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 La gueule pourpre

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Aetius d'Ivrey
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MessageSujet: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeMar 26 Avr 2011 - 19:44

L’automne s’était abattu partout, même sur Meca. Carrefour entre les vents chauds du Ponant et les airs froids descendants du nord au sud, l’île était déchiré par un air lourd, humide et chaud. Des zéphyrs traversaient les rues clairsemées, faisant grincer les pontons et rafraichissait le chaland. Ces Mécéens vagabondaient au gré de leurs rêveries, battant la terre sale des venelles ou le bois imbibé des passerelles d’un rythme chaloupé et lent. La ville des forçats vivait au rythme des allées et venues des navires, or la saison était creuse. Les pirates n’étaient pas encore revenus, car les mauvais vents attendaient souvent les prémices de l’hiver pour renaître. Les départs, à l’inverse, attendraient le lendemain ou seraient reportés au printemps, afin d’éviter un retour agité. Aussi la ville était calme, quiète. On flânait et passait d’une taverne à l’autre avec la mollesse de l’inactif.

Au milieu de cet océan de lenteur, un petit groupe faisait tache. Une dizaine de personnes, en effet, bousculait la grand-route de Meca et la traversait tout droit. C’était des hommes d’armes accompagnés d’une poignée d’ânes, avec à leur tête un homme habillé d’une riche brigantine et entouré par un roux, visiblement nerveux, ainsi qu’un prêtre de Mogar à la mine austère. La troupe dévorait la ruelle à une vitesse pressée, mais parfois elle s’arrêtait sous l’impulsion du jeune noble, qui jetait un coup d’œil aux bâtisses qui l’encerclaient ou demandait un renseignement à un passant.
« Je vous dis que c’est une connerie, monseigneur. Je le sens pas ce coup-ci, » prévint le roux d’une voix hachée.
« Dis-moi, Hugald, c’était quand la dernière fois que t’as bien senti un coup ?, » rétorqua le noble, visiblement irrité. Nul doute que le vieux vétéran à la barbe flamme avait tanné son employeur pendant une bonne partie du voyage sur son mauvais pressentiment.
« J’aurais pu envoyer quelques agents afin de m’assurer que tout était en ordre, monseigneur. Comme maître Hubert l’avait conseillé. »
« Affréter une bicoque et payer une douzaine de tes brigands pour qu’ils m’apprennent que Meca était un coupe-gorge ? La belle affaire. Je crois que c’est là. »

Le jeune noble s’avança dans un carrefour plus large que les autres et observa un instant une enseigne de taverne. Puis une autre, et encore une autre. Et puis quelque chose le heurta. Ou plutôt quelqu’un. Non, quelque chose. C’était un grand diable à l’allure sinistre qui n’avait pas dû voir le seigneur, qu’il dominait d’une bonne tête.

« Hé là !, » grogna le noble en posant l’épée à la main et reculant d’un pas pour mieux admirer le bestiau. La chose était aussi grande que laide. L’atmosphère d’orage d’été qui planait au dessus de l’île des prisonniers libérait une lumière tranchante qui durcissait d’autant plus les traits de l’animal, dont la gueule avait été passée au feu. Hugald, quand il vit le gabarit que son patron toisait d’un air de défi, esquissa un geste vers ce dernier. Autant éviter de se mettre à dos un truc pareil dans une ville qu’on ne connaissait pas. Cependant, il arrêta bien vite son geste et soupira quand Aetius reprit la parole.
« Alors, le ladre, on ne me présente pas d’excuse ? »
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Zelvajra
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MessageSujet: Re: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeMar 26 Avr 2011 - 20:43

