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 Trop vite, trop tôt, trop fort

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Phar'roos
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MessageSujet: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeMar 14 Avr 2015 - 21:26

      Une lame de bronze rougeoyait sous le soleil de Sol’Dorn, dont un rai perçait par une étroite ouverture. De part et d’autre de cette lame, on trouvait deux Drows, deux trognes : l’une livide de peur, l’autre blanche de colère. C’était dans une tourelle décrépie du Bastion de la cité, sur laquelle flottait l’un de ces étendards gras et troués que la deuxième dothka élevait à présent au sommet de nombreuses flèches. L’aube déployait ses couleurs au-dessus de la cité brune, partout les vents apportaient leur charge matinale de poussières du désert – mais dans ce réduit au sommet de la tourelle, l’air vibrait soudain d’une fureur électrique.
      « Qu’as-tu fait, Lael’cice ? » siffla Phar’roos de sa voix de basse, tandis que ses mains aux jointures livides raffermissaient encore leur empoigne sur le pommeau de la lame. Elle avait plaqué la longue dague en travers de la joue du despote, déterminée à lui taillader le visage au moindre faux mot. C’était un de ces rats des plaines alentour, qui avait reparu aux portes du Bastion non pas dès que l’étendard avait été relevé, mais seulement lorsqu’il était devenu manifeste qu’il y aurait un grand bénéfice à se concilier la deuxième dothka. Phar’roos ne conservait à ces anciens braves, aujourd’hui flageolants, que le respect du stratège face aux pièces utiles. Plus vils encore que les bâtards zurthans, il y avait ainsi les Drows traîtres à leur sang.
      Alors le despote, d’une voix nouée dans sa gorge serrée, reprit le fil de son récit :

      « C’était ce gourbi du quartier Doeb, non loin des villas reconstruites par les princes thaaris. Il y avait là-bas un nommé Zaâd, issu des lignées emmêlées de Zurthans et de Mathaorites. On savait qu’il négociait des esclaves, dont certains même avaient les oreilles longues et fines qui attestaient d’une extraction pure d’Elda. Des daedhels, Phar’roos, et asservis par de la fange de bas-sang ! Nous avons pris des montures, des torches, et des masses, pour aller saccager ce gourbi qui achalandait notre race. Tous, nous les avons saignés, et les murs de glaise sèche ont fait une grande flamme dans la nuit. La tête de Zaâd branle au bout d’un pieu fiché en terre, et plusieurs Eldéens sont à présent libres et revanchards, à la dothka tout dévoués.
      Mais il y avait d’autres silhouettes dans le clapier de Zaâd, et nous ne les avions pas vues, avant d’avoir effondré les murs et brûlé le toit. Ils étaient une demi-douzaine peut-être, tous frappés de l’emblème de Teiweon. Sans doute des prêtres venus acheter des esclaves. Une, vêtue plus noblement, pourrait être plus qu’une prêtresse.
      Lorsque le Temple s’en apercevra, les molosses de Tsabrak seront derrière nous, Phar’roos. Et moi, et les miens, te sommes plus utiles vivants quoique traqués par le culte de Teiweon, que morts et renvoyés dans les royaumes d’ombre. »


      Phar’roos hoqueta de rage à la vue de ce despote, pourtant tremblant, qui négociait avec elle le fil de sa vie. Pourtant le sang Drow était ingénieux, partout il calculait son intérêt souverain. Bien avant d’avoir abaissé même d’un pouce sa lame, la matrone savait déjà qu’elle ne lui trancherait pas la trogne, ni même ne lui couperait ses mâles attributs. Les despotes étaient puissants ; la deuxième dothka, encore juvénile, fragile.
      La Drow siffla quelques ordres : que Lael’cice et les siens s’abritent dans le Bastion ; que la deuxième dothka en garde les portes avec vigilance ; que trois espions s’encourent jusqu’au gourbi brûlé de Zaâd pour y compter combien de prêtres y ont péri rôtis ; qu’enfin on fracasse le crâne de quelques gardes de la cité, pour que ceux-là s’abstiennent d’entrer dans le conflit naissant entre la deuxième dothka et le Temple. Mais déjà, les pensées de la matrone vagabondaient ailleurs, comme elle s’était approchée de l’étroite ouverture d’où l’on surplombait les toits de Sol’Dorn. Là, le donjon décrépi s’élevait face à l’esquisse, lointaine, des flèches du temple de Teiweon. Balayant du regard la cité déjà grouillante à l’aube, Phar’roos cherchait les premières marques de la vengeance de Tsabrak, le Grand-Prêtre, son père.


Dernière édition par Phar'roos le Dim 3 Mai 2015 - 21:18, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeMar 28 Avr 2015 - 22:38

AZZA

Uriz avait fait un bien étrange don aux siens, quand Il les avait arrachés au joug de Kerhel. Pour ceux qui n’avaient pas eu la chance de vivre portés par le Feu du Guerrier, qu’importait leurs tailles ou leurs formes, qu’importait leurs éclats ou leurs couleurs : les pierres n'avaient jamais été que des pierres. Froides. Inertes. Inutiles. Quel daedhel, le premier, avait su voir au-delà ? Comment lui était venue l’idée de les agencer, pour qu’ensemble elles apprissent à tromper l’œil pour montrer des choses qui n'étaient pas ? C’était la première question qu'elle avait posé, quand Père lui avait raconté l’histoire du Lloun, la mosaïque géante qui décorait la chambre des Rois. Elle était immense, tellement qu’il était impossible de la contempler dans son entièreté. De la création des daedhels à leur arrivée dans l’Elda, elle décrivait leurs origines. Dans la langue des Thaarii, Lloun se traduisait Art et ce n’était pas hasard, car c’était ce qu’était le Lloun pour le peuple d’Elda : l’Art. La première œuvre des Vengeurs et leur première victoire aussi. Eussent-ils demeurés les esclaves de Kerhel, la pierre serait toujours de la pierre. Bénis par Teiweon, ils avaient su la transformer.


Ceux qui ne connaissaient pas les daedhels voyaient en eux des barbares, cruels et sans pitié ; en réalité, il n’était pas de culture qui aimât l’Art plus qu’eux. Simplement, eux seuls n'ignoraient rien du prix à payer pour le mériter.


« Je devrais être heureuse, tu sais ? » murmura Azza avec détachement, mettant par la même occasion fin à deux heures de silence pesant. Allongée dans la poussière et la crasse qu’avaient charriées, jour après jour, les pas des fidèles, la prêtresse n’avait eu de cesse de détailler la plus belle Cujjin de Sol’Dorn. Si reproduire intégralement l’œuvre originelle était formellement interdit — c’était le privilège des rois que de pouvoir l’admirer dans sa globalité —, la coutume voulait que les noirelfes fissent réaliser une réplique d’une de ses scènes chez eux. C'était ces mosaïques qu'on appelait les Cujjins. « Au roi son Lloun, à moi ma Cuijjin. » Ainsi, à Chazmyr, sur tout un pan de mur, on pouvait admirer Uriz affronter Kerhel, tandis que dans son Temple, Teiweon n’avait de cesse de libérer les daedhels de leur asservissement.


Allongée à même le sol, sans se soucier de la poussière ou de la crasse que charriaient jour après jour les pas lourds des fidèles, Azza avait gardé ses yeux rivés sur la Teiweon en mosaïque deux longues heures durant, dans le silence le plus total.


« Jina était sa favorite. Elle avait toujours un éloge à son égard. Souvent, on m’a dit qu’elle aurait préféré qu’elle fût sa fille, plutôt que moi.


— Sa mort ne va rendre que Ssasha plus tendre, » répondit nonchalamment Hashar, que la situation ennuyait profondément. « Mais tu as raison, tu devrais être heureuse.


Pourtant, je ne le suis pas. »


Avec lenteur, elle porta son regard sur son esclave ; la métamorphose du fils de Néera n’avait de cesse de le surprendre. Bien nourri, correctement lavé, il était plus impressionnant encore que lorsqu’il combattait dans le Baed. L’armure qu’il abordait n’y était pas non plus pour rien : il lui aurait fallu dépenser plusieurs années de gains pour s’en procurer ne serait-ce que le gantelet.


« Ils ne pouvaient pas plus mal tomber. Qu’ils aient tué des prêtres est déjà assez grave, mais Mère ne s’arrêtera que lorsqu’elle aura leurs têtes. » Cette simple idée la rassurait, sans qu’elle ne sût réellement pourquoi, au contraire du regard fermé que lui avait lancé Tsabrak. « Je crois que nous devrions quitter la ville. Rejoindre Père à Chaszmyr. Phar’roos… » Sa dernière conversation avec le despote lui revint en mémoire et elle ne termina pas sa phrase. À l’en croire, leur parente avait des comptes à régler avec son passé. Ainsi donc, la matrone lui avait volé son refuge.


« Je commence à te connaître, maintenant. Tu n’es pas particulièrement courageuse. » Le regard interloqué de la daedhel poussa l’esclave à ne pas faire durer son effet aussi longtemps qu’il l’aurait souhaité. « Mais c’est la première fois que je te vois aussi désemparée.


Personne ne les connaît comme moi, Hashar. Personne. Je suis la seule à savoir ce qu’il va se passer. » Avant de continuer, elle se remit sur ses pieds et épousseta ses vêtements. « Ils n’attendaient qu’un prétexte, Phar’roos vient de leur donner. »


Mère et Grand-Père vont s’entretuer. Il ne peut y avoir qu’un Grand-Prêtre, à Sol’Dorn.





