Une dame sous bonne escorte [Maélyne]

L'An Huit du onzième cycle
Troisième ennéade de Barkios
Le cinquième jour...

Tapi derrière d'épais nuages gris, le soleil peinait encore à se dévoiler en ce début de matinée. Lourmel s'éveillait ; il y régnait ce jour-là une agitation peu habituelle, la ville étant plutôt calme depuis que ses plus vaillants hommes s'en étaient allés rejoindre les forces du marquis en Oësgardie. Sur la place du marché, comme chaque jour, ouvriers et apprentis, boulangers, tanneurs pratiquaient leur négoce, et jeunes gens et vieillards faisaient la queue devant les étals. Mais la guerre nuit au commerce, et la place, d'ordinaire bondée, était ces derniers temps plus clairsemée.
Aussi l'arrivée d'un groupe de chevaliers, de valets et d'écuyers ne passa guère inaperçue. Les gens interrompirent un instant leur activité pour observer avec curiosité les arrivants qui s'avançaient sur la place. On reconnaissait en eux des hommes du Nord, mais ils étaient tous étrangers à Lourmel. Celui qui avançait en tête chevauchait une belle jument blanche, et il était revêtu d'une armure de plates noire ; il était grand de taille, et bien que ses traits jeunes laissaient entendre qu'il n'avait pas trente ans, il émanait de sa personne une certaine autorité. Derrière ses airs de guerrier, l'homme avait une apparence plutôt soignée, et l'on se mit à murmurer dans la foule en émettant des conjectures sur l'identité de celui-ci, gageant qu'il devait être un seigneur ou un chevalier fieffé important. A ses côtés, un gamin brandissait une bannière écarlate sur-laquelle était dessiné un cheval cabré d'argent. Les plus anciens, ceux qui avaient quelque connaissance de l'héraldique, pouvaient reconnaître les armes de la maison de Wenden, de cette seigneurie arétane qui bordait la frontière serramiroise.

Les arétans traversèrent la place sans se soucier du petit peuple. Sitôt parvenus au château, l'on demanda qu'il soit annoncé que Roderik, Seigneur de Wenden et Bouclier de l'Est Arétrian, était arrivé. L'homme, à la demande de son suzerain le comte Alwin de Karlsburg, s'en venait offrir escorte à la dame de Lourmel qui avait prévu une visite dans le pays arétan.

Céodred de Forgestrange
Intendant de Lourmel
Seigneur de Forgestrange

Un homme entra dans la pièce, il était venu prévenir de la présence de cavaliers qui remontaient la petite citée jusqu’au château. Ceux-ci portaient les couleurs de la maison des Wenden. Fief servant de bouclier à l’est du comté d’Arétria.

L’homme assis au bureau n’était autre que Céodred. Il avait repris son rôle d’intendant durant quelques jours. La Dame avait besoin de se vider l’esprit depuis l’attaque dans les Pycks d’Ortheim. Il était donc le seul à devoir être prévenu pour le moment.

« Le comte d’Arétria doit les avoir envoyé pour escorter Maélyne jusqu’en Arétria. »

Se levant de son fauteuil, il se dirigea donc vers le rez-de-chaussée pour accueillir les représentants Arétans. Un homme se détacha du groupe et le seigneur de Forgestrange comprit tout de suite le titre qu’il possédait.  

« Messire. » Dit-il en baissant la tête en signe de révérence.

« Je suis Céodred de Forgestrange, seigneur de Forgestrange et intendant de Lourmel. C’est un plaisir pour moi de vous accueillir en Lourmel-la-Belle au nom de la Dame. »

Il fit une petite pause. Son âge avancé ne lui permettait pas d’enchaîner les phrases.

« La Dame va vous accueillir sous peu, néanmoins permettez-moi de vous inviter à partager le thé en attendant son arrivée. »

Ils furent redirigés vers un salon assez spacieux dont la vue donnait sur les champs qui entouraient la petite citée après que l’intendant demanda au serviteur d’aller quérir la belle.

Après avoir invité l’homme à s’installer, l’intendant fit de même.

« Vous devez savoir une chose, Messire. » Dit-il en faisant signe au serviteur de leurs servir le thé.

« Actuellement la Dame n’est pas au mieux de sa forme depuis l’attaque du kerkand dans les Pycks d’Ortheim. » il noya ses lèvres alors que la tasse tremblait.

« Elle ne dort plus très bien et comme vous avez pu le constater, je la remplace dans ses fonctions. Je tiens à souligner que ce voyage en Arétria n’est pas une bonne idée, du moins, cela reste mon humble avis. »

Maélyne ne tardera pas à arriver. Sauf si elle n’avait pas encore quitté son lit...

« Soyez indulgent envers elle, je vous prie. » lui demanda-t-il poliment. Il n’était pas seulement l’intendant, pour lui, son rôle était également de veiller sur Maélyne qu’il considérait comme sa petite-fille.

Après avoir confié sa monture aux bons soins d'un palefrenier, le jeune seigneur de Wenden avait demandé qu'on lui laissât le temps de se débarrasser de son armure. En temps de paix, il aurait peut-être pu voyager léger, mais l'on vivait une époque troublée et le danger pouvait surgir n'importe quand. Néanmoins, l'armure n'était pas forcément l'accoutrement approprié pour boire le thé en compagnie d'un hôte.
C'est donc revêtu d'un simple pourpoint gris qu'il se joignit au vieil intendant. C'était un homme poli, sous ses airs de rat de bibliothèque. La faible lumière du jour qui filtrait à travers les fenêtres inondait son visage creusé de rides. Étonnant, cette énergie avec laquelle les anciens s'accrochent au pouvoir. Quand on regarde ce type, on imagine plutôt que sa place est au lit, bien au chaud, à attendre la mort. Mais pouvait-il vraiment comprendre ? Roderik était encore trop jeune et trop vigoureux pour comprendre quelles ambitions animaient les vieillards.

Céodred entama la conversation ; Roderik, qui pensait simplement rendre service à son suzerain en guidant la dame dans le pays arétan avant de retourner vaquer à ses occupations, ne s'attendait pas à être pris à parti par le vieil homme. C'est à peine s'il était au fait de ce qui conduisait Maélyne de Lourmel dans la malelande - il savait simplement qu'elle menait des expéditions avec les nains de Kulm dans les Pycks d'Ortheim, et qu'il fallait qu'elle s'entretienne à ce sujet avec le comte. Aussi, lorsque Céodred lui confia qu'il désapprouvait ce voyage, Roderik fut tenté de hausser les épaules et de rétorquer qu'il n'était concerné en rien. Il s'en fallut de peu ; il était de mauvaise humeur ces derniers jours, ayant échoué dans certaines démarches qu'il avait entrepris. Mais il devait se montrer respectueux envers le vieil homme, et ne pas laisser ses échecs le conduire à l'outrecuidance.

- Rassurez-vous, Messire de Forgestrange, la dame sera en de bonnes mains. J'ignorais qu'elle avait eu des mésaventures dernièrement, et vous m'en voyez navré. Mais je me fais fort de la conduire au comte Alwin sans encombres.

Après tout, il avait parcouru le pays arétrian en long et en large pendant toute la deuxième ennéade, et rien de fâcheux ne lui était arrivé - du moins, pas sur les routes. Mais avec les guerres qui avaient grondé dans plusieurs régions de la péninsule, aucune route n'était totalement sûre, et la malelande n'était pas épargnée par les bandits en rupture de ban. Au moins Arétria avait la chance que ses hommes soient rentrés, rendant la malelande un peu plus sûre ; ce n'était peut-être pas le cas de Lourmel, dont les troupes étaient encore engagées auprès du marquis. De là, sans doute, venait la nécessité que le sire de Wenden vienne renforcer l'escorte.
Roderik but une gorgée de son thé. Il n'avait pas l'habitude de consommer ce genre de boisson ; à Wenden, on buvait essentiellement de la bière, et le thé avait la réputation d'être une boisson de femme ou de sudiste - ce qui, du point de vue d'un nordique, était relativement semblable. Il reposa sa tasse et ajouta, sur le ton de la conversation et avec une certaine curiosité, comme si l'on échangeait les nouvelles du jour :

- Parlez-moi de ce qui est arrivé avec ce kerkand. Une bête redoutable, à ce que l'on raconte. Je n'ai jamais eu l'occasion d'en affronter.

Il n'imaginait pas, évidemment, qu'il évoquait un drame qui avait coûté la vie à de nombreuses personnes. Il pensait simplement qu'affronter un kerkand pouvait servir de prétexte à une histoire épique. Si c'était lui, on aurait pu le surnommer le chevalier au kerkand, et il aurait prit le kerkand pour emblème - c'était bien plus terrifiant qu'un cheval d'argent. Manque de pot, l'idée avait déjà été prise par un certain régent du royaume, disparu depuis un certain temps.
Tout en prêtant l'oreille au vieil homme, le seigneur de Wenden contemplait sa tasse d'un air nonchalant, dans l'attente que la dame les rejoigne. Ce n'est pas aujourd'hui que je prendrais goût pour le thé.

