Mensonge et conséquences | Johann

Trois jours durant, Mémoire avait dû subit la mauvaise humeur de Johann. La Gardienne n'avait cependant pas renâclé. Elle comprenait les réactions de son « esclave » ; le terme ne lui plaisait pas, mais elle n'était pas assez hypocrite pour penser qualifier autrement leur nouvelle relation.

Dès les premières heures, elle avait regretté sa décision. Pas que la situation la mît en danger - pas encore - mais la rancœur de Johann et de sa dragonne la percutait par vague, sans relâche. Elle avait imaginé un temps l'ignorer, mais la tâche s'était révélée impossible. Elle avait ensuite essayé de simplement couper le flux, mais les résultats s'étaient révélé désastreux : la cavalière avait réussi à frapper Plume, sanctionnant durement la curiosité de la jeune demi-drow. Après cet incident, Mémoire s'était interdit de laisser se reproduire pareille négligence. Elle s'était donc exposée, sciemment, à des émotions qu'elle avait cru perdu. Et le moins que l'on pouvait dire était qu'elle n'avait pas aimé. Si bien qu'au moment de monter à bord du navire qui devait les emmener à Meca, la sorcière avait pleinement retrouvé le sens des mots « colère » et « frustration ». Malgré ces désagréments, elle avait su garder un contrôle presque parfait sur le lien ; piètre tentative pour se convaincre que son entreprise ne mettait pas en péril la réussite de sa visite forcée à Meca. Et puis, c'était arrivé. Au début, ce n'était qu'une vague sensation, perdue dans le tumulte qui agitait d'ordinaire l'esprit de la Gardienne. Au fur et à mesure des minutes, cependant, la sensation s'était faite plus présente. C'était comme un feu, jadis doux mais désormais brûlant, qui lui dévorait les entrailles, lui asséchait la bouche tordait ses pensées jusqu'à les rendre incompréhensible. Plus habituée au phénomène, Johann avait dû se gausser des difficultés de sa tortionnaire à faire face aux chaleurs de l'Or. Pour fuir les messages incohérents de son corps, Mémoire s'était réfugiée dans la méditation. Cela faisait deux bonnes heures qu'elle n'avait pas bougé, enfermé dans sa cabine. Durant tout ce temps, Johann avait pu constater le calme de Mémoire, au travers du lien. Ou plutôt, son absence. Si elle s'était aventurée à sonder son esprit - entreprise dangereuse le reste du temps - elle n'avait rien trouvé. Rien que du vide.

Les choses changèrent subitement pourtant. Peu importe ce qu'elle était en train de faire, elle s'arrêta. Traversée par une volonté beaucoup plus puissante que la sienne, elle ne put que tomber à genoux et écouter un dialogue qu'elle n'aurait jamais dû entendre. D'apparence, Mémoire parlait toute seule. En réalité, une partie des paroles n'étaient qu'un reflet.

« Tout aurait pu se passer différemment.
- Toujours. Toi et moi savons que toutes les routes mènent au futur. » Avant la mort d'Aerandir, jamais la Gardienne n'aurait parlé ainsi à sa Déesse, en la tutoyant comme une égale. C'était désormais sa seule « rébellion », maigre manifestation qu'Elle lui pardonnait. « Depuis quand t'en soucies-tu ?
- Depuis que mon Vaisseau agit avec précipitation et sans réelle réflexion.
- Je contrôle la situation.
- Maintenant, mais face à Son fils ? Sauras-tu lui faire face et maîtriser leur duo ?
- ...
- Tu t'es persuadée que tu n'hésiterais pas à sacrifier ta protégée, s'il le fallait. Mais pour fuir cette possibilité, tu te mets en danger. Alors, dis moi, Katalina, contrôles-tu la situation ?
- Mon nom est Mémoire. Et je n'ai pas le choix...
- Tu l'avais, et tu l'as fait. Devant l'impasse, tu aurais dû renoncer, tu t'es accrochée. C'était là ton erreur.
- Tu m'as pris la moitié de mon âme, la chair de ma chair et mes souvenirs. Ne me la prends pas, elle.
- Pas encore... vois.

Le monde autour de Johann s'effaça et elle vit l'Alkhâg. Un gigantesque navire de glace, entouré de brumes et voguant sur l'Eris. Partout où elle portait son regard, elle voyait des statues de givres de matelots au travail, parfaitement immobile. Mais devait-elle les quitter des yeux quelques secondes qu'ils changeaient de position, continuant leur labeur. C'était une sensation très étrange, que d'observer un monde immobile en constante évolution. La vision fut rapide, mais éprouvante, puis la réalité reprit ses droits, de même que le dialogue.

