Si boe ú-dhanna | Kassandra

Encore vêtue de sa robe de nuit malgré l’heure tardive - l’après midi était déjà bien entamée - Katalina tentait de méditer comme Aerandir le lui avait appris durant leur exil en Alëandir. La jeune femme n’avait jamais excellé dans le domaine, allant jusqu’à s’endormir pendant quelques uns de ses essais, mais alors qu’elle avait encore du mal à surmonter le choc provoqué par sa nouvelle condition.

« Ú i vethed nâ i onnad… »
Ce n’est pas la fin, c’est le commencement

Pour occuper son esprit et guider sa concentration, la nouvelle Gardienne se réfugiait dans le chant, fredonnant doucement les mélodies elfiques qu’elle connaissait. Encore un héritage du demi-elfe, qui décidément avait fait bien plus que lui redonner la joie de vivre. Le visage apaisé, elle s’interdit de laisser son esprit se perdre de nouveau dans ses tortueuses réflexions. Ce n’était pas de la faute d’Aerandir, si elle était désormais aveugle et détentrice d’un pouvoir trop terrifiant pour elle. Lui n’avait voulu que son bien.

« Si boe ú-dhanna… »
Maintenant, il est nécessaire de rester debout

Si seulement il n’avait pas agi seul, elle n’aurait pas été aussi torturée par ce qui arrivait. Si seulement il lui avait confié ses craintes, et surtout son désir de la voir traverser les âges à ses côtés, tout aurait pu être différent. Mais il n’en avait rien fait, et Katalina avait du mal à l’oublier. Il ne lui avait même pas demandé son avis. Et cela laissait un goût amer à l’héritière Noblegriffon.

«Ae ú-esteli , esteliach nad… »
Si tu ne crois en rien

Avait-il eu peur qu’elle refuse ? Peut-être… Car au fond d’elle-même, elle n’était pas certaine de vouloir vivre plusieurs siècles, et il y avait fort à parier qu’il le sache. Les humains n’étaient pas faits pour vivre aussi longtemps. Bien entendu, elle n’avait jamais ignoré que la longévité d’Aerandir - ou son caractère éphémère à elle, tout était une question de point de vue - poserait rapidement problème. Elle aurait eu le temps de vieillir et mourir alors que lui n’aurait pas abordé une ride de plus. Et leur enfant aurait du connaître la douleur de perdre sa mère, alors que le sang de son père lui assurait à lui aussi quelques siècles de vie.

«Estelio han, estelio meleth… »
Crois-y, crois en l’amour

Tyra était restée discrète, pressentant sans doute que son nouveau Vaisseau n’était pas encore prêt à l’entendre. Elle était Celle qui attend, et la patience était sa vertu principale. Pour justifier le fait qu’elle ne sorte plus de sa chambre, Katalina avait fait courir le bruit qu’elle était atteinte d’une fièvre fulgurante, extrêmement contagieuse et incurable, afin d’être certaine d’éloigner les curieux. Seul Aerandir était autorisé à la rejoindre, et c’était lui qui se chargeait d’apporter ses repas. Mentir ne lui avait jamais posé de souci, même si elle s’en voulait d’inquiéter les domestiques du Manoir. Pour la plupart, ils travaillaient déjà pour les Noblegriffon à sa naissance.

Mais ce subterfuge était nécessaire. Il lui donnait le temps nécessaire pour s’habituer à sa cécité et, à long terme, l’expliquerait même. Katalina comptait en effet en faire une séquelle de sa maladie, dont elle aurait réchappé par miracle. Surement attribuerait-on ce rétablissement à la présence du Gardien d’Arcamenel… Après tout, ils étaient des êtres de légendes, aux possibilités infinies.

Dire qu’elle en était une, désormais…

«Esteliach nad, estelio han. »
Crois en quelque chose, crois en l’amour

Plongée dans sa méditation, concentrée sur son chant, elle n’entendit même pas la porte qui s’ouvrait dans son dos.

La voix, froide et implacable, fit frémir Katalina. Elle était chargée d’une telle résolution… Elle crut même y déceler une part dé dégout. Dire qu’elle fut surprise serait un euphémisme, et il s’en fallut de peu pour qu’elle ne fasse un bond sur le côté. Elle ne se permit pourtant aucune réaction, et son visage ne délivra rien de ce qu’elle pouvait ressentir. Pourtant, il aurait eu bien des expressions à afficher. Surprise, bien entendu, mais pas seulement. La culpabilité. Si mentir n’était en règle générale pas dérangeant, elle savait que sa relation avec Kassandra était fragile, et qu’un rien suffisait à la briser ; un rien qu’elle venait peut-être d’apporter bien malgré elle. La déception. Elle n’avait rien imposé à Kassandra, et n’avait demandé qu’à rester seule, et voilà comment elle était remerciée. Colère, enfin. Fugace, mais pourtant bien réelle. Sa sœur ne l’interrogeait même pas sur ses motivations, et se contentait de lui annoncer son départ sans chercher à comprendre.

