En Diantra, étaient trois serpents

Un chapelet de perles froides dégoulinait depuis quelques heures des nuages gorgés d'orgueil. Cewiel regardait d'un œil pétillant le spectacle qui se déroulait sous ses yeux. Elle observait la course d'une goutte d'eau le long de sa peau d'ivoire. La perle coulait paresseusement le long de sa mâchoire avant de tomber silencieusement contre le pavé déjà recouvert d'une myriade de ce qui avait été, il y a quelques secondes, un doux rideau de pluie.
Adossée au mur de l'auberge du "Fringuant Poney", elle attendait avec une impatience effacée ses compagnons. Bien que l'idée de se représenter seul au milieu de la foule ne la rebute pas, il était toujours plus agréable, tant pour elle que pour le public, de danser avec des ménestrels. Arriva bientôt un homme de taille moyenne qui ne devait pas avoir plus de la trentaine. Derrière ce dernier se trouvait deux autres hommes au physique étrangement semblable. Tous trois se découvrirent quand ils aperçurent et entrèrent brièvement dans l'auberge, suivit de Cewiel. Un cocon de chaleur enveloppa la jeune femme, la faisant presque suffoquer. Elle n'avait jamais apprécié les endroits trop chauds. Elle s'assit avec ses acolytes à une table éloignée du reste des clients de passage. Ils commandèrent discrètement quatre choppes de bières et Cewiel se leva pour se diriger vers l'étage. Depuis que la "Rose Sucrée" avait sombré avec Gladur elle s'était réfugiée au "Fringuant Poney". Gildas, l'aubergiste, l'avait laissé prendre une chambre à l'année en échange d'une part de ses revenus hebdomadaires.

L'Hybride continua de monter les escaliers de chêne et longea un couloir pour arriver dans une chambre étroite. Meublée d'un simple lit, d'une commode et d'un bureau, il n'en fallait pas plus à Cewiel pour qu'elle se sente heureuse. Ôtant vivement sa robe carmin, elle enfila un soutien gorge indigo ainsi qu'un jupe assortie, tous deux parsemés de sequins dorés. Se couvrant d'une cape en laine noire, la jeune femme se mit à redescendre et rejoignit ses compagnons, rabattant au passage le capuchon sur sa chevelure argentée.
Elle retrouva les trois hommes sirotant tranquillement l'alcool qui venait d'être apporté et bavardant chaleureusement. Lorsqu'elle se rassit la conversation s'arrêta et les visages devinrent sérieux. Cewiel se mit à faire couler dans sa gorge le délicieux breuvage tandis que le premier homme étalait les détails de la représentation d'une voix grave. Opinant la tête aux moments appropriés, le jeune femme regardait rêveusement la pluie fouetter les carreaux derrière les trois hommes. Quand ils en vinrent à la distribution de l'argent elle se réanima soudainement et annonça d'une voix cristalline mais non moins tranchante :

- Je prends cinquante pour cent des bénéfices. Je vous laisse tout le loisir de vous partagez le reste de l'argent.
- Tu ne crois tout de même pas que...

Vran, celui qui avait dirigé la conversation depuis le début arrêta d'une main calleuse le jeune Marc qui cependant continuait de s'insurger.

- Elle pense que sous prétexte qu'elle danse elle devrait recevoir la moitié de notre argent ? Mais elle a perdu la tête.
- Tais toi !

L'ordre avait fusé, clair, net sans objection possible. Interloqué Marc se tut et interrogea du regard Vran imité par Nicolas, le troisième acolyte. Vran, le plus âgé des trois et le seul ayant l'habitude de travailler avec Cewiel, soupira et se mit à annoncer d'une voix lasse.

- Cewiel est une des danseuses qui attire le plus de monde à Diantra. Il n'est pas rare qu'on lui offre des représentations chez des nobles. Même si elle nous prends la moitié de nos commissions, nous aurons tout de même gagné plus que durant une journée normale.

Les deux autres hommes se turent suspect puis la petite troupe finit ses boissons et se leva. Ils sortirent, attirant au passage le regard des autres clients étonné par l'allure de l'étrange troupe. Soupirant de bonheur, Cewiel se mit en route sous la douce pluie en direction du marché. Elle avait toujours apprécié l'eau, ce liquide pur qui lavait tout quoi que ce fut. D'un pas assuré elle se faufila dans la foule tel un poisson remontant un cours d'eau suivi de près par ses compagnons.
Ils arrivèrent enfin sur la place du marché grouillante de monde malgré le temps pluvieux. D'un léger signe de la main elle dirigea son petit groupe légèrement à l'écart des étals. Les trois hommes se mirent alors à installer leurs instruments tranquillement tandis que la belle hybride lançait un rapide coup d'œil sur la foule de badauds. Bien peu de riches bourgeois. Qu'importe, elle arriverait bien à leur soutirer quelques écus. Les trois hommes furent bientôt près et annoncèrent à Cewiel qu'elle pouvait commencer.

