L'espoir au corps

Elle trône là, au cœur de la prime forêt, entourée de ces arbres gigantesques, la cité séculaire que bons nombres de ces troncs hors normes ont vue se construire au fils des années, des siècles et des cycles, résister aux terribles assauts des hommes et à la fureur de l’Elda.

Entourées des quelques diplomates de retour du Lorn, T’sisra se tient là, aux portes la Cité Blanche, sous les regards perplexes des soldats qui en ont la garde. Son regard se perd dans les hauteurs, entre les tours cycléenes où résident depuis toujours les taledhels. La noirelfe ne peut s’empêcher de penser à ses origines, à tous ceux qui, avant elle, avaient eu l’opportunité de voir ces murs le cœur lourd de haine et l’arme à la main. Ses doigts se saisissent de la longue tresse cascadant sur son buste, elle regarde ses cheveux aussi sombres que la plus noire des nuits. Elle ne leur ressemble en rien et ça la rassure.

La pression d'une main dans son dos la tire de ses pensées, son regard croise celui du diplomate. Se fendant d’un sourire, elle prend une grande inspiration et hoche la tête. C’est le cœur battant et l’estomac noué qu’elle pose le pied sur le pavé léandrin, qu’elle suit la marche. La noirelfe s’efforce de ne pas soutenir trop longtemps les regards de ceux qui la dévisagent en chemin. Elle essaye de ne pas écouter les chuchotements, de faire fit de la stupeur ou de la curiosité animant ces visages peu habitués aux contacts extérieurs et encore moins à ceux dont la peau s’est ternie dans les scories et les profondeurs du volcan.

Lorsque Non s’agite, elle s’empresse de le prendre dans ses bras. Pour rien au monde, elle n’aimerait devoir aller le chercher dans les jambes d’un habitant de la cité, car pour une fois, elle sent réellement le poids de la solitude peser sur ses épaules. Le diplomate lui indique un chemin, ils se séparent des autres, alors qu’ils remontent des ruelles dans lesquelles la nature empiète sur la pierre, traversent des placettes où la daedhelle apporte avec elle un silence de plomb. Encore qu’elle se console avec les enfants qui, quant à eux, ne se privent pas de la montrer du doigt et, pour les plus téméraires, de l’approcher pour l’étudier avec des yeux ronds.

Son chaperon, comme elle aime à l’appeler, s’arrête de temps à autre pour discuter avec ceux qui l’interpellent. Et si elle ne comprend pas tout ce qui se dit, elle ne peut que se rendre compte, grâce aux sonorités, que les questions qu’on lui pose la concerne et qu’elles sont souvent les mêmes. Cependant, son accompagnateur est passé maître dans l’art de rassurer les siens depuis longtemps, il congédie les uns et les autres rapidement avec l’air du travail accompli et surtout bien fait.

La fin de la matinée conclut leur voyage. Un voyage très court, comparé aux pérégrinations l’ayant menée d’un bout à l’autre du monde connu, mais qui lui avait paru bien trop long. Enfin, ils franchissent les murs d’une enclave bâtie au sein même de la cité. Ces murs-ci, en revanche, elle les imagine protéger le reste du monde de ce qui se trame à l’intérieur plutôt que l’inverse. L’Académie. Un phare de connaissance dans le monde elfique. Un foyer pour celui qu’elle vient retrouver. Le diplomate s’attache à annoncer leur venue et son objet puis vient rejoindre la noirelfe qui patiente dans le hall en faisant de son mieux pour rendre des sourires aux regards pesants des mages. Mais tout ceci est déjà trop loin, trop irréel, dans son esprit seule l'idée de le revoir compte en cet instant.

Il n’y a pas à dire, les habitudes reviennent vite. Ces lieux encore étrangers il y a deux ennéades de cela ressemblaient à nouveau à ton foyer. Les visages te revenaient. Les voix te revenaient. Les noms te revenaient. Pour eux, ton départ et ton retour n’avaient été l’affaire que d’un battement de cil, alors c’est ainsi qu’ils te parlaient, et même si la chose t’était étrange, petit à petit, tu retrouvais le rythme des conversations du passé.