«  Rassurez-vous, (…) sans encombre. »

« Je n’en doute pas, cela ne reste que mon humble avis. »

Il regarda le seigneur de Wenden boire sa tasse de thé.

« Oh je m’excuse de ne vous proposer que du Thé Messire. Si vous souhaitez autre chose, n’hésitez pas à le demander. » Céodred afficha un sourire.

« C’est notre Dame, qui après un voyage dans le sud, adore boire cette boisson et je dois dire que j’ai été forcé d’y prendre goût vu le nombre d’entrevues que nous avons. » continua-t-il en gardant son sourire.

« Parlez-moi de (…) d'en affronter. »

« Oh… redoutable est loin d’être l’adjectif le plus qualifiable que l’on puisse donner à cette bête. Imaginez un monstre possédant une force incroyable qu’il peut lancer des chevaux comme de simples petites pierres.  En plus nous sommes tombés sur une Kerkand femelle qui venait de mettre bas. Affamée et avec une force démultipliée pour subvenir à la sécurité de sa progéniture. »

Prit une pause et reprit

« Ce sont les maîtres nains et l’expédition qui sont tombés dessus, dans la caverne. Seul trois en sortirent vivant et nous supposons que la bête a dû les suivre à l’odeur jusqu’à notre camp qu’elle attaqua en pleine nuit. La Dame était présente car l’expédition avait 72 heures de retard. Elle s’est donc retrouvée face à la bête jusqu’à ce que le chevalier Roland de Dorour arrive avec ses hommes. »

Il reprit une pause.

« Fort heureusement la bête a vite été maîtrisée, mais dix chevaliers y laissèrent la vie. La Dame était sauve mais on ne pouvait dire la même chose pour les trente civils dont dix enfants qui ont péri dans ce camp. »

Il déposa sa tasse.

« La Dame en ressortit indemne physiquement, mais la vue de cette bête qui arracha tous les membres d’un corps juste par plaisir ainsi que la découverte de ses enfants qui gisaient sur un sol recouvert de leurs sang l’a profondément marquée Messire. »

Il soupira, et plongea son regard dans le paysage que l’on apercevait par les fenêtres.

« Pourtant elle a gardée la tête haute et a présidé cette cérémonie avec un tel professionnalisme. »

Céodred regarda à nouveau l’homme face à lui.

« Elle se montre forte mais je la connais depuis qu’elle est née. Elle a perdu une part d’elle-même durant cette nuit. »

Un homme entra alors soudainement et annonça la Dame.

La jeune femme entrât alors, habillée d’une robe blanche dont la coupe était simpliste. Ses cheveux dorées lui tombaient sur les épaules et elle portait les boucles d’oreilles de sa sœur ainsi que son collier qu’elle préféra porter sur ses cheveux plutôt qu’autour du cou.

« Messire. » Dit-elle en s’inclinant.

- C'est terrible, commenta Roderik en s'efforçant de paraître peiné à l'idée que tant de malheureux y aient laissé la vie.

Il était évident qu'au fond, il s'en moquait comme d'une guigne. Il pouvait comprendre le désarroi de la dame, mais n'était nullement affecté par la mort de parfaits inconnus. Il avait lui-même perdu bien assez de proches et vu suffisamment de choses difficiles. Lorsque nous avons été battus pendant la guerre de Sainte-Berthilde, personne n'a eu d'égard pour mes frères d'armes tués au combat. Tout le monde se fiche que j'ai assisté à la mise à mort de gens que je connaissais depuis l'enfance, que je les ai vus se vider de leur sang tout en se pissant dessus. Mon propre père est tombé, l'épée à la main, j'ai été chassé de mes terres, et personne ne s'est alors soucié de savoir si je dormais bien la nuit. Il n'avait eu que sa sœur pour l'épauler. Si Aliénor n'avait pas été là, il ne pouvait dire s'il aurait eu le courage de continuer à se battre. C'était une chance qu'il n'ait jamais baissé les bras. Il le savait, et en retenait la leçon. Ne jamais faiblir, quoiqu'il arrive.

- Notre rang nous oblige à sauver sans cesse les apparences, ajouta-t-il. La moindre faiblesse ne nous sera jamais pardonnée. Nous payons le prix de nos responsabilités...

Il fut interrompu par l'arrivée d'un page. Roderik détestait qu'on lui coupe la parole, toutefois il se garda bien de faire des remontrances, puisque le garçon annonçait l'arrivée de la dame. Maélyne de Lourmel entra dans la pièce. Roderik prit quelques instants pour la détailler du regard, et la trouva agréable à regarder. Mais il émanait effectivement de sa personne une certaine tristesse ; ses yeux bleu pâle ne brillaient pas, leur éclat semblait tari par le deuil.

- Madame, dit-il en s'inclinant à son tour, je suis honoré de vous rencontrer, et je... il toussa, m'associe à votre deuil, ajouta-t-il avec la curieuse impression de mettre les pieds dans le plat. Je me tiens à votre disposition, et nous nous mettrons en route sitôt que vous serez prête.

Enfin, évitons de prendre racine tout de même.

« Madame,  (…) vous serez prête. »

L’homme qui se trouvait devant elle dégageait une forte aura d’autorité, de puissance et de fermeté. Il était grand et sa stature était impressionnante. Son visage était soigneusement entretenu allant jusqu’à une barbe parfaitement taillée. Ses yeux marron étaient dirigés vers elle. Maélyne se sentait mal à l'aise car elle avait l'impression d'être jugée. Elle préféra donc détourner son regard du seigneur quitte à le vexer.

« N’y soyez pas obligé. » Lui répondit-elle lorsqu’il proposa de s’associer à son deuil. Elle savait que Céodred avait la parole facile et qu’il souhaitait la protéger au mieux mais elle ne voulait pas qu’on ait pitié d’elle.

« Je dis au revoir à ma fille et je vous rejoins, je suis bientôt prête à partir. » Continua-t-elle avant de quitter la pièce.

Cette rencontre fut brève mais ils n’étaient pas là pour apprendre à se connaître non plus. La jeune femme devait à nouveau s’absenter et ce durant plusieurs jours. La Dame entra dans sa chambre et prit la petite dans ses bras. Elle lui parla, la câlina, lui promettant de revenir au plus vite et lui demanda ensuite de rester sage avec Céodred.

Maélyne aurait voulu ne pas recevoir d’invitation de la part du comte mais elle n’avait pas vraiment le choix. Ses affaires étaient déjà prêtes depuis quelques jours vu qu’elle n’avait pas vraiment quitté ses appartements. Elle demanda néanmoins de seller sa jument  puis se décida de rejoindre les Arétans. Elle échangea une dernière conversation avec Céodred avant de monter dans la calèche. Ils avaient au moins une journée de route et Maélyne voulait avoir tout de même un peu de confort. Elle décida donc de voyager ainsi plutôt que de monter sa jument.

« Nous pouvons partir. » Dit-elle alors.

On se mit en route sans tarder.

Ils formaient une troupe bruyante. Les chevaliers arétans ouvraient et fermaient la marche, la calèche de la dame restant sous la protection rapprochée de gens d'armes de Lourmel. Le seigneur de Wenden, qui avait retrouvé son armure de plates noire, chevauchait tout près. Tout ce beau monde quitta la belle cité sous le regard interloqué des habitants, dont certains se demandaient s'ils n'assistaient pas à l'enlèvement de leur dame par les vilains de la malelande. Un brouhaha accompagnait la procession sur la route caillouteuse, il régnait parmi les hommes une bonne humeur certaine. L'esprit de camaraderie était d'autant plus présent que la plupart des chevaliers se trouvaient encore quelques ennéades plus tôt dans le bourbier oësgardien, où ils avaient vu la mort de près. Autant le dire, escorter la dame de Lourmel jusqu'à Arétria-la-ville était pour eux une simple promenade de santé.

Cette camaraderie, toutefois, laissait Roderik de marbre. Chevauchant en retrait de ses hommes, le jeune seigneur semblait accaparé par les réflexions de son esprit embrumé. Il était fatigué. Ses yeux, un peu hagards, fixaient la route mais ne semblaient pas la voir. Le rythme effréné qu'il s'était imposé ces dernières ennéades faisait ressentir ses effets ; il n'avait guère prit de repos depuis qu'il était rentré d'Oësgardie, au contraire, il n'avait eu de cesse de cavaler à droite et à gauche. Or son corps avait ses limites, et le lui faisait savoir. Pendant quelques instants, il ferma les yeux. Un léger souffle de vent passa sur son visage. Il s'affaissa légèrement, puis sursauta, prenant conscience qu'en l'espace d'une seconde il s'était presque endormi.