Dernière édition par Mémoire le Mar 3 Déc 2019 - 7:53, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeJeu 28 Mai 2015 - 15:12

      La trahison n’est pas un dîner de gala. Ce n’est ni le coup précipité de la traîtrise, ni la macération raffinée du véritable complot. En terres Sombres, sous le ciel de cuivre qui voile Sol’Dorn, la trahison est un jeu qui se joue vite. Lael’cice épargné, c’était tout la deuxième dothka qui se trouvait précipitée dans une lutte intestine contre le Culte de Teiweon.
      La Forteresse, déjà, bruissait de l’entrechoquement du fer sur le fer, signe que les assassins s’apprêtaient. Le gros de la deuxième dothka demeurait encore dans les entrailles impénétrables de la Forteresse. C’était là, dans le ventre de pierre, que l’organisation travaillait à la guerre larvée qui s’annonçait. On battait le rappel : des silhouettes émergeaient des ruelles proches, se coulaient vers les entrées dissimulées du bastion, et disparaissaient dans ses profondeurs. La deuxième dothka se ramassait sur elle-même, et c’était un étrange spectacle de voir comment le centre convoque tous ses organes, comment la tête rassemble ses membres. Les portes et les herses s’étaient à présent refermées. Concentrée en un noyau compact, l’organisation devait décanter les éventualités. Puis seulement, elle enverrait le feu roulant et méthodique d’une dothka sur le pied de guerre.
      Les portes se rouvrirent, le ventre cracha une première colonne, forte de quelques hommes à peine. C’étaient nullement des sangs-purs eldéens, mais des rustauds, des bâtards de Zurthanie. Ceux-là n’étaient relié à la dothka que par l’argent. Ils partaient à l’instant vers le Bae’d, lourdement armés. Les rayons cuivrés du jour dansaient sur leurs épaules huilées. Phar’roos offrait à la cité un combat féroce dans l’arène, pour que nul ne songe à regarder ailleurs.
      A nouveau les portes d’ouvrirent, et une seconde cohorte fut expulsée de la forteresse. C’étaient les uniformes saumâtres de la garde de Sol’Dorn, menés par quelques espions de piètre allure. Le chef de la garde marchait lui-même parmi cette petite troupe. On avait trouvé une pacotille pour occuper ces miliciens dans les plaines du Sud, loin du Temple de Teiweon, loin aussi des fumées noires qui s’attardaient au-dessus de la boutique de Zaâd.
      Puis la Forteresse émit une troisième fois. Les portes ne s’entrouvrirent même pas pour celui-ci, car il était seul ; il avait dû prendre une poterne dérobée. Il portait un rouleau cacheté à la main, il courait vers les abords de la ville où il prendrait une monture. De là, le messager bondirait jusqu’à Chaszmyr. Phar’roos commandait à son demi-frère, Khatib, d’observer une stricte neutralité dans la vendetta annoncée, sans quoi son despotat pourrait bien finir en cendres avant peu. Rédigé en toute hâte, griffonné sans égards, le billet était plutôt offensant. Phar’roos n’avait pas reposé la plume, elle se maudissait déjà.
      Enfin, dans un grand branle-bas, la Forteresse ouvrit largement ses flancs. La quatrième colonne était la plus imposante de toutes, forte de deux douzaines de guerriers. Ceux-là étaient les plus musculeux des assassins, et avec leurs armes portées haut, ils faisaient une parade tapageuse. Visiblement, la deuxième dothka ne se cachait pas. Phar’roos, à la tête du cortège, le conduisit sans attendre à travers la ville, par les avenues les plus larges, jusqu’au quartier des temples. Celui de Teiweon élevait ses flèches, droites et froides, comme s’il prétendait percer le ciel plombé qui couvrait Sol’Dorn.
      Phar’roos ne marqua qu’une seconde d’hésitation – mais elle hésita effectivement – puis elle s’enfonça sous les voûtes du Temple. Les assassins eurent un étrange sentiment à paraître ainsi, tout en armes, sous le tableau vivant de Teiweon libérant les Sombres. Une grande puissance émanait de la Cuijjin qui trônait au-dessus de la grand’salle du Temple. La Matrone eut un regard vaguement inquiet pour ce colosse vengeur ; puis elle se souvint que ce n’était pas le dieu qu’elle venait affronter, mais son culte, fait d’os et de tendons. Alors, sans égards pour les fidèles attardés, ou les cultistes stupéfaits, Phar’roos lança :

      « Le culte a laissé massacrer six de ses prêtres, dans l’enceinte même de Sol’Dorn ; et parmi eux, Jina, une daedhel remarquable. Par affection envers Ssasha, la deuxième dothka entend faire la lumière sur ce carnage. »

      Il importait peu que Ssasha ignore que la dothka prétende agir en son nom. Il n’importait pas davantage que Tsabrak ne puisse être accusé de la moindre négligence, car cette tuerie était bien imprévisible. Déjà la petite troupe des assassins se dispersait dans les arcanes du Temple, s’infiltrait entre les colonnades, questionnait et menaçait. Phar’roos avait raidi tout son corps, une main crispée sur la garde d’une lame. Si la deuxième dothka agissait suffisamment vite, ils seraient maîtres du Temple et de son Culte, avant même que Tsabrak et Ssasha aient commencé à s’affronter en paroles. Ensuite on palabrerait pour qu’elle rende, à l’un ou à l’autre, les murs et les prêtres.
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MessageSujet: Re: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeDim 13 Sep 2015 - 22:55

AZZA

« Tu trouves vraiment que je ne suis pas courageuse ? » demanda Azza après un énième long silence.


Hashar lui coula un regard en biais, maudissant intérieurement la prêtresse et ses questions. Il ne savait jamais ce qu’elle avait derrière la tête. Il se contenta finalement de dire la vérité : « C’est parce que tu n’as pas souvent l’occasion de l’être. »


Après une seconde d’hésitation, la doeben esquissa un semblant de sourire en opinant du chef. Elle n’avait en effet guère eu l’occasion de se mettre en danger. Pendant son noviciat, le rang de son grand-père et de sa mère avait dissuadé les autres aspirantes de s’en prendre à elle ; elle leur avait fait la faveur de les imiter. Elle s’était ensuite fait un devoir de préférer aux intrigues complexes de la théocratie dornienne les couches dures des gladiateurs du Bae’d. « Je me demande comment aurait réagi Mère si tu lui avais répondu ainsi.


— Tu n’as pas besoin, ma réponse aurait été différente. »


Le sourire de la prêtresse s’étira. Une fois encore, son impertinent esclave disait vrai. Ssasha était beaucoup de choses, mais couarde ? C’était tout l’inverse. Son père, même son grand-père, Azza avait déjà surpris la peur dans leurs regards, elle les avait vu hésiter puis renoncer ; sa mère, jamais. Ses lippes prirent un pli malicieux et elle répondit : « Tu prends tes aises. Il va falloir que nous y remédiions avant que tu redeviennes trop sauvage. » Le visage de l’ancien gladiateur se ferma et il crut sentir son entrejambe le chauffer désagréablement. Il détestait quand elle jouait ainsi avec lui, surtout parce qu’il finissait toujours par se faire avoir. Parfois, il regrettait qu’Azza ne fût pas plus impressionnante, il lui aurait été plus facile de tenir sa langue. Au moins ne l’avait-elle plus mutilé ; elle devait penser qu’en l’état, sa virilité volée était un trophée suffisant.


« Les prières vont bientôt commencer, annonça finalement la prêtresse. Elles vont m’occuper le reste de la journée. » Elle remit de l’ordre dans sa robe, chassant la poussière qui y était restée accrochée, avant de reprendre : « Va donc faire semblant d’être un homme libre, pendant ce temps. Fais simplement en sorte de revenir à la tombée de la nuit. Et fais préparer deux chevaux et nos affaires, nous dormirons chez Père. » Hashar acquiesça en silence et la regarda partir en retenant un sourire ravi ; décidément, il n’y avait bien que sa queue pour lui manquer. Quand on évitait de la pousser à agir autrement, la doeben était une maîtresse raisonnable et généreuse. Dans une cité comme Sol’Dorn et avec un sang comme le sien, la liberté était quelque chose de surfait et il était beaucoup plus profitable de se trouver un protecteur accommodant. Finalement, il avait flairé le bon filon en s’enivrant ce soir-là.


La noirelfe se fraya distraitement un chemin jusqu’à la salle des Prières. Le temple de Teiweon comptait sans doute parmi les bâtiments les plus imposants de l’ancien avant-poste militaire, avec le temple d’Uriz et le Palais de l’Ost — une immense bâtisse construite plusieurs siècles plus tôt par un vénérable Obok Senger désireux d’impressionner les estréventins et dans lequel se réunissait désormais le Conseil. Avec sa façade noire, il était facilement identifiable et sa taille le rendait visible d’à peu près partout en ville. En forme de pyramide, l’édifice principal rappelait les vieux lieux de cultes nisétins. Sur les pierres apparentes les plus basses de chaque face, des représentations diverses et variées de la Déesse dardaient leurs regards courroucés sur les fidèles qui se pressaient aux portes de Sa maison. C’était un grand honneur pour n’importe quel artisan que d’être autorisé à entreposer une de ses œuvres. Les croyants les plus modestes de la cité, ceux qui ne pouvaient pas pénétrer dans l’enceinte, déposaient leurs offrandes à leurs pieds. Parfois, un prêtre faisait un prêche à leur attention, souvent parce qu’il s’y trouvait contraint et forcé. Dans ces cas-là, il rejoignait le premier étage de l’une des quatre tours placées aux quatre coins du Temple et y haranguait la foule.


