Un moment de liberté (pv Hamanduil)

Hamanduil savait depuis longtemps que les animaux disposaient d’une sorte d’instinct qui leur permettait de sentir venir l’orage. Un instinct que leur nature primitive n’avait pas étouffé, contrairement à la race évoluée des elfes, où dans une moindre mesure aux humains. Les plus grands philosophes se sont acharnés pendant des siècles afin de tenter de définir ce qu’était ce soi-disant instinct, mais en vain. Peut être simplement une analyse de son environnement de manière expurgée de tous les préjugés et des problématiques quotidiennes ? Peut être… ou peut être autre chose, personne ne le saurait sans doute jamais.

Et il arrivait que le druide ressente lui aussi cet instinct, aussi incompréhensible soit-il. Il n’aurait pas su l’expliquer, mais… il sentait… il sentait quoi demanderez vous ? De cela il n’avait pas une idée précise, mais il sentait qu’il allait se passer quelque chose d’anormal dans la région. La mélodie des arbres commençait à bruisser d’accords légèrement plus douloureux, les animaux qu’il avait croisés sur son chemin ne lui avaient quasiment pas envoyé d’images mentales.

La dernière fois qu’il avait ressenti cela avait été avant un orage particulièrement violent qui avait déclenché un vaste incendie. La blessure provoquée dans la forêt avait mis des années à se refermer, et Hamanduil pleurait encore les voix des arbres qui s’étaient définitivement tues ce jour là. Seul subsistait un vague écho de leur mélancolie et de leur dignité face à un destin cruel. Et bien c’était un peu la même chose, une impression désagréable, un sentiment déplaisant qui ne le lâchait pas.

Hamanduil s’était métamorphosé en son totem, le tigre blanc, restant sous sa forme animale plus longtemps que d’habitude afin de mieux ressentir cette gêne. Mais cela ne lui avait pas apporté grand-chose, cette sensation restait semblable à une zone mentale qui le gratterait sans qu’il puisse l’atteindre. Quoi qu’il en soit, quelque chose l’appelait à Fort Ellyrion, il ressentait un besoin impulsif de s’y rendre.

Le druide avait donc renoncé à son projet de remonter vers les territoires nains au nord pour se rendre dans la plus puissante forteresse elfique… fort Ellyrion… le bastion aux pieds duquel bien des armées s’étaient brisées. Les batailles intéressaient peu le protecteur de la nature, conscient que la Mère finissait toujours par reprendre ses droits sur les ruines des orgueilleuses forteresses. Les royaumes grandissaient et mouraient, mais la forêt, elle, serait toujours là.

Hamanduil espérait en ces lieux réussir à mieux cerner l’origine de son malaise. Il s’était donc présenté aux gardes de la forteresse qui avaient finalement acceptés de le laisser vaquer quelques temps à l’intérieur tant qu’il évitait les zones accessibles aux seuls militaires… au grand dam du druide qui espérait pouvoir se rendre dans les fondations afin de mieux se mettre en harmonie avec le lieu. Déjà qu’il n’aimait pas les constructions… s’il devait au final rester pour rien… bref…

Tournant à l’angle d’un couloir, il tomba nez-à-nez avec une humaine. Par la nature, que faisait donc une représentante de cette race de pillards dans une forteresse elfique ? La jeune femme lui dit maladroitement bonjour, avec un accent épouvantable, puis prononça un nom. Enfin prononça… massacra plutôt… apparemment la donzelle ne maitrisait que fort imparfaitement la noble langue elfique. La coupant, le druide lui dit sèchement :

Je parle votre langue.

De fait, Hamanduil avait vécu un an chez les humains durant son apprentissage, et ce à la demande expresse de son maître d’alors. Il en était revenu dégouté de les voir s’entasser dans des maisons et rechigner à vivre au plus près de la Nature. Au moins celle là vivait chez les elfes, cela semblait indiquer une sensibilité plus importante que la moyenne des siens. Curieux, il lui demanda :

Que fait donc une humaine en ces lieux ?

Etheldred ressentit un mélange de soulagement et d’appréhension lorsque l’elfe annonça parler sa langue. Soulagement, parce qu’il serait tout de même plus simple de se faire comprendre ainsi, mais appréhension, aussi, car cet elfe lui avait répondu plutôt sèchement. La suite ne lui parut pourtant pas vraiment hostile et elle se détendit un petit peu. Ce qu’elle faisait là ?