L’espace d’un instant, la dernière héritière légitime des Noblegriffon fut tentée de ne rien dire. La laisser partir, elle et ce qu’elle représentait, refermer cette page douloureuse de son histoire et pouvoir se concentrer sur l’avenir. Sa main vint doucement se poser sur son ventre encore plat. Son enfant aurait du être la seule chose qui la préoccupait, et pourtant…

« Je vois. »

Pourtant, elle ne pouvait s’y résoudre. Kassandra restait sa sœur, et elle ne pouvait supporter qu’un membre de sa famille vive de piraterie, de rapine, de meurtres… Elle méritait mieux. Et Gabriel aussi, Gabriel qui avait été trahi par Noah, jeté à bas d’une falaise, et qui en payait encore le prix. Comment vivait-il sa nouvelle condition ? Sa nièce aurait été curieuse de l’apprendre.

« J’imagine que ton départ précipité à un rapport avec la façon dont je t’ai évitée depuis ton arrivée. »

Fallait-il que Kassandra soit la réelle enfant gâtée, pour réagir de la sorte ? Si seulement le problème était aussi simple. Quittant sa position de méditation, elle se mit à genoux avant de se lever, gardant la tête baissée vers le sol. Encore un geste que Kassandra avait des chances d’interpréter de travers, mais Katalina s’en souciait peu, sur l’instant. Elle cherchait encore le moyen d’expliquer partiellement l’affaire sans rien révéler sur Tyra, sachant qu’il fallait satisfaire la curiosité - l'hostilité - de Kassandra. Les deux objectifs étaient difficilement conciliables, mais la noble était pleine de ressources. Le fait d’être aveugle était tout de même handicapant, elle était d’un coup privée du flot d’informations visuelles sur lequel elle s’appuyait en règle générale.

Et surtout, elle ne souhaitait pas mentir.

Où était-elle, exactement ? Elle n’avait parlé qu’une fois, et Katalina n’était pas encore assez exercée pour repérer quelqu’un avec si peu de son. Elle avait une idée de la position approximative, mais ce n’était pas assez. Prenant son courage à deux mains, elle se jeta à l’eau et leva la tête, fixant… le mur, à moins d’un mètre de sa sœur. Une mèche de cheveux tombait sur son visage et lui couvrait l’œil droit, mais elle ne s’en rendit pas compte. La scène devait être cocasse, ridicule… Allez savoir comment le prendrait Kassandra.

« J’imagine que le "pourquoi" ne t’intéresse pas… Sinon, tu me l’aurais déjà demandé. »

Et malgré elle, elle ne put contenir la très - très - légère trace d’amertume dans sa voix. Kassandra ne pouvait pas le savoir, bien sûr, mais la situation était déjà assez difficile à gérer pour son aînée pour qu’elle n’ait nul besoin qu’on en rajoute.

Katalina n’aurait pas du être étonnée. Elle aurait du pouvoir prévoir chacune des paroles, chacun des reproches, aurait pu écrire ce discours presque… haineux. Il fallut quelques secondes à la jeune femme pour se remettre du choc qu’avait engendré cette agressivité verbale, si bien qu’elle se rendit compte un brin trop tard que son oreille gauche entendait légèrement mieux que celle de droite. Elle rectifia lentement le tir, trop lentement peut-être et pas assez habilement surement pour contenter la rouquine qui, apparemment, n’apprécia pas le fait d’être dédaignée au profit d’un mur inerte et inintéressant. Au final, c’était bien pire qu’une simple dispute entre sœurs, Kassandra ne faisait rien de plus que remettre en question toute la discussion qu’elle avait pu avoir avec son aînée le jour de leur rencontre. Etrangement, alors qu’elle ne pouvait guère lui en vouloir - elle était tout de même une hors la loi en terre royale, sans autre protection qu’une confiance fragile en une femme qu’elle ne connaissait qu’à peine - ses paroles virulentes blessèrent la toute jeune Gardienne. Elle vivait déjà assez mal son handicap sans qu’on l’accuse en plus d’être ignoble et insensible.

