La magie est l'art délivré du mensonge d'être vrai

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

La plume grattait le parchemin dans un murmure incessant. L'encre s'étalait au même rythme que la pointe s'enfonçait dans la feuille végétale. Ce n'était qu'une mélodie éternelle qui accélérait et décélérait au pas de sa main maîtresse. Tantôt des lignes se formaient, tantôt elle disparaissaient au profit de notes de musique ou de dessins. L'ensemble n'avait ni queue, ni tête. Seule Ophelia écoutait la mélodie qui se dégageait de la danse emplumée, fredonnant en rythme. Son regard ne se portait cependant pas sur ses écrits mais bel et bien sur le large bleu qui auréolait sa cuisse.

Jupons et robe remontés sur ses hanches, la dame de la Compagnie Dorée reposait sur un klinê, dans une posture fort peu féminine, ou du moins digne de son éducation. Seule, bien que Feliciaet son nouveau chef des gardes attendissent dans une pièce adjacente, elle n'était guère vêtue que d'une chemise et de jupons blancs. Le corps doulant, couvert de bleus résultant d'un entraînement emporté la veille, elle s'efforçait de rester concentré. La bouche plissée en un sourire amer, ses lèvres ne bougeaient que pour fredonner la douce mélodie tandis que la magie affluait à travers son corps. Les sons affluaient autour d'elle formant une cacophonie au première abord, se transformant peu à peu en ronde qui semblait se concentrer sur son corps. Doucement, Ophelia se perdit dans la mélodie éternelle de l'Art et ferma les yeux, perdue dans le temps.

Lorsqu'elle les rouvrit, ce fut pour sentir une pointe de migraine percer derrière ses yeux. L'aiguille de la douleur grattait déjà son cerveau dans une habitude désormais trop bien ancrée. Jetant un oeil à l'atrium grand ouvert, elle se rendit compte qu'elle était restée immobile près d'une heure et demie. Frêle, le corps perclus de courbatures, Ophelia examina sa peau. Mis à part sa chair de poule, elle ne portait trace des coups portés par le remplaçant d'Ylas. Au contraire du demi-drow, l'homme n'avait pas l'habitude d'entraîner des femmes de la haute société et frappait aussi fort que ses ennemis. Satisfaite, Ophelia appela d'une voix enrouée Felicia. La couturière surgit aussitôt. Frêle ancienne esclave demi-Drow, elle affectait un air servir que son minois de félin démentait  d'un seul coup d'oeil. Approchant à pas feutrés, elle réprimanda aussitôt sa maîtresse d'autrefois.

Madame, pourquoi vous vous mettez dans ces états pour de vulgaires contusions ?
Ces vulgaires contusions, Felicia, sont de parfaits exercices. J'ai besoin de pratiquer. Le maître Elias a bien spécifié que ma maîtrise de l'Art devait être la meilleure pour l'accompagner dans son rituel. Qu'en est-il de la recherche dont je vous ai fais part ?
Nous avons trouvé un vitaliste comme vous le souhaitiez. Nombre d'auspices pour lesquels vous faites charité ont proposé des nom. Titus Moranzi, un Péninsulaire apparemment. Il attends dans l'atrium par ailleurs, madame.

Ophelia hocha la tête et lampa avidement la coupe remplie d'eau, de citron et de miel que lui tendait Felicia. Le sucre avait le don de soulager ses migraines tandis que l'acidité étanchait sa soif. Autrefois, elle buvait du vin peu après ses excès de magie mais dodeliner de la tête sous l'effet de l'alcool avait eu tôt fait de l’écœurer. De plus, des négociations l'attendaient. Pour une fois, les affaires n'étaient pas au rendez-vous mais bel et bien la magie. Ophelia ne supportait plus l'état de Martin, son grand-père autrefois plein de vie et à l'intelligence aussi vive que terrible. Depuis cette crise d’apoplexie, il n'était que l'ombre de lui-même, un vieillard drogué tout au long de la journée.