L'heure n'était pas aux réjouissances. Vêtu de sombre, celui qui avait été renommé Kelva errait avec lenteur parmi les nombreuses ruelles de Meca, sans réel but. Et s'il ne disait rien, si seul le silence accompagnait ses pas lents, un mot flottait sur ses lèvres : pathétique. Il était Zelvajra, l'Indésirable, miséreux de misère, né rien et adoubé par Chaos, ce Père qu'il avait aimé tant qu'il avait massacré Ses enfants jusqu'au dernier, devenant le Tyran d'une ville qui n'existait plus. Il avait vu Alonna, il avait vu Oësgard, il avait vu le début et la fin d'Abyssea. Il avait été de ceux qui avaient touché du doigt la réalité qui se cachait derrière le voile de l'Oracle. Qu'était-il, désormais ? Un ivrogne et encore. Le pâle fantôme de ce qu'il avait pu être, qui n'effrayait plus par la puissance de ses pouvoirs interdits mais par l'horreur de la brûlure qui lui dévorait la moitié du visage. Cette marque, apposé sa figure avec son consentement, cette marque qui avait fait sa fierté, le dévorait de l'intérieur. Tel était le dernier cadeau de Chaos, une mort lente et douloureuse, une folie croissante pour celui qui pensait pouvoir trouver le rédemption dans la protection d'une égarée. Mais Aalya avait disparu et avec elle, Kelva s'était consumé. À la place, point de Zelvajra, seulement un débris. Une épave incapable de regarder où il marchait.

Lâchant un grognement, l'hybride baissa la tête, observant l'humain qui lui faisait face avant de s'attarder sur son escorte. Jadis, se disait-il, jadis ils se seraient enfuis en courant, devant l'improbable vision de ses tentacules grouillant autour de lui. Malheureusement, bien des lunes avaient glissé sur le visage balafré, tant qu'aujourd'hui, de tentacules il n'avait plus que les amas gras que formaient ses cheveux.

« Lotha fa'la zatoast », lâcha-t-il avec dégoût devant ce poids plume qui se prenait pour un Roi. Sa voix était âpre, quand il parlait la langue des sombres, son accent à couper au couteau. Mais qu'importait, le petit homme ne devait pas connaître. « Meca n'est pas faite pour les gringalets, l'ami. »

Certes, il était largement en infériorité numérique. Certes, le « gringalet » était déjà à deux doigts de dégainer. Mais lui-même n'était pas désarmé. De son imposante armure à plaque noire, il devrait se passer, mais sa lourde épée ne le quittait jamais. Qu'il y vienne, et le pathétique Zelvajra avait de grande chance de se souvenir qu'une brute il restait, avec ou sans l'appui de Chaos.
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MessageSujet: Re: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeMer 27 Avr 2011 - 21:34

Tandis que le petit inconscient fixait, arrogant, son géant d’adversaire d’un œil outragé, sa gent décida de faire main basse sur leurs armes. Aussi, subtilement (?), les soldats vinrent poser une main sur l’épée, les arbalétriers soulevait lentement leur arc d’acier en direction du raffut. Toujours planté devant le fils de Chaos, Aetius attendit les excuses. Au lieu de ça, le grand-diable lui cracha quelques mots en noirelfique, ce qui crispa sensiblement Aetius, dont le poing se resserrait sur le pommeau de son épée, avant de lui demander, galamment, certes, d’aller se faire mettre ailleurs que dans sa ville.

Aetius, qui n’était pas un fervent partisan des elfes noirs, n’hésita plus sur la démarche à suivre. Avant même de penser aux conséquences de son acte, et, pis encore, avant même de penser une petite phrase cinglante en guise de préliminaire à l’algarade ferreuse qui se préparait, le comte dégaina son épée et, en appliquant un arc de cercle particulièrement aigu, jeta son acier au niveau du collet du vieux chevalier maléfique. Ce dernier, esquiva en reculant avec un naturel diabolique sa tête. La lame frôla son torse puis partit trop loin, emportant le fougueux chevalier dans sa lancée. Ayant mis trop de force, et pas assez équilibré, Aetius finit par trébucher.
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MessageSujet: Re: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeMer 4 Mai 2011 - 11:59

Quand il vit les soldats se préparer au pire, celui qui était redevenu Zelvajra sut qu'il allait mourir. De la main du petit homme qui s'agitait devant lui ou de celles des pleutres qui lui servaient d'escorte. Avec un grognement méprisant, il accepta la chose comme elle venait : en tentant de dégainer. C'était sans compter l'ardeur du damoiseau qui, loin de se laisser impressionner, attaqua le premier. Déjà sur ses gardes, l'hybride n'eut aucun mal à esquiver. Si l'envie lui prit d'admirer la magnifique perte d'équilibre de son adversaire, il n'en fit rien. Mieux valait offrir à Meca une lutte digne de ce nom. Le dernier combat du Tyran d'Abyssea. Il avait tout gâché, au fil des ans, il ne gâcherait pas ça.