" Eh bien je suis… je suis… "

Le mot ne venait pas. Ce n’était pas la première fois qu’un terme lui échappait et c’était particulièrement désagréable. Son interlocuteur allait la prendre pour une demeurée à hésiter de la sorte et elle-même se sentait profondément stupide.

" Désolée, s’excusa-t-elle, je suis un peu… ça recommençait. Fabuleux. J’ai du mal à me souvenir de certaines choses… Ma mémoire… "

Elle avait l’air un peu perdue, mais elle poursuivit malgré tout :

" Je suis entrée au service de… gros effort de prononciation… messire Mëgilen’syre Wyr… "

La fin du nom se perdit dans quelque chose d’incompréhensible. Décidément, c’était laborieux. Valet. Le mot lui revint tout à coup et elle reprit de façon un peu plus aisée :

" Oh, je suis son valet, voilà. "

A hésiter comme ça, on pouvait sérieusement se demander si elle était en train de raconter n’importe quoi en étant une piètre menteuse ou si elle délirait. Elle soupira, eut un petit sourire désolé comme pour s’excuser d’être aussi peu compréhensible.

" J’étais herboriste, " finit-elle par ajouter.

Que dire d’autre ? Elle hésitait à expliquer davantage les raisons de sa présence, doutant que Mëgilen apprécie qu’elle raconte partout qu’il avait engagée la première vagabonde amnésique venue. Qu’elle ait des problèmes de mémoire était une chose, mais il était inutile d’en rajouter.

Le regard de la jeune femme se posa à nouveau sur la peau de tigre. Cela lui évoquait quelque chose. Mais quoi… ? Depuis qu’elle était arrivée, elle avait croisé plusieurs sortes de personnes : des militaires, des domestiques… Cet elfe ne semblait pas vraiment faire partie de ces catégories et, étrangement, cela intriguait Etheldred sans qu’elle ne sache pourquoi. Son regard dévia sur la sacoche en bandoulière et elle pensa à la sienne, restée dans sa chambre et remplie de remèdes qui lui restaient à présent inconnus.

" Seriez-vous… aussi herboriste ? " finit-elle par hasarder, prise d'une inspiration soudaine.

Elle ne savait pas trop ce qui lui faisait penser cela. N’importe qui pouvait avoir une sacoche et rien ne prouvait que la sienne contienne des plantes. Mais elle avait l’impression qu’il y avait un lien à faire avec quelque chose. Quel lien, elle n’en avait aucune idée, mais à présent, elle commençait à être habituée à avancer à tâtons et à dire ce qui lui passait par la tête pour essayer de retrouver ses souvenirs. Si il la regardait bizarrement, eh bien, tant pis, au moins, elle serait allée au bout de son idée et n’aurait pas de regret. Elle espérait juste qu’il ne prenne pas ombrage de cette étrange discussion.

La jeune humaine ne semblait décidément pas avoir les idées bien claires au vu de ses réponses plus qu’embrouillées. Elle donna l’explication à cet étrange trouble… amnésie… une mémoire qui s’effondrait comme un vieux chêne au cœur pourri et qui cède sous le poids de ses lourdes branches. Cela arrivait parfois, bien que les causes de telles amnésies soient difficiles à cerner… des chocs émotionnels en règle générale, une volonté du cerveau de ne plus voir ressortir certains souvenirs trop pénibles.

La jeune femme réussit tout de même à lui donner le nom de son employeur, un capitaine du fort, dont elle était devenue le valet. Un elfe assez accommodant pour prendre avec lui une humaine ne se souvenant pas de son passé, voilà qui était tout à son honneur malgré la bizarrerie d’un tel acte. Mais au fond, il ressemblait presque en cela à un druide prenant soin d’un louveteau abandonné, Hamandruil n’allait donc pas le blâmer.