« Tu es incroyablement égocentrique, ma parole. » lâcha-t-elle finalement, avec un temps de retard et avec la neutralité la plus absolue. « Tu me crois réellement capable de me murer dans ma chambre, alors que je t’ai moi-même invitée, et ce dans le but de te dégouter et de provoquer ton départ ? »

Kassandra pensait qu’elle était une enfant pourrie gâtée ? Heureusement pour elle, Katalina ne le savait pas, car elle l’aurait sans doute assez mal pris pour la renvoyer là d’où elle venait sans autre forme de procès. D’ailleurs, c’était bien la pirate l’enfant capricieuse aux yeux d’une noble fatiguée par plus d’une année de revers et d’épreuves. Se voir directement rangée dans la petite case « Nobles vicieux et perfides » n’était déjà pas pour lui plaire, il était tout sauf certain qu’on l’accuse d’immaturité.

« Si tu as une si mauvaise opinion de ta personne, libre à toi, mais ne m’accuse pas de te rabaisser quand je ne me fais que m’isoler. » ajouta-t-elle, l’agacement venant troubler son détachement. « Et ne m’insulte pas sous mon toit de manière aussi puérile et légère. »

La pirate avait assez parlé pour que Katalina ait une idée précise de l’endroit où elle se trouvait, mais elle ne savait toujours pas « où » elle regardait. Se pouvait aussi bien être les yeux si particuliers de sa sœur que sa poitrine… Ce qui ne serait pas la meilleure des façons d’apaiser une conversation déjà bien agitée. Heureusement pour elle, elle avait actuellement le regard rivé sur les lèvres de la rousse intruse, qui saurait tout de même s’en plaindre, à n’en pas douter. Pour éviter tout malentendu, Katalina savait qu’il aurait mieux fallut lui annoncer clairement qu’elle était aveugle, mais c’était avouer à voix haute une faiblesse qu’elle avait encore du mal à accepter.

« Ces choses précisées… » continua-t-elle après avoir laissé une seconde à peine s’écouler. « Je te dois tout de même des excuses. »

Soupirant, elle décida de bouger, se détournant de sa sœur pour partir en direction du lit. Enfermée plusieurs jours d’affilés dans la pièce, elle la connaissait désormais par cœur et elle n’eut aucun mal à retrouver le lit, et après quelques tâtonnements, elle entreprit de s’assoir. Elle mima ensuite un massage des tempes, histoire de gagner du temps. Et que Kassandra aille voir Tyra si elle s’offusquait d’aussi peu, elle lui laissait déjà tout le temps qu’elle voulait pour vider son sac, qui, à n’en pas douter, devait être chargé. Laissant retomber ses mains sur ses genoux, elle ne fit pas mine de bouger de nouveau sa tête et de la remettre dans l’alignement de Kassandra. C’était inutile, après tout.

« Je n’ai aucun mal à imaginer que mon attitude ait pu être mal interprétée. » reprit-elle quand elle eut terminé. Elle l’avait même anticipé. Ce qu’elle n’avait cependant pas prévu était la virulence qui en avait découlé. « Mais je dois avouer être déçue d’apprendre que tu aies cru à un complot contre toi. »

Poussant un profond soupire, elle prit son courage à deux mains et se jeta à l’eau.

« Je suis aveugle. Comme ce n’était pas réellement prévu, j’ai préféré m’isoler quelques jours. » Elle marqua une pause, laissant le silence reprendre ses droits. Elle parlait d’une voix faible, articulée et audible mais tout de même assourdie par le poids de la réalité que représentaient ses paroles. Même sa plate tentative d'ironie tomba à l'eau, car énoncée sur le même timbre que le reste. « J’espérais que cela ne soit que temporaire, mais je me suis trompée. »

Le lit sous elle était une cruelle tentation. Elle avait presque envie de renvoyer aussi dédaigneusement que possible Kassandra, ce qui aurait pour effet premier de la faire sortir définitivement de sa vie, et de se blottir sous les couettes jusqu’à la fin de sa vie. Au moins les ténèbres qui étaient désormais siennes n’auraient plus rien d’oppressantes, car nées de son propre choix. Seulement voilà, cette idée resterait de l’ordre du fantasme, car elle se savait incapable de traiter sa sœur de façon aussi répugnante tout aussi bien que de rester enfermée dans une pièce des années durant. Surtout que « grâce » à Aerandir, elle était partie pour vivre quelques années de plus que ses semblables, et elle n’était toujours pas certaine que l’idée lui plaisait, même si elle reconnaissait sans peine que c’était mieux ainsi.