D'un coup de poing bien placé dans la mâchoire, il étourdit son assaillant. En d'autres temps, d'autres lieux, il aurait pris le temps de dégainer sa fidèle épée longue, mais à cause des larbins qui devaient déjà être en train d'appuyer sur la détente de leurs arbalètes, il manquait de temps. Son choix se porta donc sur un poignard qu'il portait à sa ceinture, poignard qu'il tenta de planter sans la moindre hésitation dans l'épaule du malheureux. Malheureusement, dans la précipitation, la lame ripa sur l'os. La blessure devait faire un mal de chien, mais moins que s'il avait réussi à casser l'épaule. Avec un sourire mauvais, Zelvajra lança un regard vers les hommes qui les entouraient.

Il voulait voir la mort en face.
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MessageSujet: Re: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeDim 8 Mai 2011 - 17:48

« Foutresang ! » rugit le jeune seigneur dans un cri de douleur et de surprise. Le coup avait été vif, fulgurant. Le poignard avait certes raté sa cible, cela n’en faisait pas moins mal. Surtout de bon matin. La pointe était venu taillader une gentille plaie avant de riper sur l’os et toucher un nerf, d’où le « Foutresang » du noble prince. Irrémédiablement réveillé par le coup de couteau, Aetius fulmina. Un instant de flottement passa, bientôt interrompu par une frappe de taille du seigneur. Son épée de ville était légère et l’Ivrey disposait d’une allonge supérieure. Les passes d’armes se multiplièrent alors sous les yeux de l’équipage seigneurial sans qu’il n’arrive à prendre le dessus sur le grand diable qui lui faisait face. Il avait beau s’échiner à profiter de la longueur de sa lame, rien n’y fit. L’intrus paraît chaque coup, confondait chaque feinte, parfois avec un naturel insolent, parfois en accusant le coup.

Les attaques n’y faisaient rien. Il crut bien embrocher le monstre une fois ou deux, mais c’était sans compter sur ses réflexes de tous les moments. Avec une agilité terrifiante, il esquivait d’un pas une frappe perfide, s’amusait à déséquilibrer la garde du seigneur d’un coup de couteau joueur. Rien n’était épargné au chevalier, dont l’odeur sanglante qui poissait sa brigantine lui rappelait à chaque nouvelle passe déjouée la bien mauvaise situation dans laquelle il se trouvait. Décidé à tenter le tout pour le tout, il s’essaya à une botte subtile du Malebretteur. Certes, la technique était destinée à l’espadon, mais son utilisation pouvait être facilement convertie une simple épée. Reculant d’un pas avant de se jeter en avant avec soudaineté, Aetius fit passer d’une torsion de poignet la pointe de sa lame derrière la garde du calciné. Mais alors que sa lame piquait droit au cœur, le géant attrapa le bras d’épée d’Aetius, stoppant net l’attaque. Les forces contraires luttèrent et Kelva, vainqueur sans surprise, propulsa d’un coup de poing le seigneur hors de sa portée.
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MessageSujet: Re: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeLun 25 Juil 2011 - 19:29