Les grandes portes s’ouvraient sur la salle des Louanges. C’était là que les doebens se réunissaient face à une impressionnante statue qui représentait Teiweon. Du voile de la Déesse s’échappait en permanence une fumée blanche qui rendait l’air difficilement respirable. Les prêches intérieurs étaient donc un calvaire que chaque fidèle endurait avec ferveur. Mais les véritables trésors, c’était sous la terre qu’il fallait aller les chercher. En particulier, la salle des Prières, réservée aux servants de la Déesse, était une merveille de savoir-faire eldéen. Présidées par le Grand-Prêtre en personne, les dévotions qui s’y déroulaient s’étiraient souvent sur plusieurs heures durant lesquelles les participants débattaient, louaient Teiweon et cherchaient, par divers moyens, à l’atteindre.


« Tiens, mais qui voilà, l’apostropha une prêtresse dans son dos. Tu nous fais l’honneur de ta présence, il ne fallait pas.


Bonjour à toi aussi, X’nedra. » Elle ne se retourna pas pour accueillir la sombre, elle devait de toute façon lever la tête pour croiser son regard et elle détestait cela. Elle la laissa presser le pas pour se mettre à sa hauteur. X’nedra incarnait tout ce qu’une noirelfe devait être. Elle était grande, élancée, la poitrine généreuse et même ses yeux étaient sanguin comme il fallait. Elle avait été une amie proche de Jina et faisait partie, avec cette dernière et quelques autres, du cercle des favorites de Ssasha. La jeune doeben était habituée à leurs remarques vipérines et n’y prêtait plus vraiment attention.


« Tu n’es pas venue, lorsque nous avons rendu le corps de Jina à Uriz et son esprit à Teiweon, lui fit remarquer perfidement X’nedra.


— J’étais chez Père. » Elle n’avait pas osé. C’était stupide, mais elle n’avait pas voulu voir le visage de Ssasha pendant la cérémonie. Elle avait été certaine d’y discerner même un soupçon de peine et c’était jalouse qu’elle en serait ressortie. Or elle n’avait aucun désir d’envier une morte.


« Elle était ta sœur ! » Elle l’avait été. Ils étaient, toutes et tous qui portaient la robe blanche, frères et sœurs. Dans la bouche de X’nedra, cependant, l’affirmation se chargeait d’une tout autre signification. Elle n’était pas sans savoir que la prêtresse, comme Jina de son vivant, faisait tout pour que Ssasha la considère un jour comme sa fille, de cœur sinon de sang. Plutôt que de répondre, Azza pénétra dans la salle des Prières et inspira longuement. L’encens lui gratta la gorge, mais elle fit de son mieux pour rester impassible. La pièce était largement vide, mais buissonnait déjà d’activités. Azza inclina légèrement le menton en direction de X’nedra et se dirigea sans rien ajouter vers sa place habituelle ; son aînée la regarda s’en aller avec un rictus mauvais sur le visage. S’agenouillant sur la pierre froide, Azza ferma les yeux. Les cierges étaient encore hauts, Tsabrak n’arriverait pas avant qu’ils se fussent entièrement consumés et eussent été remplacés par de nouveaux.


Très vite, l’encens lui monta à la tête et elle se laissa somnoler, ses pensées vagabondant bien loin des cantiques en l’honneur de Teiweon. Elle songea à Hashar, d’abord, et à l’armure qu’il portait si bien, puis à son père et regretta une énième fois de ne pouvoir simplement s’installer à Chaszmyr. Elle avait beau jeu de rallier Hashar, elle n’était guère plus libre que lui, au fond. Elle ne se rendit même pas compte que Tsabrak faisait son apparition. Il fallut une protestation véhémente pour la tirer de sa rêverie. Elle darda son regard vers l’entrée de la salle des Prières juste à temps pour voir un homme pousser un garde du temple devant lui ; ce ne fut qu’au moment où il s’effondrait qu’elle put apercevoir la monture d’épée qui lui traversait le ventre. D’ordinaire, les religieux auraient pu riposter et user des dons offerts par la Déesse pour se défendre ; Phar’roos, néanmoins, avait su choisir son heure. L’esprit engourdi par les drogues douces, la plupart n’en étaient plus capables. Il en allait autrement pour le vieux grand prêtre, qui ne prit même pas la peine de protester oralement. Il abattit simplement la colère de Teiweon sur le malheureux, qui s’effondra en hurlant. Un deuxième soldat vint le remplacer, puis un troisième et très vite, c’était une petite armée qui violait l’un des sanctuaires les plus sacrés de la ville. Leur première action fut de calmer les ardeurs du maître des lieux et en gratifiant Tsabrak d’un carreau d’arbalète dans l’épaule. Cette vision arracha un cri aigu à Azza, qui voyait ses pires craintes se réaliser sans qu’elle le comprît vraiment.


« Qui ose ? » demanda le grand prêtre dans un grondement sourd. Il n’avait pas flanché et se tenait bien droit face à ses agresseurs. Il pressait sa blessure d’une main tremblante, mais c’était là l’unique signe de faiblesse qu’il leur concédait.


« J’ose, » lui répondit une voix qu’Azza ne mit guère de temps à identifier. Avec la démarche d’une louve en pleine chasse, Ssasha se fraya un chemin entre les soldats noirelfes, avec sur ses talons une sombre court sur patte et large d’épaules que la jeune doeben ne reconnut pas tout de suite. « Vois-tu, Phar’roos ici présente est venue me présenter des preuves de ton implication dans la mort de mes protégés. »


La bâtarde restait pour l’heure silencieuse, mais son rictus s’exprimait pour elle. À mesure que Ssasha parlait, d’autres prêtres pénétraient dans la salle des Prières, la mine sombre et le regard fuyant. Ses témoins, comprit sa fille. Elle veut la place de Grand-Père, mais elle n’acceptera jamais de la recevoir des mains ensanglantées de Phar’roos. Ils allaient, c’était évident, assister à un simulacre de procès et au vu de la situation, sa conclusion ne faisait aucun doute. Les clercs, habitués à ce genre de coups de force, grinceraient sans doute des dents au début et ils auraient leur raison. La présence de sombres ne portant pas la robe blanche dans la salle de Prières était un blasphème majeur et il faudrait des jours pour la purifier. L’aura de Ssasha éclipserait néanmoins rapidement cette affaire et bientôt, plus personne ne regretterait Tsabrak. Azza en était persuadée, elle se demanda même confusément si ce n’était pas Teiweon elle-même qui lui soufflait cette vision du futur.


Des conversations étouffées qu’elle put capter, Azza comprit que les fidèles avaient été chassés et que les grandes portes étaient closes. Quelqu’un avait bien essayé de faire tourner la fumée de la salle des Louanges au noir : cette dernière se frayait toujours un chemin vers l’extérieur et c’était le moyen le plus simple qu’avaient trouvé les prêtres pour signifier que la maison de la Mère était en danger. Malheureusement, il semblait que si sa tentative avait été couronnée de succès, il n’avait été que de courtes durées. Il était difficile, dès lors, de prédire la réaction de Sol’Dorn.


« Je me demande… » commença Tsabrak d’une voix d’où sourdait la colère. Il dut reprendre son souffle, sans doute gêné par une vague de douleur provenant de son épaule. « Je me demande qui est vraiment derrière tout ça. La bâtarde ingrate ou la garce avide. »


Azza se posait la même question. Elle imaginait sans mal Ssasha improviser pour profiter de la situation et convaincre la turbulente matrone de servir ses desseins. Elle était tout autant capable de faire appel à Phar’roos. Avait-elle sacrifié Jina ? Cette pensée glaça la doeben. Jina avait été sa favorie, l’affection qu’elle lui avait portée était sincère. Cela, Azza le savait. Tout comme elle savait sa Mère impitoyable.


« Garde tes insultes pour toi, elles ne te font pas honneur, susurra Ssasha avec un regard polaire. La matrone Phar’roos n’est là que pour s’assurer de la bonne tenue de ton procès. »


Les paroles de Hashar revinrent en mémoire d’Azza ; si elle s’était plus souvent confrontée au danger, elle aurait pu intervenir. Elle aurait pu essayer quelque chose, n’importe quoi, pour arracher Tsabrak aux mâchoires avides qui se refermaient sur lui. Au lieu de quoi, elle ne put que murmurer, impuissante : « Ne fais pas ça, Mère… » Une supplique qui ne parvint pas aux oreilles de la concernée.


« Tu parles beaucoup, Ssasha, mais on attend toujours tes preuves, » persifla Uulmirras en rejoignant Tsabrak. Les deux sombres se connaissaient depuis plusieurs siècles déjà et le premier était un fidèle inconditionnel du second. Il tendit un bras pour aider le grand prêtre, mais ce dernier le repoussa fermement. Suivant son exemple, chaque porteur de la robe blanche bougea légèrement et les deux camps se dessinaient rapidement. Avec, comme l’avait funestement prédit Azza — qui, elle, n’avait pas bronché —, un net avantage pour l’agresseur. Les jeux étaient faits. Tout le monde l’avait bien compris ; alors, comme le reflux d’une marée, les soutiens de Tsabrak s’écartèrent lentement de lui. Tous à part Uulmirras. Il devait savoir qu’il ne verrait pas le soleil se lever le lendemain matin.


