Situation d'urgence (2) | Aerlinn

Anaëh… Douce Anaëh, Prime Forêt, Berceau de Vie de Miradelphia, véritable Bosquet Sacré de l’Aîné des Cinq… Cruelle Anaëh, qui par son mutisme déchirant torturait celui qui venait chercher son aide. Dyarque avait quitté les murs protecteurs d’Alëandir. Il avait réglé tout ce qu’il avait à faire là bas. Les ordres avaient été donnés, les missives envoyées. Désormais, il allait tenter de jouer sa dernière carte. Celle d’un elfe désespéré. Le Culte de Kÿria avait donné son accord, il allait accompagner les armées, comme cela se faisait habituellement. Le Culte de Calimehtar s’était réuni et lui avait apporté conseils et avis éclairés. Le Culte de Tyra s’était lancé à ses côtés dans une Croisade contre les suppôts de Teiweon. Dyarque quant à lui faisait son possible pour rejoindre les renforts d’Ardamir à temps. Epuisé, aussi bien physiquement que mentalement, il n’épargnait ni sa personne, ni sa monture, un fier étalon qui ne devait pas comprendre ce qu’il avait fait pour mériter pareil traitement.

C’était pour les arbres qui l’entouraient, pour le trésor qu’ils représentaient, qu’il luttait avec autant d’énergie. Pour eux, et pour le Peuple qu’ils abritaient. Le Culte de Kÿria répétait que sans Anaëh, les Elfes n’existeraient pas, et ils avaient raison. Mais à l’aube d’une guerre au sud se dessinait une nouvelle vérité : sans les elfes, Anaëh était condamnée à disparaître. Dans un équilibre précaire, les deux étaient complémentaires. Que feraient les drows une fois Ellyrion tombé ? Se rendant compte qu’il tuerait sa monture s’il continuait ainsi, le vieux mage se força à faire une halte. Mettant pied à terre, il flatta l’encolure de la bête, fermant les yeux pour ne plus voir le temps défiler. Ah, s’il avait pu se téléporter, tout aurait été si simple. Mais il ne lui appartenait pas de faire plier l’espace et le temps à sa volonté. Regardant autour de lui, il fronça les sourcils. Il ne s’en était pas rendu compte, ne prêtant aucune attention au paysage, mais il savait parfaitement où il était.

« Reste ici. Je reviendrai bientôt. » demanda-t-il au pauvre animal qui, de toute façon, n'avait pas vraiment le choix.

Il en était persuadé, il se trouvait dans un des « territoires » d’Aerlinn Merileryn. Cette druidesse de légende, plus un mythe qu’une réalité pour certains, semblait protéger Anaëh dans sa globalité, apparaissant çà et là, mais il y avait des endroits où elle revenait souvent, et où, disait-on, il était possible de lui parler. Il suffisait d’avoir une bonne raison. A ses yeux, il possédait la meilleure qui soit. Il avait du temps à perdre, de toute façon, il fallait que sa monture se repose. Dès qu’il le pourrait, il rejoindrait un village pour en changer, mais pour l’heure, il n’avait pas le choix. Lui-même ne pouvait pas se permettre de dormir, et de toute façon, il n’y arriverait pas. S’enfonçant au hasard dans les forêt, il se mit à errer, non sans mémoriser son chemin.

« Anaëh, j’ai besoin de toi ! » finit-il par hurler.

Cri vain, mais cri sincère. Laissant s’affaisser ses épaules, il poussa un soupire et reprit ce masque qu’il venait juste d’abandonner. Pour les elfes, il n’avait pas le temps de se laisser divaguer. Faisant demi-tour, il reprit la direction de sa monture.

Ils iraient doucement, mais ils iraient tout de même.

Elle était belle.

Ce fut la première pensée qui parvint à percer sa stupeur. Se figeant, il l’observa, impassible d’extérieur. Avec les siècles, il était devenu maître dans l’art de cacher ses émotions, aussi violentes soient-elles. Peut-être parce que, justement, il ressentait beaucoup de chose de façon exacerbée. Il ne supportait pas le silence, pas plus que la solitude, pourtant il en était arrivé à se voiler des deux. Il était devenu Dyarque de Lanthaloran, Seigneur Protecteur d’Alëandir et d’Anaëh et Mage d’Alëandir, là où il n’était destiné qu’à la voie de druide. Une voie qui, comme jamais, s’incarnait devant lui. Il resta quelques secondes immobiles, statue de chair et de sang parmi les arbres millénaires, une étrange lueur dans le regard.