« Pourquoi ?
- Je devais savoir, être sûre. Je sais, désormais, qu'elle représente un danger.
- Quand ?
- Au moment même où l'idée te venait, je te la volais, de même que tous tes souvenirs le concernant.
- Me hais-tu ?
- Tu es à moi, Katalina. L'amour d'un Dieu est un lourd fardeau. »

Et ce fut tout. Les choses revinrent à la normale, mais Johann devait bien se douter que quelque chose d'important s'était produit. Un regard à l'horizon devait d'ailleurs le lui confirmer, car au lieu apparaissait le navire de sa vision. Derrière elle, Mémoire rejoignait l'air libre, le visage encore plus fermé que d'habitude. Plume était à ses côtés, comme apeurée. Par Johann, dont elle se souvenait la violence, mais aussi par l'attitude de sa tutrice. La vagabonde l'effrayait de plus en plus, les paroles rageuses de Johann restait en effet durablement ancrées dans sa mémoire. « Suis-moi, » lança la magicienne à sa victime, et son ton ne souffrait aucune contestation. Elle usa d'ailleurs du lien pour bien le faire comprendre. Un coup d'œil à la jeune femme devait lui apprendre qu'elles étaient, désormais, les seules personnes éveillaient sur le navire. Quelques minutes plus tard, elles avaient rejoint l'Alkhâg, comme par... magie. Il n'y avait que Mémoire pour savoir comment elles s'y étaient prises. Pour ses deux compagnes d'infortune, c'était comme si un instant elles étaient sur du bois et le suivant, de la glace. L'air n'était pas si froid qu'on aurait pu s'y attendre - et le craindre - et le pont offrait beaucoup plus d'espace que leur précédente embarcation. Espace que Mémoire mit à profit pour faire atterrir l'Or, lui imprimant sa volonté avec une force jamais égalée.

« J'ai une dette envers vous, commença Mémoire sans même les "regarder". Jamais je n'aurai dû m'immiscer dans votre lien, moins encore vous obliger à agir selon ma volonté. » Elle marqua une pause, avançant de quelques pas jusqu'à rejoindre le gouvernail du vaisseau fantôme. « Nous sommes bientôt arrivées à Meca, leur apprit-elle ensuite sans chercher à s'expliquer. Plume restera ici. Quant à vous deux, je vous libérerai dès l'instant où vous aurez touché terre. Jamais je ne serai aussi exposé que dans les heures qui suivront. Si vous essayez de vous venger, je comprendrai. » Elle marqua une nouvelle pause. « Plume sera hors de danger. Ce navire a été maudit par Tyra elle-même, même un Gardien ne saurait le mettre en danger. »

« Tu es stupide et naïve, Johann, » murmura Mémoire sans une once de douceur, alors que le corps contraint de la cavalière s'agenouillait devant elle, les mains le long du corps.

Les « caresses » de la jeune femme n'était pas restée sans effet, seulement ils n'avaient pas été ceux escomptés. Elle avait ressenti la vague de plaisir attendue, comme une décharge naissant sur sa joue et fondant sur son bas-ventre, avant de s'évanouir en ondes légères sur sa peau. Néanmoins, plus qu'un désir brut et irraisonné, c'était des larmes que Mémoire avait offert à Johann. Ce n'était, pourtant, guère étonnant. Sur le pont de l'Alkhâg, elle était comme dans les bras de Tyra, son contrôle sur le lien n'en était que plus fort, de même que sa capacité à l'ignorer. Elle ne pouvait, cependant, s'en abstraire totalement, et les relents de plaisirs charnels ne lui rappelaient que trop les étreintes perdues d'Aerandir.

Il était temps, vraiment, que cette connexion insensée cesse.

Les larmes creusaient ses joues sans que son visage ne trahît son émoi. Face à Johann, Mémoire demeurait immobile et souveraine, ignorant les grondements probables de la dragonne, ainsi que la respiration saccadée de Plume. L'enfant la craignait, désormais, peut-être plus encore que le dragon. Les accusations de la cavalière avait fait leur chemin. Et cette fois, la Gardienne n'avait aucune envie d'effacer la mémoire de la demi-drow pour arranger les choses. Les actes de Tyra montrait bien que la Déesse était arrivée à bout de patience... Son Vaisseau allait devoir trouver une autre solution.