Bon, en tout cas, si la donzelle ne se souvenait pas de son nom, elle se souvenait de son ancien métier : herboriste. Le druide aimait bien les herboristes, des gens qui faisaient preuve d’une culture étendue des bienfaits qu’offre la Nature, des gens respectueux de la Mère… bien loin de ces rustres venant avec haches et scies pour détruire la forêt. Le regard de la jeune femme se posa sur la sacoche du druide et elle lui demanda si lui aussi était un herboriste.
Son regard s’apaisa quelque peu, Hamanduil répondit d’une voix plus douce :

Non jeune fille, je ne suis pas un herboriste mais un druide. Mon nom est Hamanduil Elandriel.

Druide, herboriste, quelques points communs existaient cependant. Bien qu’utilisant leurs talents différemment, les deux servaient la Mère. De fait, les druides avaient eux aussi une connaissance assez approfondie des plantes permettant de soigner les blessures ou de calmer la douleur. Certes, mettre un nom sur ces plantes importaient peu aux druides, au contraire des herboristes qui disposaient de tout un classement complexe dans leurs échoppes… un druide sait, il n’a pas besoin de l’écrire…

Hamanduil devait admettre que l’humaine ne lui était pas aussi antipathique que ses congénères. Elle paraissait perdue au milieu de tous ces elfes, en quête d’un passé qui la fuyait. Un élan de sympathie traversant son cœur, il ouvrit sa sacoche et montra à l’humaine sans nom les simples qu’elle contenait. Peut être les voir réactiverait-il certains de ses souvenirs.

Je ne suis pas un herboriste au sens que vous l’entendez, mais pour autant je connais les bienfaits des plantes que nous offre la Nature.

Etheldred fut soulagée de voir que l'elfe ne prenait pas mal sa façon d'être. Il alla même jusqu'à lui répondre aimablement qu'il était un druide. Une lueur d'intérêt s'alluma dans les yeux de la jeune femme. Cela évoquait quelque chose pour elle. Mais quoi ? Elle n'en avait malheureusement aucune idée, même si elle sentait que la notion lui plaisait. D'ailleurs, elle se calma tout à fait, allant même jusqu'à sourire franchement.

Il s'était présenté, aussi elle fit de même, bien qu'elle ne puisse donner que son prénom :

" Je m'appelle Etheldred... "

Oh, Mëgilen lui avait bien attribué un nom de de famille, mais elle ne parvenait plus à mettre le doigt dessus. Tant pis, elle n'y accordait pas réellement grande importance. Certes, elle était touchée que son nouvel employeur ait pris la peine de lui donner une identité, mais pour le moment, cela ne lui servait pas à grand chose. Et puis, son prénom était réellement à elle. Du moins, elle pouvait le supposer étant donné qu'elle l'avait lu sur la première page de son carnet.

Lorsqu'Hamanduil ouvrit sa sacoche, la jeune femme jeta un regard intéressé aux plantes qu'il lui montrait. Après quelques secondes d'observation silencieuse, elle finit par en désigner une d'un air interrogateur.

" Celle-ci... je la reconnais. Je l'ai dans mes affaires. "

Se disant qu'il ne devait pas comprendre grand chose à ce qu'elle sous-entendait, elle expliqua plus clairement :

" J'ai une sacoche avec moi, qui ressemble un peu à celle que vous portez. "

C'était d'ailleurs pour cela qu'elle avait fait le lien un peu plus tôt avec le supposé métier d'herboriste. Dommage qu'elle l'ait laissée dans sa chambre. Mais bon, tant pis, Etheldred n'était pas d'humeur à se lamenter, pas alors qu'elle avait une chance d'avoir quelques réponses à ses questions.

" Elle est remplie de plantes, de petits sachets... des remèdes sans doute. Mais je ne me souviens plus de ce à quoi ils servent. Je suis certaine avoir su, mais à présent... J'ai eu quelques bribes de souvenirs, comme des leçons, qui me sont revenues. La façon de doser un mélange pour un elfe ou un humain, par exemple... mais les... elle chercha son mot, le trouva avec soulagement, les simples me restent étrangers. "

Elle n'avait pas encore pu en parler avec qui que ce soi. Mëgilen savait ce qu'il en était, mais avec lui elle s'efforçait plutôt de ne pas faire de faux pas. Hamanduil était quelqu'un d'extérieur, qu'il la juge ne lui était pas pénible. Elle hésita un instant en craignant de le déranger, puis demanda avec une pointe de timidité en désignant la plante qu'elle avait reconnu posséder :

" Qu'est-ce que c'est, au juste ? "

Cela l'intéressait vraiment. Elle ne savait pas dans quelle proportion elle s'était passionnée pour son métier avant son amnésie, mais à présent, cela lui plaisait, même si elle se sentait frustrée d'avoir tout oublié.