Car, pour la première fois depuis plus de neuf siècles, Anaëh lui répondait.

Il fallait avouer qu’il s’agissait peut-être de la première fois qu’il l’appelait à voix haute. Il avait passé, les premiers temps de sa « surdité », des heures et des heures au milieu de ses arbres, appelant de ses vœux muets leur mélodie… Leur Symphonie qu’il semblait avoir oublié. Finalement, tout ce temps, aurait-il suffit de crier ? La plaie était-elle si superficielle qu’il suffisait d’un souffle pour la soigner ? Non, il ne pouvait le croire, il y avait autre chose. Comme il s’en était douté, la Forêt elle aussi craignait les vents venant de l’Ouest.

« Fut un temps où j’aurais passé ma vie à l’attendre, répondit-il en usant de cette langue qui les unissait. Et je regrette chaque jour de ne plus être cet elfe là. » Et, pour marquer la sincérité de ses propos tout autant que son respect, il inclina la tête, fermant les yeux. Il savait qui elle était, bien sûr, il n’avait besoin que de la regarder pour en être convaincu. Elle était celle qu’il était venu chercher en s’égarant quelques minutes dans les Bois. « Mais cela ne veut pas dire que je me suis détourné de l’Œuvre de notre Mère. »

Il la servait juste… différemment. Comme il le pouvait encore. Se redressant, il croisa les bras et rouvrit les yeux, croisant son regard. Il n’avait pas envisagé cette possibilité. Il l’avait rêvée, sans vraiment prévoir ce qu’il pourrait dire ou faire pour en tirer profit. Il avait devant lui une des légendes de ces bois, qu’on murmurait aussi vielle qu’eux - ce dont Dyarque doutait -. Certains affirmaient qu’elle avait vu dix Voiles et la naissance d’Alëandir, d’autre qu’elle était Aduram réincarnée en elfe. Le Roi des Elfes n’aurait pas su démêler le vrai du faux, et laissait la part belle aux mythes, si prompte à faire rêver. C’était bien de cela qu’avaient besoin les elfes : rêver.

« J’ai besoin de votre aide. De toute l’aide possible. Vous savez pourquoi, n’est-ce pas ? »

« Je comprends. »

Il ne savait à quoi s’attendre, mais les réponses d’Aerlinn, aussi voilées soient-elles, lui redonnait un semblant de moral. Après avoir lutté plusieurs jours durant contre le sommeil, il avait tendance à tout voir en noir et la possibilité de faire marche commune avec les créatures d’Anaëh ne pouvait qu’éclaircir ses horizons. S’il avait été un autre elfe, il aurait sans doute crié son soulagement, mais il était Dyarque de Lanthaloran et sa seule réaction fut d’incliner légèrement la tête en signe de gratitude.

« Je ne vous demanderai qu’une chose : trois milles elfes risqueront bientôt leur vie pour protéger la Porte d’Anaëh. Celui qui n’est pas de Son Œuvre n’a pas été façonné par Kÿria, j’en conviens, mais il a permit la protection d’Anaëh durant six siècles. Le voir tomber aux mains des sombres serait un scénario que je ne veux même pas envisager, aussi, je vous le demande… Il nous faudra attaquer, afin de donner assez de temps à nos soldats piégés à l’intérieur de l’évacuer et, surtout, de le détruire afin qu’il ne puisse pas nous nuire. »

Cela, bien entendu, s’ils obéissaient à ses ordres. Il avait été clair, à l’arrivée des renforts, ils devraient abandonner le Fort et s’assurer de sa destruction. Il n’imaginait même pas qu’on ne puisse pas l’obéir, ne voulant pas se perdre à en détailler les conséquences.

« Ensuite, nous regagnerons le couvert des arbres et nous lutterons ensemble pour protéger les Merveilles de Kÿria. Cela est-il possible ? »