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 A triste sire, triste mort.

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Lazare Ryldenheim
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MessageSujet: A triste sire, triste mort.   A triste sire, triste mort. I_icon_minitimeLun 31 Aoû 2009 - 0:36

Mais la guerre avait tout gâché. Les investisseurs s'étaient pressés dans l'hôtel particulier de la famille Chesne, et le tout Berdes avait parlé avec la terne excitation qu'ont les marchands ventripotents du projet du jeune mais sémillant Ryldenheim. "Imaginez-vous, gagner Nelen ! quelle douce folie !", chuchotaient les femmes, qu'elles soient hautes prêtresses ou dames de compagnie, au détour d'une rue, au coeur d'une foire et aux bords des quais. "C'est du vent, mais tout de même !", s'écriaient les hommes, une fois entre eux, dans une taverne, un salon ou quelque endroit où ils n'avaient plus à subir les babillements de leur douce et tendre à propos de ce trafiquant aussi mystérieux que riche. C'était son heure de gloire, au gaillard d'Oësgardie, sa chance à saisir !

Mais la guerre avait tout gâché. On avait armé des galées, corrompu beaucoup de gens, exalté les plus téméraires fils de famille. Tout avait été soigneusement calculé pour l'appareillage, la conquête ! Pensez-vous, Berdes la Jeune, bientôt Berdes la Grande ! Des terres pour les merciers, du lustre pour leurs chefs, une île pour la cité. La Porte du Levant s'ouvrait grand aux spadassins et aux comptables. Il y aurait de l'aventure et des Grands-Livres pour tout le monde, pas de jaloux ! Des sauvages à mater, des chiffres à décortiquer !

Mais la guerre avait tout gâché, et c'en était fini des doux rêves. "Ordres du baron". Les vivres avaient été réquisitionnées, les spadassins enrôlés, les galées équipées. On avait ri au nez des investisseurs et des marchands ventripotents et des comptables. "Ordres du baron". La noblesse d'épée reprenait ses droits, rappelant cruellement à Berdes la Jeune qu'elle le restera toute sa vie. Adieu Nelen, son bel époux sauvage, adieu les terres, adieu les Grands-Livres ! "Ordres du baron". Noblesse oblige, noblesse contraint, noblesse écrase. Salope.

Salope, se répétait Lysandre. Salope salope salope. Salope de noblesse, salope de Berdes, salopes de planches. Le voilà coincé, acculé, bien baisé. Il avait l'impression de peser six cent livres, celui qu'on appelait le bateleur. Enfermé dans son rôle joué à merveille, connu sur le bout des doigts, répété mille fois. Menteur malheureux, riche de souverains, pauvre de lui. Il l'avait bien cherché ! Il avait même cherché et trouvé, trouvé puis tué pour tout ça, pour pouvoir s'acheter le masque du marchand patient et bonhomme. La cage dorée l'écrasait comme une chape de plomb. Une fois l'affaire tassée, tu reprendras la mer, se disait-il chaque soir, avant de s'endormir. Mais c'était là le comédien qui jouait sa scène ; il était trop lourd de son or pour partir où que ce soit, trop jaloux de son personnage pour endosser le rôle de qui que ce fût.

Et puis un jour, la peur s'envola un instant, et l'ennui lui fit penser à cette ancienne amante qu'il avait eu dans le bordel le plus sordide de la plus sordide des cités, Sharas. Elle n'était encore qu'une gamine, et il l'avait tendrement aimé. Dans les moments vides où il regardait le ciel ou se contentait de siroter quelque tord-boyaux infects, il aimait à s'imaginer amoureux, et qu'un jour, quand il serait riche et heureux, il viendrait la chercher. Or ce moment de son existence, celui de patient négociant n'avait jamais plus incarner la vacuité à ses yeux. En un rien de temps, il fut en selle et gagna Sharas.

Il y a arriva à la tombée de la nuit. Délaissant son cheval à quelque palefrenier à l'air débile et au regard louche, il s'enfonça sans plus attendre dans les bas quartiers, à la recherche de celle qui devait tuer son ennui et raviver la flamme endormi qu'il s'était inventé tout au long de ces années. Il la trouva enfin, dans un de ces bouges qu'il avait tant fréquenté, y entra sans frémir. La lumière y était chiche ; la coterie, patibulaire. Trônant au fond dans la salle, dans une obscurité qui renforçait l'énormité de sa carrure, un tavernier que l'on trouve toujours dans les auberges de type deux les considéra, lui et ses riches parures, tandis qu'il approchait à grand pas. Que veut le noble seigneur ? Dix pièces d'or tombèrent sur la lourde table. Troisième porte à droite. Lysandre s'empressa de rejoindre le nid d'amour de la douce.

Je passerai ici comment Lysandre se fit connaître à la damoiselle et quels sentiments éprirent son coeur, car, dans cet homme aux cents masques, rien n'est plus vrai ni sincère, et tout se mélange dans la plus confuse alchimie. Miasmes et fragrances, vertus et péchés, justice et forfanterie s'unissent pour ne plus rien être, sinon une concotion fade, un gris terne tirant sur l'anthracite. Ce qui est vrai est, le voilà : lorsque l'on vit le bourgeois venir faire le paon dans la taverne malfamée, et lorsque l'on vit avec quelle négligence il déposa une petite fortune sur la table, "on" n'oublia pas d'empoigner son couteau avec la force que donne la cupidité. "On" monta l'escalier qu' "on" avait déjà tant de fois monter, "on" ouvrit la porte avec lenteur et "on" contempla (une nouvelle fois) les deux corps entrelacés.

Lysandre forniquait son égérie lorsqu'une lame vint épouser sa gorge haletante. Ainsi mourut-il, tandis que son amante suppliait, dans un soupir à la fois innocent et lascif, "Ah ! Ne m'abandonne plus jamais !"
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