Prélude - Le Chevalier et l'Assassin [Loup de Rochefort]

Assar, par une nuit dont l’obscur voile est à peine percé par les faibles lueurs bleutées perçant à travers les couches nuages se mouvant au gré des vents. La quiétude est là, seul le bruit des bottes, les cliquetis des armures des gardes en patrouille vient rompre le silence pesant sur ce moment.

Au dehors des murs du château, les ombres s’agitent, se meuvent sans bruit, sans chercher à troubler l’instant. Soudain apparaît d’abord au loin, comme provenant d’Aduram une maigre colonne de torches, approchant lentement, doucement mais visible, oui, tellement visible dans cette obscurité. Les gardes s’affolent, offrant à cette évènement toute l’attention qui lui revient alors qu’un autre s’en va prévenir le maître des lieux.
A l’opposé, une ombre seule, furtive et légère approche, rompant sans mal la courte distance qui séparait sa cachette des murs d’enceintes du château. Un sifflement dans l’air, se fondant dans le chant du vent suivi par la rencontre du métal et de la roche… Mais les gardes n’entendent pas, ne réagissent pas, ils sont attirés par ces flammes dansantes au loin encore, venues des Bois Sauvages.

L’ombre monte, marchant sur ces murs qui pourtant se dressaient face à elle comme un bouclier, pénétrant le chemin de ronde. Ses pas silencieux sont sûrs, portés par une volonté sans faille, et les quelques gardes qu’elle rencontra en les surprenant ne purent retenir ce mal infiltré, perdant connaissance quand ces deux forces se trouvèrent face à face et furent laissé là, gisant, prêt à être découvert.
Elle parcoure les couloirs, se mouvant pareil au loup qui prépare l’assaut, le pas du prédateur, si léger, arrogant même, son regard se posant sur chaque porte, sur chaque intersection, l’espace d’un court instant. Des gardes purent entre-apercevoir le temps d’un clignement de paupière l’ombre qui s’est insinuée au cœur de la forteresse. Etait-ce leurs yeux qui leurs jouent des tours ou bien la réalité ? Nulle alors n’aurait su le dire.

Il approche, il le sait… Il approche de sa proie, de la raison de sa venue. Un couloir encore à parcourir, une nouvelle confrontation brève et deux vies sont prises, les corps juchés dans ce lieu. L’ombre est blessée, son sang marque son chemin mais qu’importe, elle doit continuer, elle doit aller au bout.
Ses pas la conduisent enfin à cette porte, il l’ouvre et pénètre la chambre d’une dame, mais son regard ne se laisse pas distraire par la décoration, il est fixé sur le lit, sur la femme qui y repose. Il s’approche, sa lame encore ensanglantée et se pose à son chevet, s’assied à ses côtés. Elle se réveille, ouvre les yeux, les écarquille et veut crier mais cette main puissante l’en empêche, lui plaquant la tête contre l’oreiller.
Le métal glisse sur la gorge, et la pénètre tandis que la main étouffe les derniers gémissements, et au dehors, les flammes s’éteignent comme cette vie qui vient d’être prise.

Voila, l’ombre a accompli son sinistre dessein.

Les choses étaient calmes, au château des Rochefort. Le Prophète semblait avoir disparu, comme effacé par le temps, les drows étaient trop occupés à la porte d'Anaëh pour s'occuper de la Péninsule, l'Ithri'Vaan, après la Malenuit, était dans un tel état qu'il ne représentait plus vraiment une menace. Il n'y aurait pas eu cette famine qui menaçait d'emporter l'Occident, la situation aurait été parfaite. Malheureusement, le passage de Vie resterait longuement dans les mémoires et si Odelian avait été relativement épargné, les dégâts étaient tout de même préoccupants. C'était d'ailleurs ce point particulier qui avait justifié l'absence de Loup une bonne partie de la journée. Désireux de se faire sa propre idée, il avait, avec quelques hommes, fait la tournée des fermes les plus proches. Les granges n'étaient pas aussi pleines qu'on aurait pu s'y attendre, mais elle n'était pas vide non plus et Loup en était persuadé : Assar survivrait à l'hiver qui s'annonçait.

Plutôt que de rentrer directement au château où sa sœur l'attendait, le seigneur de ses terres avait décidé de s'arrêter un peu. Il n'avait pas choisi son escorte par hasard, il n'était entouré que d'hommes de confiance. Sans les laisser oublier qui il était, il n'était pas rare qu'il s’entraînât avec eux. Durant quelques heures, ils échangèrent les passes d'arme, puis l'ordre fut donner de rentrer.