" Et... quelle utilité ? "

Ce n'était sans doute pas le lieu pour parler herboristerie, mais c'était vraiment plus fort qu'elle. Tout ce qui lui restait de sa vie était lié à son métier : elle ne pouvait décemment pas s'en détourner et faire une croix dessus !

Calendula… Etheldred repassa le nom dans sa tête en essayant de faire un lien. Des pétales jaunâtres… Début du printemps… Anti-inflammatoire… Cela avait un certain écho, il fallait juste qu'elle parvienne à mettre le doigt sur... Ce n'était pas facile. Elle se mordit la lèvre, secoua la tête, à deux doigts d'abandonner. Mais elle ne voulait pas baisser les bras, pas tant qu'elle continuerait à faire des progrès.

" Je… "

Encore un petit effort... Elle secoua à nouveau la tête, finit par murmurer :

" Ce nom ne me dit rien, mais ces pétales…

Elle sourit en les reconnaissant soudain :

" Je m’en servais souvent oui, mais sous un autre nom, j’ignore lequel. Des compresses imbibées d’infusion, pour désinfecter, essentiellement. "

Elle était visiblement contente et soulagée de s’en rappeler. C’était comme une bouffée d’air pur. Elle pouvait se rappeler. Même sans les noms, elle arrivait à se souvenir de ses remèdes. Elle y mettrait le temps, mais c’était possible. Si elle avait la possibilité d'étudier malgré son travail avec Mëgilen, elle pourrait retrouver la mémoire et donc retrouver son métier. Cela signifierait aussi qu'elle pourrait à nouveau être indépendante. Elle n'avait rien contre le fait de vivre avec Mëgilen, mais il y avait une différence entre le faire de son plein gré parce que le monde des elfes lui plaisait et qu'elle avait accepté de racheter sa faute et le faire par obligation parce que sans lui elle était perdue sans moyen de subvenir à ses besoins.

" Calendula, " répéta-t-elle pour se familiariser avec ce nouveau mot.

Il y avait de petits récipients dans sa sacoche, sans doute pour préparer ses infusions.
Elle eut un instant de réflexion, avant de reprendre :

" Après, si la plaie est importante, je crois que j’utilisais un… le mot lui échappa, ainsi que le nom de la plante, une sorte de pâte… "

Son accès de gaité se tarit un peu lorsqu’elle se rendit compte que malgré ses progrès, elle risquait de rester longtemps incapable de soigner quoi que ce soit. Elle soupira, expliquant tout-à-coup à Hamanduil :

" J'ai un carnet avec moi, qui relate à peu près tout ce qui m'est arrivé depuis l'âge de sept ans... J'apprends ce métier depuis ce moment... J'en étais venu à un point où j'enseignais à un apprenti... "

Elle eut un geste pour balayer ses mots, une pointe de détresse dans la voix :

" Je ne me souviens plus de rien, j'ai à peine quelques impressions de déjà-vu ! "

Elle se calma d'elle-même, se disant qu'elle allait l'ennuyer avec ses histoires. Pourtant, cela lui faisait du bien de parler un peu.

" Combien d'années me faudrait-il pour retrouver mon métier ? En avez-vous une idée ? "

Un elfe ne pouvait que penser qu'une pauvre humaine n'aurait jamais assez de toute une vie pour accumuler assez de savoir... mais Hamanduil semblait un peu plus ouvert que nombre d'autres sylvains. Peut-être saurait-il adapter sa réponse ?

Hamanduil eut un petit sourire encourageant en voyant la jeune femme réussir à raccrocher quelques brides de son passé à la plante qu’il lui présentait. Ce n’était qu’une goutte d’eau dans le désert, mais c’était un début… il fallait savoir ne pas être trop ambitieux… une amnésie totale ne se soignerait pas comme cela, si toutefois elle se soignait un jour, or rien n’était moins sur.

