, donc il ne s’inquiète pas. Il reporte toute son attention sur le cheval. Et il fronce les sourcils. Deux jeunes palefreniers s’approchent de lui, une corde à la main.

Melkor les a vu, il vient de se cabrer, provoquant à nouveau des cris, des hennissements et une pagaille indescriptible dans les écuries.

- Faites pas ça ! Laissez le !

Nicolas a surgi de son coin et crie de manière à se faire entendre. Le cheval, lui, vient de se lancer au galop, refusant qu’on l’approche avec ces horribles cordes qui font mal. Le sol tremble sous ses pas, il fait ainsi deux fois le tour de la cour intérieure jusqu’à ce qu’un sifflement se fasse entendre. La voix de l’humain. Il revient alors, toujours au galop, continuant à trotter lorsqu’il sera près de Dante, formant des cercles autour de l’humain, sans jamais cesser le mouvement. La brusque activité physique qu’il vient de fournir produit de petites volutes de transpiration au-dessus de son dos. Il ne compte pas s’interrompre, il en a besoin.

L’humain jongle avec des pommes. Le cheval s’ébroue, tout en continuant de tourner autour de lui, joueur, sous le regard attentif de Nicolas qui approche, totalement fasciné. Monsieur Claude a réussi à se faire obéir. Par Melkor. C’est une prouesse qui mérite d’être soulignée.

Les cercles se font plus petits. Il se rapproche sensiblement de Dante désormais, faisant parfois des petits sauts ici et là pour tenter d’attraper une pomme, la tête agitée dans tous les sens, les oreilles bien droites jusqu’à ce qu’il avise l’entrée principale. Il cesse de jouer et s’en approche alors, s’arrêtant devant la herse, passant son museau à travers les épaisses croisées de métal pour renifler l’air de l’autre côté…l’air de la liberté absolue, là bas dans la neige, là où il n’y a pas de mur. Il ne bouge plus, il observe. Il ne regarde même plus Dante à vrai dire. Nicolas, lui, approche de Monsieur Claude et dit :

- Vous pouvez être sûr que papa va parler de ça pendant des mois…

Il avise alors le château et voit la silhouette de Dame Louise là-haut, ce qui le fait regarder ailleurs, un peu gêné.

- Dame Louise, elle vous r’garde on dirait

Un hennissement se fera enfin entendre depuis la herse. Les gardes, désireux de rétablir l’ordre dans toute cette pagaille, s’approchent de lui, lui qui a ôté son museau des croisées de métal, méfiant. Les quatre hommes ont des cordes à la main, Melkor recule, encerclé, et baisse la tête, les oreilles aplaties.

Nicolas obtempère, rouge jusqu’aux oreilles qu’on l’appelle Sire. Il s’approche de son père et voit alors la bosse sur son front, avant de regarder Monsieur Claude se fâcher. Oui il se fâche. Et Nicolas le comprend, même si son père, Henri le vieux palefrenier, secoue la tête en maudissant le jour où une telle erreur de la nature a glissé hors des flancs de la plus belle des juments de Fernel.  

Melkor hennit sauvagement à la vue des cordes et rue avec violence maintenant, défonçant une porte en bois, celle menant à la tour de garde. Si les gardes approchent encore, il sera coincé dans l’encadrement et risquera de se blesser.

L’arrivée de Dante ne change rien à sa position agressive et à son attitude. Il a peur des cordes, parce que cela signifie la privation. Il sera sans doute puni dans son coin tout seul, pour avoir osé galoper dans la cour ou pour avoir fait mal au palefrenier. Il le sait, ce n’est pas la première fois que cela lui arrive.

Un garde plus haut que les autres hurle à Dante :

- RECULEZ ! Nous connaissons cet animal, il est dangereux. RECULEZ ! On aurait du lui couper les noix bien plus tôt, à celui-là, ça l'aurait bien calmé...

Les pommes jetées dans leurs pieds les déconcentrent pourtant, ils regardent le sol, surpris. Aucun n’a le temps de retenir le geste de Dante, la herse se lève dans un bruit strident de métal. Et c’est le moment qu’il attendait.

Melkor se cabre, battant l’air de ses deux sabots avant, en hennissant à nouveau. Il bouscule avec violence les gardes déconcentrés et s’engouffre dans le passage menant à l’extérieur, tout en bondissant à gauche et à droite, retrouvant avec de grands renâclements heureux la poudreuse. En dehors de l’enceinte, il s’arrête, il regarde les grandes étendues de neige devant lui et tourne la tête vers le château. Il hennit encore plus fort. Il appelle. Il attend.

Comme tous les palefreniers et gardes présents dans la cour, Nicolas approche de l’entrée et observe le bel animal qui ne bouge plus, se contentant de gratter la neige du bout de son sabot, en agitant la tête. Nicolas sourit, ramasse une pomme et approche de Claude, pour la lui tendre.

- J’crois que c’est vous qu’il appelle, M’sieur.

Henri n’a pas bougé de son tonneau, les bras croisés sur sa poitrine.