La marchande d'Ashaï avait travaillé depuis de longs mois à rencontrer, convaincre puis payer le prix exorbitant d'un maître de la magie de la vie. Elias le Mouflon, un homme aussi dénué qu'arrogant, vivant de sa magie mais dépensant le moindre denier dans le jeu. Loin d'être alcoolique et compétent, il ne souffrait guère que de cet argent qui lui brûlait les doigts. Il avait accepté de tenter un rituel sur Martin et qu'Ophelia y participe. Cependant, devant le manque de pratique de la jeune femme, le cinquantenaire avait expressément demandé à ce que soit trouvé un arcaniste entraîné. Là allait tout se jouer. Claquant des doigts, Ophelia se releva et fit signe à Felicia. L'hybride s'employa à l'habiller à la mode péninsulaire en un tour de main des plus efficaces. Prête, elle entra à grands pas dans un long couloir qui l’amènerait droit à l'atrium où l'attendait le mage.

Bien le bonjour Monsieur de Moranzi. Je suis Ophelia d'Ashaï, maîtresse de la compagnie de l'Aiguille Dorée. Mais ce ne sont pas des intérêts financiers qui nous amènent à nous rencontrer aujourd'hui.

Ophelia se présenta d'une seule traite tout en faisant signe à son invité de s'asseoir. Tandis que Felicia, discrètement sur les talons de son ancienne maîtresse, leur servait deux verres d'hypocras, Ophelia s'assit également avant d'accepter le cristal tendu par son amie.

Connaissez-vous les raisons de votre présence ici ?

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Ophelia plongea ses lèvres dans le vin, rouge et épicé, tout en dardant son regard opalin sur son invité. Malgré ses vêtements simples et solides, la marchande ne pouvait pas s'empêcher de décerner chez lui quelque chose qui le distinguait des hommes du peuple. S'il n'était pas un noble, il devait certainement appartenir à la bourgeoisie. Les magiciens appartenaient souvent à cette dernière pour intégrer les rangs des arcanistes que ce fut en Ithri'Vaan ou en Péninsule. Ophelia lui avait donné un titre dans le doute. Ce n'était à ses oreilles qu'une simple particule sans signification. Nombre de commerçants l'appelaient de l'Aiguille Dorée pour distinguer son clan d'origine sans pour autant lui conférer un statut nobiliaire ou enlever à sa puissance estréventine.

Souhaitez-vous autre chose que du vin peut-être ? De l'eau ou un nectar ? Une collation légère nous sera servie sous peu, si vous avez faim.

La voix d'Ophelia était douce, presque amoureuse alors qu'elle continuait d'observer franchement l'homme. S'il n'était pas à son goût physiquement, elle appréciait l'impression de calme et contrôle qu'il dégageait. Nombre de mages estréventins adoptaient des caractères atypiques du plus gros des porcs au plus mystique des charlatans. Ophelia avait épuisé sa patience ne serait-ce que pour un trouver un véritable maître arcaniste. Tomber sur un homme potentiellement compétent et au caractère plus ou moins normal relèverait du miracle. Lorsqu'ils furent servis, selon les souhaits de son invité, une tripotée de serviteurs disposèrent coupoles de fruits, plateaux de friandises et même une broche de cuisse d'agneau rôti sur la table près de leur klinê.

J'apprécie votre franchise Titus. J'ai en effet déjà un maître vitaliste pour diriger un rituel. J'ai demandé à y participer pour l'intérêt personnel que représente cette opération. Cependant, je manque de pratique et un arcaniste permettrait de renforcer notre puissance et rendre nos actes plus sûrs. Pensez-vous être capable de seconder Tarlan le Vert ?