Raconter ton histoire t’avait fait du bien. Remettre de l’ordre dans tout ce que tu avais vécu t’avait fait du bien. Et remettre de l’ordre, même si tu ne l’avais pas voulu, les clercs de l’Académie t’y auraient forcé. Ton expérience de la vie dans les ombres leur était précieuse. Toutes les informations qu’ils pourraient tirer de toi leur étaient précieuses… tout comme elles te l’étaient finalement à toi aussi. En deux ennéades, tu avais presque repris le pli de ce qui avait été ton sujet d’étude principal avant ton départ, te considérant finalement toi-même comme ton propre cobaye.

Les ombres étaient effectivement un plan d’existence différent, séparé du vôtre par l’espace liminal qu’est l’entre-deux. Vous l’aviez longtemps théorisé, tu l’avais vu de tes yeux, les Ombres et ce que tu appelais autrefois les ombres, à savoir ce fameux espace liminal, étaient des sphères fondamentalement différentes. À y repenser, ton idée d’une gangue malléable, d’un lieu où l’éther est la matière principal, un terrain de jeu pour les puissants êtres que sont les dieux, où étaient modelées les formes à naître te paraissait de plus en plus plausible. Ton idée d’un Voile servant à faire jonction entre ces deux plans, pour terminer le processus de création, d’un Voile qui serait aux dieux ce que le processus de transmutation est à un mage lambda, elle te paraît de plus en plus plausible. Restait maintenant à expliquer pourquoi… et surtout comment ce voyage avait altéré tes perceptions et ta conception de ton propre Art. À expliquer pourquoi, et surtout comment tu t’étais retrouvé encore assez accroché à ce plan pour pouvoir – toi qui ne pense pas être meilleur thaumaturge que tes Ombromanciens aînés – encore aujourd’hui en ouvrir les portes.

Ce sont ces questions que tu considérais, lorsque l’on est venu t’interrompre. Au départ prêt à renvoyer le messager d’où il venait, tes sourcils se sont levés, emportant vers le haut les pointes de tes oreilles, quand la mention d’une Daedhelle traversa les lèvres de celui qui était venu te chercher. Comme propulsé hors de ton assise, tu t’étais levé, et à grands pas tu t’étais lancé à travers les couloirs du bâtiment. Furieux.

- Mais qu’est-ce que tu fais ici, tu es folle? tu commences à hurler ta tirade à peine la première mèche de ses cheveux dans ton champ de vision, avant même d’avoir vu son visage Tu te rends compte des risques que tu as pris ? On était censés tranquillement se retrouver à Naélis ! Tu te rends compte du nombre de choses… et de gens ! Du nombre de gens dans cette forêt qui ne rêvent probablement que de te voir morte? tu te plantes face à elle, continuant de hurler, les larmes te montant aux joues Tu n’es pas invincible je te signale ! Et il y a beaucoup de gens très forts pour tuer dans cette forêt ! Qu’est-ce que j’aurais fait moi si je m’étais retrouvé seul à Naélis à t’attendre pour le reste de l’éternité ? Hein ?! Et qu’est-ce qui serait arrivé à ton avis si je m’étais mis à te chercher pour ensuite apprendre que tu t’étais faite tuer en Anaëh ? Tu veux que je perde la tête, c’est ça ? Tu veux que je finisse enfermé dans le Temple de Tari d’Holimion à me faire pointer du doigt par les Souffles  brisés parce qu’au moins dans leur tête ça fonctionne mieux que dans la mienne ? Tu n’aurais pas pu attendre un tout petit peu ? Juste un tout petit peu?

Tu t’arrêtes. Tu la regardes. Tu laisses planer le silence. Et puis tu en as assez du silence. Tu l’attrapes. Tu la soulèves. Tu approches son visage du tien. Et tu l’embrasses comme tu ne l’as jamais embrassée. Bien étrange manière de lui dire que tu es heureux de la voir, mais si quelqu’un doit la comprendre, c’est elle qui la comprendra.