Les gardes éjectés au sol comme de vulgaires fétus de paille se relèvent, sonnés.

Louise, elle, esquisse le premier sourire de la journée en voyant la scène.

Nicolas se gratte la nuque, gêné.

- A l’occasion, M’sieur. A l’occasion, quand vous aurez l’temps…

Il est terriblement impressionné par le regard dont il gratifie l’assemblée qu’il bloque de son grand corps. Alors il ne cherchera pas à parler davantage même s’il a beaucoup de questions. Il recule et rejoint son père, un père qui garde les bras croisés sur sa poitrine, dépité. Peut-être même un peu jaloux.

- Allons, père, Melkor a trouvé quelqu’un qui semble lui convenir, c’est plutôt encourageant non ?

Henri lève les épaules en reniflant avec dédain avant de s’éloigner. Nicolas, lui, regagne les écuries et Lasgalen, non sans avoir au préalable jeté un œil à la fenêtre là haut. Une fenêtre dénuée de toute silhouette. Louise a disparu.

Plus loin, hors de l’enceinte, Melkor entend le sifflement de Dante et dresse les oreilles. Il ne bouge pas, il l’attend, l’œil noir parfaitement visible sous l’épaisse crinière mal peignée. Il mangera la pomme croquée préalablement par Dante, laissant même l’homme taper amicalement son encolure. Il laisse faire puisque, apparemment, l’humain a décidé de le féliciter pour son petit coup d’éclat dans la cour. Melkor gratifie à nouveau la main de Dante d’une quantité non négligeable de bave à l’odeur de pomme et de foin avant de chercher la troisième pomme.

Les occupants du château, eux, observent la scène sans dire un mot. Les petits serviteurs s’engouffrent dans les escaliers menant au chemin de ronde, se bousculant de coude pour mieux voir. Voir Melkor avec celui qui a réussi à s’en faire écouter au moins un peu.

Là en bas, il n’y a plus aucune agitation, c’est même étrangement calme. Melkor observe Dante bouger tout autour de lui, un long moment, les pattes enfoncées dans la neige fraîche, dans un silence seulement perturbé par le bruit de pas de l’humain.

Que fait-il ? On dirait qu’il cherche à prendre la mesure d’un adversaire. Est-ce bien le cas ? Melkor se mettra alors en mouvement, lui aussi, restant face à Dante, tournant dans le même sens que lui, levant et abaissant la tête, tout en ne le quittant pas des yeux.

Il aurait pu s’enfuir. Il aurait pu prendre la fuite et tailler sa route pour quitter Fernel et ses insupportables palefreniers pédants. Mais non, il n’en fait rien. Il reste là parce qu’un humain a su capter son attention, pas avec du sucre ou des pommes, mais parce qu’il a senti que derrière ce faciès étrange, son vécu, son ressenti n’est pas tellement éloigné de celui de cet homme qui semble danser dans la neige.

Melkor se cabre un peu sur ses pattes arrières, avant d’accélérer la cadence à son tour, naseaux écartés et exhalant une vapeur chaude, en grosses volutes. Un petit hennissement ponctue le geste, un appel au jeu, alors qu’il s’ébroue dans la neige, faisant voler des gerbes entières de poudreuse, avec une allégresse visible de tous, y compris de ceux qui se trouvent sur le chemin de ronde, là-haut. On se pousse du coude, on murmure, on prend des paris.

L’animal est gracieux, il observe, il jauge, il patiente, il prend la mesure de celui qui danse avec lui dans la neige. Il prend son temps, Melkor mais…

- Hooooo !!!!
- Tu me dois un repas.
- Regardez !!!

Melkor cesse de danser, il s’immobilise un instant et reprend ses mouvements, en douceur, avançant vers Dante, sans la moindre brusquerie, sans la moindre agressivité. Il reste face à lui, à le regarder, un long instant, l’œil d’obsidienne fiché dans le sien avant d’avancer un peu et de souffler sur le front de l’humain, faisant voler une mèche de cheveux. Il détournera alors la tête, montrant toute sa gorge et son encolure à Dante, en signe de paix et de confiance.

Sur les remparts, des mains se lèvent, il y a même un hourra.

Le spectacle est de toute beauté pour quiconque le regarde. Les petits orphelins recueillis par Louise finissent par battre des mains à la vue de cet homme étrange qui danse avec les chevaux, de Melkor qui se laisse approcher, le corps fumant, de cette caresse sur l’encolure. Les gardes se jettent des regards incrédules, les petits enfants, eux, rentrent enfin dans la cour, afin de se mettre à l’abri du froid. C’est que c’est presque la fin de l’après-midi et le soleil disparaît, il est temps de rentrer. Et de toute façon, là en bas, ils ne bougent plus, ils se regardent.