Il n'avait pas envie de partager les plaisanteries de ses hommes ; et peut-être était-ce parce qu'elle était la seule à tirer une tronche d'enterrement qu'il résolut de se rapprocher de la dame de Lourmel. Il mena sa monture auprès de la calèche et, chevauchant auprès d'elle, lança d'un ton désinvolte :

- C'est la première fois que vous visitez la malelande ?

Nul doute que la dame avait tout sauf l'envie de lui faire la conversation, surtout avec une entrée en matière aussi peu originale. Mais parler maintenait Roderik éveillé, et si ça pouvait lui éviter une chute de cheval, cela valait bien la peine d'ennuyer un peu la jeune femme.

Tout ce beau petit monde quitta la petite citée de Lourmel. Les gens du peuple devaient certainement se poser des questions et de nombreuses rumeurs allaient d’ici peu voir le jour quant au départ de la Dame. La plupart espérait tout de même que rien ne lui arrive. L’attaque du Kerkand dans les Pycks était encore dans les esprits de tout le monde mais il fallait passer à autre chose.

La calèche qui abritait la Dame était fort silencieuse. Cette fois-ci Maélyne préféra partir seule, sans aucune compagnie, pourtant une journée de voyage pouvait être longue si on n’avait pas d’occupation. La jeune femme avait prévu le coup en emmenant avec elle un tas de livres. Elle en prit un au hasard, de toute façon, la morale n’y était pas vraiment. Elle parcouru plusieurs pages sans réellement comprendre ce qu’elle lisait, mais au moins elle pensait à autre chose.

La route qui menait Lourmel à la frontière était plutôt rocailleuse et la Dame regretta alors d’avoir choisi la calèche plutôt que la montée à cheval.

« C'est la première fois que vous visitez la Malelande ? »

La Dame sursauta légèrement quand elle entendit le seigneur lui parler, elle qui avait fini par être absorbée par la lecture.

« Oui. Ce sera la première fois, mais j’en ai entendu parler et j’ai lu beaucoup de choses à ce sujet. J’écoute les rumeurs et j’essaie d’en tirer le vrai du faux. » Répondit-elle.

« Il me faut connaître mes voisins mais rien ne vaut une véritable visite. » Continua-t-elle.

Il est vrai que la Dame n’était pas vraiment d’humeur à entretenir une conversation, mais peut-être que cela lui permettrait de penser à autre chose. Le Seigneur de Wenden était en train de chevaucher une jument blanche. L’équidé ressemblait fortement à la jument que montait Lyanna. Sa sœur lui manquait terriblement.

« Ma sœur m'en à beaucoup parlé. Elle a souvent visitée la malelande. »

La raison de ses nombreuses visites? Un homme, comme toujours.

Roderik ignorait qu'on pouvait lire des choses sur la malelande. Il n'avait jamais passé beaucoup de temps dans les bibliothèques. A Wenden, le père Feidel entretenait une petite collection de livres, mais Roderik laissait la littérature à ceux que ça concernait. Il avait bien apprit à lire et à écrire, mais ça s'arrêtait là. Ceci dit, il avait commencé, avec l'aide du vieil homme, à mettre par écrit les chroniques de sa maison. Il avait beau être jeune, on ne savait de quoi demain serait fait, et il n'avait pas d'autre héritier que sa sœur ; ses mémoires écrites constituaient pour l'heure son héritage.

Il se demanda quel genre de rumeurs pouvaient bien circuler sur la malelande en pays serramirois. Il n'avait pas de mal à imaginer certaines d'entre elles, les arétans se traînaient parfois une réputation de gens un peu simples ; on les voyait comme des reîtres au sang chaud mais lents à la réflexion. Lorsqu'il voyait ses hommes, Roderik pensait parfois que cette réputation n'était pas totalement mensongère ; il avait souvent eu à réprimander sévèrement des gardes qui s'enivraient pendant leur service. En temps de guerre surtout, la discipline était essentielle.
Roderik ne s'attendait pas franchement à ce que Maélyne soit emballée par sa visite. Lui qui avait vécu dans la malelande depuis sa naissance arrivait à trouver une certaine beauté dans ce pays ; mais pour une étrangère, il fallait beaucoup d'imagination pour trouver plaisante cette région capricieuse.

Lorsqu'elle évoqua sa sœur, Roderik chercha dans ses souvenirs s'il avait déjà entendu parler d'une autre dame de Lourmel par le passé. A vrai dire, il savait bien peu de choses sur Maélyne - aussi ignorait-il totalement que ladite sœur était décédée depuis un certain temps. En fait, il savait simplement Maélyne avait été marquise de Serramire, et qu'elle avait finalement abdiqué - pour une raison qui lui échappait. Il jugea bon d'éviter de parler de ça, mais commit néanmoins la bourde de la questionner sur sa sœur :

- Vraiment ? Peut-être ai-je déjà rencontré votre sœur, alors, puisque la route vers Arétria passe par Wenden. Comment s'appelle-t-elle ?

« Vraiment ? Peut-être ai-je déjà rencontré votre sœur, alors, puisque la route vers Arétria passe par Wenden. Comment s'appelle-t-elle ? »

Cette phrase résonnait plusieurs fois dans l’esprit de la Dame ainsi que le prénom de sa sœur.  Il fallut un peu de temps pour qu’elle revienne à elle.

« M’avez-vous déjà vu auparavant messire ? » Lui demanda-telle.

« Car si c’est la première fois que vous voyez ce visage, alors vous n’avez jamais croisé la route de ma sœur. »

Des sœurs jumelles qui se ressemblaient réellement. Leurs seules différences venant de leurs modes de vie, de leurs caractères. Au final, elles se ressemblaient uniquement physiquement. Pourtant un lien existait, un lien fort que Maélyne pensait ne jamais pouvoir rompre jusqu’à cette fameuse nuit où elle se réveillât en sursaut, criant le nom de sa sœur. Elle apprit que plusieurs heures plus tard la mort de celle-ci.

« Elle… elle s’appelait Lyanna. » Finit-elle par savoir dire, avec une voix tremblante au point qu’elle manqua d’air.

Une de ses mains vint essuyer au plus vite les quelques larmes qui coulèrent sur ses joues.

« C’était ma sœur jumelle, on se ressemblait en tout point, donc si vous ne m’avez jamais vu, c’est que vous ne l’avez jamais rencontré. » Finit-elle par reprendre.

Elle referma son livre, comme si le goût de la lecture l’avait soudainement quitté et porta son regard sur le seigneur qui chevauchait à côté de la calèche.

« Je suis sûre que si vous l’aviez rencontrez, vous ne l’auriez pas oublié. »

Et c’était surement vrai, car le seigneur présent aux côtés de la Dame correspondait au genre d’homme que sa sœur appréciait. Maélyne se surprit à repenser aux nombreuses conquêtes qu’avait eu Lyanna puis chassa cette idée de son esprit. Il était hors de question qu’elle se souvienne de sa sœur comme ça.

« Et vous ? Avez-vous encore de la famille auprès de vous ? »

Conscient de la bourde qu'il venait de commettre, Roderik se sentit idiot. De toute évidence, la dame de Lourmel avait été très proche de sa sœur jumelle - ce qui, de fait, se conçoit aisément. Il se demanda à quand remontait sa disparition, et supposa qu'elle avait dû être emportée lors de l'attaque du Kerkand. Il comprenait, du coup, pourquoi cet événement avait à ce point bouleversé la dame. Il la vit refermer sèchement son livre, et s'attendait à ce que la conversation tourne court ; mais au lieu de ça, la dame se tourna vers lui et continua à parler. Au moins, le drame ne lui avait pas fait perdre tout goût pour la parole.

- Je suis navré pour votre perte, madame. En effet je ne crois pas l'avoir rencontrée, et croyez bien que je le regrette.

Evidemment, Roderik disait ça sans aucun sous-entendu. Il ignorait complètement que la disparue avait été une sacrée chaudasse, et n'y pensait même pas. Non, il était conscient que Maélyne pansait de douloureuses cicatrices. Elle avait cet air qu'ont les gens qui ont subi beaucoup de tragédies en peu de temps, et Roderik relativisa ses propres pertes.

- Il ne me reste que ma soeur Aliénor, répondit-il. Elle est tout ce que j'ai aujourd'hui. J'ai à peine connu ma mère, et mon père est mort pendant la guerre de Sainte-Berthilde il y a deux ans. Nous étions... du côté rebelle, auprès d'Anseric de la Rochepont qui était notre suzerain d'alors. A combattre la même couronne que mon suzerain d'après a tant tenu à défendre. La même qui, aujourd'hui, est tombée. A croire que, quoi que nous fassions, nous serons du côté des perdants.