La jeune femme retira alors sa cape et la jeta en direction des musiciens dévoilant son corps bien peu couvert. Elle sentit rapidement les habituels regards concupiscents de la foule remonter ses jambes fuselées, caresser du regard sa poitrine ronde et ses courbes. Retenant un frisson intérieur elle se mit à danser au rythme de la musique. Elle ondulait tel un serpent, se courbait comme si son corps devenait la représentation de la grâce des dieux. Elle se mit alors à faire apparaitre un dragon d'eau d'une trentaine de pouces qui se mit à onduler à ses côtés, caressant sa peau blanche de son corps aqueux.
Elle sentait les regards insistants des hommes qui la déshabillait dans leurs songes elle n'en doutait pas. Dans ce métier vous n'aviez pas besoin d'être devin pour savoir ce que pensait les autres. Cewiel vit alors une main sortir de la foule, tentant de toucher son corps inatteignable. D'un habile mouvement elle s'éloigna de quelques pas, pleine de grâce. Mais les regards ne cessèrent pas pour autant.

Le bruit caractéristique du claquement des sabots sur les pavés attira l'attention. Malgré le bruit infernal que produisaient les marchands pour attirer les quelques clients vers leur étalage, elle distinguait nettement le fer frappé la pierre a un rythme lent et régulier. Un noble approchait. Ou tout du moins une personne aux revenus assez élevés pour posséder une monture. Détendu par une certitude d'obtenir quelques souverains, la jeune femme se mit à virevolter, mélange de grâce et de fougue. Les commissure de sa bouche se relevèrent très légèrement. Imperceptible pour les pauvres yeux d'un humain mais qui illumina cependant son visage.
Les larmes que faisaient tomber les nuages continuaient de s'écraser lentement sur la peau d'albâtre de Cewiel. Du coin de l'œil elle observait le noble qui s'approchait. L'allure plutôt austère il avait néanmoins un visage agréable et des magnifiques yeux tilleuls. Les dernières notes tombèrent dans l'oubli et quelques âmes généreuses lancèrent ici et là des écus. Les trois hommes ramassèrent avec entrain les écus et se mirent à les partager en quatre petits tas distincts. C'est alors que le noble qu'elle avait vu se fendit d'un souverain qu'elle attrapa d'une main habile. Elle fit signe aux autres de prendre le reste de l'argent pour eux et porta toute son attention sur le cavalier. Il était resté perché sur sa monture, tel un rapace guettant sa proie avec envie.

- Brillant spectacle, jeune fille. Je ne m'attendais pas à assister à ce genre de tour dans les rues de Diantra. Votre art siérait d'avantage à une cour quelconque ou à une assemblée d'arcanistes.

La voix étrange, douce et grave à la fois, ronronnait. Étrange spectacle venant de la part d'un homme qui semblait vivre enfermé dans les ténèbres. Cewiel retint un gloussement dédaigneux à l'encontre du noble. Jeune fille ? Elle devait facilement avoir le quadruple de l'âge de son interlocuteur. Mais soit, peut être n'avait-il pas prêter attention à ses fines oreilles perlant de diamants aqueux. Son allusion à une représentation devant une cour ou une assemblée surprit la jeune femme qui le dévisagea d'un regard avide et effrayé à la fois.
Elle se représentait par de rares occasions devant des nobles mais, bien qu'elle soit grassement payée, elle se faisait souvent traiter comme une jouet. Simple bibelot destinés à l'amusement des plus riches. Ainsi elle évitait le plus possible les nobles bien qu'ils lui rapportent une somme qui n'était pas des moindres.

- D'où venez-vous ? Et de qui tenez-vous votre art ? Le maître qui vous a enseigné est bien digne de compliments.

Il s'était remis à parler tandis que les nuages cessèrent de faire tomber leur liquide divin. Quelques rayons de soleil tombèrent sur les joues de l'hybride qui retint une mimique d'agacement. Pourquoi fallait-il que la pluie cesse après seulement quelques heures de crachin ? Elle reporta son attention sur le jeune noble et se décida à parler, de sa voix fraiche et cristalline.

- Je viens d'ici et là, sans prétendre à une quelconque terre natale. Monseigneur, la danse n'est pas un art qui s'enseigne, ce n'est que le résultat du perfectionnement des jours. Mes maitres, si on les considèrent comme tels, ne sont que de vagues gouttelettes dans l'océan de ma mémoire.