L'agitation inhabituelle de ses gens, aux portes du château, attira son attention. Il perdit quelques minutes à tenter de deviner quelle en était la cause. On lui parla de torches, de quelques paysans qui avait accepté de errer là contre quelques écus. Fronçant les sourcils, Loup ordonna qu'on les arrêtât. Ce n'était peut-être rien, mais il ne pouvait se permettre de voir de nouveaux troubles éclater dans la région. Déterminé à tirer au clair les tenants et aboutissants de cette affaire, il préféra passer voir sa sœur. Quand, à quelques mètres de la porte de sa sœur, il posa un regard surpris sur les deux cadavres étendus par terre, il sentit son cœur manquer un battement. Ses yeux se ruèrent sur la porte de la chambre de sa sœur et il manqua hurler quand il la vit ouverte.

L'épée était au clair avant même le premier pas esquissé mais le premier cri, lui, ne vint qu'après. Ses yeux durent d'abord s'accoutumer à l'obscurité de la pièce, un désavantage qui faillit lui coûter sa vie d'entrée de jeu. Avec un grognement, il esquiva de justesse l'attaque au poignard qu'on avait lancé sur son flanc droit. Son assassin était là, juste à côté de lui, mais Loup fut incapable de discerner ses traits. Par réflexe, poussé par l'inquiétude, il ne put s'empêcher de regarder en direction du lit et s'il ne put là encore voir tous les détails, le corps immobile de sa sœur était plus bavard que la négoce d'un Scylléen. Avec un hurlement de rage, il envoya une violente estoc envers l'agresseur. Agile, ce dernier sembla se jouer de cette attaque et contre-attaqua sans tarder, passant sous la garde de sa future victime et tenta de le tuer d'un coup savamment placé. Loup ne dut sa survie qu'à sa côte de maille, mais cela n'empêcha pas la douleur d'affluer dans son flanc. Néanmoins, qu'était la douleur, devant la vision du corps sans vie de sa sœur adorée ?

Lâchant son arme, il attrapa le bras de son agresseur et le tira violemment vers lui, avant d'asséner un coup de tête qui aurait pu assommer un bœuf. Étourdi lui-même par son propre coup, le maître d'Assar ne put lutter quand l'assassin l'entraîna dans sa chute. S'en suivit un combat violent, durant lequel chaque assaillant tentait d'immobiliser son adversaire. Les armes étaient là, toutes proches, mais aucun ne parvenaient à les atteindre. Loup serrait-il une gorge ? Un coup au flanc venait lui couper le souffle et brouiller sa vue. Sentait-il un ongle avide à la recherche de son œil ? Son genoux trouvait l'entrejambe.

Finalement, profitant d'une faiblesse de son agresseur, il roula loin de lui. La douleur rendait ses gestes imprécis, mais son regard ne faiblissait pas. Ses doigts gourds se saisirent de son épée et la pointe décrivit un arc de cercle irréel avant d'être sèchement stoppée par le cou de son adversaire. Il ne fut pas décapité sur le coup, mais presque, et le corps à moitié redressé s'effondra sans un bruit de plus.

Avec un râle de douleur, Loup se traîna jusqu'au cadavre de sa sœur. La vision de cette gorge tranchée, de cette plaie béante de laquelle la vie de Marion s'était écoulée, fut presque insupportable et il hurla à nouveau. Elle était chaude, encore, et son esprit lui hurlait qu'elle ne pouvait être morte, qu'il devait encore exister un moyen de la sauver. De désespoir, il hurla une nouvelle fois, appelant à lui le mage qui le suivait partout. Personne ne vint.

Pourquoi avait-il traîné ? D'où lui était venu cette idée stupide de s'entraîner avec ses hommes ? Pourquoi avait-il tant tardé à s'assurer du bien être de sa sœur, alors que ses gardes étaient tout à fait capable d'arrêter quelques paysans désœuvrés ? Le regard brûlant d'une haine que rien, pas même la mort du responsable, ne saurait éteindre, il tourna son regard vers l'autre macchabée de la pièce. Mi-traînant, mi-rampant, il rejoignit la dépouille et lui agrippa le menton. La tête faillit lui rester dans les mains, mais il n'y prit pas garde. L'homme avait la langue tranchée, ce qui expliquait son étonnant silence durant la lutte. La fouille des vêtements ne donna rien, il n'avait sur lui qu'une tunique et un pantalon noirs. Son arme traînait quelque part dans la pièce. Pas un indice, pas une pièce d'or. Avec un grognement, Loup déchira la laine, découvrant un torse aux trop nombreuses marques. Il avait goutté du fouet, mais pas seulement. Il croyait reconnaître des marques causés par la cire brûlante et cette boursouflure ne pouvait être que le résultat de l'appétit corrosif du sel.

Mais, plus que des sévices dont il n'avait rien à faire, il y eut une chose qui attira l'attention de Loup. Une marque, un tatouage. Et si sa signification lui était inconnu, au moins l'avait-il déjà vu. Et pas n'importe où : sur un champ de bataille, quelques années auparavant. À Alonna, nombreuses avaient été les bannières inconnues. Mais était-ce surprenant, quand on avait pas combattu l'armée drow pendant plusieurs siècles ?

Demeurait une question : pourquoi un drow, quel qu'il fut, aurait-il voulu tuer Marion de Rochefort ?