Enoncer à voix haute - et pour la première fois - qu'elle était aveugle lui fit une étrange impression, et elle sentit légèrement mieux, comme si en parler était une première étape vers la résolution de ce problème. Seulement, elle savait aussi qu’elle ne recouvrirait jamais la vue. Sa main se crispa d’elle-même sur l’étoffe recouvrant son ventre, alors qu’elle se confrontait une fois de plus à l’insoutenable vérité : si son fils n’aurait pas à souffrir de sa mort prématurée, elle n’aurait par contre jamais le plaisir de le contempler. Comment pourrait-elle l’élever si elle ne pouvait le voir ? Elle était incapable de se déplacer dans sa propre demeure à une vitesse normale, alors elle ne voyait pas comment elle pourrait prendre soin d’un nouveau né. Etrangement, cette angoisse d’être une « mauvaise mère » arrivait parfois à supplanter celle, plus prévisible, de ne jamais revoir quelque chose d’aussi simple qu’un coucher de soleil.

Elle crut entendre la rouquine entrer en mouvement, mais ne fit même pas l’effort de s’en assurer. Entendre était la dernière chose qui lui restait, mais elle parvenait encore à peine à trier l’incroyable quantité d’information qui pouvait lui parvenir. Elle ne s’était encore jamais rendu compte, avant, que le monde était aussi bruyant, mais c’était bel et bien le cas. Le plancher craquait sans aucune raison logique, les portes grinçaient quand un courant d’air les faisait bouger de quelques millimètres à peine… Tous ces parasites l’empêchaient de se concentrer et elle ne parvenait pas à discerner l’utile dans cet incroyable capharnaüm. Une subtile ondulation dans le pli du drap et le gémissement d’un lit qui s’affaisse à peine sous un poids - plume - nouveau lui confirma ses doutes, et elle tourna malgré elle la tête vers Kassandra. Seulement, ne pas savoir ce qu’elle « regardait » la mettait horriblement mal à l’aise et elle en revint rapidement à sa position initiale, un petit sourire désabusé en plus alors qu’elle entendait le mot « remède ».

« C’est inutile. » Elle poussa un profond soupire, alors qu’un éventail d’émotions contradictoires menaçait de la submergeait et que sa voix, cruelle traitresse, l’annonçait en tremblant imperceptiblement. Elle ne s’était pas permise d’exprimer à voix haute à quel point sa nouvelle situation la tourmentait. Pour ne pas troubler Aerandir, d’une part, et pour ne pas s’attirer le courroux de Tyra. Elle avait déjà du mal à le penser sans rentrer sa tête dans ses épaules, alors le clamer haut et fort était exclu. Seulement, la conséquence directe était qu’elle ne s’était réellement ouverte à personne, et que le masque d’impassibilité qu’elle affichait à sa sœur n’était qu’une façade bien fragile. C’était surement pour cette raison qu’elle s’était enfermée dans sa chambre, d’ailleurs. « J’ai eu confirmation… de l’état définitif de la chose. »

A l’instar de sa voix, le soupir qu’elle exhala trembla légèrement, et elle tenta de se reprendre. Elle n’allait pas se mettre à pleurer devant Kassandra, rien que l’idée la mettait en horreur. L’idée de pleurer devant quiconque la mettait en horreur, de toute façon.

« Mais tu as raison, je ne devrais pas m’enfermer, cela ne résoudra rien, je devrais le savoir mieux que quiconque. » Et, joignant le geste à la parole, elle se leva peut-être un peu trop rapidement pour ne pas trahir son malaise, mais cela importait peu, au final. « Me feras-tu le plaisir de me guider dans ma propre demeure ? »

Sans tourner la tête vers Kassandra, elle esquissa un sourire qu’elle voulait amusé et complice. Si le premier objectif fut loin d’être atteint, le second quant à lui ne manqua pas de crédibilité.

Si seulement le mal qui avait ravi la vue de Katalina était une maladie, alors peut-être aurait-elle pu répondre. Seulement voilà, ce n’était pas un pernicieux virus qui s’en était pris aux yeux de la belle héritière mais la volonté divine, et c’était autrement plus définitif. Et plus tabou. La toute nouvelle Gardienne avait très vite pris le parti de taire la vérité, non pas par manque de confiance comme le pensait sa sœur mais plutôt par crainte de perdre ces liens qu’elle s’efforçait de tisser. Avec Kassandra, qu’elle connaissait à peine et qui ne la verrait sans doute pas de la même façon si elle la savait ainsi investie. Avec Trystan, qu’elle commençait enfin à connaître, et qui risquait de l’associer au Culte plus qu’à la femme qu’elle était. Oui, la vérité devait rester cachée, et évoquer une maladie inconnue était un mensonge comme un autre.