La guerre de Sainte-Berthilde lui semblait tellement loin, aujourd'hui. Il avait connu l'anarchie qui avait régné lors de la vacance du pouvoir dans la malelande. Il avait reprit Wenden, dont il avait été chassé à la mort de son père. Puis le hasard avait conduit l'un de ses cousins, Wenceslas de Karlsburg, à devenir comte. Roderik l'avait accompagné en Oësgardie, jusqu'à ce que ça tourne mal. Et Wenceslas était mort. Tant de chemin parcouru, et si peu de choses accomplies. Parfois, il avait l'impression d'être tout seul. Il n'y avait guère qu'Aliénor en qui il puisse pleinement se fier. La maison de Wenden gardait la trouée vers Serramire depuis des siècles, et ils étaient tout ce qui en restait.

- Quel âge a votre fille ? demanda-t-il, poursuivant la conversation. Je n'ai pas la chance d'être père, malheureusement.

« Je suis (…) je le regrette. »

Des phrases de ce genre, elle en avait entendu des tonnes. Elles ne lui firent plus aucun effet à présent. Son deuil ne passait pas et il lui faudra sans doute beaucoup plus de temps.

«  Il ne me reste que ma sœur Aliénor, (…)  notre suzerain d'alors. »

La péninsule avait connu tellement de guerres ces dernières années qu’on en perdait facilement le fil.

« La guerre… Qu’elle soit au sud, dans le médian ou au nord, elle fait les mêmes ravages. L’on se demande même si nous n’avons pas été créés dans le simple but d’amuser Arcam. Déposés en péninsule qu’il considère comme une arène dans laquelle nous nous entretuons. »

Elle fit une pause.

« Vous avez perdu la totalité de votre famille à cause de la guerre, Messire. Sur ce point, nous avons un point commun. »

Qui l’eut cru… mais en même temps, les nombreuses guerres avaient tellement prit que depuis Maélyne avait des points communs avec de nombreuses personnes.

« Quel âge a votre fille (…) d'être père, malheureusement. »

Cette phrase la fit réagir, elle revit les enfants baignant dans leur sang dans ce campement qui était complètement ravagé.

« A quoi bon faire des enfants nous arrivons pas à les protéger. »

En plus dès qu’on avait un quelconque titre, on se devait de souvent quitter le foyer, laissant la charge des enfants aux femmes ou aux servantes. Chaque noble avait ce désir de se constituer des héritiers pour que sa lignée perdure mais rare étaient ceux qui souhaitaient être un véritable père.

« Ma fille vient d’avoir cinq ans.  Ma place devrait être auprès d’elle, mais mes responsabilités ne me le permettent que rarement. Ne sous-estimez pas la peine que cela procure à un enfant de ne jamais être auprès de ses parents. »

La Dame déposa le livre qu’elle avait fermé quelques instants plutôt et fouilla parmi les autres chefs-d’œuvre qu’elle avait apporté. Son choix fut définitif lorsqu’elle tomba sur un petit livre noir dont la reliure était en cuire. Il s’avérait que ce livre racontait les contes et les légendes locales. Cela pouvait être intéressant à lire.

« Attendez donc le retour de la paix dans le nord, ensuite vous aurez le temps de vous prendre une épouse et d’avoir des enfants. » Continua-t-elle en ouvrant ce petit livre noir.

« Sait-on jamais, Oësgard pourrait encore avoir besoin des Arétans surtout depuis l’arrivée des noirelfes. »

A quoi bon faire des enfants si nous n'arrivons pas à les protéger ? La question méritait d'être posée, en effet. Leurs aïeux leur avaient légué un monde dangereux, et ce n'était pas parti pour changer. Où va le monde ? Nulle part. Il ne changera jamais. Mais qui pouvait-on blâmer pour cela ? Il est dans la nature des hommes de se faire la guerre. Aussi, lorsque Maélyne parlait d'attendre la paix, Roderik songeait que celle-ci était encore loin. Elle avait raison sur un point : il n'avait clairement pas le temps, aujourd'hui, de songer à se marier. J'ai à peine le temps de dormir la nuit.

- J'ignore si les arétans retourneront en Oësgardie, madame. A la vérité, le moment était le plus mal choisi pour y envoyer des hommes, tant qu'on ignorait à quoi s'en tenir avec le Médian. Et l'on pouvait difficilement lever le ban et l'arrière-ban alors que les hommes venaient de rentrer chez eux. Bien sûr, j'y retournerais si le comte Alwin me le demande. Mais pas de gaieté de cœur, ça non... ce que j'ai vu, là-bas... l'Oësgardie... est un enfer.

Son visage s'était assombri, et il était clair que de mauvais souvenirs lui étaient revenus en tête. La campagne, pourtant, avait bien débuté, ils avaient réussi un coup inespéré en Alonna. Mais les choses s'étaient ensuite gâtées très rapidement, à commencer par l'attitude surprenante de la nouvelle baronne qui, sitôt installée sur le trône grâce à leur aide, avait tenté de se retourner contre eux. Roderik n'était pas plus superstitieux qu'un autre, mais il y avait vu un bien mauvais signe pour la suite, et ne s'était pas trompé. Lorsqu'il avait dirigé le retrait de l'ost arétan, alors que l'on traînait son cousin le comte Wenceslas entre quatre planches, il avait juré qu'il ne remettrait jamais les pieds dans ce pays maudit.

- Nos responsabilités ne nous laissent aucun répit, continua-t-il. Nous n'avons que trop peu de temps à consacrer à certaines choses. Il y a des jours où j'aimerais ne rien avoir à penser. N'avoir aucune décision à prendre.

Il ne dirigeait pourtant qu'une simple seigneurie, même si dans les faits, il faisait bien plus que s'occuper uniquement de Wenden. Il n'osait imaginer le quotidien d'un roi péninsulaire ou d'un empereur nisétien ; comment de tels personnages avaient pu vivre tout en ayant conscience que leurs choix et leurs actes influeraient sur des centaines de milliers de vies ? Non. Être un seigneur malelandois me suffit amplement, et me procure bien assez de soucis.

« J'ignore si les arétans (...) est un enfer. »

Maélyne n’avait pas vu l’Oësgardie de ses propres yeux, mais les récits qu’elle entendit à propos des évènements qui s’y produisirent la laissaient souvent sans voix. Il arriva même qu’elle remercia Néera d’être une femme et de ne pas avoir à partir en guerre. Le visage du seigneur chevauchant à côté de la calèche s’assombrit. La Dame comprit alors que des souvenirs étaient en train de remonter à la surface et elle était à la limite de regretter d’avoir parlé de ce front.

Il est vrai que pour le moment, le comté d’Arétria devait plus se soucier de l’expansion du Médian plutôt que l’attaque des noirelfes au nord. D’ailleurs Maélyne se souvenait de sa première rencontre avec le comte de Velteroc, marié à Blanche d’Ancenis, sa plus fidèle amie. Le comte était venu prêter main fort lors du siège de Bastylle. Ils se sont donc entretenu longuement avec Jérôme de Clairssac vu que les Bastylle retenaient en otage la Dame de Lourmel à cette époque, entre autre Lyanna, la sœur de Maélyne.

« Nos responsabilités (…) aucune décision à prendre. »

Sur ce point, il avait raison. Ce n’est pas en étant seigneur qu’on pouvait s’accorder du temps pour soi-même. Mais même en faisant partie du peuple, il fallait bien travailler, et parfois bien plus qu’un seigneur pour recevoir une bien maigre compensation.

« Un jour, vous aurez plus de temps à consacrer à vos propres envies. Pour le moment, la péninsule est en proie à de nombreuses guerres et conflits. Nous n’avons plus le temps de nous reposer sur nos lauriers. »

Le voyage se passa sans encombre et la discussion prit fin. Ils avancèrent à bonne allure pour finalement atteindre la frontière entre le marquisat de Serramire et le comté d’Arétria. Ils approchèrent justement de la seigneurie de Wenden. L’escorte ne s’arrêtera sûrement pas et puis cela n’intéressait guère la Dame de savoir à quoi ressemblait la seigneurie du seigneur qui l’escortait, elle venait pour retrouver le comte et non pour faire du tourisme.

Maélyne était en train de finir le petit livre noir qu’elle avait trouvé, certaines légendes étaient plus qu’intéressantes et elle se fera une joie de les raconter à sa fille. Le convoi s’arrêta alors soudainement. Se demandant la raison de cet arrêt, elle qui voulait arriver au plus vite. La Dame essaya de savoir ce qui se passait en tendant l’oreille à l’extérieur.

Giflés par le vent, la dame et son escorte de cavaliers avaient traversé la trouée et se trouvaient à présent en terre arétane. Ils aperçurent les murs de vieille pierre grise du bourg de Wenden, avec son château ; mais ils ne firent que passer sans s'arrêter et poursuivirent leur équipée vers l'ouest en suivant un chemin de terre défoncé.