Le « procès » se déroula sans véritables accrocs. Tsabrak, au lieu de s’affaisser lentement à mesure que sa blessure crachait du sang, se dressait toujours plus dignement au centre d’un pugilat qu’il n’avait pas vu venir. Il cracha en direction de Phar’roos quand cette dernière présenta ses fameuses preuves. En réalité, elles n’étaient guère convaincantes et personne ne s’y trompa. Personne ne protesta non plus.


« Tsabrak, tu es accusé du meurtre de plusieurs prêtres. Tu es jugé parmi tes pairs, dans la salle des Prières, sous le regard de Teiweon. » Ssasha appréciait chaque mot qu’elle prononçait et cela se voyait. « Nous allons maintenant voter. Que Teiweon guide notre choix. »


Les alliés de la sombre votèrent sans surprise pour le condamner, tandis que les anciens soutiens de Tsabrak s’abstinrent. Il n’y eut que deux personnes pour voter contre : Uulmirras et, à sa propre surprise, Azza. Le regard que lui lança son grand-père était difficilement déchiffrable. Celui de Ssasha était bien plus aisé à comprendre et sa fille préféra soigneusement l’éviter. Il devenait de plus en plus urgent qu’elle se réfugiât à Chaszmyr, car pour la première fois de sa vie, elle avait peur de sa génitrice. Mais qu’importait, au fond, ce qu’elle faisait : Teweion, selon les formules rituelles, avait su guider le cœur de la majorité. La suite ne faisait plus aucun doute. Il y aurait un second vote et Ssasha sortirait grande prêtresse de la salle des Prières, ainsi qu’elle l’avait voulu.


« Et moi, je dis que c’est Kerhel qui parle par ta bouche et qu’avec ton aide, elle a empoisonné les esprits de mes frères et de mes sœurs. » Lâchant finalement sa blessure, de laquelle jaillissait toujours le carreau terrible, Tsabrak balaya la salle du regard. « Tu es perdue, Ssasha, tu t’es détournée de la Vengeance et tu as déshonoré la Mère que tu as juré de servir en t’asservissant à une autre. »


La déclaration du grand prêtre condamné jeta un froid dans l’assistance et personne n’osa briser le silence qui s’était, d’autorité, installé. Les pupilles écarquillées, Ssasha regardait sa victime ; elle ne s’était pas attendue à ce qu’il l’accusât ainsi et ses yeux trahissaient sa colère. « Mensonges !


— L’affirmer est ton droit, » reconnut-il. « Moi, je me soumets au Jugement de Teiweon pour le prouver. Elle me protégera. Pas toi. »


Azza fit un pas en leur direction avant de se figer ; la situation était en train de prendre une tournure dramatique et elle ne pouvait rien y faire ; réduite à l’état de simple figurante de cette lutte qui la dépassait, elle ne pouvait qu’attendre. Un regard vers X’nedra lui apprit qu’elle n’était pas la seule à être perdue. Elle qui jubilait du triomphe annoncé de sa mentore, elle craignait désormais pour sa vie. Car c’était bien un affrontement qui se préparait entre les deux prêtres les plus puissants du temple. En invoquant le Jugement de Teiweon, Tsabrak faisait fi de la légitimité du vote qui venait d’avoir lieu. Ce n’est que justice, finalement. Malheureusement, son état était préoccupant et il avait beau donner le change, nul doute qu’au moment où l’épreuve commencerait, la douleur se rappellerait à son bon souvenir. En acceptant le vote de ses pairs, Tsabrak n’avait guère plus à craindre que l’exil. En demandant le Jugement, c’était la mort qui lui faisait désormais face. L’enjeu était autrement plus grave, surtout après qu’il eût invoqué le nom de Kerhel. Qu’il perdît, ce serait lui qu’on accuserait d’hérésie.


« Ainsi soit-il, Tsabrak, » concéda finalement Ssasha. Elle n’a pas peur, remarqua Azza avec ce qui ressemblait presque à de l’admiration. Elle pourrait mourir dans l’heure qui venait, mais elle demeurait droite et fière. Comme son adversaire. « Qu’on apporte les pierres ! » clama quelqu’un et son cri fut repris. Tsabrak leva le poing en le répétant, mais son bras tremblait.


Le Jugement de Teiweon était une épreuve incroyablement violente, qui visait à prouver qu’un sombre était toujours fidèle à la Vengeance. Elle n’était pas réservée aux membres du clergé, même si ces derniers avaient tendance à y recourir plus souvent que le reste de la population. L’accusateur comme l’accusé s’y soumettaient ; si les cas de morts n’étaient pas si fréquents, il était impossible de s’en tirer sans séquelle. Les pierres évoquées étaient en réalité des artefacts bénis — ou maudites, c’était selon le point de vue — les prêtres des Jumelles et du Dragon, afin d’infliger aux « victimes » les épreuves des enfants de Natha. Azza priait souvent pour que jamais on ne l’accusât de servir Kerhel. Pour conclure le Jugement, les deux partis se soumettaient au regard de Teiweon. Symboliquement, un porteur de la robe blanche brisait le lien entre eux et la Déesse avant de voir s’il pouvait le reformer. Dans les faits, ce n’était qu’une nouvelle forme de torture. Si les mis à l’épreuve parvenaient à ne pas sombrer dans l’inconscience avant la fin, alors ils étaient déclarés fidèles à la Vengeance. Dans le cas contraire, c’était que Teiweon refusait de les reconnaître et dans ce cas, ils n’étaient plus considérés comme des noirelfes. Les plus chanceux finissaient leur vie esclave. On soigna Tsabrak rapidement — superficiellement, sans doute —, puis lui et Ssasha s’agenouillèrent côte à côte, torse nu. Ils respiraient lentement, les yeux clos, comme s’ils profitaient de leurs dernières minutes de quiétude avant un long moment. Ils posèrent, dans un même mouvement, leurs paumes contre le sol puis se prosternèrent et psalmodierèrent en cœur un cantique en l’honneur de la Déesse.


Après quelques minutes, on plaça sur leur dos des émeraudes qui semblèrent pulser au contact de leur peau avant de se briser et de libérer une cohorte de petits scarabées aussi noirs que de l’obsidienne. Azza retint sa respiration, tandis que les coléoptères commencèrent à attaquer la chair de ses parents. Pendant un temps, ils continuèrent de prier avec une dévotion redoublée. Ssasha fut la première à se trahir et à crier, ce qui ne manqua pas de troubler ses fidèles. Les insectes finirent par mourir d’eux-mêmes, ce qui marqua la fin de la première épreuve. Les deuxièmes pierres étaient des saphirs qui se fondirent dans leur dos dès l’instant où elles les touchèrent. Ssasha comme Tsabrak commencèrent à trembler, secoués de violents frissons, puis vomirent une première fois. Ils toussèrent ensuite et Tsabrak alla même jusqu’à cracher du sang. Leur supplice dura encore de longues minutes, avant qu’ils ne dégobillent à nouveau, expulsant au passage les saphirs maudits qui se brisèrent au contact de l’air. Pour la dernière épreuve, des rubis prirent spontanément feu et brûlèrent les chairs laissées précédemment à vif.


Azza ne détourna pas son regard une seule fois. Elle en eut envie, mais elle se l’interdit. Son ventre s’était noué bien avant le début du Jugement et, elle en était certaine, le resterait des jours durant. Elle n’avait jamais encore assisté à ce qui devait être l’une des cérémonies les plus craintes de son peuple. Les races inférieures maudissaient leur prétendue cruauté, mais ce qu’ils n’avaient jamais compris, c’était que ce que les eldéens infligeaient à ses ennemis, ils l’infligeaient aussi aux leurs et, bien souvent, en pire. Jamais un infidèle n’aurait à subit les épreuves du Jugement.


« Vous avez subi les trois épreuves des trois enfants de Natha. » Azza ne connaissait pas le prêtre qui avait été désigné pour finir la cérémonie. Il regardait, impassible, les deux suppliciés à ses pieds qui, inlassablement, répétaient la même supplique. « Vous allez maintenant vous soumettre au regard de notre Mère Teiweon. Je vais rompre le lien que vous unit à elle. » Il s’agenouilla face à eux et posa une main sur leur nuque. « Qu’elle me refuse le droit de le reformer, nous aurons notre coupable. »


La jeune doeben voulait croire qu’ils avaient enduré le plus dur, elle savait cependant qu’en réalité, c’était cette épreuve-là la plus terrible. Échouer, c’était se retrouver privé du lien avec Teiweon. C’était être à la merci des idoles païennes, qui pouvaient à leur guise voler l’âme des malheureux. Aussi, elle écouta chaque cri qu’ils poussaient, espérant qu’ils continueraient. S’évanouir, c’était témoigner du refus de la Mère. Ils devaient continuer.