    C’était enivrant. Ce combat, c’était tout ce dont avait besoin Zelvajra, dommage qu’il fut aussi ce qui le précipiterait à sa perte. Il s’en rendait bien compte, mais après tout, était-ce réellement important ? Il s’était réveillé épave, il se coucherait cadavre. L’un dans l’autre, il préférait le second état.
    Le combat continuait, sous l’œil attentif des sbires du noble qui cherchaient le bon angle pour y mettre un terme. Ils jouaient de mal chance, malheureusement, l’hybride faisait tout ce qu’il pouvait pour rendre l’affrontement aussi mobile que possible et ils s’en étaient bien rendus compte. Qu’il visât juste, l’impudent qui tenterait de l’abattre, et il s’attirerait sans doute l’ire de son maître à l’égo meurtri, mais qu’il manquât et c’était la corde que lui promettrait les survivants. Le duel perdurait donc, et chaque seconde qui voyait Zelvajra continuait à vivre était une seconde qui le ressuscitait. Il lui semblait qu’il n’avait que trop dormi, et quel meilleur jour pour se réveiller que celui qui verrait son trépas.
    « Dommage, hein, que l’issue de tout ça soit déjà connue », apostropha l’hybride, moqueur au possible. Ses veines charriaient à nouveau du sang, ses poumons s’emplissaient à nouveau d’air, et l’arrogance du Chevalier du Chaos renaissait tel un Phoenix méprisant. « Pouvais guère s’attendre à mieux, ‘imagine. »
Ses provocations faillirent lui coûter cher, car le temps qu’il perdit à parler, il ne put l’utiliser en esquive. La morsure cuisante de la lame de son adversaire le rappela à la réalité, mais la grimace fut accompagnée d’un rire ravi. Ah, la douleur ! Il avait presque oublié ce que c’était, d’être meurtri dans sa chair. A trop se tourmenter pour Aalya, il n’avait plus connu que d’autres tourments contre lesquels il était bien impuissant. On pouvait ignorer une plaie, mais le goût amer de la trahison ?
    « Adieu », voulut-il conclure.
    Avec rage, force, violence et frénésie, il envoya sa lame décrire un parfait arc de cercle, jusque vers le cou du petit freluquet. Le raccourcir d’une tête, c’était lui offrir une belle fin… ou s’offrir une mort pleine de panache : sur le point de tuer le maître, il succomberait sous les assauts traitres des valets.
    A moins que le nobliot n’esquivât son coup et le lui rendît… Il ne demandait qu’à voir.
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MessageSujet: Re: La gueule pourpre   La gueule pourpre I_icon_minitimeVen 29 Juil 2011 - 6:46

Les deux hommes semblaient se relever. Mais si Aetius ne contentait de se remettre sur pattes, son adversaire paraissait redevenir un homme dont il n'avait, jusqu'alors, qu'incarné l’ombre. A mesure que le comte retrouvait ses assises, le diable – déjà haut ! – grandissait encore. Quelque chose, dans sa complexion si imposante, poussait cet être maudit à dominer un peu plus l’Ivrey, les arbalétriers, les ruelles qui se nouaient au milieu de cette scène de spectacle. Un monstre, sous les yeux exorbités d’Aetius, reprenait vie, émergeait de la mare d’obscurités dans lequel il s’était terré. Et pour ne rien arranger à ce matin pas très glorieux, voilà la bouche de Kelva, qu’il avait fort vilaine, se tordre pour vomir une ou deux hâbleries dignes d’un tranche-montagne. Mais, hélas ! du tranche-montagne, le géant avait la carrure, et un instant, notre si optimiste prince du sang, gagné par le désespoir de sa situation, porta quelque crédit à l’effroyable bretteur. Par les Cinq ! L’épée de l’immonde bâtard faisait au moins sa taille, comment rivaliser ? Ce défaitisme qui avait pris notre seigneur finit par déclencher un flot de vagues souvenirs, où les images d’une ville incendiée, d’une fuite éperdue et d’un terrible sentiment de honte se mêlaient et conquéraient lentement la cervelle d’Aetius.

Fort heureusement, celui-là était plus habitué à être orgueilleux que couard. Et ainsi, d’un coup de taille jeté sur le large poitrail du monstre, le ‘gringalet’ fit cesser les insultes et reprendre le combat. Fallait-il vraiment interrompre ce chant de pouilles aussi tôt ? Est-ce que le comte n’aurait pas pu profiter d’une ou deux minutes humiliantes de plus pour reprendre forces et souffle ? Si. Mille fois si. Car à peine son coup de semonce eut-il rappelé au malandrin la raison de leur rencontre que ce dernier se jeta, avec une vigueur renouvelée, sur le pauvre Aetius. Les coups de la flamberge, qui paraissait pourtant lourde, pleuvaient, l’acier, terne et indiciblement clair sous la lumière de ce ciel nuageux, voletait, bourdonnait, vrombissait autour de sa tête. Et à chaque frappe du déplaisant, l’épée était plus rapide et plus puissante. Le chevalier lutta comme il put, mais sa blessure le fatiguait plus que de raison, et son épée constituait une bien maigre protection face aux assauts de l’énorme espadon.