Ophelia n'avait aucune honte à avouer son incapacité à pratiquer de complexes sortilèges et rituels de les voies mystiques de la magie vitaliste. Elle manquait d'expérience et connaissait le lourd prix à payer pour exercer l'art. Volontairement floue sur le rituel à pratiquer, elle laissa néanmoins échapper le nom du maître qu'elle payait grassement. Les magiciens se connaissaient souvent par réputation et Ophelia savait que leur orgueil - et parfois des expériences douloureuses à se rappeler - les poussaient à ne pas vouloir travailler avec un tel ou un tel. Elle même avait éliminé nombre de candidats lors de sa recherche d'un maître vitaliste.

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Ophelia leva un sourcil délicat lorsqu'elle aperçut la façon dont Titus dévisagea sa servante. Si celle-ci était d'une certaine beauté, elle devinait la raison de ce regard perçant. Un sourire discret et complice naquit sur ses lèvres tandis qu'elle penchait légèrement la tête sur le côté. La méfiance n'était donc pas une spécialité purement estréventine ? Elle connaissait les complots qui se ourdissaient parmi les marchands bourgeois des villes face aux nobles terrestres et inversement. Parfois les camps s’entre déchiraient. Plus souvent que les Princes Marchands de Thaar murmuraient certains. Rien n'était plus faux comme le prouvait les Semailles de Sang. Pour autant, Ophelia ne l'imaginait pas chez les mages.

Entraînée par un maître elfe, la jeune femme ne connaissait que la mystique des êtres sylvains, leur approche presque religieuse des arts thaumaturgiques. Sa vision était étrangement pure pour cette marchande au coeur pragmatique. Peut être était-ce le souvenir d'un amour impossible et oublié ou l'empreinte tenace de son enseignement. Si Ophelia était surprise de voir un mage se méfier de l'empoisonnement, les critiques sous le manteau d'un confrère était presque une tradition chez les praticiens de l'Art. Elle laissa son rire cristallin éclater sous les ombres de l'atrium lorsqu'il réagit au nom de Tarlan. L'homme était imbu de sa personne, ridicule dans ses lourdes robes de brocarts couleur émeraude et pourtant...

Tarlan le Vert n'était absolument pas un dernier recours. Aussi imbu de sa personne est-il, sa réputation le précède. Ainsi que son prix...

Ophelia eut une petite mimique et tira la langue pour souligner ce dernier point. Elle avait largement les moyens de payer le maître vitaliste mais elle ne perdait rien à en plaisanter. Titus semblait se sentir peu apprécier. Avec son joli minois et ses manières abrupte, Ophelia pouvait voir en quoi il agaçait sûrement la jalousie d'autres hommes. Tout les mages ne pouvaient prétendre à pouvoir être l'éphèbe d'un général ou la muse d'un peintre.

Mon grand-père, Martin Fil-d'Argent, a souffert depuis quelques années d'une apoplexie du cerveau. Aussi compétents soient les guérisseurs néophytes en l'Art, ils n'ont guère fait plus que le sauver et le rendre accoutumés aux drogues et au tabac. Il n'est guère conscient de son monde que quelques heures par semaine. Ophelia sentit sa voix se briser et son regard se voilait. Dieux qu'elle détestait trahir son émoi de la sorte. Tarlan essaiera, avec votre potentielle assistance et la mienne, de rééquilibrer les humeurs de mon grand-père et de régénérer les tissus atteints tout en rétablissant leur irrigation. Et, en cas d'échec, d'abréger ses souffrance en douceur...

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Si Titus était bien un Péninsulaire, il n'avait ni sa langue dans sa poche, ni une atrophie cérébrale. Vif d'esprit et direct, le mage ne se différenciait pas de ses confrères. Ophelia sourit. Son maître avait été si différent et rafraîchissant. Le seul homme qu'elle avait jamais réellement aimé, oublié à jamais. Elle doutait qu'il puisse revenir un jour dans la belle cité d'Ashaï. Taelish l'avait abandonné, horrifié par son caractère impitoyable. Son amour perdu ne l'avait rendu que plus féroce. Lorsque le meurtre avait couvert ses mains du sang fraternel, elle n'aurait jamais pu retourner en arrière même en le souhaitant.