Le regard de la noirelfe suit les pérégrinations de Non, dont les grandes oreilles sont tournées vers le Doyen, il renifle le tissu de sa robe avec un air curieux. Mais ses sens à elle sont, quant à eux, véritablement tournés vers cet elfe dont elle reconnaîtrait le pouls entre mille, son cœur qui bat trop vite et trop fort et dont elle entend déjà le rythme saccadé des pas furibonds résonner sur le pavé de l'Académie.

T’sisra ferme les yeux et compte ces dernières secondes. Enfin, elle y est ! Tout ce qu’elle a enduré, tout ça pour ce moment. Ce moment que le chef d’orchestre choisit d’ouvrir dans une complainte résonnant avec force dans les alentours. Une plainte dont les échos sont à la fois familiers et étrangers, doux et rugueux, car elle est prononcée dans une langue qui n’appartient qu’à eux, symbole d’une relation symbiotique née de l’absence de vie et de l’abondance des dangers.

Elle se redresse, se plante devant lui sans rien dire, les sourcils arqués et la tête légèrement en retrait. Il s’époumone comme un kerkan dérangé sur son territoire. Si bien que Non a abandonné les robes du Doyen pour tenter de placer un jappement ou deux de temps à autre.

Et le silence s’abat sur lui, le bleu acier qui la caractérise rencontre son orangé solaire si unique. Elle réprime un sourire en coin qui se transforme en un éclat de rire lorsqu’il la soulève. Les lèvres de l’ombromancien viennent goûter les siennes, ou plutôt les savourer. T’sisra ne peut s’empêcher de sourire, tant et si bien qu’elle en a mal aux joues, ses bras s’enroulent de son cou et elle se laisse entièrement emporter par la fougue de son compagnon. Loin sont les souvenirs de leurs baisers timides désormais.

- Surprise. Marmonne l’eldéenne à son oreille en resserrant affectueusement son étreinte avant de plonger à nouveau son regard dans le sien. Je t’ai déjà dit que j’avais le bras long ? Le ton est taquin, l'œil est fier.

Elle dépose un autre baiser sur ses lèvres et se fend d’un sourire alors que les pointes de ses pieds retrouvent lentement le sol. Elle glisse ses mains dans le dos d’Ithìliur se serre contre lui un moment, pendant que Non sautille à leurs pieds comme pour réclamer sa part à lui. Elle pourrait rester ainsi des heures durant, sans ne serait-ce que ciller, à simplement écouter les battements résonner dans son poitrail. Mais le temps ici, il court. Contrairement à là-bas.

- J’avais prévu d’aller à Naélis, elle marque un temps d'arrêt tandis que son sourire s'agrandit malgré ses efforts, seulement si les elfes ne m’auraient pas autorisée à venir jusqu’ici en leur compagnie. Et par chance, Artiön était là. Et comme ton Aran et moi, on a partagé quelques péripéties… Et une guerre ! Eh bien, j’ai eu droit à quelques conseils, un rendez-vous avec un certain Celebrand et un guide. Un guide qui me surveille et m’étudie plus qu’autre chose, mais qui, malgré tout, est très gentil et m’a été d’un grand soutien.

Le poids des doutes et des peurs s’est envolé. Parce que là, à ses côtés, dans le creux de ses bras, elle sait que son choix fut le bon. Que la route empruntée n’avait jamais eu d’autre alternative que celle-ci. Et peu lui importe les obstacles à venir.

- Ithìliur, souffle-t-elle en pressant doucement ses doigts dans son dos, je suis heureuse d’être ici. Avec toi.

La noirelfe relâche son étreinte, sa main vient se glisser dans celle son compagnon alors qu’elle affronte le regard du Doyen. Et ses oreilles ne manquent pas de se teinter de rouge, ni ses joues de s’empourprer légèrement. Elle lance  à son compagnon un regard amoureux. Rassuré. Assuré.