Embrigadement et amusement [Casoair]

Au printemps, le chevalier se sent revivre. Il peut à nouveau guerroyer et conter fleurette après plusieurs mois d'ennui, à se protéger des rudes assauts du général hiver derrière les murs de son hôtel. C'est ainsi qu'à Oësgard cette saison était l'occasion pour tout un chacun de baguenauder dans les champs de choux, humer l'air chargé des relents de terre humide et s'adonner à toutes sortes d'activités d'extérieur. Même en des temps si troublés, les aristocrates du nord tenaient à honorer l'arrivée de la nouvelle saison par l'organisation de joutes, d'agapes pantagruéliques et surtout -surtout- de courses de lévriers.

Car s'il est bien un divertissement galant en Oesgardie, c'est de faire courir des lévriers pur-sang dans des compétitions périlleuses et haletantes. Hasseroi possédait un cynodrome à l'enceinte de marbre, Oesgard la Sainte était cernée par un glacis de telles pistes ! A Poëlh-Jacques, piètre bourg s'il en est, il avait néanmoins fallut aplanir quelques exploitations d'oignons et ériger à la hâte des gradins de bois pourrissant. Odoacre ne faisait guère mystère des raisons qui l'avaient poussé lui et sa coterie à se livrer aux festivités vernales dans une bourgade si malheureuse et si terne, ratatinée sur les berges de la Nicques. Elle était en effet le symbole turgide et ardent du succès des Baudoinides. François l'Affable n'avait-il pas assuré la suprématie des Heinster aux abords sinistres de ce hameau ? Baudoin -puisse son âme reposer en paix- le dernier baron n'était-il pas parti de là pour décapiter sa Cécité ? Tant de gloires passées faisaient du lieu un symbole, un morceau d'Histoire auquel Odoacre se faisait fort d'être associé. Peut-être s'assurerait-il ainsi un soutien ouvert des frondeurs d'oesgardie.

Ces subtilités politiques rendaient tolérables le fait d'être enfoncé d'un empan au moins dans une merde noire qui se piquait d'être une terre, à observer de dignes animaux patauger autour d'une spina faite de tonneaux et de fumier, après avoir hiverné dans une tour médiocre. Odoacre arborait un monocle fumé, des moustaches très seyantes, un chapeau à large bord et des chausses noires et blanches. A ses côtés, sa fidèle aide de camp disposait d'une tenue moins extravagante mais pas moins élégante. Dans un quasi-anonymat, Odoacre beuglait quelques audacieux paris à l'adresse de notables locaux, de ceux qui avaient fait fortune dans la spéculation céréalière et le transport fluvial. Les pistoles tintaient et passaient de mains en mains dans un rythme tout à fait frénétique, qui mettait le Sang du Nord dans un état dangereusement proche de l'ivresse. La victoire vint, Foudré Biscuit passait la ligne d'arrivée dans une tornade de boue et d'eau croupie.

" - Qui doit aller chercher mon gain auprès du mestre, aide de camp ? Il va renâcler le bougre !
- Je... balbutia aide de camp
- Un crétin qui sache trouver son braquemart et sa lame au moins !
- L'honneur m'en revient. était intervenu un rustaud en livrée, le visage empourpré de gêne. Devant l'insistance furieuse d'Odoacre, celui-ci déguerpit rapidement en quête des dix sous en jeu.

Chaque homme a ses faiblesses. Pourtant, les intentions d'Odoacre pour cette journée étaient bien éloignées des courses. Il avait donné rendez-vous en le triste bourg à l'une de ses anciennes connaissances : Casoair Gloral. Cette montagnes de muscles et de bravoure, ce véritable rempart de l'honneur martial en des temps où la petite guerre et les lâches chevauchées allaient bon train, Odoacre l'avait croisée à l'occasion de la conflagration Scyllo-Mervalloise. Cet engin de mort doué de conscience avait su forcer le respect de l'enfançon d'Oesgard. Tous deux ne s'étaient guère fréquentés plus de quelques semaines, le destin cruel aidant, mais avaient noué au fond d'une chope un lien sur lequel, aujourd'hui, Odoacre tirait. Toujours à la recherche de portes-glaives vigoureux, icelui avait chargé l'un de ses fidèles de localiser Gloral, l'entretenir de la détresse du nord et le ramener auprès de lui avec sa troupe rustique. Le lieu et l'heure du rendez-vous étaient fixé céans, à Poëhl-Jacques, à l'arrivée du printemps et au cynodrome, lieu que fréquentait Odoacre plus assidûment que n'importe quel autre.

Un crachin tiède vint à tomber sur les champs plats et interminables, qui constituaient tout le désintérêt des paysages du sud de l'oesgardie.