Perdue dans ses pensées, Ophelia cilla lentement lorsque le vitaliste énuméra les risques liés à la pratique de la magie, notamment pour leur patient. Evidemment, Tarlan lui avait parlé de la faible probabilité que Martin recouvre totalement ses capacités mentales et physiques, voir même qu'il ne puisse survivre à l'opération. Cependant, la jeune femme était décidée à tenter le coup. L'état de son grand-père lui brisait le coeur et Ophelia avait plus que jamais besoin de la seule figure paternelle qui ce fut occupée d'elle. Elle craignait de le voir périr sans avoir même essayer de la sauver.

Je suis tout à fait au courant des risques. Je ne vous tiendrai pas rigueur en cas d'échec. Si l'état de mon grand-père devait s'aggraver, la dague qui mettra fin à sa belle vie sera tenue par ma main.

Ophelia hésita puis se dit qu'elle perdait rien à en parler tout de suite. Titus semblait apprécier la franchise et les faux-semblants ne serviraient à rien.

A moins d'une faute grave, vous serez payé le prix dont nous allons discuter. Avez-vous une idée de ce que vous souhaitez en échange de vos services ? Votre déplacement sera évidemment à ma charge ainsi que le pain et le sel de ma table.

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Les grands yeux d'Ophelia se voilèrent une seconde et sa bouche fut agitée d'un tic. Elle ne souhaitait en aucun cas laisser un ou l'autre des mages prendre la vie de Martin. Son grand-père était sa responsabilité et le rituel auquel elle allait le soumette ne dépendait que de son bon plaisir. La dame d'Ashaï s'adoucit presque aussitôt lorsque Titus avança ses croyances religieuses. Le culte de la Dame Dieu était si implanté dans la Péninsule qu'il s'insinuait jusque dans les esprits des mages. Ophelia avait été en partie élevée dans cette optique mais sa culture estréventine nuançait cela. Elle considérait chaque dieu sans aucune préférence. La mort de Martin - si elle devait advenir - serait un geste de clémence digne de Néera autant qu'une offrande à Tyra à ses yeux.

Je comprends tout à fait votre point de vue, bien que ne le partageant pas. J'insiste sur le fait d'ôter la vie à mon aîné si nous devons arriver à une telle extrémité. Maintenant que je vous sais néérite, je vous demanderai de garder un oeil sur Tarlan concernant ce dernier point. Le maître Vert voudrait certainement faire une bonne action mais ne gagnerait que mon ire en faisant cela.

La question désormais réglée, Ophelia prit le temps de réfléchir de longues secondes au paiement que lui demandait Titus. Retrouver une personne n'était pas une simple formalité mais il ne faudrait guère plus d'un mois ou deux pour que la location soit connue d'Ophelia et du mage. La curiosité naturelle de la jeune femme titilla sa langue et elle retint l'espace d'une seconde de demander la nature de la relation de Titus avec cet inconnu. Le bel homme devait probablement éprouver quelque amour pour une muse perdue ou être à la recherche d'un ami évaporé dans l'Estrévent. Il n'était ni le premier, ni le dernier. Ophelia rejeta sa longue chevelure dorée en arrière et jeta un regard effronté à Titus.

Votre prix me semble juste et bon. Je dois vous avouer un appétit grandissant pour connaître l'affaire derrière cette exigence. Mes ressources seront à votre disposition pour retrouver cette... personne. Il me faut simplement m'en dire plus pour que je puisse d'ores et déjà lancer des recherches.