Quand le prêtre, au bout d’une éternité, les lâcha et se redressa, Azza ne sut qu’en conclure. Elle ne put que soupirer avec soulagement lorsqu’il annonça : « Le lien est rétabli. Tsabrak et Ssasha sont fidèles à la Vengeance et Teiweon les a reconnus. »


Uulmirras, le visage fermé, s’agenouilla au côté du grand prêtre déchu et l’aida à se relever. Cette fois, Tsabrak ne dit rien. Il se contenta de lancer un regard vide à Ssasha, qui profitait de la même aide de la part de X’nedra. « Ta condamnation est donc maintenue, » siffla l’eldéenne avec difficulté. Il opina simplement du chef. « Phar’roos s’est proposé de veiller à ton emprisonnement, » annonça-t-elle à la cantonade. Trois heures plus tard, elle était élue grande prêtresse. Azza n’assista pas à son sacre : dès qu’elle le put, elle se fraya un chemin hors du temple. Quand elle apprit la nouvelle à son père, une fois à l’abri dans les murs de Chaszmyr, le visage de ce dernier se ferma et elle sut qu’il ne resterait plus à l’écart.





Dernière édition par Mémoire le Mar 3 Déc 2019 - 7:53, édité 1 fois
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Phar'roos
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MessageSujet: Re: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeDim 20 Sep 2015 - 22:10


      Ssasha dévorait la salle des Prières de son regard jusqu’alors envieux, à présent repu : ses yeux brillaient d’un éclat impérial. Une heure à peine avait passé, pourtant le tumulte était déjà pleinement retombé. Le Temple de Teiweon, éperonné le matin, soumis à midi, se languissait mollement comme le jour s’étirait vers le soir. Les corridors étaient paisibles, la lumière pleuvait sur des galeries sans bruit. Les Prêtres, vaincus, avaient été renvoyés à leurs corvées. Ne restait que la Grande Prêtresse, campée droite dans les entrailles du Temple, nouvellement sien.
      « Phar’roos, mon cher outil. »
      Le surnom ruisselait de mépris ; la Matrone tiqua. Dans un grognement, elle se dégagea du recoin d’ombre où elle se tenait depuis longtemps, sans mot dire. La demi-lumière de la salle des Prières baigna de gris sa silhouette de chien de garde. Phar’roos avait silencieusement veillé, depuis cette niche anguleuse, à la chute de Tsabrak et à la soumission des siens. Elle avait laissé Ssasha s’agiter, étendre les bras, faire des phrases. La Millénaire s’était confrontée à Tsabrak, à son Temple entier, et au jugement de la Vengeresse. Phar’roos, sans ciller, laissa celle-là savourer encore son triomphe ; mieux, elle l’augmenta.
      « La Grande Prêtresse Ssasha reçoit, par moi, les hommages de la deuxième dothka. »
      Phar’roos s’inclina doucement vers le sol. Lorsqu’elle releva le chef, Ssasha s’était déjà détournée. Depuis qu’elles avaient fait irruption dans le Temple, et mis à genoux son clergé enfumé et somnolent, les yeux de l’une n’avaient jamais croisé ceux de l’autre. La chute provoquée d’un culte comme celui de Teiweon, dont la pyramide s’élevait au cour de la cité de Sol’Dorn, avait sans doute bâti entre les traîtresses un lien impérissable. Nul, pas même elles deux, n’aurait su dire jusqu’à quelle intensité cette trahison allait les unir désormais. Plutôt que de sonder les ramifications de cette alliance, la Matrone et la Millénaire se fuyaient obstinément du coin de l’œil. De toute façon, dans la salle lourde d’ombres, il n’y avait pas assez de lumière pour percer les regards. Alors Phar’roos demuera là, à un pas de l’angle du mur, tandis que Ssasha continuait d’arpenter indolemment sa salle. Au bout d’un moment, sans même se retourner, de dos, la Grande Prêtresse s’enquit :
      « Et à présent, Phar’roos, que feras-tu ?
      – Nous partons
répondit durement l’autre. »
      A ces mots, Ssasha fit volte-face. Son visage pur, sous ses traits de Noirelfe parfaitement née, d’élue parmi sa race, tout cela demeurait parfaitement impénétrable. Mais la bouche s’était faite pâteuse, lorsque la Grande Prêtresse demanda sur un ton haut : « La dothka ne reste pas ? »
      Phar’roos réprima un sifflement. L’autre avait abruptement stoppé cette phrase, comme pour ravaler les quelques mots suivants, pour bâillonner un sentiment. Etait-ce un parfum de peur qu’elle flairait dans cette voix ? Il était pourtant rare que la Millénaire tressaille. Phar’roos laissa ce plaisir amer durer entre elles deux, le temps d’un silence inconvenant, avant de répondre d’une voix basse et empressée.
      « Toi exceptée, Ssasha, il n’y a personne à Sol’Dorn pour porter la main sur le haut clergé de Teiweon, sourit-elle. Tu peux demeurer ici. Quand même tu ouvrirais grandes les portes du Temple, et congédierais les esclaves et les affidés, ton titre ferait encore s’incliner la ville entière devant toi. Ce seront nous, les reîtres de la dohtka, qui serons pourchassés. Sous huitaine, les ruelles vont suinter le poison et les maléfices. J’ai bien sûr foi dans la lâcheté de la Garde, elle ne bougera pas. Mais Sol’Dorn n’est pas une île : regarde les murailles de notre cité, vois comme toutes les portes qu’on y a percé. De l’autre côté, tu trouveras une province importante, puissante, et instable. Ce sont des contrées incertaines, qui s’étirent dans toutes les directions : elles regorgent de tyrans méconnus, engagés dans des guerres méprisées, d’un lopin contre un autre lopin. Qui peut prédire ce qui sortira de cette lande grise et grouillante ? Ni toi, ni moi, ne saurions énumérer les noms du douzième de ces roitelets, Ssasha. Mais eux connaissent le Grand Prêtre de Teiweon. Ils seront trop nombreux, les traîtres de l’ancien Ost, à abreuver la Garde pour qu’elle s’abstienne de tout. Là-bas, dans les seigneuries morcelées, on apprête déjà les poignards.
      – A Chaszmyr ?
interrogea la Grande Prêtresse. »
      Phar’roos ne répondit rien. Bientôt Khatib aurait vent de tout cela, et la maison Noqu’th devrait purger ses dettes envers elle-même. Ssasha le savait certainement, tandis qu’elle promenait ses yeux polaires sur Phar’roos, sur cette courte stature et ces bras de Naine, qui lui avaient pourtant assuré son triomphe. La Matrone détourna le regard, sans émoi. Tout ce qu’elle venait d’énoncer, sur la nécessité de fuir, avait été dit sur le ton du constat. Il n’y avait pas de gratitude à attendre de la Millénaire : entre eldéens, avec le temps, tout se paye. Ssasha laissa un long silence sans paroles s’écouler entre elles deux, toujours plongées dans le demi-jour de la salle des Prières. Alors seulement, elle demanda à la Matrone :
      « Où pars-tu ?
      – Pour toi, peu importe,
releva Phar’roos.
      – Et quel sort feras-tu à Tsabrak ? »

      Un sourire soudain, d’une férocité joyeuse, vint danser sur la trogne de la Matrone. Avant même qu’elle réponde à la question, la même grimace s’était communiquée au visage de la Grande Prêtresse. Celle-ci énonça alors, à la place de Phar’roos :
      « Pour moi, peu importe. »


      Avant même que le jour ne meure, le Bastion de la deuxième dothka avait commencé à se vider. Dans les quartiers bas et gris qui entouraient la forteresse, des paires d’yeux interloqués suivirent, en catimini, les préparatifs de cette légion sur le point de fuir. On vida les coffres, on dépouilla les armureries, on ouvrit toutes les cassettes. Les guerriers s’armèrent et se harnachèrent de fer et d’acier. Tout ce qui ne pouvait être porté, on le fit fondre sur un grand brasier : un globe de métal crachotant, aux reflets bleus et gris, acheva de se liquéfier sur les pavés sales de la cour. La dothka laissa seulement flotter, sur une tour escarpée, son pavillon gras et rapiécé. Alors les grilles furent ouvertes toutes grandes, pour laisser filer la masse compacte et empressée des assassins. Ils étaient trente à peine. Ils s’ébranlèrent vers l’Est, ayant laissé la herse baissée, et les portes béantes. Plus un bruit ne se ferait, à présent, dans les couloirs de la forteresse. Le Bastion demeurait comme éventré, avec ses galeries vides et mortes.
      Sol’Dorn fut traversée, puis laissée loin derrière, ainsi que ses Temples et ses rancœurs. La troupe allait à pieds, à marche soutenue, droit vers l’Est. Ils avaient le pas désorganisé mais rapide d’une cohorte autrefois habituée à la discipline. On n’aurait pas pu identifier un chef ni un meneur à la tête de cette cohue, qui s’écoulait avec empressement sur les terres grises de l’orient. A peine distinguait-on, parmi les premiers marcheurs, deux silhouettes singulières. La première était trapue, courte sur pieds, et soufflait fort pour tenir cette cadence de coureur : c’était bien sûr la Matrone. Quant à la seconde, à côté d’elle, on lui voyait des joues creusées et une épaule bandée en hâte ; des gouttes brunes s’attardaient partout sur sa défroque. Il allait sur ses deux jambes comme les autres. A peine gémissait-il, d’un souffle rauque, à chaque pas qu’il faisait. Les flèches du Temple de Teiweon avaient déjà, depuis longtemps, disparu dans le sillage de la troupe.
      Ils progressaient à présent sur une terre égale, grise et sans âme. Alors qu’ils dirigeaient leurs pas vers l’Est, les fuyards n’avaient pourtant pas emprunté la large route creusée autrefois pour relier le Puy à Sol’Dorn, son émanation, et dont en devinait encore le tracé dans la poussière de la lande. Cet axe devait courir plus au Sud, au-dessous d’eux. La dothka l’avait en effet soigneusement délaissée, pour se frayer un passage à travers les étendues du Nord, là où le monde était ras à perte de vue. Sans doute, quelques tyrans devaient se livrer des escarmouches acharnées, et précipiter leurs cohortes ridicules pour conquérir pouce après pouce ce terrain. Mais comme la troupe marchait, ostensiblement armée, personne ne vint contester leur passage à travers ces landes désolées. Au soir, les armes faisaient résonner un grand bruit sur tous ces territoires endormis. Ainsi passa la première nuit, qui fut suivie d’un nouveau jour de marche.