Les vastes plaines arétanes s'étendaient maintenant à perte de vue, celles-là même qui avaient inspiré au pays son sobriquet de "malelande". Chose étonnante, il n'avait pas plu depuis plusieurs jours, et le sol terreux ne s'était pas changé en boue. Voilà qui éviterait un contre-temps fâcheux, comme le fait d'embourber la calèche. Mais le paysage restait malgré tout bien morne, et le voyage devait être monotone du point de vue d'une étrangère.
Les reîtres qui composaient l'escorte arétane, eux, ne s'ennuyaient pas. La bande de joyeux drilles s'était mise à pousser la chansonnette, et pas n'importe laquelle ; les voilà qui entonnaient avec entrain des chants paillards, scandalisant les hommes de Lourmel qui accompagnaient la dame.

Les filles de Cantharel se disent toutes vierges
Les filles de Cantharel se disent toutes vierges
Mais quand elles sont dans mon pieu
Elles préfèrent tenir ma queue
Qu'un cierge
Qu'un cierge
Qu'un cierge...

- Fais taire cette bande de débiles, demanda Roderik à l'un de ses chevaliers, et rappelle-leur qu'on n'est pas à la fête de la gueuse.

Leudaste le Jeune ne se le fit pas dire deux fois. Les chants cessèrent rapidement ; la plupart des hommes présents avaient déjà accompagné le seigneur Roderik et savaient d'expérience qu'il ne fallait pas jouer avec ses nerfs. Roderik voulait un semblant de discipline. Ils avaient une dame à escorter, et si ce n'était pour des questions de dignité, il fallait au moins qu'ils se tiennent prêts à la défendre.

Ils poursuivirent leur route sous un ciel de plus en plus gris ; le temps se dégradait. L'air était sec, et un orage menaçait d'éclater à tout instant. Sombre présage. Le paysage aussi avait changé, la monotonie des plaines avait laissé la place à un terrain plus accidenté, parsemé de collines boisées. Dans un sens, c'était stimulant car cela prouvait qu'ils avaient bien avancé sur la route d'Arétria. Mais il était devenu plus difficile de surveiller l'espace environnant ; dans les plaines, en rase-campagne on avait le temps de voir venir. Ici, non.
C'était ce qui avait conduit Roderik à envoyer un cavalier chevaucher au-devant pour servir d'éclaireur. L'initiative se révéla pleine de bon sens lorsque celui-ci s'en revint, fort alarmé.

- Seigneur Roderik ! Il y a toute une grappe de coupe-jarrets planqués dans la pinède !

- Par le con de Néera ! s'écria Roderik. N'avancez plus ! ordonna-t-il aux autres.

Il avait la plus grande confiance dans les qualités de ses reîtres, des tueurs aguerris qui s'étaient illustrés en Oësgardie. Si un petit groupe de brigands mal-nourris émergeait des bois, ils trouveraient à qui parler devant Roderik et ses hommes. Mais l'escorte arétane ne comprenait en tout et pour tout qu'une quinzaine de cavaliers, en plus des hommes de Lourmel ; et l'on n'avait aucune idée du nombre de ces gueux. En temps de guerre, hélas, les rapineurs se multiplient sur les routes. Et si le désespoir poussait ces gens à les attaquer en nombre ? Il n'avait pas peur de croiser le fer, mais il devait penser à la sécurité de la dame de Lourmel.
Des hommes émergèrent alors des bois en poussant force cris de guerre, et Roderik sut qu'il ne lui revenait plus de faire un choix ; les bandits, se sachant repérés, avaient sans doute décidé de ne pas lui laisser l'initiative. Ils étaient nombreux à courir vers eux, pourvus d'armes de fortune de toutes sortes.
Roderik tira l'épée.

- Dites à la dame de Lourmel de ne surtout pas quitter sa calèche, lança-t-il à un serramirois venu s'enquérir de la situation. Un ordre idiot, puisqu'on imaginait mal ce qui pourrait pousser la concernée à se jeter dans les bras des bandits. Tout le monde reste groupé ! Laissez-les approcher un peu... dit-il à ses propres hommes.

Il valait mieux pour les cavaliers arétans que le contact se fasse à l'écart des arbres, d'où d'autres écorcheurs risquaient toujours de surgir.

L’arrêt qu’ils ont effectué à hauteur de la frontière n’était autre qu’une petite pause. Ils reprirent alors le chemin vers Arétria-la-ville. Le paysage avait radicalement changé et dorénavant l’on ne voyait que des plaines. Malgré la monotonie de ce paysage la jeune femme y trouva un certain charme.  Vu qu’elle venait de finir son livre sur les contes et les légendes, Maélyne décida de prendre son calepin dans lequel elle avait rassemblé toutes les informations nécessaires concernant le comté d’Arétria. Elle entendit alors les Arétan chanter. Une chanson dont elle se serait bien passée. D’ailleurs les gardes lourmellois qui l’accompagnèrent n’appréciaient pas non plus. Forte heureusement le seigneur de Wenden les fit taire assez vite.

Elle entendit néanmoins une chose qui l’interpella. La fête de la gueuse ? Qu’était-ce donc ? Sans tarder elle ouvrit son calepin, elle y avait transcrit plusieures choses importantes sur le Comte mais elle se souvenait que Céodred y avait également glissé quelques éléments importants. Elle n’y trouva aucune trace de cette fête. Elle tenta donc de se renseigner et c’est Roland, qui l’avait accompagné durant ce voyage qui lui expliqua le principe de cette fête.

« Charment. » Finit-elle par dire avant de retourner fourrer son nez dans ses livres.

Attachée à la calèche, se trouvant néanmoins derrière, il y avait la jument de la Dame, Kaya. Jument à la robe blanche qui avait appartenu à Lyanna. La Dame l’avait gardée en mémoire de sa sœur car elle adorait son cheval. Mais depuis l’attaque du Kerkand l’équidé avait peur de tout et de rien et semblait en permanence en alerte. Maélyne n’hésita pas à de temps à autre se tourner, pour caresser l’animal et ainsi le rassurer.

Le paysage changea peu à peu et les plaines à pertes de vues se transformèrent en un terrain accidenté et boisé. Et c’est là que les choses allaient devenir intéressantes. La calèche s’arrêta une fois de plus. Alors que la Dame pensa à une nouvelle pause voilà qu’un de ses gardes vint la prévenir de rester à l’intérieur de la calèche. Intriguée elle releva la tête et posa son livre pour regarder à travers le rideau. Elle entendit alors des cris. Des hommes sortirent de la forêt, équipés de faux, de pelles ou encore de casseroles… Peut-être étaient-ils vraiment armés donc autant rester prudent.

Elle ne bougea pas de son siège attendant de nouvelles instructions. Jusqu’à ce que la calèche commence à bouger dans tous les sens. Envoyant ainsi valser la dame à l’intérieur. Ce n’était qu’autre que Kaya, sa jument. Prit de panique elle se cabra et essaya de s’enfuir. Mais vu qu’elle était attachée, cela n’eut comme effet que recouvrir le corps de sa propriétaire d’hématomes.

Face à ce spectacle, Roland décida de couper la corde qui reliait Kaya à la calèche. Laissant ainsi la jument libre de s’enfuir. Celle-ci prit la direction des bois à l’opposés de ceux où des hommes en sortirent en criant.

« Kaya !! » Cria la Dame avant de sortir de sa calèche.

Roland essaya de la retenir mais elle n’avait que faire de ce qui se passait autour d’elle. Le plus important était de ne pas perdre sa jument. La jeune femme s’enfonça dans les bois en courant, essayant de suivre les traces laissées par sa jument. Elle y laissa plusieurs morceaux de tissus au passage, déchirant sa robe blanche. Elle parcouru une certaine distance avant de se rendre compte qu’elle avait perdu de vue Kaya. Elle essaya alors de l’appeler mais en vain. Elle tourna sur elle-même aux recherches de traces ou d’indices. Tout d’un coup elle vit une forme blanche et décida de la rejoindre.

Courant à nouveau dans les bois, elle avait fini par oublier ce qui avait causé la fuite de sa jument. Des hommes qui s’étaient élancés vers eux, armes aux poings.

Elle s’arrêta net lorsqu’elle arriva au bord d’une pente assez raide. Elle entendit alors son nom. C’était Roland. Il l’avait suivi et lorsqu’il arriva à sa hauteur il n’hésita pas à la gronder comme un gosse. Le traitant d’irresponsable.

« Je dois la retrouver ! » Cria-t-elle.

Il insista pour qu’ils retournent auprès des autres cavaliers mais elle refusa. Il lui promit alors de retrouver l’équidé s’il elle revenait à la raison. On entendait au loin qu’un combat avait commencé.

« Veux-tu vraiment que j’y retourne alors qu’ils sont en train de combattre ? »

Roland était exaspéré et il essaya de lui expliquer qu’elle avait été invitée par le comte et qu’il a spécialement envoyé un de ses seigneurs pour l’escorter. Qu’il risquait de mal le prendre si au moindre obstacle elle s’enfuyait.

« Je ne m’enfuis pas » lui répondit-elle.

Ils entendirent alors un hennissement. C’était la jument de la dame. Kaya se trouvait là, en contrebas.