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Ophelia tiqua lorsque l'homme utilisa l'appellation d'Estrévent. Elle oubliait trop facilement que son interlocuteur ne venait pas de la région mais avait traversé un océan pour se retrouver admis au sein de son palais. Changeant inconsciemment de place, elle se retint de justesse de se mordre les lèvres. Nul ne verrait le doute ou l'oubli de la dame. Elle se concentra au contraire sur les descriptions précises faites par le magicien. Nulle surprise ne trahit son sourire confiant. L'histoire était un conte vu et revu. Deux jeunes femmes, sûrement des sœurs, échappant à leur obligation ou enlevées à leur père. Quel territoire ne faisait-il pas mieux rêver que l'exotique Ithri'Vaan avec son climat doux, son ouverture d'esprit ses opportunités. Seule l'île de Meca offrait une telle liberté… à finir comme prostituée à réchauffer les lits des marins et pirates. Il n'était certes pas dit qu'un sort similaire les attendait à Thaar.

Je vois.

Ophelia changea à nouveau de posture sur son lit incliné et une longue jambe pâle apparut au dehors de sa robe. Oublieuse de l'indécence de ce simple geste, elle se pencha vers Titus. L'affaire devait probablement être personnelle. Le scandale qu'orchestrait généralement de telles disparitions ne méritaient pas toujours qu'on recherche les évanouies. Souvent, une compagnie d'hommes d'arme les recherchaient mais pour mieux les punir. La présence, discrète et sous couverture, du mage indiquait que l'affaire n'était soit pas connue, soit d'importance. Cachant son ravissement devant de telles informations, Ophelia rejeta les épaules en arrière de contentement, dévoilant sa poitrine bien plus qu'il n'était nécessaire.

Très bien. Mes serviteurs auront tôt fait d'enquêter. Cependant, il est souvent nécessaire de ne pas les inquiéter dans ces affaires. Peut être accepteriez vous que mes hommes parlent en votre nom. Si vos deux... protégées savent que Titus, leur oncle, neveu ou peut être même frère les recherche, elles se rendront plus facilement et faciliteront le travail.

Les grands yeux bleus d'Ophelia brillèrent de malice et ses cils les ombragèrent dans un papillonnement des plus innocents. Elle saurait tirer les vers du nez de Titus.

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Ophelia darda longuement son regard sur le magicien. Titus n'était pas homme à s'ouvrir si facilement ou avoir laisser son regard s'attarder sur les atouts de la maîtresse marchande. Elle se doutait qu'il mentait ouvertement, ou du moins savait tordre la vérité. Aucun mage digne de ce nom n'aurait accepté d'être un simple limier jeté sur les pistes de deux jeunes femmes, aussi belles et bien nées soient elles. Cependant, elle avait d'autres chats à fouetter et seule une curiosité mal placée avait poussé Ophelia à essayer d'en connaître les détails.

Je comprend tout à fait. Aucun de mes hommes ne les approcheront et seuls les informations vous seront transmises. A votre charge.

Une note mentale s'ajouta à ses paroles. Rien n'empêcherait ses gardes de caravane voir même Moyra ou Serene de garder un oeil sur les retrouvailles entre Titus et ses protégées. Ophelia ne laisserait pas sa fierté piquée au vif. Ramassant les voiles de sa robe, la marchande se leva d'un geste souple et vif, coupant court à la conversation. Faisant signe à Felicia, elle sourit à son invité et lui montra la porte.

Notre affaire est réglée. Aussi, je puis vous proposer. de rassembler vos affaires puis de me rejoindre sur les quais. Nous partirons à la marée du soir.

Sans un regard pour Titus, Ophelia tourna sur ses talons et disparut dans les profondeurs de la bâtisse.

Quatrième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Manoir des Foulons ; Ashaï

Il fallut près de douze jours à Ophelia pour finalement trouver le temps de revenir auprès de Titus et Tarlan. Bien qu'absorbée dans les affaires de la Compagnie, l'Aiguille Dorée avait laissé des instructions claires à ses domestiques. Les deux hommes étaient libres d'aller et venir dans la plupart des pièces du manoir mais également dans la ville. Cependant, il était de bon ton d'éviter un contact prolongé entre les deux hommes, à part lors des repas. Ophelia n'eut ni la grâce, ni le temps de partager ses moments avec les deux mages et elle regretta amplement de devoir se contenter de pain et de fromage tant les affaires venaient à elles. Le froid qui avait frappé l'Ithri'Vaan était bon pour les affaires et les stocks de fourrures tombaient bas.

