Machinations, ou la fin de la Marine Marchande

La Marine Marchande n'était plus ce qu'elle était. C'était triste à dire, mais Ajilah comprenait enfin comment il avait fait pour l'esquiver pendant quatre ans. Le pire était qu'il n'y voyait plus aucun exploit. Au contraire, cela le rassurait juste sur le fait qu'il était bien un pirate, au contraire des loques qui siégeaient au Conseil des Leaders. Fallait-il que l'Onirique soit le dernier véritable flibustier, l'ultime vestige d'une époque révolue où les hommes sans fois ni loi savaient encore s'exprimer. Désormais, les loups de mer n'étaient rien d'autre que des chiens apprivoisés, tout juste bon à faire des allers-retours entre Meca et Ydrill et à amasser de l'or honnêtement. Sérieusement ! Les vraies valeurs se perdaient. Heureusement, il savait déjà comment il forcerait la joyeuse bande à se refaire les crocs.

« Allez me chercher Haer, et plus vite que ça ! »

Le sang-mêlé avait beaucoup à faire, et peu d'hommes sur qui compter. Mais il savait qu'Haer était l'un d'eux, parce que le vieux pirate avait assez vu pour savoir ce qui était le mieux pour lui et pour les autres. D'où il était, Ajilah pouvait admirer la ville insulaire. Eris contemplait son océan, indifférente aux activités humaines, juste sous lui. Et déjà il entendait son fidèle second approcher.

« Dis moi, l'ami... Tu vois quoi en face de toi ?
- Euh... C'est une question piège, capitaine ?
- Je ne vois rien d'autre qu'une belle farce, et elle n'est pas à mon goût.
- C'est regrettable, capitaine, vraiment, mais j'ai quoi à voir la dedans, moi ? »

Ajilah se tourna vers son « fidèle » second et esquissa un sourire légèrement inquiétant. L'heure était plus que jamais à l'amusement. Ce qu'il allait faire, même sa place récente d'amiral ne le protégerait pas s'il venait à être découvert. Mais il n'avait pas peur, non, car il savait quoi dire pour convaincre les bonnes personnes.

« Tu vas m'aider à couler la Marine Marchande jusqu'à son dernier radeau. »

La machine se mettait en marche. Bientôt, plus rien ne pourrait l'arrêter, sinon l'agréable odeur des corps que l'on brûle.



Haer grommelait. Il n'aimait pas l'idée de son capitaine. Elle n'était pas idiote, non... Elle était simple, et c'était ce qui faisait qu'elle marcherait sans doute. Non, ce qu'il n'aimait pas dans l'affaire, c'était les procédés employés. Il marchait depuis vingt bonnes minutes, et avait trouvé une bonne dizaine de candidats potentiels, mais n'avait pas pu se décider. Mais il n'avait pas le choix. Trois, avait dit Ajilah, et il lui en fallait donc trois. Posant ses fesses devant le comptoir, il commanda un verre de rhum et tourna la tête vers son voisin.

« 'Soir.
- Euh... Bonsoir.
- J't'ai jamais vu toi, t'es là d'puis longtemps ?
- Je suis arrivé sur Meca il y a un mois environ... Pourquoi ?
- J'ai b'soin d'gars pour un boulot, et t'pourrais faire l'affaire, ça t'dit ?
- Et il ressemble à quoi, le boulot en question ?
- On manque d'hommes sur l'Onirique, et...
- L'Onirique ?! Le navire du nouvel amiral ?
- Bah ouais. Si ça te dit, viens nous voir dans la soirée. »

Et d'un. Plus que deux. Intérieurement, Haer frissonna. Le sort qui attendait le pauvre malheureux n'avait rien d'enviable, et il remercia le ciel de ne pas être à sa place. Quand il sortit de la taverne, il avait le visage sombre. On ne faisait pas ça à des frères pirates. Sauf qu'ils n'étaient plus vraiment des pirates...



« Tu as fait du bon travail, mon vieil ami. Ils sont parfaits. »

Le concerné ne répondit pas toute suite, observant les trois silhouettes inconscientes, attachées dans les cales de l'Onirique. Il soupira doucement.

« On est vraiment obligé de faire ça, capitaine ?
- Oui, on l'est. »

Le sang-mêlé lança un regard amusé à son humain de second. Qu'il était amusant de voir que même sur son propre vaisseau, même chez son propre second, la paresse s'était installée. Haer n'aimait pas l'idée de trahir des pirates dont il venait juste de rejoindre la cause - où plutôt, de rerejoindre - mais Ajilah n'avait pas les mêmes remords.