      Ce ne fut qu’au terme de ce second jour, que la terre commença à se creuser et se déformer. Les fuyards avaient atteint l’extrémité des terres plates, et à présent celles-ci s’escarpaient soudainement. Devant eux, c’étaient comme des grandes griffures qui auraient labouré la terre. Trois longues fosses barraient leur progression, chacune plus profonde que la précédente. A la suite de la Matrone, les Sombres entreprirent de traverser les deux premières, descendant un flanc puis en gravissant un autre. Arrivés à la troisième, autrement plus large et obscure, et qui semblait plonger profondément dans la terre, ils s’y engouffrèrent avec hésitation. Des pierres couraient le long de la pente, sur lesquelles les Noirefles s’appuyaient pesamment pour ne pas tomber ; toujours, ils descendaient plus bas. A faible distance devant, dans l’ombre, devait s’élever l’autre versant de cette grande faille.
      Ayant serpenté un long moment, la dothka parvint au bas de la crevasse, sur un sol de pierre sèche, nue, vide de toute herbe. Les deux parois étaient ici sensiblement proches, elles ne laissaient peut-être que six mètres entre elles. C’était là, dans ce recoin désolé, qu’avait été assemblé un Temple de la plus étrange espèce. Des pierres larges et irrégulières, qui semblaient jetées ensemble au fond du gouffre, faisaient comme une arche pesante qui barrait l’endroit de part en part. Dessous cet arc rocheux, à même la pierre morte du sol, étaient assises quelques silhouettes dénutries, aux côtes creusées. Leur peau grise brillait doucement dans le peu de lumière qui filtrait ici-bas.
      « Natha soit louée, énonça Phar’roos. »
      Ces mots déclenchèrent une vague agitation parmi les quelques hères qui se tenaient là. Tous murmurèrent le nom de leur déesse, car ils étaient bien des cultistes de la Féconde. C’étaient sur ce coin de caillou désolé, là où toute vie s’était desséchée, que ces Prêtres avaient choisi d’édifier ce sanctuaire à leur Maîtresse. Phar’roos n’avait jamais vu, jusqu’alors, un de ces lieux exsangues et retirés, dérobés à la vue de tous. Il en existait peu de semblables, sauf peut-être dans les terres de l’Est, là où le sel dévore tout. Comme nombre de Noirelfes, la Matrone ne connaissait que mal l’étrange culte de Natha, et ses rites cryptiques. A peine ses décennies passées dans les alcôves de la maison Noqu’th, où l’on révérait le sang pur, avaient-elles permis à Phar’roos de percer quelques-unes de ses énigmes. On prêtait à la Féconde de vastes et mystérieux pouvoirs ; la Matrone savait qu’au moins certains étaient avérés. C’était justement pour eux que, ce soir, elle était venue – avec Tsabrak.
      Les Prêtres aux corps secs commençaient à s’agiter autour d’eux. Les fuyards refluèrent de quelques pas en arrière, laissant sous l’arche la Matrone face à son géniteur. Phar’roos contempla un instant les plaies encore vives du Grand Prêtre déchu, dont la marche avait ravivé les brûlures. Ses doigts s’égarèrent sur le torse craquelé de Tsabrak, là où les scarabées avaient fait leur besogne. Il ne bougea toutefois pas, même lorsqu’elle tira un lambeau de la chair déchiquetée.
      « Te souviens-tu, Père, des deux rejetons que tu m’as donnés ? demanda-t-elle à voix basse. »
      Tsabrak planta son regard dans celui de sa fille, avant de le laisser dériver vers sa taille fine, plombée par des formes grossières. Il avait possédé cette croupe-là, sans doute ; mais le souvenir s’était presque effacé à présent, ses mains étaient passées sur d’autres femelles, certaines Naines. Quant à savoir ce qui en était sorti, Tsabrak eut une moue méprisante. D’une voix égale, il répondit avec honnêteté : « Non. »
La froideur du constat désarma Phar’roos. Elle cracha à la face de l’autre, pour se haïr aussitôt de l’avoir fait. Tsabrak sourit insolemment à cette bâtarde colérique, incapable qu’elle était de contenir ses émois.
      « Tue-moi vite, soupira Tsabrak, que je ne voie pas Noqu’th déshonorée par toi.
      – Pas ce soir, Père,
rétorqua Phar’roos. Ce soir, c’est Noqu’th qu’on agrandit.
      – Alors fais ce que tu veux. »

      Il n’y avait pas de peur, que de l’ennui dans cette dernière phrase. Tsabrak avait été torturé au jugement de Teiweon, et plus que de raison ; pourtant il n’avait pas desserré les dents. La brise qui soufflait dans le gouffre écorchait à chaque instant ses chairs à vifs, mais cela ne méritait pas une pensée. Il attendait, serein et droit, les caprices de sa fille.
      Alors Phar’roos s’écarta de lui, et ce furent les Prêtres de Natha qui s’approchèrent. Ils étaient quatre. Leurs doigts maigres et secs couraient sur la carcasse du captif : ses traits lisses et droits, ses pupilles d’ombre, et ses oreilles filiformes, tout révélait la pureté du sang. Puis les cultistes arrachèrent le vêtement loqueteux de Tsabrak, pour voir sa chair éventrée par l’ordalie. Les Prêtres promenèrent leurs mains avides sur toutes ces plaies sanglantes, qui cisaillaient le corps de toutes parts. Enfin, les zélotes de Natha grognèrent des paroles d’adoration, comme ils plongeaient leurs ongles dans le torse et les cuisses de Tsabrak, là où la peau était tombée du corps. Une magie vive et pugnace entreprit de crevasser le corps du Grand Prêtre, le nimbant de bleu.
      Phar’roos se tenait à un pas de lui. Sa poitrine se soulevait d’une sourde colère, parce que Tsabrak ne laissait filtrer aucun gémissement. Mais cette frustration disparut bien vite, comme les incantations à Natha commençaient à produire leurs effets. La Matrone vit s’ouvrir la chair de son Père, à la base du tronc ; un sang épais ruisselait de là, flicfloquant sur le sol de pierre nue, soudain rouge. Aucun viscère ne tombait pourtant, il n’y avait que ce flot lourd et gras, grumeleux et sale, qui fuyait hors du corps disjointoyé de Tsabrak. Les lèvres de la Matrone se retroussèrent de plaisir, découvrant toutes ses dents. Elle avait serré le poing. Alors, sur un signe des Prêtres, Phar’roos plongea les deux mains dans cette masse de chairs ensanglantées. Une terrible douleur lui foudroya les bras, elle se prit à hurler ; pourtant elle ne lâcha pas sa prise et elle tint bon. Là, dans les entrailles ouvertes de Tsabrak, dans cette vaste vulve vitale, la Féconde faisait bouillonner son engeance. Ce ne fut au début qu’une pâte informe, insaisissable. Puis elle prit des contours, elle devint cette masse globuleuse, que Phar’roos saisissait à pleine poigne. Enfin Natha tendit cette chair sur des arêtes, lui donna une structure, des reliefs. Alors la Matrone sentit deux formes squelettiques qui se débattaient là, au bout de ses bras, dans le ventre souillé de Tsabrak. Les Prêtres opinèrent soudain : Phar’roos arracha ces deux créatures à leur niche sanguinolente, elle les extirpa hors de Tsabrak, les souleva à l’air libre.
      Aussitôt tout cessa : les psalmodies, la douleur et les cris, tout était fini. Les Prêtres se tenaient adossés aux parois de pierre, hors d’haleine ; Tsabrak gisait retourné sur le sol. Seule restait Phar’roos, debout sous l’arche, un rejeton de Natha entre chaque main. La Matrone scruta les étranges êtres, qui gémissaient faiblement, mais ne pleuraient pas. On aurait dit deux jumeaux, mais d’une race si indigne, d’une constitution si lâche, qu’aucun bâtard d’Ithri’vaan ne les aurait reconnus comme siens. Ils avaient un corps chétif, coiffé d’une gueule énorme mais écrasée ; le nez pendait sur les lèvres, la bouche béait. Des yeux très noirs s’agitaient au fond d’orbites trop creuses. Ils étaient de ceux qu’on ne garde même pas comme esclaves à Elda.
      Un Prêtre, à la droite de Phar’roos, s’avança vers elle. Ses lèvres fines murmuraient de nombreux mots, dont quelques-un parvinrent à la Matrone : « Le présent de la Féconde, grommelait-il, et son dû. »
      La Matrone considéra rapidement les deux rejetons, choisit qu’elle préférait celui de droite, et aussitôt elle le tendit vers le cultiste : « Fais, dit-elle dans un souffle. »
      Le Prêtre avait saisi une grosse pierre, tranchante sur un bord. Sans cérémonie, il éleva le poupin au-dessus de sa tête, et le brisa d’un geste contre le heurtoir de roche. Il y eut un bruit mou. Deux ou trois fois encore, la chair vint rebondir sur la pierre, et puis ce fut fini. Les Prêtres devaient juger que leur Maîtresse était payée.
      Phar’roos s’avança alors pesamment vers son Père, manquant de glisser sur le sang placentaire qui avait ruisselé alentour. Au Noirelfe immobile, qui demeurait coi, renversé contre le mur, la Matrone présenta le deuxième rejeton. Tsabrak dévisagea la chose, d’un regard voilé. Il ne dit rien ; Phar’roos non plus.