« La fatalité, voilà ce que c’est. Ou en tout cas, cela y ressemble. » finit-elle par répondre.

Ainsi ne mentait-elle pas, mais elle n’en disait pas plus. C’était peut-être un manque de confiance, après tout, que d’imaginer que les réactions de ses proches seraient différentes s’ils apprenaient qu’elle était désormais la Gardienne de Tyra. Mais elle estimait connaître assez la nature humaine pour prévoir ce qu’engendrerait un tel aveu, et elle n’en avait aucune envie ; mieux valait dissimuler ce que bien des gens appelleraient un don, mais qui a ses yeux n’étaient encore qu’une malédiction. Pour ne pas laisser le temps à Kassandra de poser plus de question, elle se leva et lui prouva que ses mots n’étaient pas tombés dans l’oreille d’une sourde en lui proposant de l’accompagner dans une petite balade. Car la rouquine avait tout de même raison sur un point : Katalina ne gagnerait rien à rester enfermée plus longtemps. Il ne fallut pas plus de quelques secondes à Kassandra pour se retrouver aux côtés de sa sœur et de lui prendre le bras. Etrangement, ce simple geste rassura l’aînée, qui alla jusqu’à esquisser un léger sourire.

« Merci, Kassandra. »

La pirate proposa alors de se rendre dans les jardins, une idée comme une autre car au final, la destination en elle-même importait peu, seulement Katalina y voyait un léger inconvénient : être pied nu n’était pas la meilleure idée qui soit pour se rendre à l’extérieur, et sa robe de chambre n’était pas la meilleure tenue possible non plus. Elle s’imagina pourtant un instant ne rien y faire, juste assez longtemps pour qu’un rire léger s’échappe de ses lèvres. Que cela faisait du bien de rire, après près de trois jours à se laisser aller.

« Il faudrait peut-être que je m’habille, alors, non ? » glissa-t-elle, se dégageant avec doucement. « Et comme je n’ai pas fait que me morfondre, je sais à peu près où se trouve ce dont j’ai besoin. »

A peu près, c’était là le mot clé. Elle savait où elle était, elle savait où sa destination, mais le trajet entre les deux restaient tout de même un mystère. A priori, aucun obstacle ne s’était rajouté depuis sa dernière excursion, mais elle n’était jamais certaine et c’était surement cela le plus épuisant. Prenant son courage à deux mains, elle se mit en route, marchant lentement, s’efforçant de ne pas adapter un rythme saccadé. Elle frôla le lit autant que possible, avant de s’élancer à l’aventure sans aucun autre lien avec son environnement que ses pieds sur le sol, et elle dut résister à l’envie de tendre les bras devant elle.

« Si tu veux, tu peux m’attendre dehors, je ne serais pas longue… » ajouta-t-elle à l’adresse de Kassandra.

Katalina ne put que secouer doucement la tête, hésitant entre rire et grincer des dents. Bien entendu, elle savait que Kassandra avait voulu plaisanter, mais ses paroles faisaient écho à des difficultés bien trop réelles pour être prises à la légère. Pas encore, en tout cas. Quand les joies de l’adaptation seraient derrière elles, elle pourrait sans doute envisager d’en rire, mais alors qu’elle peinait encore à ne serait-ce que mettre un pied devant l’autre l’entraînait dans une spirale de questions et d’hésitations. « J’y penserai. » fut le seul commentaire qu’elle se permit, et elle ne fit que le marmonner une fois qu’elle eut entendu la porte se refermer derrière la rouquine. De toute façon, la noble n’était pas à la recherche d’une robe, n’ayant pas réellement envie d’éprouver sa dextérité, et avait décidé de se contenter d’une étole pour se couvrir les épaules. Le plus long ne fut pas de le mettre mais de le trouver au milieu du reste, mais il ne lui fallut pas autant de temps que pouvait le prophétiser la pirate qui lui servait de sœur. Il fallut ensuite se mettre en quête des chausses, mais là encore elle surmonta bien vite la difficulté. Elle avait très rapidement entrepris de ranger à leur place les différents éléments de sa chambre. Après tout, elle ne pouvait plus se reposer sur sa vue, elle devait bien trouver des ressources ailleurs, et sa mémoire n’était pas sa plus grande faiblesse, loin s’en fallait. Un peu d’organisation avait aidé à régler une grande partie de ses soucis.