« J'ai une dernière mission pour toi.
- J'ai pas le choix, de toute façon.
- En effet. Demain, la Mouette part pour Ydrill. Je veux qu'à son arrivée, des gardes soient là pour l'accueillir. Ainsi que tous les autres navires de la Marine. »

Encore et toujours les doux relents de la trahison. Mais était-ce surprenant ? Ajilah était plus connu sur Meca comme étant un mutin qu'un amiral. Et cette réputation, il ne l'avait pas obtenu par hasard. Le demi-elfe esquissa un sourire. Dans trois jours, tout serait fini. Et, surtout, tout pourrait recommencer.



Il faisait nuit. Le soleil avait déserté Meca depuis quelques heures déjà. Il faisait froid aussi. L'hiver toucherait bientôt à sa fin, mais en attendant, il continuait à pousser les pirates dans les nombreuses tavernes et à s'enivrer tels les trous qu'ils étaient. Peut-être auraient-ils du faire plus attention, ces faux pirates devenus marchands, avant de se laisser aller. Peut-être auraient-ils du vérifier leurs cales. Mais, maintenant, il était trop tard. Car ils brûlaient joyeusement. Le coupable ne se ferait pas connaître, bien sûr. Ajilah n'était pas homme à se dénoncer. Et les hommes qui avaient fait le travail non plus. Ils étaient tous morts, tué de sa main. Il n'avait pas été dur d'empoisonner le rhum qu'il leur avait versé pour les féliciter... Le demi-elfe regarda sa main encore tremblante, avec un sourire mi-figue mi-raison. Il y avait peut-être été un peu fort en s'empoisonnant lui même. Il avait beau avoir pris de l'antidote avant et après, il n'était pas en pleine forme. Tant mieux, il n'en serait que plus convaincant.

Bientôt parviendrait à Meca les nouvelles du continent. Et ce serait alors la fin d'une Meca décadente. Il allait avoir du travail, pour bâtir une véritable confrérie de pirates. Mais si tel était le désir d'Eris...

Voilà des années que Meca participait à l’enrichissement de la Péninsule, sans que les pirates n’y trouvent rien à redire. Des années que le commerce maritime du plus puissant Royaume Humain de Miradelphia dépendait de leurs navires pour exister… Quatre corps encore vivants lui faisaient face, dans un état des plus pitoyables. Le sang mêlé, capitaine de l’Onirique et depuis peu Amiral de la Marine Marchande n’était pas une brute, il n’infligeait pas la douleur gratuitement et avait toujours un but des plus louables derrière - à son sens, en tout cas - et il trouvait son plaisir dans d’autres jeux que la torture.

« C’est dommage, vraiment, que nous nous soyons rencontrés dans de telles circonstances. »

Ils venaient du Royaume, et c’était ce qui les avait perdus. Oh, le demi-elfe ne doutait pas du sincère de leur repenti. Ils étaient aussi innocents qu’un enfant sortant du ventre de leur mère, en tout cas pour le crime auquel ils allaient être liés. Mais comme Ajilah était le seul véritable coupable, il n’avait pas trop le choix. Meca était en colère, et avec raison, sa principale ressource venait de partir en fumée ou d’être réquisitionné par le Roi. Ils se sentaient trahis, et ils avaient besoin de bouc-émissaires pour se sentir mieux. Qui de mieux pour se faire que des originaires des contrées ennemis, à peine intégrés dans la société ?

« Vous allez servir une cause plus grande que vous. Vous allez servir Eris. »

Les heures défilaient, et il serait bientôt temps de conclure cet épisode funeste… Alors s’ouvrirait un nouveau livre, une nouvelle ère pour ce qui redeviendrait enfin une Île de Pirates.



Qu’on se le dise, Ajilah n’avait aucun goût particulier en matière d’exécutions. Quand il lui fallait se débarrasser de quelqu’un, il préférait ne pas faire traîner la chose, et le cœur était sa cible préféré, dans ce cas. Une mort, digne, rapide… Surement très douloureuse, il n’en doutait pas, même s’il n’avait jamais essayé pour le confirmer. Mais cette fois-ci, il faudrait plus qu’une lame se fichant dans l’organe vital pour contenter les foules. Du sang, de la souffrance, de la barbarie étaient requis. Il avait depuis longtemps décidé qu’il ne s’en chargerait pas. Il n’était pas un bourreau aveugle, appliquant une justice tout aussi aveugle. Il gardait les yeux ouverts, et tendait à fermer ceux des masses. On avait amené les « coupables » devant le Conseil, et on les avait fait avouer. Ca n’avait pas été dur, après trois jours complets de torture, et avec la promesse d’une libération s’ils ne disaient pas de bêtises quand on les sortirait à la vue de tous.

La langue tranchée avait été leur seule récompense.

Tous étaient désormais persuadés, sur l’île, du bien fondé des accusations contre Trystan. Ajilah le plaignait presque, mais Meca deviendrait une épine de plus dans sa botte royale. Mais pour l’heure, la vengeance immédiate était requise.

« Livrez-les à la foule. »