Etheldred semblait penser à la même chose que lui puisqu’elle lui posa innocemment la question de savoir si le druide connaissait le nombre d’années qu’il lui faudrait pour retrouver ses souvenirs d’herboriste, pour pouvoir de nouveau exercer en tant que praticienne compétente. Posant une main sur l’épaule de l’humaine, le vieil elfe lui dit d’une voix douce :

Venez.

Un milieu de couloir n’était pas le lieu idéal pour ce genre de conversation. Quelques dizaines de mètres plus loin, ils trouvèrent un banc près d’une fenêtre donnant sur l’Aduram. La vision de la forêt apaisait toujours le druide lorsqu’il se trouvait dans une cité. D’un geste, il fit signe à Etheldred de s’asseoir à côté de lui.

Vous posez une question bien délicate jeune fille. Combien de temps pour que vos souvenirs vous reviennent ? Je mentirais en vous disant que cela sera rapide, et peut être n’aurez vous pas assez de votre vie pour les retrouver. Ou peut être pas… les amnésies sont souvent causées par des chocs et un stimulus externe peut débloquer votre ancienne mémoire. Ne me demandez pas quel stimulus, car je l’ignore…

Le druide ne comptait pas dorer la pilule à l’humaine, elle avait à tout le moins droit à de la sincérité de sa part, et ne pas se faire de fausses espérances qui pourraient la décevoir cruellement.

Mais au fond, est-ce cela le plus important ? Vous pouvez accepter votre amnésie et vivre avec, ou tenter de retrouver vos souvenirs, sans être certaine pour autant de réussir. Si vous choisissiez cette deuxième voie, je vous conseille de tenter de mettre la main sur un traité d’herboristerie.

Hamanduil lui-même n’avait pas la moindre idée d’où elle pourrait trouver cela… peut être dans une de ces porcheries que les humains appelaient pompeusement « villes ». A moins que son maître n’ait cela sous la main ? Un noble elfe devait bien avoir une bibliothèque à sa disposition non ?

Regardant par la fenêtre la citadelle et au-delà la lisière de la forêt, le druide fut de nouveau envahi par ce sentiment de mal être qu’il ressentait depuis quelques temps. Essayant encore une fois de mettre un nom sur ce sentiment, il échoua de nouveau… il était mal à l’aise, c’était tout, mais il ne parvenait pas à dire pourquoi.

Etheldred eut un sourire reconnaissant pour Hamanduil. Il l'écoutait depuis le début sans la juger et prenait même le temps de répondre à ses questions simplement. Elle le suivit jusqu'à un banc, estimant qu'elle n'était pas pressée et qu'elle tenait là la chance de renouer un peu avec son métier. Mëgilen avait accepté de l'aider, certes, mais il n'avait pas tant de temps à lui consacrer malheureusement.

La jeune femme jeta un coup d'œil par la fenêtre, trouvant la forêt toujours aussi belle. Puis elle s'assit et écouta la réponse du druide. Cette dernière était mitigée et elle fit un peu l'effet d'un tout ou rien à Etheldred. Soit elle aurait la chance d'avoir un déclic, soit elle réapprendrait tout durant des années et des années. Enfin, si elle estimait son âge à celui que lui avait donné Mëgilen, à savoir dix-neuf ans, alors elle avait mis douze ans à parfaire suffisamment ses connaissances pour être en mesure d'engager un apprenti. Cela signifiait que même en repartant de zéro, elle pouvait en avoir le temps. Or, il lui restait quelques souvenirs qui ressurgissaient parfois.

" J'y arriverai. "

C'était dit avec un mélange d'espoir et de certitude, sur le ton de "je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y parvenir". Elle aurait pu se lamenter et baisser les bras en se disant qu'elle se retrouvait au milieu de nulle part avec pour employeur un elfe qui la voyait comme une drôle de petite bête à dresser à la manière elfique. Au lieu de ça, elle avait décidé de prendre le bon côté des choses et, si elle avait quelques élans de découragement de temps en temps en prenant conscience de l'étendue de ce qu'elle avait oublié, elle reprenait bien vite confiance en elle. De toute manière, elle n'avait pas le choix si elle voulait aller de l'avant.