Le seigneur de Wenden essuya sa lame à l'aide d'un morceau de tissu. Il grimaça ; il avait manqué se rompre les os lorsqu'il s'était cassé la gueule. Lorsque les malandrins avaient été à mi-chemin, il avait lancé la charge et les cavaliers arétans s'étaient exécutés comme un seul homme. Ça avait taillé dans tous les sens, et ses hommes connaissaient leur affaire. Un enfoiré armé d'une faux, cependant, avait bien failli l'éventrer, et c'est dans une tentative d'évitement que le cheval avait rué. Une fois au sol, Roderik n'avait dû son salut qu'au secours providentiel de Leudaste, qui avait proprement éventré le scélérat alors qu'une lame menaçait sa carotide.

Ils avaient finalement décampé, et Roderik dut retenir ses hommes afin qu'ils ne se lancent pas à leur poursuite. On ignorait s'il y en avait d'autres dans la pinède, et cette débandade pouvait aussi bien être un leurre pour les amener à se disperser. Il fit un tour rapide de ses hommes, dont certains étaient blessés, parfois même sérieusement.
Puis, voyant que ça s'agitait du côté des gars de Lourmel, Roderik fronça les sourcils. Il regarda la calèche, restée jusque-là en retrait et protégée des combats, remarqua l'absence d'un cheval, la porte ouverte. Un mauvais pressentiment le prit. Ses craintes se révélèrent justifiées lorsqu'il constata que Maélyne n'était plus à l'intérieur. Un garde lourmellois balbutia qu'elle était partie après son cheval.

Allez savoir pourquoi, Roderik ne trouva pas meilleur moyen de calmer ses nerfs que de mettre une tête à ce pauvre garçon ; et le lourmellois de se retrouver à terre, le nez pissant le sang, sans comprendre ce qui venait de se passer.

Roderik sauta sur sa monture et s'élança à son tour dans les bois. Le sang lui battait aux tempes ; il devait retrouver la dame, coûte que coûte, et ses entrailles se nouaient à l'idée qu'il était peut-être déjà trop tard. Peut-être même allait-il se jeter, lui aussi, dans un guet-apens. Il n'avait pas eu le temps de réfléchir. On n'a jamais le temps de prendre les bonnes décisions, dans de telles circonstances.

Il ne put respirer que lorsqu'il la trouva, en un seul morceau et sans danger immédiat, en compagnie de l'un de ses proches et non loin de sa jument.

- Ah, madame ! Allez-vous bien ? s'enquit-il, avec un air qui aurait passé pour fort dramatique si son visage n'avait pas été couvert de terre et son front écorché dans sa chute. Vous venez de me faire une belle peur !

Kaya se trouvait en bas de la pente, alors que la jeune femme, en compagnie de Roland se trouvait en haut. Certains diront… Bah descendez ? Mais c’était bien plus compliqué que cela. Car la pente était fortement glissante. On voyait très clairement les traces de glissage qu’avait laissé l’équidé. Dans sa frayeur la jument n’a pas dû faire attention et dégringola la pente. Forte heureusement, d’après le premier coup d’œil de Maélyne, il semblerait qu’elle n’avait rien.

« Je dois aller la chercher. » Dit-elle à Roland.

Il lui expliqua que si la jument ne savait pas remonter, ils ne le pourraient pas non plus.

« Je ne peux pas la laisser là. »

Elle chercha un moyen de sauver sa monture. Scrutant du regard les alentours. Peut-être était-il possible de trouver un autre passage, moins boueux, un peu plus loin.

« Ah, madame ! Allez-vous bien ? Vous venez de me faire une belle peur ! » Entendit elle.

Se retournant alors vers la voix qu’elle avait reconnue elle vit le seigneur de Wenden en bien mauvaise état. Recouvert de terre avec un front amoché elle venait d’avoir la confirmation qu’un affrontement eu bien lieu.

« Oui, je vais bien. Ma jument à prit peur durant l’assaut des brigands, je ne voulais pas la laisser. Veillez m’excusez mais je suis partie à sa recherche, sans prévenir. »

Elle n’avait pas d’excuses à donner après tout mais vu que cet homme avait défendu la calèche au risque de sa vie et de celles de ses hommes alors qu’elle était vide, il le méritait.

« Elle est en bas mais la pente est trop boueuse pour qu’elle puisse remonter. » Continua-t-elle.

« Je dois trouver un autre endroit où elle pourrait passer. » Dit-elle en longeant la pente, appelant ensuite sa jument pour l’inciter à la suivre. Il était hors de question qu’elle reparte sans elle. Il ne fallut pas beaucoup de distance pour trouver une pente moins raide où la jument pouvait remonter.

Enfin auprès de Kaya, la Dame était rassurée. Passant sa main sur son encolure, elle posa sa tête contre celle du cheval.

« chuuuuuut, ma belle. C’est fini. »

Caressant l’encolure de sa jument, elle afficha un sourire. Elle prit alors la corde qui pendait autour de son cou et repartit en direction de la calèche accompagnée de Roland et du seigneur de Wenden. Aucun autre brigand ne semblait être revenu, la Dame se rendit alors auprès de ses hommes vérifiant si l’un d’entre eux était blessé. Ils semblaient être tous –en bonne état- mais l’un d’entre eux semblait avoir fortement saigné du nez.

« Avez-vous été blessé durant l’affrontement ? » Lui demanda la Dame.

Il lui répondit que non mais que c’était le seigneur de Wenden qui lui avait causé cette blessure alors qu’il l’interrogeait.

Maélyne n’arrivait pas à décrire ce qu’elle ressentait à ce moment-là. Était-ce de la colère ? Surement un peu. Cela ne l’empêcha pas de rejoindre Roderik se retrouvant un peu à l’écart du reste du groupe.

« Pourrais-je savoir ce qui vous a poussé à blesser l’un de mes soldats ? » Lui demanda-t-elle, plongeant son regard qui en disait long sur son humeur dans le sien.

Les maraudeurs étaient partis, mais certains des arétans étaient dans un sale état. Wulfric appliquait un bandage sommaire à son épaule gauche, mais fit savoir avec son flegme habituel qu'il allait bien. Ce n'était pas le cas de tous : au sol, on déshabillait un jeune cavalier pour mieux panser sa cuisse droite. Il avait les quilles à l'air, et c'était sans doute l'une des dernières fois que le pauvre garçon pourrait les arborer en présence d'une dame ; son pansement déjà gorgé de sang ne lui éviterait sûrement pas l'amputation.

Roderik fut prit d'un sursaut de rage. Les bandits ! Les scélérats ! Et dire qu'il les avait laissés s'enfuir au lieu de les massacrer jusqu'au dernier, ces porcs. Nul doute qu'ils retrouveraient bien vite leur courage et que, tôt ou tard, d'autres victimes en paieraient le prix. Il se promit de demander au comte d'envoyer un contingent d'hommes nettoyer la malelande de cette maudite engeance.

Il eut besoin d'être seul, et s'écarta du groupe. Maélyne choisit ce moment-là pour venir lui reprocher d'avoir molesté l'un de ses hommes. Ah, oui. Celui-là, je l'avais oublié. Il toisa la dame pendant quelques instants, comme s'il la mettait au défi d'exprimer tout le mal qu'elle devait penser de lui, alors qu'il l'avait protégée, et que certains de ses hommes avaient payé le prix fort pendant qu'elle se mettait délibérément en danger.

- Bien sûr, madame, la bienséance eut voulu que je frappe plutôt l'un de mes hommes, répliqua-t-il d'un ton mordant. Puis, regrettant presque aussitôt de s'être laissé aller à la colère en présence d'une dame, il reprit : Veuillez m'excuser. J'étais... inquiet pour vous, et je me suis emporté. Ce garçon n'avait rien fait pour vous empêcher de partir, alors que vous auriez pu tomber entre les mains de ces bandits.

Il était prompt à la colère, mais cela ne durait jamais bien longtemps. Il savait qu'il aurait dû se maîtriser, mais après tout, il était un Wenden. Et les Wenden ont le sang chaud.

« Bien sûr, madame, la bienséance eut voulu que je frappe plutôt l'un de mes hommes »

*ça c’est certain !* se permet-elle de penser.

«  Veuillez m'excuser. J'étais... inquiet pour vous, et je me suis emporté. Ce garçon n'avait rien fait pour vous empêcher de partir, alors que vous auriez pu tomber entre les mains de ces bandits. »

*ça c’est la meilleure !*

L’homme avait commencé sur un ton qui ne lui avait pas plu, mais ses excuses venant aussitôt derrière a su la calmer. Du moins, un peu…

Le devoir de ce soldat était de la protéger, oui c’est vrai mais ce n’était pas une excuse pour le punir d’une quelconque manière surtout qu’il n’avait aucune autorité sur lui. L’heure n’était pas de faire un scandale pourtant... Elle voulut répondre lorsque Roland, qui avait assisté à la scène de loin s’interposa en lui prenant le bras.

