L’hiver était venu. Ne voyez pas là une annonce liée à des créatures mortes-vivantes aux yeux bleus, à un trio de dragons, ou à la lutte de grandes familles pour un trône de fer qui donnait à son possesseur maints tracas et hémorroïdes. Non, il s’agit uniquement d’un phénomène cosmologique bien connu d’orientation de l’axe de la terre par rapport au soleil qui réduit la durée des journées et la chaleur reçue dans chaque hémisphère environ une fois par an. Bref, l’hiver était venu et enveloppait de ses bras glacés les rudes terres du Nord. Manants et serfs se blottissaient dans leurs humbles demeures, tentant de se protéger des rafales de neiges qui fouettaient Alonna depuis plusieurs jours, recouvrant tout le pays d’une fine couche de duvet blanc dont la beauté immaculée ravissait l’œil du poète mais désespérait ceux qui grelottaient en rêvant aux douces journées d’été.
Sur les murailles du château de Val-Néera, les sentinelles tapaient du pied pour combattre l’engourdissement, et guettaient avec impatience la relève de la garde qui annoncerait le retour à la caserne où les attendait un bon feu de bois. Seuls les guerriers nains menés par leur chef Glamdring feignaient d’ignorer les rigueurs du temps, soit que les représentants de la robuste race des montagnes y demeurent insensibles, soit qu’ils ne veuillent pas faire preuve de faiblesse face à des humains. Deux d’entre eux se tenaient dans la cour principale en haut du grand escalier d’honneur, les cristaux de givre formant des stalactites tout le long de leurs barbes. Impassibles et marmoréens, ils paraissaient presque des statues, mais il suffisait de jeter un œil aux lames affutées de leurs haches pour comprendre qu’ils ne feraient pas de la figuration en cas de désaccord aboutissant à une discussion musclé. Cependant, leur rôle ce soir là devait rester pacifique, et je ne comptais pas employer leurs arguments tranchants dans la discussion.
Arrivé moins d’une semaine auparavant, j’avais apprécié de pouvoir retrouver mes terres de Val-Néera. Au début du mois de Verimios, la déesse avait posé sa main sur ma femme, la nommant sa Gardienne, et j’avais encore par moments du mal à réaliser ce qu’il s’était passé. Mais les faits demeuraient là : ma femme nous avait quittés pour œuvrer au service de Néera, au grand désespoir de moi et des enfants. Malgré tout le respect et l’obéissance que nous avions envers la déesse, sa décision n’en était pas moins difficile à supporter, et j’espérais que ce passage dans les terres du Nord nous aiderait tous les trois à nous changer les idées et à éviter de trop ressasser ce départ. Je trahissais d’ailleurs à l’occasion de ce passage une promesse faite à moi-même : celle de ne pas me mêler de ma succession politique. Mais malgré ma déception face au manque de cohésion dont avaient fait preuve mes anciens vassaux, je n’arrivais pas à me résoudre de m’en désintéresser ni à fermer complètement les yeux sur la situation de mon ancienne baronnie. Bien que Wandrais de naissance, j’avais passé plus d’une décennie à Alonna et appris à aimer cette terre et son peuple. Intérieurement, je me sentais quelque peu coupable de cette situation causée par mon départ impromptu, et j’espérais qu’en invitant à Val-Néera ceux qui disposaient d’un réel poids politique, nous arriverions à trouver un terrain d’entente permettant l’établissement d’un nouveau pouvoir stable.
Suite au chaos qui avait suivi mon abdication, aux empoisonnements multiples par la Dame Rouge de Lodiaker, à son avilissement devant Oësgard puis à sa destitution, mes pairs châtelains se montraient des plus méfiants à sortir de chez eux. Cependant, plusieurs avaient répondu à mon invitation et se trouvaient assis autour de la table du conseil dans le salon d’honneur du château. Je me trouvais à ma place habituelle en bout de la table, et passait en revue d’un regard discret ceux qui avaient répondu à mon appel. Le plus puissant des seigneurs présents était Ithmar de Valroa, maître de la citadelle de Kregan et descendant de la première lignée des barons d’Alonna qui avait régné jusqu’à la fin du VIIIème siècle. Bien que ses ancêtres ait été déchus du trône plus de deux siècles auparavant lors du règne du baron Jonar « le Fou », Ithmar demeurait un homme avec qui compter. Fortement découplé et les cheveux grisonnants, il s’était installé d’autorité directement à ma droite, estimant que cette place aux côtés du maître de maison reflétait parfaitement son rang.