Lorsqu'Ophelia apparut enfin à un dîner, ses traits étaient tirés, témoignant de la félicité épuisée d'une longue période de travail. Une longue robe bleu pastel réhaussait l'émeraude de ses yeux et son sourire était plus franc et moins cruel qu'à l'accoutumée. Retirant ses longs gants de peau, elle s'assit gracieusement au bout de la table. Elle avait demandé à ce que ses invités mangent dans le petit salon, où autrefois sa famille se réunissait en petit comité. A y repenser, c'était ici que son frère avait tenté de l'étrangler et où elle lui avait déchirée la gorge en représailles. Repoussant toute pensée morbide, elle laissa Felicia lui retirer sa cape de velours. Un premier sourire ainsi qu'un gracieux mouvement de la tête accueillit le maigre et féroce Tarlan, habillé de soieries vertes et noires. Un regard plus chaleureux et doux se tourna vers Titus, plus austère et discret.

Messieurs, je vous prie d'excuser ces longues journées. Mon absence était dû à des priorités ainsi que les affaires. J'espère que l'attente n'aura pas été trop longue et...
Jeune fille l'interrompit le maître vitaliste avec un claquement de langue. Aussi grassement me payes-tu, je ne suis pas à ta disposition. D'autres malades attendant Tarlan le Vert et le feront travailler aussi bien. J'espère que tu apportes de bonnes nouvelles.
Votre cassette d'or n'attends que vous, Tarlan. répondit plus sèchement Ophelia en se tournant vers lui. De plus, j'attendais des nouvelles pour Titus. Nous serons prêts pour le rituel demain matin. Êtes vous prêt, Titus ?

Troisième ennéade de Karfias, An 18 du XIeme cycle, Thaar

Ophelia fronça légèrement les sourcils à l'égard de Titus. Elle avait bien du mal à cerner ce jeune mage, aux talents aussi bien cachés que ses sentiments. La marchande supportait sans mal l'agacement et l'arrogance d'un maître comme Tarlan mais prenait comme un camouflet personnel l'attitude détachée de son invité. Il ne semblait ni affecté par l'or, ni les informations que son employeuse lui rapportait. C'était à croire qu'il était mort à l'intérieur. Certes, les Péninsulaires n'étaient pas connus pour la passion et l'étalement des émotions propres aux vaanis. De plus il était un érudit. Cela n'empêchait pas Ophelia de rester perplexe devant le contrôle de Titus malgré sa jeunesse apparente. Malgré tout elle esquissa un léger sourire à son attention. Le soupir destiné à son confrère ne lui avait pas échappé et Ophelia appréciait un tel soutien, aussi léger fut il.

Aucune crainte. Je serai bien incapable de me concentrer ce soir. Cependant, le matin sera parfait. J'aurai encore l'esprit. Veillez à ne pas boire trop.

L'avertissement n'était que pure forme mais Ophelia se sentait presque obligée. Sa table était belle, garnie de mets délicats ainsi que de bons crus venus du Médian et du Sud. Loin de la piquette de Serramire, le clan de l'Aiguille Dorée importait ses tonneaux et bouteilles à grands frais pour le plus grand plaisir des palais, qu'ils fussent en marbre ou en chair. Faisant montre d'une exemplarité coutumière, Ophelia trempa ses lèvres dans de l'eau bouillie et infusée d'agrumes alors que Titus reprenait la parole. Elle n'en laissa rien paraître mais leva un sourcil intérieurement. Elle douta l'espace d'une seconde et observa d'un air calculateur le bel homme. Le mage connaissait il vraiment la faiblesse de la chair ? Une douce chaleur envahit le bas ventre d'Ophelia alors que son désir s'éveillait. Repoussant toute idée fort peu à propos, elle s'efforça de prendre un ton doux, bien que peu aguicheur.