« Veillez l’excusez un moment je vous prie. » Dit-il d’abord à l’intention du seigneur avant de reculer de quelques mètres pour parler à la Dame.

« Il serait peut-être temps que tu ailles te changer. » Se permit-il de lui dire à voix basse. Il ne voulait pas que les autres hommes l’entendent.

Il fallait avouer que sa robe était en piteuse état. Couverte de boue jusqu’aux mollets on aurait dit qu’elle portait une robe de paysanne déchirée à plusieurs endroits. Et encore, les femmes du peuple n’étaient pas aussi mal habillées. Elle ne s’était pas rendu compte de son état alors que sa robe tenait à peine lorsqu'elle prit la peine de la regarder.

« Mais dans quel état suis-je encore ?  Et dire que je suis allée lui parler dans cet état… »

«Cela importe peu, mais tu dois être présentable pour le comte. J’ai repéré une petite source dans les bois en revenant ici, tu pourrais éventuellement y laver tes pieds. Je te surveillerais, après tu pourras te changer dans la calèche.» Continua-t-il.

« Tu as raison. Je vais y aller. » Lui répondit-elle.

La jeune femme accompagna alors Roland qui, après avoir ordonné aux soldats Lourmellois de se tenir prêt à partir d’ici peu, lui montra le chemin jusqu’à la petite source.

Ils s’enfoncèrent d’une vingtaine de mètres dans les bois mais cela était suffisant pour bénéficier d’une intimité nécessaire. L’eau coulait doucement pour finalement former une petite cascade en creusant le rocher sur laquelle elle tombait, formant ainsi un bassin d’eau douce. A peine de quoi tremper une paire de pied mais cela lui suffisait.

*Que la nature est bien faite* se disait-elle en s’installant sur un rocher. Elle commença par relever sa robe à hauteur de ses genoux, prenant soin de ne pas se mettre encore plus de boue. Elle leva ensuite une jambe à la recherche du filet d’eau qui s’écoulait. Elle était froide mais revigorante. La boue qu’elle avait accumulé de ses pieds jusqu’à le haut de ses mollets commença à disparaître laissant apercevoir sa peu pâle.

Roland n’était pas loin, surveillant les alentours en laissant de soin de laisser un peu d’intimité à la Dame.
Même si elle était attendue en Arétria et qu’elle perdait du temps à se refaire une beauté, cette source lui apporta un bien être telle qu’elle souhaiterait y rester un moment.

Avec ces évènements, elle en oublia que le ciel était en train de s'assombrir, devenant témoin du coucher du soleil mais il devenait également menaçant. On entendit alors le tonnerre résonner au loin, témoin qu'un orage était en approche.

Roderik se délesta de son armure.
Il avait le visage éraflé et couvert de terre depuis sa chute, et bien qu'un homme d'épée comme lui n'était pas choqué par la vue du sang, de la sueur et de la boue, il se devait d'être présentable ; ils n'étaient plus tellement loin d'Arétria-la-ville, et il allait se présenter devant le comte et ses gens. Comme pour chacune de ses apparitions à la capitale arétane, Roderik tenait à faire bonne impression.

Aussi, après avoir donné ses instructions à ses hommes, lesquels se préparaient à se remettre en route tout en prenant des dispositions vis-à-vis des blessés, il s'était enfoncé dans les bois où, si ses souvenirs étaient exacts, se trouvait un petit ruisseau avec une petite cascade. Ce n'était pas grand-chose, mais un peu d'eau pour se laver ne ferait pas de mal, et il avait besoin d'être seul ; l'endroit correspondrait parfaitement à ses attentes.

Alors qu'il s'y rendait, il tomba nez-à-nez, entre deux pins, sur ce chevalier de Dorour, ce Roland, qui ne quittait jamais Maélyne de Lourmel d'une semelle. Guère enclin à causer, Roderik ne prêta pas attention à ce que lui disait le chevalier. Il le dépassa, tout en ôtant le reste de ses vêtements. Il n'avait que faire de ce que lui voulait Roland, néanmoins celui-ci lui emboîtait le pas, essayant de dire quelque chose. Mais pourquoi il me suit ? Il veut reluquer mon cul de seigneur arétan ? Ces lourmellois... Il pressa le pas, mais ce ne fut que lorsqu'il parvint au petit bassin, nu comme un ver, qu'il comprit ce qu'essayait de lui dire Roland de Dorour. La dame de Lourmel était là, en train de se tremper les pieds, juste devant lui. Et même pas nue, en plus.

On entendit le tonnerre résonner au loin, mais nul son ne sortit de la bouche de Roderik, qui, interdit, se demandait comment il allait pouvoir démêler cette situation grotesque.

Chantonnant un petit air qui lui rappela de doux souvenirs la Dame s’éternisa un peu. Plus loin, niché entre les arbres se tenait Roland. Celui-ci était surtout là pour laisser un peu d’intimité à la Dame. Même si elle ne se lavait pas complètement, elle resta néanmoins pudique. C’est alors qu’il vit le seigneur  de Wenden approcher.

« Messire. » commença-t-il à dire, pensant qu’il allait s’arrêter.

Celui-ci avait enlevé son armure et se rendait d’un pas déterminé vers la petite source.

« Messire. » finit-il par répéter.

Rien, aucune réaction, juste une allure pressée.

« Messire, attendez. » Réessaya-t-il une troisième fois. Le chevalier vit ensuite que le seigneur commença à se déshabiller et comprit qu’il se dirigea vers la source. Là où se trouvait Maélyne.

« Messire, attendez ! » Continua-t-il mais rien, aucune réaction...

Il finit par être complètement déshabillé et il était malheureusement trop tard. Il se tenait là devant la Dame. Celle-ci releva la tête lorsqu’elle entendit du bruit et se retrouva alors nez à nez avec Roderik, qui était visiblement en tenue d’Adam. Une gêne anormalement grande s’empara de la Dame qui dans un geste de semi-panique tourna le dos au seigneur. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait de voir. *Mais n’ont il aucune pudeur dans ce pays !*

« ROLAND ! » Cria-t-elle.

La Dame avait toujours ses pieds dans le bassin, l’homme qui lui était habillé –fort heureusement- se rendit jusqu’à elle pour l’aider à se rechausser. La gêne fut remplacée par de la colère. *Mais pour qui se prend-il !?  Et pourquoi Roland ne l’a pas prévenu ?*

« J’ai essayé de le prévenir mais il semblerait qu’il n’avait pas envie de m’écouter. » Dit-il alors à la Dame comme s’il avait entendu ses pensées.

Elle se releva enfin affichant une expression assez sévère sur son visage. Elle se redirigea vers la calèche, évitant de regarder le seigneur qui semblait être tout aussi choqué qu’elle. Une fois à sa hauteur, elle se permit de le regarder droit dans les yeux.

« Si vous cela vous amuse, tant mieux mais sachez que ce n’est pas mon cas. » Lui dit-elle sur un ton plutôt neutre. On lui avait répété de ne pas faire de scandale mais là, s’en était trop.

Le tonnerre se rapprocha de plus en plus et une pluie battante se mit tout d’un coup à tomber. Heureusement, étant dans les bois, la cime des arbres retenait un peu les gouttes qui tombaient en nombre.

La Dame reprit le chemin de la calèche. Dorénavant, elle ne verrait plus le seigneur de Wenden de la même manière et une gêne permanente s’était installée entre les deux individus. Sa principale occupation était désormais de se changer. Ce qu’elle fit dans la calèche, rideaux fermés à l’abri des regards. Roderik ne mettra sans doute que peu de temps pour se rafraîchir vu la pluie qui se faisait de plus en plus intense.  Ils devaient repartir au plus vite avant que la route ne devienne un vrai danger. Le soleil s’était complètement absenté du ciel et des torches furent allumées pour les guider dans l’obscurité de la nuit. Le froid gagna le paysage Arétan et la Dame se sentit frémir à l’idée de rester une nuit entière dans la calèche.

Honteux, le seigneur de Wenden se rhabilla en vitesse. Il venait de se couvrir de ridicule devant la dame, et il craignait que ce fâcheux épisode ne vienne à ternir sa réputation. Fort heureusement, aucun des arétans n'avait assisté à la scène, mais si Maélyne venait à se plaindre de son comportement devant le comte ? Il imagina avec horreur la dame révélant le scandale devant toute la noblesse arétane ; c'était bien le pire moment pour que telle chose se produise, alors qu'il était plus influent que jamais à Arétria-la-ville et qu'il s'attirait du même coup la jalousie de nombre de rivaux. Ce qui n'était rien d'autre qu'un malentendu pouvait facilement être interprété comme une tentative d'agression sur la dame de Lourmel.
Et si elle se tait, qui dit que ce chevalier de Dorour en fera autant ?

