Quand le soleil blanc flotte au dessus du château d'Aphel

Les milices du seigneur Cosimo battaient le pavée depuis quelques jours seulement. Le richissime marchand olysséen avait réussi à arracher la gouvernance d’Aphel, le centre économique de Sybrondil. Il y avait mis le prix, rassurez-vous, et il comptait bien le rentabiliser au plus tôt. Il avait donc débarqué à la tête de deux centaines de Sharassiens affamés pour sécuriser sa ville et faire en sorte que ses intérêts priment. Installant ses quartiers dans le palais de la famille d’Aphel, où il érigea son administration, surnommée très vite l’Hoirie, il y établit également ses appartements. Une fois que tous les convois furent arrivés à Aphel, l’ancien palais seigneurial reconverti pour les besoins du moment grouillait de clercs et de commis pressés. L’Hoirie avait déjà commencé à décortiqué les bibliothèques de la ville, à trifouiller dans les archives des guildes et les comptes secrets de la famille d’Aphel. Tout était passé au peigne fin. Registres et capitulaires s’entassaient sur les tables fraichement installée qui envahissaient une sorte de patio surélevé. Des dizaines de gratte-papiers se tuaient la pupille en jouant les inquisiteurs de papier.

Plus bas, loin du château, les patrouilles sharassiennes grouillaient et découvraient leur nouveau foyer. En tant que gouvernance sans attache avec les terres soltaries, Cosimo avait toujours été un bon agent de l’administration ducale et en profitait pour éclabousser les anciens compaings du pays avec son succès. Aussi, ses anciens capitaines l’avaient suivi et dominaient, à ses côtés, la ville suderonne au nom du soleil blanc de Soltariel.

La première décision que prit le gouverneur d’Aphel et grand cassetier de l’Hoirie comtale fut de restaurer les anciennes forteresses des frontières, très souvent laissées à l’abandon ou reconverties en manoirs pour les familiers de feu le baron de Sybrondil. La deuxième décision fut, bien entendu, une grande enquête fiscale sur la ville et toutes les terres dépendant d’elle ou des seigneurs d’Aphel, quelles que puissent être les dépendances et liens.

L’installation allait bon train. Comme le reste d’ailleurs. Les ordres avaient été clairs : pas de pillages, pas de viols. Certes, les incidents n’avaient pas été absents. Après tout, qu’attendre de ces Sharassiens, ces soldats plus habitués à servir de fourrageurs que de gardiens de l’ordre dans les ruelles d’Aphel et des villages avoisinants ? Cosme avait même décidé, au bout d’un temps, d’en expédier quelques douzaines hors les murs pour s’assurer de l’avancement de la réfection des fortins occidentaux ainsi que des opérations engagées par l’Hoirie au nord et à l’est, dans les forêts sybrondiliennes.

Le peuple aphelois n’était pas bien méchant. Il avait déjà accepté l’occupation et le gouvernement de l’Hoirie, à première vue. A croire que cette cité marchande remerciait la duchesse d’avoir fait éviter aux bourgeois de la ville une querelle de succession entre Ydril et Sybrondil. L’affaire aurait certes était difficile et merciers comme bouviers n’étaient jamais heureux de se voir ponctionner par les troupes de l’un ou de l’autre seigneur occupé à ravager un village soit disant séditieux, c’est-à-dire fidèle à l’ennemi ou plus sensible à ses prétentions. Le peuple, de son côté, ne se souciait guère de son dirigeant. Il ne priait pas pour être gouverné par la dame de Sybrondil ou le comte d’Ydril, mais plutôt pour avoir assez de betteraves et d’oignons pour passer l’hiver sans perdre trop d’enfants. Car la disette se profilait. On avait beau refaire le calcul des sacs de farine entassés, rien n’y faisait, leur nombre restait trop bas pour qu’on mange à sa faim durant la creuse saison.

Et Cosimo, s’il avait gardé de son blé estréventin, n’était pas du genre à ouvrir ses greniers dès maintenant. Le grain devait rester dans les entrepôts seigneuriaux et dans les casernes ; son armée devait bien se nourrir, et si jamais la nourriture se faisait plus rare, le mercenaire se ferait moins scrupuleux. Non, vraiment, s’il donnait maintenant, il serait confronté à bande d’hommes d’armes écumant les ruelles à la recherche de gras bourgeois à rançonner contre son poids en boustifaille, à une marée d’affamés qui, attisés par la convoitise et le cri de leur estomac, finiraient par faire flamber un grenier avant de mordre la main qui les aurait nourri quelques mois plus tôt. Le mieux était donc d’attendre. Et d’organiser un bal.

Tout le monde le sait, le gotha sybrondilien était friand festivités et autres feux de joie. Aussi, pour célébrer l’érection d’une statue à la gloire des héritiers de la seigneurie sur la place du Lac, Cosimo organisa un grand bal. La fête fut sublime, et les robes et les pourpoints rendaient la nature automnale fade tant les tissus chamarrés, plongées dans ce chaos de couleurs virevoltantes. Et bien sûr, tandis que les damoiselles dansaient aux bras de galants que l’alcool ou les amourettes rendaient audacieux, quelques bonhommes de la bourgeoisie locale pontifiaient sur la politique et la religion auprès de Cosimo, qui finalement parla de cette curiosité qu’était la protection des arbres par feu ce fantasque de baron.