      La dothka avait repris sa marche, laissant derrière elle la faille et ses Prêtres reclus. Plusieurs jours et plusieurs nuits avaient passé. Les Noirefles avançaient à présent en horde désorganisée, ses trente gaillards éparpillés en une longue ligne incertaine. Deux Sombres encadraient un Tsabrak, faible quoiqu’il ne laissât rien paraître, et plus mutique encore qu’au départ de Sol’Dorn. Phar’roos, quant à elle, n’allait plus en tête du convoi ; elle paressait parmi les derniers, marchant lentement. Entre ses bras courts, dans des langes sales, elle tenait son bâtard bien serré contre sa poitrine de Naine.
      Les gouffres avaient disparu, la terre était à nouveau plate, ondulant vaguement au loin. Quelques rochers de couleur ocre étaient éboulés ici ou là, sans ordre. Un vent sec et frais battait depuis le Nord, desséchant toutes les peaux, s’engouffrant sous les paupières. C’étaient à présent les plaines de sel qui déroulaient leur pâleur devant eux ; la terre crissait sous leurs pas. De loin en loin, des formes se laissaient apercevoir, quelques tribus sauvages vivant encore ici. La dothka resserra légèrement ses rangs, mais elle maintint son cap vers l’Est et le Nord.

      Au sixième jour de leur départ de Sol’Dorn, les Sombres ralentirent leur marche. Phar’roos, l’enfant toujours pressé contre elle, se fraya un chemin jusqu’à la tête de la horde. Là, devant eux, s’élevaient quelques cabanes grossières, taillées à même la pierre, certaines à demi ensablées. Des loques de cuir pendaient entre les rochers, pour tenir lieu de toit. Mais devant ces huttes rustiques, en une ligne désassemblée, se tenaient de nombreuses silhouettes. La Matrone considéra un instant leurs faces flasques, dodelinant sur ces corps mal bâtis. Un vaste dégoût agita aussitôt les tripes de Phar’roos, imprimant sur ses lèvres un masque de mépris. C’étaient des Zurthans, et de la plus pure espèce. La Matrone manqua de vomir.
      En face d’elle, les créatures grognaient farouchement. Peut-être certains Zurthans se souvenaient-ils des assauts menés contre eux, au temps de l’Ost. Quelques-uns pouvaient même avoir déjà combattu contre Phar’ros, lorsque celle-ci purgeait la région, au cycle passé – ces guerres apparaissaient soudain si anciennes à la Matrone. Nul, en tout cas, ne devait accueillir avec joie ces Noirelfes harnachés de fer. Pourtant aucune arme ne fut tirée. C’est qu’un Zurthan plus grand et plus lourd que les autres, avec une face épaisse et basse, s’était avancé au-devant de Phar’roos. Celle-ci ravala ses sentiments, hoqueta une fois, et alla à la rencontre de la créature.
      On échangea quelques mots, on usa des mains pour se faire comprendre par signes. On fit apporter Tsabrak, que des Zurthans saisirent aussitôt. Puis on acheva là la rencontre. Trois Noirelfes demeureraient ici, aux côtés de ces créatures nigaudes, pour le cas où le Grand Prêtre pourtant blessé recouvrerait ses pouvoirs. Le reste de la dothka, quant à elle, quitterait là les Zurthans pour plonger vers le Sud.
      Phar’roos avait offert à ces bêtes trois jours avec Tsabrak, trois jours dont elle voulait tout ignorer. Il lui suffisait que son vieux Père restât vivant, son état importait peu. De toute manière, songeait-elle doucereusement, il était un Noqu’th, il avait la chair coriace.

      La horde suivait à présent la direction du Sud. Elle marcha ainsi pendant une nuit entière, et continua le jour suivant. La terre devenait moins inhospitalière, des herbes rabougries se laissaient voir de loin en loin, grises comme le sol et le ciel. Pourtant la roche demeurait partout la même, ocre et lourde, manquant à chaque pas de vous trancher le pied. La dothka progressait difficilement sur ce terrain inégal, d’autant qu’il s’élevait irrégulièrement à mesure qu’eux progressaient vers le Sud. Enfin, parvenus sur un promontoire épineux, les Noirelfes firent halte. Ils n’étaient pas bien haut, mais la lande alentour demeurait tristement plate, si bien qu’on voyait très loin. C’est là, depuis cet observatoire aux arêtes escarpées, que la dothka établit sa veille.
      Ils regardaient en direction du Sud, comme la province se déroulait sous leurs yeux. On ne voyait d’abord que la même étendue morne et désolée, oscillant d’un gris à l’autre, dans un nuancier d’abandon. Puis, comme le regard s’aiguisait sur les détails, on apercevait alors cette bande plus sombre, presque noire, qui courait depuis l’Est vers l’Ouest. C’était un serpentin incertain, qui parfois se perdait entre les roches, mais qui reparaissait plus loin. Phar’roos, qui pourtant ne l’avait pas vue depuis plusieurs années, reconnut sans peine la route courant du Puy à Sol’Dorn. C’était celle-là même que la dothka avait évitée en quittant la ville, préférant passer par les contrées rocheuses du Nord. Ici, les Noirefles avaient retrouvé ce bandeau de terre ; et ils se mirent à le veiller.
      L’attente ne fut pas vaine. La nuit avait à peine fini, qu’une masse apparut à l’Est, loin dans la brume de sel. Les perspectives semblaient écrasées sur cette terre sans relief : ces formes parurent demeurer une éternité suspendues à l’horizon, avant de s’approcher enfin des guetteurs. La route passait très loin de leur promontoire, aucun affrontement n’était à redouter. En revanche, les Sombres devinèrent les traces de quelques brigands, qui voulurent s’approcher de la caravane venant de l’Est, avant de renoncer face à leur nombre. C’est que la troupe était conséquente : le Puy avait réagi dans de grandes proportions. Phar’roos tenta longuement de percer à jour l’identité de celui ou celle qui les commandait, mais cette silhouette et cette démarche lui demeuraient inconnues. Cela ne l’apaisa aucunement.
La Matrone comprit qu’il était temps de retourner à Sol’Dorn. Face à cet émissaire inconnu, venu du Puy sans doute pour discipliner le Temple de Teiweon, Ssasha aurait besoin de soutien. Les Sombres levèrent aussitôt leur veille, et reprirent la route du Nord.

      Le voyage du retour fut vide de toute péripétie. Auprès des Zurthans, Phar’roos récupéra un Tsabrak plus mutique encore – si la chose était possible – et qui boitait un peu. Surtout, une poignée de ces guerriers Zurthans les avait rejoints, aux termes de l’accord passé avec leur chef. La dothka, ainsi augmentée, progressa lentement vers l’Ouest, longeant à grande distance la route du Puy. Enfin Sol’Dorn fut en vue, avec les flèches de son Temple, et les tours de son Bastion. Phar’roos resserra contre elle l’enfant qu’elle portait, et elle prit le chemin des portes de la ville, pensant déjà à Ssasha.
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MessageSujet: Re: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeDim 13 Déc 2015 - 15:04

AZZA

« Père, non, » protesta Azza ; et si, mille fois, elle s’était opposée au despote pour de mauvaises raisons, il fallait que cette nuit-là fût différente. Quelques heures plus tôt, son sang avait trahi son sang et dans cette lutte intestine, elle cherchait encore sa place. « Je ne m’en irai pas.


Et pourtant, le vieux Tebryn organise déjà ton départ, » répondit tranquillement Khatib ; et si, mille fois, il s’était laissé piéger au jeu de sa descendance, il fallait que cette nuit-là fût différente. Quelques heures plus tôt, son sang avait été versé et depuis il réclamait vengeance. « Il est inutile de continuer à en parler, enfant.


Enfant, je ne suis plus ! » Le ton, déjà, montait. Elle criait et en était la première surprise. « J’ai été ordonnée. Tu me dois, sinon l’obéissance, au moins le respect ! » Le dos bien droit et le regard féroce, Azza défiait le despote de la dédire. La patience cependant manquait au noirelfe et son esprit agité par les tumultes à venir ne goûtait guère ces rébellions puériles.


« Cesseras-tu un jour d’agir en parfaite idiote, j’y songerai, » répliqua-t-il et son regard était à l’image des étendues de glace des océans du Grand Nord. Sa voix implacable fit chanceler la jeune Doeben, qui recula d’un pas. C’était la mort qu’elle lisait dans ses yeux. Toute colère qu’elle put ressentir, elle n’était rien comparée à la rage du maître de Chaszmyr. « Tu t’es opposée à elle, Azza ! Tu l’as reniée à la vue de tous avant de décamper la première occasion venue. Toi, son propre sang ! Que crois-tu ? Qu’elle oubliera ? Qu’elle pardonnera ? Tu serviras d’exemple, oui. Demain, dans dix ans, dans un siècle. Non, que je te laisse retourner dans ce Temple duquel je ne peux plus te protéger, ça, il en est hors de question !