Au final, il fallut donc relativement peu de temps à l’aveugle Katalina pour rejoindre sa sœur. Ouvrant doucement la porte, elle en passa le pas avant de faire quelques pas en avant. Elle connaissait ces couloirs par cœur, mais il lui avait fallut se retrouver confrontée à la cécité pour comprendre que l’expression « je pourrais m’y retrouver les yeux fermés » était bien souvent exagéré. S’arrêtant, elle ferma les yeux et inspira profondément.

« Kassandra ? »

Elle était incapable de situer la rouquine. Pour ce qu’elle en savait, elle aurait très bien pu s’être glissée dans son dos qu’elle ne s’en serait pas rendu compte. Elle avait cependant à disposition un moyen peu commun pour remédier à ce genre de situation, et on lui avait fait comprendre qu’elle devrait un jour ou l’autre s’habituer à y recourir. Si seulement cela n’avait pas été synonyme de plaintes et de désolations dans la plupart des cas. C’était sans doute prévisible quand on savait que peu de vivants partaient l’âme en paix vers le Royaume de Tyra.

« Prenez-la... Ka... Kassan... dra.. »

Avec un frémissement, Katalina se ferma à la Voix des Morts aussi vite qu’elle s’y était ouverte, fermant les yeux l’espace d’un instant alors qu’elle tournait la tête vers sa sœur. Il n’y avait aucune plainte, aucune lamentation dans la voix de sa mère. Juste de la peur, de la souffrance et… de l’amour. La rouquine avait-elle la moindre idée de cette réalité ? L’héritière Noblegriffon en doutait, mais dans tous les cas, elle savait qu’elle devrait apprendre à se détacher de ce qu’elle entendait. Pour le moment, elle ne faisait que subir, écoutant en priant pour ne rien entendre de désagréable, et bien souvent ses prières étaient vaines. Se détacher… c’était plus facile à dire qu’à faire, mais elle n’avait pas le choix. Se recomposant un visage serein, elle esquissa un léger sourire, tendant le bras vers elle.

« Ces jardins n’attendent que nous, n’est-ce pas ? »

On ne pouvait en effet pas dire que Katalina Noblegriffon allait bien. Aveugle, touchée en pleine cœur par le désespoir d’une mère condamnée à ne jamais voir son enfant - une malédiction qui trouvait un écho bien trop personnel pour être ignorée, même si les choses étaient, il fallait l’avouer, bien différentes -, obligée de composer avec une sœur aux antipodes de ce qu’elle pouvait être, elle avait plus que de raison des sujets promptes à miner sa bonne humeur. Mais, étrangement, d’un autre côté, elle trouvait dans la présence de cette inconnue un réconfort que même Aerandir ne pouvait lui apporter. Alors qu’elle faisait déjà le deuil de son père, alors qu’elle oubliait l’image de son oncle, elle savait que son nom n’était plus uniquement le sien, qu’il était aussi celui d’une rouquine qui, quoi qu’il arrive… Non, on ne pouvait pas dire qu’elle le porterait avec fierté. Elle était une pirate, après tout, de son propre aveu. On ne pouvait pas dire que la noble était ravie de savoir son nom associé à la piraterie. Mais tout n’était pas perdu, elle pouvait encore réparer les erreurs de son père et sauver la sulfureuse Kassandra.

Elle semblait en bonne voie de réussite, d’ailleurs. Qui aurait cru que la rouquine se laisserait aller à guider sa sœur de la sorte ? Le fait qu’elle adopte un pas mesuré n’était pas pour déplaire à son aîné, qui pouvait ainsi aligner un pas après l’autre sans trop de crainte. Finalement, une légère brise apprit à Katalina qu’elles avaient atteint leur destination. Resserrant d’une main sa prise sur son châle, elle tourna à droite et à gauche, par reflexe, la tête, jusqu’à sentir le soleil réchauffer légèrement son silence. On n’était pas encore à l’été, mais on s’en approchait, et le temps allait en se réchauffant.

« Et voilà, on y est .. lâcha Kassandra comme on lâche une évidence. Eh ben, jolis jardins ! Rassure-moi, j'espère que tu n'avais pas à en faire le tour en courant quand tu étais punie.
- Faire le tour quand… ? répondit Katalina en haussa un sourcil tant l’idée lui paraissait étrange. Grands Dieux non, tout de même pas. »

Esquissant malgré elle, la Gardienne esquissa un sourire en s’imaginant, toute petite, en train de courir dans ces jardins. Non pas qu’elle ne l’ait jamais fait, bien au contraire, elle se souvenait même avoir ainsi ruiné une ou deux robes - au grand mécontentement de son père - à faire la folle dans l’herbe. Mais ses punitions à elle n’avait rien de… physique.