Melkor observe Dante une fois de plus, il le voit porter la main à son sac, il voit la pomme. L’énorme museau pourvu de poils piquants s’approche et écarte la pomme d’un geste brusque pour venir se nicher sous les grands doigts de l’humain. La promesse de la balade est bien plus alléchante que le fruit à moitié gelé…

Cela ne durera pas plus de deux secondes mais ce sont deux petites secondes importantes. Dante est embauché à l’essai. S’il ne tient pas sa promesse... Melkor reprend alors sa posture initiale et, dédaignant totalement la friandise, il se laisse tranquillement ramener à l’écurie, la tête droite, la queue haute, toute la silhouette dégageant une immense fierté et une élégance rare. Chacun les regardera passer, certains sourient, d’autres non, se massant une épaule malmenée par l’immense bête ou ramassant des bris de bois un peu partout dans la cour.  

Ramené à l’écurie, nullement entravé, le cheval réintègre son immense stalle et laisse l’humain prendre soin de lui. D’ordinaire les autres l’attachent à un anneau situé juste en face de lui, un énorme anneau de métal. Et cette fois, il n’en est rien. Il reste debout, immobile, laissant l’humain passer ses mains sur lui, afin de le frotter avec de la paille fraîche. Il écoute ce que dit Dante, les oreilles s’agitant dans toutes les directions. La perspective d’avoir à manger lui fait lever et baisser la tête. Jusqu’ici, l’humain se comporte bien. Un bon point pour lui.

Les oreilles du cheval sont soudain alertées par un bruit. Un tout petit et très léger bruit de porte qui s’ouvre et qui se ferme, tout au bout de l’écurie, un endroit plongé dans la pénombre. Melkor tourne la tête et lève le museau, avant de renâcler. Une petite silhouette se dessine là bas, une silhouette qui se penche afin de se saisir d’un sac de toile. La petite silhouette approche à pas très lents, vêtue d’un pantalon, d’une chemise d’homme, lâche et pas seyante du tout, une pièce de laine sans manche ressemblant à un gilet disposé par-dessus, un vêtement porté à de très nombreuses reprises vu son état pitoyable et pour couronner tout cela une royale chevelure marron, tombant en boucles sur ses reins.

- Tiens…

Louise, pâle comme un cadavre, les lèvres blanches, l’œil éteint, montre d'un mouvement de la tête le sac qu’elle vient de ramasser plus loin, devant une stalle vide, pour que Dante puisse donner à manger à Melkor. Le cheval la regarde, avise le sac et renâcle bruyamment. Louise, elle, ajoute, d’une voix douce et faible:

- Je vous ai observé de là haut…Les palefreniers sont tous occupés, je me suis dit que…que ça vous aiderait. C’est de la nourriture pour lui.

Elle dépose le sac au sol, incapable de le tenir dans les bras plus longtemps puis croise les bras sur sa poitrine, tout en gardant un petit silence et en serrant le gilet tout contre elle. Un silence embarrassé s’installe. Elle a beaucoup de choses à dire, qu’elle voudrait lui dire, tant qu’ils sont seuls, mais les mots ne viennent pas. Alors elle ne dit rien de ce qu’elle voudrait qu’il sache. Elle finit par baisser la tête et murmure :

- Comment va Ombre ?

Louise prend une profonde inspiration. Dans cette salutaire pénombre, il ne voit probablement pas l’état de ses yeux, rougis par le manque de sommeil et la douleur. Des douleurs physiques et mentales qui n’incitent pas au repos. Tant mieux. Elle l’observe s’occuper du cheval, ce qui provoque le second sourire de la journée, tout petit, si rapide qu’on peut même douter qu’il ait bien eu lieu.

Elle écoute les paroles de son frère, en essayant de ne pas être influencée par sa voix. Elle recule même d’un pas, sans vraiment le vouloir.

- Il peut rester ici, on s’en occupera. Tu n’as pas besoin de payer sa pension. Je le prendrai à ma charge. Si tu parviens à le monter…Prends Melkor. Je n’ai jamais pu l’approcher comme tu l’as fait, je serais heureuse de savoir qu’il peut parcourir le monde avec une personne telle que toi.

C’est bien le moins qu’elle puisse faire après cette soirée de la veille, où elle lui a dit des choses horribles. Elle passe une main sur sa figure et ajoute, en regardant Melkor manger :

- Quant à Ombre…Nicolas s’en occupera bien. Il est doux et gentil avec les chevaux.

Louise ne soutient pas le regard de Dante, elle n’en pas envie et elle n’en a de toute façon pas la force, même si elle sent bien qu’il la regarde. Louise baisse la tête et murmure :

- Il ne se passe rien, j’ai trop bu hier soir, et j’ai du mal à m’en remettre, c’est tout.

Une demi vérité... Un demi mensonge. Finalement, ce n’est pas si différent. Il n’y a pas grand-chose de plus à ajouter alors elle se détourne de lui, tout simplement, en disant, d’une voix tranquille :

- Tu devrais rentrer, il fait bien chaud dans toutes les chambres. Fais sécher tes habits, c’est comme ça qu’on attrape la mort, ici.

Déjà, elle s’éloigne, de la même façon qu’elle est venue, tout en serrant son gilet contre elle. Les crampes sont toujours douloureuses, elle a un peu trop forcé, il est préférable qu’elle s’en aille.