« Nous sommes bientôt arrivées à destination, répéta-t-elle. Si vous désirez rester en dehors de l'influence de Tebirahc, vous pouvez rester sur l'Alkhâg. Quoique vous décidiez, je briserai le lien juste avant de rejoindre le port... » Elle marqua une pause, plantant son regard mort dans celui de l'Or. « N'essayez même pas de vous attaquer à Plume une fois votre liberté retrouvée, ou je vous promets de lier vos âmes à jamais à ce navire. »

Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Cette question hantait désormais la Gardienne qui, loin de se fermer aux remarques assassines de Johann, les acceptait pleinement. C'était de bonne guerre et surtout, c'était acidement juste. Oh, la général déchue ne touchait pas droit aux buts. La plupart de ses remarques étaient infondées, mais elle agitait néanmoins assez les bras pour appuyer là où ça faisait mal quelques fois. Si la Gardienne voulut la réduire au silence, elle se retint. Fuir n'était plus une option. La museler n'aurait fait que rendre les assauts de son esprit plus vindicatifs encore. Et puis, force était de constater qu'elle lui devait bien ça. Si c'était là sa dette, aussi ridicule pouvait-elle apparaître, ainsi en était-il. Dans la tourmente, la sorcière tourna son regard aveugle vers Plume, qui ne disait plus rien. Pour l'enfant, c'était d'autant plus difficile que les paroles de Johann réveillaient des réflexions sciemment enfouis. Mémoire était son amie, sa seule amie en réalité. Elle lui devait ses années passées à l'air libre, loin de la noirceur du Puy. Elle lui devait, aussi, sa connaissance de la langue humaine, de l'Histoire, de l'écriture et de la lecture. Elle lui devait l'acceptation tacite de la plupart des gens qu'elles avaient rencontré ensembles. La sang-mêlé n'était pas assez naïve pour imaginer que sans l'aura troublante de sa tutrice, bon nombre de ses désormais bonnes connaissances ne l'auraient regardée que pour lui cracher au visage. « Pourquoi ? » demanda-t-elle finalement. Et c'était là sans doute sa question la plus cruelle.

Pourquoi ? Ah ! Il y avait tellement de réponses. Parce qu'elle en avait le pouvoir aurait sans doute été la plus honnête. Parce que, pressée par le temps, inquiète sans doute des issues possibles de sa confrontation avec Tebirahc, Mémoire n'avait pas voulu s'encombrer de palabres inutiles et de luttes épuisantes. Elle s'était vue brider la volonté de Johann et de sa monture, en faire de dociles alliées, pour ensuite les libérer et ne plus jamais croiser leur route. Elle n'avait pu, cependant, s'y résoudre. Les sentiments de Johann et de la dragonne avait tout corrompu et si elle en avait sans doute le pouvoir - Néra aurait sans doute ardemment résisté - l'envie avait fondu comme neige au soleil. Quant aux trop nombreuses fois où la sorcière avait usé de ses pouvoirs sur la conscience encore malléable de sa protégée, elle n'avait malheureusement pas de réponses. « C'était, alors, la voie la plus aisée, » murmura doucement Mémoire.

Ce n'était pas une réponse satisfaisante, et elle en avait consciente. Plume le montra d'ailleurs en reculant d'un pas et elle ne fit rien pour l'en empêcher. Elle le sentait, leur vie commune touchait à sa fin. La vie qu'elle pouvait lui offrir n'était pas digne de la fille de Gardienne qu'elle était. En cela, Johann avait vu juste. Mais, malgré tout, jamais Mémoire n'avait considéré Plume comme un objet corvéable à souhait ; au contraire de l'improbable duo qu'elle avait asservi, force était de le constater. L'idée ne lui plaisait pas, mais elle avait clairement l'impression d'avoir franchi une ligne et d'avoir atteint un point de non retour. Remuant à peine les lèvres, elle lâcha un « C'était exactement ce que tu voulais » que même l'ouïe acérée de Johann et Plume peinerait à déchiffrer.

« Je vous ai fait une promesse, celle de vous ramener à l'endroit de votre choix une fois cette histoire terminée. » Elle marqua une pause, se détournant de ses compagnes d'infortunes pour rejoindre le bastingage et s'y appuyer. Ses yeux noircis semblaient fouiller la brume qui entourait en permanence l'Alkhâg. « Elle tient toujours, » ajouta-t-elle finalement, sans vraiment s'adresser à personne en particulier.

Malgré les remords qu'elle pouvait ressentir, elle se préparait déjà mentalement à sa future rencontre avec le Gardien de Mogar. Il était, de fait, sa seule et unique véritable préoccupation.