Enfin, après avoir brisé la garde d’Aetius, Kelva lui offrit, en l’objet d’un arc de cercle ample et fluide, une bien belle frayeur. Et lorsqu’il vit la flamberge s’approcher dangereusement de son col, l’Ivrey n’eut pour seule présence d’esprit que de lever, à deux mains s’il vous plaît, son épée. Le contre fut efficace, mais le choc entre les deux lames provoqua une vive douleur à la blessure d’Aetius. L’épaule hurla sa souffrance et traversa le corps tout entier, et son maître l’entendit si bien que, l’espace d’une seconde, il lâcha prise. Ainsi, le coup n’avait pas été arrêté, juste dévié. L’acier vorace de l’ignoble vint trancher avec timidité la gorge d’Aetius, qui n’en oublia pas pour autant de déverser un flot de sang sur la terre battue de l’avenue. Le liquide chaud s’échappait de la trachée du seigneur pétrifié par la stupeur et cette impression nouvelle que ressentait l’égorgé. Ne pouvant y croire, il porta une main sur la plaie béante avant de la retirer aussitôt, comme si ne plus la toucher la ferait disparaître. Des soubresauts de terreur firent trembler tout son être puis se transformèrent en spasme de haine pure.

Foutu pour foutu, Aetius décida d’emporter dans sa mort l’assassin, lequel, croyant son adversaire perdu, avait prolongé son geste fatal dans un lent mouvement théâtre. L’ultime élan d’Aetius aurait dû être suivi d’un cri puissant, mais la gorge ouverte le transforma en un borborygme sinistre. Son épée, mal assurée, n’atteignit pas le poitrail, son bras d’épée força trop. Et pourtant, l’acier vint trancher d’un coup sec le poignet du coupable à présent manchot.

Flamberge et main tombèrent alors, bientôt rejointes par le corps gourd du prince du sang, qui pour l’heure méritait bien son titre. Et tandis que son adversaire criait sa haine comme sa douleur, lui sortait du duel apaisé, serein, son énergie déjà faible s’échappant de ce cadavre en puissance qui lui servait d’enveloppe charnelle. Et puis, plus rien. Le silence et l’obscurité. Le calme, léger et soyeux, du trépas.

« Monseigneur. »

Ses yeux s’ouvrirent. Une barbe de flammes lui faisait face, jurant avec un ciel gris anthracite situé en arrière fond. Il sentait des bras vigoureux l’enserrer. Il entendait cette voix rauque et puissant, et pourtant si lointaine. Mogar ? Etait-ce le Père des Batailles ? Alors il était arrivé aux Enfers ?

« Monseigneur putain ! »

Ah non, c’était Hugald.
Un Hugald au visage sombre et aux bras rougis par du sang, qui le secouait comme un sac de naves. A côté de lui, l’aumônier et le chapelain de Bordefente. Leurs visages n’étaient que des ombres, pourtant il percevait clairement la moue peu engageante qu’arboraient les deux prêtres. Conscient qu’il n’y échapperait pas cette fois-ci, que la voix du roux était déjà trop lointaine, que tout lui était déjà trop étranger, l'Ivrey tenta d’utiliser ses dernières exhalaisons pour leur indiquer ses dernières volontés. Entre deux murmures entrecoupés par le son du sang qui glougloutait dans sa gorge, il parvint à ânonner quelque chose comme :

«De Grâ… Grâce, enterr… moi… oliv… » avant d’être interrompu sèchement.

« Monseigneur, ça risque de faire un peu mal. »

Et alors les deux prêtres se penchèrent sur sa dépouille.
Et alors la vie le brutalisa. La vie le viola, le martyrisa, la vie l’assassina de cent façons différentes. Elle le saigna, l’écrasa, le poignarda, l’égorgea de nouveau, l’écorcha vif. La vie parcourut tous ses muscles exténués, toutes ses veines asséchées, toutes les fibres meurtries de sa chair. Elle lui fit violence, le força à ouvrir, à l’accueillir en conquérante, elle lui montra ce que c’était que la souffrance. Cette invasion contre-nature ne put lui arracher que quelques bouillons de sang propulsés par sa gorge tendue par la souffrance, mais il crut entendre son âme gémir sous l’effort. Non pas comme gémit la damoiselle en pâmoison, mais comme le fait une vieille planche qu’on contorsionne, qu’on fait grincer de toutes ses forces, qu’on ploie au point de la briser. Il allait vomir lorsque des mains se posèrent sur sa gorge et qu’une chaleur, dévorante et soudaine, le plongèrent dans un profond sommeil.

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