Quand Hamanduil lui suggéra deux voix différentes, elle secoua la tête, pas tout à fait d'accord avec lui :

" Je peux aussi ne pas choisir... Accepter mon amnésie sans chercher à tout prix à retrouver le moindre de mes souvenirs, ce qui finirait par me rendre folle, mais continuer malgré tout à étudier l'herboristerie. Je viens de calculer qu'il m'a fallut environ douze ans pour parvenir à rassembler assez de connaissances pour former un apprenti. Je ne sais combien de temps peut vivre un elfe, mais même en tant qu'humaine je pense pouvoir trouver le temps de me remettre à un certain niveau... Il serait dommage que je fasse une croix sur l'herboristerie sous prétexte que je dois repartir de zéro : cela m'intéresse toujours. "

Elle haussa brièvement les épaules en souriant :

" Je ne suis pas pressée, de toute façon, et vous avez raison : je pourrai m'appuyer sur des ouvrages. Mais le seigneur... Mëgil... Mëgilensnouirf... elle grimaça sur la fin de la prononciation, désolée d'écorcher son nom, m'a dit qu'il ne savait s'il y en avait ici. "

Elle fronça soudain légèrement les sourcils en voyant l'expression d'Hamanduil. Il regardait la forêt avec une sorte d'inquiétude.

" Quelque chose ne va pas ? " demanda-t-elle en jetant un regard à l'extérieur.

Il n'y avait rien de visible, en tous cas. Mais les elfes étaient très liés avec la nature, à plus forte raison les druides, aussi Etheldred se doutait que quelque chose pouvait lui échapper. Tout paraissait pourtant très calme et c'était d'ailleurs pour cela qu'elle appréciait la vie chez les elfes. La beauté majestueuse de la forêt lui plaisait.

Hamanduil écoutait les paroles de l’humaine mais il avait du mal à se concentrer. Un sourd malaise le tenaillait, et ne pas réussir à l’identifier le gênait d’autant plus. Il se sentait un peu comme un animal face à une situation pas ordinaire… face à une vision qu’il sait ne pouvoir être vraie. Cela restait assez malaisé à concrétiser dans son esprit car ses sensations faisaient appel à des instincts les plus primaux.

Il se souvenait un jour avoir rencontré un tigre blanc sur les falaises de Kirgan alors que lui-même s’était métamorphosé. Les deux tigres étaient restés de longues minutes face à face à se regarder, et le druide avait senti cette incompréhension, ce sentiment indéfinissable chez l’animal. Le tigre voyait un congénère et pourtant sentait que quelque chose ne collait… c’était l’odeur d’un tigre, l’apparence du tigre… mais ce n’était pas un tigre.

Et bien là Hamanduil comprenait ce que le noble prédateur avait pu ressentir ce jour là, car la situation actuelle lui paraissait similaire… il voyait Fort Ellyrion, les sentinelles de gardes sur les puissantes murailles, il voyait la forêt au-delà, il voyait le calme et la tranquillité de ce lieu inviolé… mais il sentait que quelque chose n’était pas en place… mais quoi ?
Soudainement, l’elfe se rendit compte qu’Etheldred le regardait, l’air intriguée. Pris dans ses pensées, il avait du louper complètement les dernières phrases de la jeune femme.

Excusez-moi, j’étais distrait.

Se rasseyant, il se tourna vers l’humaine.

Je sens… un malaise… en ces lieux… c’est… difficile à expliquer…

Par la Mère, comment expliquer une telle sensation à quelqu’un qui ne l’a pas expérimenté ? Toutefois, Etheldred paraissait être débrouillarde et intelligente, et peut être que lui en parler clarifierait ses propres pensées.

Vous n’avez jamais vu un chien grogner sans raison contre une personne ? Ou contre un simple élément de mobilier ? Les animaux ont un instinct qui les avertis lorsque quelque chose ne répond pas aux règles, n’est pas à sa place, n’est pas… vrai… et cela les met mal à l’aise. Et bien je ressens un tel malaise en ces lieux.

Le druide eut un sourire contrit.

Je m’excuse, je suis bien conscient que je ne suis pas clair, mais je n’arrive pas à trouver les mots pour l’exprimer.