« Je connaissais chaque recoin de ce jardin. » Se dégageant de sa sœur, elle fit quelque pas en avant. Ses pas étaient assurés, bien qu’un peu court, mais de toute façon le but n’était pas de dévorer la distance. « J’avais toujours cru pouvoir m’y retrouver les yeux fermés. »

Force était de constater, maintenant qu’elle y était, que les choses étaient légèrement plus complexes qu’elle n’y paraissait. C’était souvent ainsi, on évaluait mal les difficultés, on parlait à la légère, et la réalité nous rattrapait - presque - toujours.

« Dis moi si je me trompe, mais… » Elle accompagna ensuite chaque déclaration d’un geste, fort simple : elle tendait vaguement la main vers la direction indiquée. « Par là, il doit y avoir un banc… qui mériterait un bon nettoyage, si mes souvenirs sont bons. A droite, ce doit être la demeure. Par ici, un chemin conduit jusque de l’autre côté du jardin. En face, il y a un arbre… un saule pleureur, je crois. »

Elle avait tout bon. Presque tout bon, car le saule en question n’était pas en face. Pour être tout à fait exact, il se trouvait légèrement sur la gauche de la direction indiquée par Katalina. Assez, néanmoins, pour qu’elle ait du mal à le trouver si elle se mettait à sa recherche.

Katalina ne protesta pas quand sa sœur lui saisit le poignet pour rectifier la direction qu’elle indiquait. Au fond, elle n’était guère surprise de s’être trompée, même si le fait que ce soit sur sa dernière affirmation restait des plus rageants. Ainsi, le saule se trouvait plus à gauche ? Avec application, la Gardienne mit un point d’honneur à mémoriser cette information, rectifiant la carte mentale qu’elle avait de son jardin. Si seulement tout avait pu être figé, si seulement il était aussi simple de se souvenir que de coucher sur le vélin l’encore gorgeant une plume. Mais la mémoire ne fonctionnait pas ainsi. La mémoire était changeante, et les souvenirs pâlissaient bien plus vite que les enluminures d’un manuscrit livrés aux assauts du soleil. Il fallait toujours la travailler, ne jamais la laisser se reposer, au risque de la voir vous trahir le cas échéant.

« N’espère même pas m’y retrouver si l’envie me prenait de m’y cacher. » affirma l’aînée à la plaisanterie de sa cadette.

Un léger sourire venait atténuer des propos qui pouvaient sonner comme une rebuffade. Katalina n’avait aucun intérêt à vexer sa sœur, surtout pas après avoir frôlé la catastrophe en se coupant d’elle. Il était bon de sentir le soleil réchauffer son visage sans avoir à passer au travers d’une fenêtre. Finalement, elle devait à Kassandra plus que quelques remords. La rouquine avait été ce coup de pouce qu’il lui avait manqué pour s’extraire de son apathie, coup de pouce que n’avait pas pu être Aerandir cette fois-ci. Il était, en effet, des plus mal placés pour remonter le moral de sa compagne, car en grande partie responsable de son état. Oubliant le jardin et sa flore, la noble se retourna vers la rouquine, essayant de l’imaginer dans le contexte. Quels vêtements portait-elle ? Quel visage abordait-elle ? Indifférence ? Pitié ? Amusement ? Affection ? Autant de questions dont elle ne pouvait connaître la réponse, et s’il n’y avait eu qu’elles. Elles étaient légions.

« J'imagine le moment mal choisi, commença Kassandra, mais m'en excuser serait un mensonge. On n'a pas vraiment eu l'occasion de parler de ce qui s'est passé avec Gabriel ... Je veux dire, quand tu es revenue, tu l'avais rencontré. Qu'est-ce qu'il y a eu ? Qu'a t-il dit ?
- Le plus marquant ne fut pas ses paroles. »

Se retournant à moitié, elle invita d’un geste sa sœur à la suivre, marchant à ses côtés sans montrer la moindre envie de s’accrocher à son bras. Le pas lent, elle avançait en se fiant à ses souvenirs du lieu, évitant sans trop de souci les obstacles somme toute peu menaçants qui se dressaient devant leur route.