A côté de lui se trouvait Ron Fortel, châtelain de Jersada et de ce fait mon voisin le plus proche au sens géographique du terme. Bien que sa bourgade ne soit pas une place forte militaire, les revenus commerciaux des caravanes marchandes qui y transitaient lui garantissaient une certaine aisance pécuniaire dont témoignaient sa tenue soignée et les bagues qu’il portait à ses doigts boudinés. Ressemblant plus à un marchand qu’à un chevalier, je voyais bien que l’homme ne plaisait guère à Arcam Stakr, assis à la gauche du comte de Velteroc, un de mes vieux amis qui estimait que l’honneur se gagnait par l’épée et non par les écus. En un sens, Ron et Arcam constituaient un duo synthétisant parfaitement les différences entre les seigneurs des forteresses de frontière et les châtelains des cités de l’intérieur, entre l’épée et la bourse. La politique d’Alonna reposait depuis longtemps sur le maintien de l’équilibre entre ces deux factions, équilibre que j’avais tout au long de ma décennie comme baron veillé à maintenir.
En bout de table et de ce fait face à moi se trouvait Barond d’Orth, un militaire blanchi sous le harnois et présentement le commandant en second de la garnison d’Alonna, ce qui faisait de lui le représentant d’une force combattante de plus de six cents hommes. Rattachée directement au baron, la garnison de la capitale se tenait habituellement à l’écart des troubles, mais la présence de Barond laissait entendre que l’armée elle-même commençait à se lasser de la vacance du pouvoir. A sa droite se trouvait Maélyne de Wacune, qui le couvait d’un air de prédateur. On disait de la belle châtelaine venue de la frontière Serramiroise qu’elle pouvait ensorceler un homme d’un simple regard, et lorsque l’on croisait ses doux yeux bleus, on ne pouvait qu’admettre qu’il y avait un fond de vérité. La Dame prétendait descendre par d’obscures lignées des anciens ducs de Serramire, et si cette noble ascendance faisait doucement sourire les sceptiques, Wacune demeurait un fief doté d’une forte influence de par sa position privilégiée au contact de notre puissant voisin. Assis à côté d’elle, Nazaref tentait de rester stoïque, peu habitué à se retrouver ainsi entouré de nobles. Le prêtre de Néera, encore troublé par l’élévation de Jena au rang de Gardienne, avait insisté pour m’accompagner afin d’en parler avec son supérieur direct, le Grand Prêtre d’Alonna. En plus d’assurer le rôle d’œil du culte dans la discussion, sa présence rappelait à tous que le temple jouait lui aussi en politique par moments.
Venait enfin à ma gauche Dame Margalona d’Azrith, veuve de l’ancien seigneur de la cité du même nom. Son époux avait péri lors des troubles ayant suivi la prise de pouvoir de Constance de Loubier, mais il suffisait de croiser le regard de Margalona pour comprendre qu’elle ne comptait pas perdre du temps en portant le deuil. Des rumeurs courraient que son couple commençait à battre de l’aile depuis déjà quelques années, et je n’aurais pas juré en mon for intérieur que Dame Margalona pleurait réellement la perte de son époux. Bien qu’approchant la cinquantaine, elle arborait encore fièrement les vestiges d’une beauté que l’on disait prodigieuse dans sa prime jeunesse, et du temps où j’y vivais, la citadelle d’Alonna bruissait encore du nombre d’amants qu’elle avait entretenu avant son mariage… et parfois après. Voici donc la petite assemblée qui se trouvait réunie ce soir là à ma demande pour tenter de décider quel serait le destin d’Alonna.