Hamanduil se prit la tête dans les mains, cherchant à faire le tri dans ses pensées tumultueuses qui se bousculaient au portillon comme des acheteuses le premier jour des soldes devant un magasin avec un panneau -90% et qui ont déjà repéré le petit haut qui n’existe qu’en un exemplaire dans leur taille… se rendant compte que cette pensée était ridicule sur Mira, il releva la tête et sourit à la jeune herboriste :

Je n’en sais rien Ethledred, à vrai dire j’ignore même s’il s’agit d’un danger.

Comment qualifier l’inqualifiable ? Le druide ne savait qu’une seule chose : l’avenir proche réservait un événement majeur à la région, mais la nature de cet événement lui restait inconnue. L’instinct à ses limites, et il se contente généralement d’avertir de l’imminence d’un épisode important, sans pour autant que les détails en soient clairs. Agaçant, oui, très agaçant, Hamanduil se sentait comme un animal qui regarde un fourré sans savoir si c’est une proie ou un prédateur qui s’y cache.

La forêt ou le Fort ? Bonne question au demeurant que posait l’humaine, mais une question à laquelle le druide n’avait pas de réponses. La forêt et le Fort étant si fortement interconnectés que tout ce qui menaçait l’un menacerait l’autre. Mais la mélodie des arbres était troublée, comme… inquiète… et pourtant… comme nostalgique, comme si l’Aduram se rappelait une époque révolue.

Non, Hamanduil était persuadé que quoi que soit ce que leur réservait l’avenir, ils seraient tous impactés. Fataliste, car persuadé que rien ne pourrait de toute façon venir à bout de la Mère, le vieil elfe se leva et posa gentiment sa main sur l’épaule de l’ancienne herboriste. Il n’aurait pas du partager ses craintes avec elle, Etheldred avait déjà fort à faire avec sa mémoire… inutile d’en rajouter.

Vous devriez retourner voir le seigneur Mëgilen'syre Wirskeïnfyl, j’ai eu tort de vous inquiéter sur la base de simples sensations.

Oui, quoi qu’il se passe, elle ne sera nulle part plus en sécurité qu’avec le seigneur elfe, il serait à même de prendre les meilleures décisions concernant cette jeune personne perdues dans un monde qu’elle ne comprenait plus.

Oui… elle serait en sécurité…

Etheldred était désolée pour l'elfe sans trop savoir qu'y faire. Ce dernier finit par se calmer, allant même jusqu'à sourire et il reconnut qu'il ignorait ce qui pouvait se passer. Bien... la jeune femme n'allait pas s'inquiéter outre mesure, ce serait inutile étant donné que quoi qu'il se passe, elle n'y pourrait rien. Elle le comprenait, en même temps, car chercher sans cesse ses souvenirs devait ressembler un peu à ce sentiment persistant que quelque chose échappait à l'esprit.

Elle sourit à nouveau lorsqu'il s'excusa :

" Ce n'est rien... parfois parler peut faire du bien, même si, elle eut un petit rire contrit, cette personne ne comprend pas tout. "

Suivant son conseil, elle se leva à son tour : il était temps de prendre congé.

" Eh bien je suis ravie d'avoir fait votre connaissance et d'avoir pu discuter un peu d'herboristerie. "

Il n'imaginait pas à quel point cela lui avait fait plaisir. Certes, elle se rappelait un peu tard que Mëgilen lui avait demandé de se faire discrète et d'éviter de parler en langue humaine, mais tant pis...

" En tous cas, j'espère que vous trouverez ce qui vous mets mal à l'aise sans tarder, " conclut-elle finalement.

Il était temps, effectivement, de le laisser vaquer à ses occupations et de trouver le chemin de sa chambre ou de celle de Mëgilen. Elle n'allait tout de même pas continuer à errer dans les couloirs, aussi elle faillit demander son chemin à Hamanduil... sauf que la mémoire lui revint tout à coup. Comme bien souvent, en fait, il lui suffisait de ne plus chercher ce qu'elle avait oublié pour que cela s'impose à elle. C'était agaçant, mais rassurant, d'une certaine façon.

Ce n'était pas bien loin... L'elfe disparut, elle décida d'aller consigner sa rencontre dans son carnet avant de retrouver Mëgilen.


[hrp : Petit rp pour boucler. J'imagine que tu étais prêt à terminer... sinon j'édite. ]