« J’imagine que tu connais mieux Gabriel que moi, aussi ne seras-tu sans doute pas surprise quand je t’apprendrai qu’il n’a eu aucun scrupule à me menacer en pleine rue. Discrètement, bien entendu, le but était simplement de me contraindre à rejoindre une ruelle moins passante pour me droguer et pouvoir à loisir m’emmener dans un endroit assez… discret pour ce qu’il avait en tête. »

Repenser à la scène assez surréaliste qui s’était produite en plein Erac ne dérangeait pas Katalina autant qu’on aurait pu s’y attendre. Comparée à Nhilantar, Gabriel ne faisait pas le poids. Il ne l’avait pas violée, il n’avait pas manqué de la noyer, il ne l’avait pas rabaissée plus bas que terre. Et même si ses paroles n’avaient été guère agréables à entendre, le fait qu’elles aient été prononcées n’était pas un mal, loin s’en fallait. Il était préférable de connaître son père tel qu’il était vraiment, plutôt que de croire au masque qu’il portait.

« J’ai eu du mal à le croire, conclut-elle avant de dévoiler aux yeux de sa sœur la chevalière qu’elle portait autour du coup, avant jusqu’à ce qu’il me donne ceci. Je possède la même, et si tu le souhaites, il serait tout à fait normal qu’on te donne la tienne. »

« La généalogie chez les nobles n’est que rarement affaire de simplicité, nota Katalina. L’ascendance de sa Majesté en témoigne. »

Dire qu’elle s’était crue l’ultime ramification d’un arbre mourant, jadis majestueux et désormais atrophié. Se découvrir des ramures voisines de la sienne était étrange, dérangeant peut-être. Surtout quand ce feuillage était rongé par cette gangrène qu’on nommait bâtardise. Malgré tout, il était réconfortant de se dire qu’on était ni la seule, ni la dernière.

« D’oncle, je n’ai eu que Théodore, et il n’est pas de mon… » Elle marqua une hésitation, avant de reprendre finalement, tentant de se montrer assurée. « … notre sang. Le père de ma mère a renié mon existence le jour de mon mariage, et ce n’est qu’une fois ma richesse faite et surpassant la sienne qu’il m’a fait la grâce de s’en souvenir. Je préfère Gabriel. »

Et elle ponctua sa bravade d’un sourire bon enfant. Il était aisé de parler ainsi, maintenant que l’épisode était passé, mais le souvenir de sa rencontre avec son demi-oncle restait par bien des aspects cuisants et désagréables. Elle ne cessait de regretter qu’il n’ait pas préféré la rencontrer pacifiquement. La menacer, la droguer, l’enfermer dans une cave avaient été autant de camouflets qu’elle avait dû endurer. Il n’y avait que la conclusion de ces présentations agitées et ce long regard qu’ils avaient échangé pour adoucir sa peine. Comprendrait-il jamais l’immensité de son erreur ? Peut-être, il avait semblé commencer, juste avant l’irruption d’Aerandir.

« Je savais qu'il viendrait ici pour Noah. Et je craignais justement qu'il ne le fasse taire définitivement avant que je puisse moi-même savoir ce que j'avais à apprendre à propos de ma mère. D'ailleurs, je me demande toujours vraiment ce qu'elle a pu trouver à cet homme pour s'en amouracher... C'est ridicule. Enfin bref... Et après... Gabriel a fui j'imagine ? Ou est-ce qu'il est arrivé autre chose ? » Et, comme pour ménager son aînée, Kassandra prit sur elle d’adoucir ses questions d’une pointe d’humour. Si le sujet avait été moins sensible, Katalina aurait souri. « Rassure-toi, après, tu me passeras toi aussi un interrogatoire si ca t'intéresse.
- Fui… Oui. Il n’a guère eu le choix. Aerandir nous a retrouvés, et notre oncle adoré a pu découvrir toute l’étendue que pouvait avoir la colère d’un Gardien d’Arcam. » Elle masqua son malaise en détournant son regard, chassant de son esprit des images encore dérangeantes. « Leur confrontation n’aura heureusement pas été fatale. Il va bien, du moins était-il en bonne santé la dernière fois que je le vis. »

En bonne santé, mais femme. Une illusion, du moins le pensait-elle, mais Aerandir était le maître du paraître, et ses enchantements pouvaient parfois être plus réels que la réalité. Si Gabriel avait réussi à rompre le charme, elle n’en avait aucune idée et pas plus de moyen de le savoir.

« J’aimerai pouvoir mépriser notre père aussi facilement que toi, ajouta-t-elle après quelques secondes de silence. Les choses seraient sans doute plus simples. »