« - Etrange. Il me semble pourtant naturel d'éprouver ne serait-ce qu'un brin de gratitude pour ceux qui nous mettent sur la voie que l'on pratique. Mais c'est vous l'artiste, pas moi. »

Le jeune noble avait commencé sa phrase d'un ton badin accompagné d'un léger haussement d'épaules. Rapidement suivit d'un petit rire. Il se moquait d'elle. Elle le sentait. Loin de s'en offusquer elle remarqua simplement qu'il déblatérait bien trop sur quelque chose qu'il ne semblait pas connaitre en profondeur. La jeune femme poussa un soupir discret et regarda son interlocuteur, un rictus amer déformant ses lèvres. D'une voix qui se voulait venimeuse, elle ajouta :

« - Apprendre cet art est une malédiction. Je ne vois ainsi pas pourquoi je devrais montrer la quelconque gratitude à ceux qui m'ont ainsi condamné. »

Alors qu'elle finissait sa phrase, la pluie se remit à tomber, redoublant de vigueur. L'hybride se mit à sourire légèrement, levant la tête vers le ciel. Les perles d'eau s'écrasaient à un rythme régulier sur son visage et son corps, trempant l'étoffe au passage. L'éclaircie qui avait ranimé le visage des badauds avait été vite remplacé par une pluie torrentielle qui ravit au plus au point la jeune femme. Elle vit notamment le jeune noble pincer les lèvres, irrité par ce déluge. Son visage rayonnant se changea en un léger sourire moqueur.

« - Allons, si votre danse est certes fort honorable et agréable à l'oeil, je parlais plus précisément de votre autre art. Les mages qui s'essaient à la danse... Ou les danseurs qui se frottent à la magie... ne courent pas les rues. »

Il avait parler d'une voix ferme, prenant l'assurance que lui conférait son rang. Tout en parlant, l'oeil tilleul passa rapidement sur le dragon aqueux qu'elle avait fait apparaitre durant sa représentation et qu'elle n'avait toujours pas fait s'évanouir. Il tournoyait autour de son corps paresseusement, s'arrêtant par moment autour de sa taille comme si il était mue d'une vie et d'une volonté propre. Cewiel le suivait de son regard pétillant prêtant guère attention aux paroles du noble. Toute fois elle concéda à répondre. Il était un noble après tout. Mieux valait ne pas froisser ceux qui détenait un certain pouvoir. Ou tout du moins pas directement.

« - Certes. Pour cette magie, elle lança un regard affectueux au dragon d'eau, je me dois de remercier mon premier maître. Mais qu'importe. Il ne peut recevoir ma gratitude, il a déjà retrouvé Tyra. »

La fin de ses paroles était empli d'une tristesse sans nom. Même un siècle après la mort de Rohan, elle n'avait pu oublier les jours heureux qu'ils avaient vécus ensemble. Malédiction qu'était son immortalité. Elle avait vu tout le monde mourir, elle les avait vu naitre. Elle sortit de ses pensées et observa du coin de l'oeil le jeune homme. Il semblait offusqué malgré son ton badin. Pourquoi donc ? Parce qu'elle lui parlait comme un égal ou voir même comme un être inférieur ? Après tout ce n'était que pur vérité. Le noble se remit alors à parler d'une voix adoucie et patiente.

« - Je suis Seamus de Roncelieu, maître d'un domaine dans certaine terre plus au Nord que l'on nomme Olyssea, et où l'on serait charmé, et ravi, de vous voir vous produire. Vous seriez nourrie, logée, et bien mieux traitée que le sont ailleurs nombre de saltimbanques. »

Ainsi il s'appelait Seamus de Roncelieu. Roncelieu. Ce nom lui disait quelque chose. Cherchant au fond de sa mémoire, elle eut le souvenir d'une discussion interceptée dans les rues sombres de Diantra. L'histoire d'une famille, les Roncelieu, qui disait-on était sujette à de nombreuses choses pour le moins étranges. Elle recula discrètement d'un bon pas puis se mit à réfléchir sur la proposition. Elle n'était pas maltraitée en tant que danseuse, mis à part les habituelles caresses concupiscentes qu'il n'était guère possible d'arrêter même si elle se produisait devant un public aux moeurs plus élevées. Cependant elle se décida à repondre au vue de la mine contrariée du dénommé Seamus.

« - Sieur, ce serait pour moi un honneur. Mais je vis sur les routes et n'ait guère l'habitude de séjourner trop longtemps au même endroit. »

Elle posait une condition simple mais stricte. Elle ne voulait pas être enfermée par cette étrange famille et ne souhaitait pas s'attarder dans leur fief. Mais la promesse alléchante d'une récompense l'attirait plus que tout. Tout en espérant une réponse positive du Roncelieu, elle attrapa la cape de laine noire maintenant trempée et la posa sur ses épaules. Bien que le contact ne fut des plus agréables, elle garda cette protection. Ses quelques vêtements détrempés par la pluie étant devenu presque transparent.