Il fallait qu'il présente ses excuses, mais il était assez réticent à l'idée d'approcher Maélyne à présent. Il commença déjà, une fois rhabillé, par quitter les bois et rejoindre ses hommes. Ceux-ci se préparaient déjà au départ, et le naturel qui régnait chez eux rassura Roderik, ils ne s'étaient rendus compte de rien. Ils avaient de toute façon bien assez à faire avec les blessés pour s'intéresser aux incartades de leur seigneur.

On se remit en route, et dès lors Roderik chevaucha à bonne distance de la calèche de la dame. S'il était déjà soucieux tout à l'heure, il l'était d'autant plus à présent, mais pour de toutes autres raisons. Comme si tout n'était pas assez noir, la nuit commençait à tomber et la pluie l'accompagnait. Un arétan ne craint pas la pluie, elle lui est coutumière ; néanmoins un peu de temps sec n'aurait pas été de trop pour soulager l'humeur maussade de Roderik.
Malgré les torches et leur connaissance du terrain, il devint bientôt nécessaire de faire une halte pour la nuit. On s'était éloigné du lieu où s'était déroulée l'attaque, mais on ne pouvait prédire ce qui se passerait sur la route, dans l'obscurité.

On dressa un campement de fortune à l'abris des arbres. Sous la lueur tremblotante des torches, Roderik donna ses instructions pour la nuit, organisant le roulement des tours de garde. Il tenait à ce que la sécurité soit exemplaire ; aucun impair ne serait pardonné à ses hommes cette nuit, puisqu'il était clair que rien ne lui serait pardonné à lui non plus.
Les arétans dormaient à la belle étoile ; leur pays n'était peut-être pas le plus beau qui soit - encore que de leur point de vue, si - mais les étoiles sont les mêmes partout. La pluie ne les empêcherait pas de trouver le sommeil. En revanche, le souvenir de l'attaque troublerait peut-être celui des plus jeunes. Roderik, lui, en avait vu d'autres. Il avait tant besoin de sommeil qu'il s'endormirait comme une pierre sitôt qu'il serait couché.

Mais, après avoir fait un rapide tour de ses hommes, son regard se posa sur la calèche de la dame de Lourmel, et il jugea bon de crever l'abcès. Elle l'enverrait paître, sans aucun doute ; mais il aurait au moins la conscience tranquille, il se serait expliqué.

Alors qu'il marchait vers l'attelage, il ne manqua pas d'éveiller les soupçons des hommes d'armes lourmellois qui montaient la garde ; la faible lueur des torches ne leur avait pas permis de distinguer immédiatement son visage. Ils se détendirent lorsqu'ils le reconnurent, mais ne relâchèrent pas pour autant leur vigilance.

- Je venais m'assurer que la dame se portait bien, expliqua-t-il avec tout le naturel dont il était capable.

Ils s’étaient arrêté le temps d’une halte qui était nécessaire. On expliqua à la dame que la nuit ne permettait plus d’avancer car le chemin se faisait étroit par endroit et il était dangereux de s’y aventurer lorsque l’obscurité avait gagné le ciel. La Dame désespéra, elle souhaitait tant être arrivée à destination pour pouvoir bénéficier de l’hospitalité du comte. Entre autre, un bon bain et un lit bien douillet. Mais cela ne sera pas le cas, cette nuit, c’était la calèche qui serait son hôte.

Maélyne eut une brève conversation avec Roland sur l’incident qui s’était produit dans les bois. Elle était plus que remontée et allait très certainement se plaindre au comte. Mais comme d’habitude, Roland su la calmer et la rassurée sur les véritables intentions du seigneur de Wenden qui n’étaient en réalité inexistantes, faisant de cet incident un simple malentendu.

Lors de l’arrêt, la dame demanda à ne pas être dérangé. Pourtant elle entendit la voix du seigneur qui l’escortait.

« Je venais m'assurer que la dame se portait bien. » Entendit-elle.

« Faites-le entrer. » Répondit-elle, invitant le seigneur à la rejoindre à l’intérieur de la calèche qui pouvait aisément accueillir quatre personnes alors une dame et un chevalier devraient avoir largement la place.

Elle l’installa en face d’elle sans qu’elle ne puisse à un seul moment poser son regard sur lui. Il fallait pourtant bien briser la glace, cela ne pouvait pas durer ainsi.

« Je tenais à vous rassurer. Je n’ai pas l’intention de faire part de quoi que ce soit au comte ni à personne d’autre, d’ailleurs. A y réfléchir de plus près, je ne vois pas ce qui vous aurait poussé à faire un tel acte. Vous avez juste fait preuve d’aversion envers le seigneur de Dorour qui essayait de vous prévenir. Et je trouve cela dommage. »

L’homme allait répliquer mais il n’en a pas eu le temps. A l’extérieur des cris se firent entendre. Il semblerait que les bandits n’avaient pas fini de nous ennuyer. Sauf que cette fois-ci cela se passa autrement. Les Lourmellois qui comptaient le moins de blessés s’empressèrent d’entourer la calèche. Sauf qu’un imbécile n’avait pas pensé à détacher complètement les chevaux. Prit de panique, ceux-ci se mirent à galoper et donc à tirer la calèche sans cocher emportant ainsi la dame et le seigneur hors du combat mais également hors du camp.

Alors que les chevaux n’avaient parcouru que quelques centaines de mètre, leurs harnais, à moitié détaché se rompu laissant la calèche continuer sa lancé pour terminer sa route dans un fossé.

Aucune torche n’était là pour les éclairer. Pourtant il ne fallut pas de lumière pour que la Dame se rende compte de la douleur qu’elle ressentait à la cuisse. Il fallait avant tout sortir de là, ce qui serait déjà pas une mince affaire.

Roderik sentit le regard de la dame fixé sur lui dans la pénombre de la calèche, faiblement éclairée par une bougie qui se consumait lentement. Les mots de Maélyne le rassurèrent ; elle n'avait pas l'intention de faire de scandale, et c'était là le plus important. Mais au-delà de ça, Roderik tenait à s'excuser. Son indécence, si involontaire qu'elle fut, n'était pas digne d'un homme de son rang. Il n'en eut pas le temps, malheureusement ; de sinistres cris résonnèrent dans la nuit, bientôt suivis du glissement familier des lames que l'on tirait du fourreau, et l'on entendit les hommes s'activer à l'extérieur.

- Par les morts ! rugit Roderik en se levant, prêt à rejoindre ses hommes à l'extérieur pour prendre la mesure des événements.

Il s'écroula sur le plancher de la calèche lorsque l'attelage se mit en branle. Lancé à toute allure, Roderik sentit le véhicule vibrer, agité de soubresauts, alors qu'étendu au fond il tentait vainement de se cramponner à quelque chose. Une violente embardée l'envoya valser contre la paroi de droite. S'il pensait que le plus gros choc était passé, il fut bien vite détrompé ; lorsque la calèche termina sa course folle, le jeune seigneur décolla pratiquement du plancher pour se retrouver les quatre fers en l'air, son crâne rencontrant douloureusement la paroi opposée, lui éclatant l'arcade au passage.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, complètement étourdi, il ne put distinguer de quel côté il se trouvait, l'intérieur de la calèche n'ayant plus rien avoir avec ce qu'il était quelques instants plus tôt. Des livres traînaient un peu partout, avec diverses affaires personnelles de la dame. Il faisait sombre, Roderik n'y voyait guère, mais il devina la silhouette de Maélyne qui s'agitait près de lui. Au moins était-elle encore en vie. Il s'inquiéta, néanmoins.

- Madame... allez-vous bien ?

Il se traîna auprès d'elle, et, ses yeux s'habituant à la pénombre, remarqua qu'elle se tenait la jambe d'une curieuse manière. Elle ne s'en tirait pas indemne, et il espérait qu'elle ne soit que légèrement blessée.

- Tout ira bien, dit-il comme s'il essayait plus de se convaincre lui-même. Vous arrivez à bouger la jambe ? On va essayer de sortir d'ici...

Encore fallait-il trouver où était la porte de ce maudit cercueil. Roderik épongea son front ensanglanté d'un revers de la main, avant de regarder autour de lui. Il avait la curieuse impression que ce qui tenait maintenant lieu de plancher jouait auparavant le rôle de plafond. Il finit par distinguer la porte en question, et il s'y traîna en rampant. Impossible de l'ouvrir : les chocs semblaient l'avoir complètement bloquée. Ce n'est pas une putain de porte qui va m'arrêter maintenant. Il rassembla ses forces et, assis face à la porte, s'appuyant au plancher de ses mains, il donna trois ou quatre coups de pied avant de parvenir à la défoncer.

L'ouverture ne révéla qu'un extérieur mystérieux plongé dans une nuit sans lune, et un silence oppressant ; de toute évidence, les chevaux les avaient éloignés de l'action. Au moins étaient-ils, a priori, à l'abris des vauriens, mais ils ne pouvaient désormais compter que sur l'épée de Roderik pour se défendre. Eh bien ! Voilà ce qu'on appelle une dame sous bonne escorte, songea-t-il amèrement en reportant son attention sur Maélyne.