Vous savez où me trouver. Je n'ai pas besoin de drogues pour dormir mais une conversation agréable est toujours propre à l'endormissement.

La légère inflexion sur le mot conversation ne laissait aucun doute sur la teneur des propos tenus, ou leur absence. Tarlan grommela, la bouche pleine, sur la sexualité débridée de la jeunesse et se tut le reste du repas, à l'image des autres convives...

***

Lorsque le matin vint, ce fut un soleil froid mais puissant qui illuminait le Manoir des Foulons. Les domestiques, debout bien avant l'aube, furent surpris de voir une telle agitation autour des appartements de maître Martin, le vieil homme qui régnait autrefois entre ces murs. Le vieux Fil d'Argent n'était guère plus d'un déchet humain, accroché à sa longue pipe qui disparaissait dans sa barbe aussi poisseuse qu'argentée. Comme il ne supportait plus la lumière ou le son, Ophelia avait depuis longtemps abandonné l'idée d'aérer sa chambre. Ce matin là fit exception à la règle. La dame de maison elle-même vint ouvrir les volets de son grand-père et baigner le vieil homme. Lorsque Tarlan et Titus la rejoignirent, ce fut pour la découvrir à son chevet, lui tenant la main. Martin, peigné de frais et à la barbe taillée, était dans un de ces bons jours où il était conscient de son environnement et où il reconnaissait sa petite fille.

Merci d'être venus si tôt messieurs. Grand-père, je te présente Tarlan le Vert et Titus, ce sont deux vitalistes qui vont prendre soin.
Et toi ma petite Ophelia ? s'exclama l'homme d'une voix rauque, le regard soudainement paniqué. Ses yeux roulèrent vers les deux mages et il leur tira la langue. J'ai payé le prix d'or pour cet elfe dont tu es tombé amoureuse. Ose me dire que tu ne peux pas me soigner ! Je suis en pleine forme, ça devrait être broutille pour toi.
Grand-père, tu sais que ce n'est pas le cas. Tu souffres .

Ophelia lui serra la main brièvement alors que le vieil homme se calmait. Il lui adressa un regard éloquent et un échange silencieux. Acquiesçant très brièvement, la jeune femme le relâcha et se tourna vers Tarlan.

Comment voulez vous organiser le rituel Tarlan ?
Ce sera un long rituel qui demande beaucoup de concentration. Aussi je vais vous demander de vous installer tout trois confortablement. Lorsque ce fut fait, Tarlan attrapa fermement la main d'Ophelia et échangea un regard d'intelligence avec Titus. Je vais devoir me plonger l'aura de votre parent. Dans un premier temps, je serai seul pour repérer les dégâts que son corps a subi. J'inviterai ensuite Titus à donner son énergie pour faire des réparations sur le corps, tel que le coeur ou encore les artères. Je m'occuperai personnellement de son cérébral. Si Ophelia comprenait vaguement l'anatomie de l'homme, certains mots lui étaient inconnus. Tarlan n'en eut cure et continua sur sa lancée. Votre seul rôle sera de me prêter votre énergie.

Sans attendre une réponse, Tarlan ferma les yeux et s'élance dans le rituel. Une mélodie sombre et lente s'éleva lentement de son aura et Ophelia put presque ressentir la magie qui émanait de lui. Fermant les yeux à son tour, elle essaya de faire le vide en elle, la main fermement resserrée autour de son focalisateur. Telle un métronome, la pointe de la plume commença se mit à se balancer, nerveusement tout d'abord puis dans un rythme lent et presque doux, celui des battements de coeur d'Ophelia. Lorsque l'appel de Tarlan retentit, ce fut une note claire et joyeuse qu'elle attrapa au vol. Ophelia se plongea alors dans la magie, fredonnant une ballade qu'autrefois Martin lui chantait...

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