Je pourrais demeurer ici, » plaida-t-elle, ébranlée. Une seconde, la petite prêtresse crut qu’il allait la frapper. Il vit le regard inquiet qu’elle jeta sur son poing serré et soupira avant de se détourner. Il devinait sa détresse et ne désirait en rien ajouter sa violence à sa peine. Toute sa vie, Azza avait adoré Grand-Père. Le sujet, néanmoins, était clos. Il le lui signifia une nouvelle fois, préférant à une argumentation vaine un ordre lapidaire. « Tu pars demain. » Il lança un bref regard dans sa direction, se confronta à ces prunelles qu’il chérissait tant et qui ne lui serait peut-être pas donné de revoir. Elle ne répondit rien et il l’abandonna, là, sans rien ajouter. Tout était dit.


Autour de la Doeben, le monde chancelait. Elle avait toujours su que ce funeste jour arriverait où les luttes de pouvoir entre Mère et Grand-Père se lasseraient des fleurets mouchetés. Que l’attaque vînt si vite, qu’elle fût si violente qu’elle laissât tant de dégâts, ça, elle ne l’avait jamais imaginé.


Elle ne resta pas seule longtemps, à peine la porte se fermait sur le dos de Père, elle s’ouvrait sur le visage concentré d’Hashar. Son flegme et son cynisme, il les gardait pour l’heure fermement muselés. Silencieux comme un mort, l’eunuque vint simplement se placer à ses côtés. Atone, sa maîtresse se contenta de lui signifier : « Nous partons demain. » Et l’ancien gladiateur d’opiner du chef, sans manifester la moindre surprise. « Tu savais. Tu avais deviné.


Quoi donc ? » S’il était une chose qu’il ne savait pas feindre, c’était l’innocence.


« Qu’il m’enverrait loin. Tu savais. Ou bien, tu as tout écouté. »


Hashar lui lança un regard qu’elle ne put déchiffrer avant de répondre : « À sa place, je ferais de même. Ici, tu ne peux que le gêner. »


À ce que son orgueil malmené accueillit comme du mépris, elle opposa sa fougue nouvelle, celle que même la froide colère de son père n’avait pu étouffer, seulement rabrouer. Son visage se barra d’un mauvais rictus et elle le gifla une fois, sans que son geste parvînt à l’apaiser. Le regard que lui lança son esclave était empreint d’une étrange compassion et c’était là une émotion qu’elle ne voulait guère, en cet instant, enfanter chez quiconque. Elle désirait être dure comme l’acier, implacable comme le tonnerre, à l’image de Père. Tandis qu’il se préparait à la guerre, on ne pouvait que craindre son courroux et surtout pas le prendre en pitié.


Puis, n’y tenant plus, ses frêles épaules s’affaissèrent. L’idée que le despote, demain, tirerait l’épée à l’encontre de Mère lui retournait l’estomac. Elle les avait vus s’aimer, elle les avait vus se détester, de cette haine cordiale qu’ils avaient su cultiver avec complicité. Elle avait dû grandir avec le mépris de plus en plus affiché de Mère. Elle l’avait souvent regretté, mais n’en avait pas vraiment souffert. Elle ne vivait pas dans les contes mièvres et vides de sens d’un troubadour péninsulaire. Mais ils restaient son sang et c’était terrible image que leur affrontement à venir.


« De ses projets, il ne veut rien me dire, » murmura-t-elle avec lenteur et c’était son impuissance qui parlait. Jamais elle n’avait eu si précisément conscience de sa propre inutilité. Et de se demander ce qu’elle aurait pu faire. Ce qu’elle pouvait encore entreprendre.


« Va dormir, Azza, » lui commanda son esclave et elle leva un regard vide en sa direction. C’était une bien étrange connexion qu’ils partageaient tous deux. À sa manière, elle chérissait sa présence. Elle s’énervait de son insolence, mais dans le même temps, la cherchait dès qu’elle le pouvait. Elle aurait été bien en peine de deviner ce qu’il ressentait à son égard, mais ce n’était plus que de la haine, elle en était persuadée. Sans doute en étouffait-il les dernières bouffées chaque fois qu’il allait uriner : l’eunuque n’avait su, encore, faire le deuil de sa virilité.


« Tu pourrais t’enfuir, demain, susurra-t-elle mauvaisement. Cette nuit, même. Personne ne songerait à te rattraper, avec la tempête qui s’annonce. » Il ne dit rien, mais son regard parla pour lui ; elle ne fut simplement pas en mesure de l’interpréter. Elle avait cru, au début, pouvoir le lire comme un livre ouvert, mais plus elle apprenait à le connaître, plus il se faisait secret. « Laisse-moi, maintenant. Nous nous verrons au matin. Ou nous ne nous reverrons plus. » Il opina une dernière fois du chef avant de se retirer. Elle aurait pu, d’un mot, l’envoyer croupir dans une cage ou bien parer ses chevilles et ses poignets de fer. Elle ne s’en sentait pourtant nullement l’envie, pas plus qu’elle ne goûtait l’idée de lui ordonner d’aller grossir les rangs de Père dans ses razzias à venir. Elle voulait, comble de son ridicule, qu’il les choisît, elle et cette vie qu’elle lui avait offerte, loin des arènes.


Elle finit par s’asseoir sur une pile de coussins. Leur fraîcheur fouetta son sang déjà bouillant. De dormir il n’avait jamais été question, pas alors que son monde la chassait. Mère voulait sa perte, Père précipitait son départ. Quant à ce qui l’attendait, elle n’en avait aucune idée et ne savait pas même où on l’envoyait.


La fatigue était une ennemie insidieuse et son assaut fut d’une fourbe subtilité. Les pensées inquiètes de la jeune prêtresse se délièrent peu à peu et ses muscles se détendirent l’un après l’autre. Quand elle allait s’endormir tout à fait, l’enfant à la longue chevelure corbeaux et aux yeux de glace se porta à son chevet. Elle devait avoir vu cinq printemps, pas plus, mais son visage n’était pas de ceux qui n’avaient affronté rien de plus qu’une courte décennie. Avec la douceur de la mort elle-même, elle caressa la joue de la jeune Doeben, qui ronronna presque sous la tendresse du contact avant d’ouvrir paresseusement les yeux. La surprise agrandit ses paupières fatiguées et elle se redressa subitement, rompant la magie de l’instant.


« Qui es-tu ? » demanda-t-elle à demi-voix, le ton pressant. L’enfant n’offrit à sa question qu’un silence pesant. Elle tendit sa main et mêla ses doigts au sien. Sa peau sur celle d’Azza était froide et lisse. Sans vraiment comprendre pourquoi, la Doeben se laissa faire et la suivit dans les couloirs sombres de Chaszmyr. Le palais, malgré l’heure tardive, bouillonnait d’une étrange activité, mais Azza n’aurait pas pu moins s’en soucier. Elle dévorait du regard l’enfant prodige, l’esprit alangui par son pouvoir. Elles marchèrent ainsi jusqu’au cellier, dans lequel la jeune prêtresse n’avait finalement jamais mis les pieds. L’enfant lui lâcha la main et tendit ses doigts en direction de l’un des murs. Revenant soudainement à la réalité, la victime de ses charmes darda autour d’elle des yeux perdus. « Et bien quoi ? » la pressa-t-elle, avide de comprendre. Sa guide lui glissa seulement un simple regard qui la poussa à se diriger vers le mur en question, mais il n’était rien d’autre que ce qu’il paraissait : un assemblage de brique et de terres cuites. Elle commença à le longer, laissant traîner une main incertaine sur sa surface rugueuse, mais ce furent ses pieds qui lui apportèrent un début de réponse quand l’un d’eux buta contre un lourd anneau de fer. Il surmontait une trappe en bois couverte de poussière et Azza l’ouvrit sans trop d’efforts, non sans soulagement. Elle se retourna pour partager son succès avec sa guide, mais elle était seule à nouveau. Le cœur battant, elle se détourna un instant du puits sombre qu’elle venait de découvrir pour revenir là où s’était tenue l’enfant. Comme elle l’avait deviné, la poussière sur le sol, complice des larcins de la petite humaine, ne trahissait que sa présence à elle.


Remettant pour plus tard la résolution de ce mystère, elle retourna aux portes de sa découverte. Elle pouvait voir le début d’échelle, mais la crypte était si vide de lumière que même ses yeux éternels ne pouvaient en discerner le sol. Jetant plusieurs regards inquisiteurs autour d’elle, elle finit par trouver ce qu’elle cherchait : une torche, abandonnée sur un sac de denrées. Elle se précipita pour la récupérer, avant de trotter jusqu’à l’entrée du cellier, où trônait paisiblement une de ses semblables déjà allumée. Ainsi armée de lumière, la prêtresse entama sa descente. Le sol qu’elle foula bien vite était fait de pierres glacées qui mordirent ses pieds dénudés avec férocité, mais elle ignora l’inconfort. Si la pièce secrète était assez grande pour cacher plusieurs trésors — son rôle premier, à n’en pas douter — elle n’en gardait cette nuit-là qu’un seul : un petit autel de prière sur lequel l’attendaient d’étranges idoles aux figures inconnues. Sa gorge se noua, à mesure qu’elle s’approchait. Au centre trônait une statuette de bronze représentant un puissant guerrier tout de fer harnaché. Il tendait face à lui se dextre ouverte tandis que sa senestre tenait fermement un large bouclier. De l’encens encore rougeoyant éclairé faiblement son visage austère : quelqu’un était venu ici cette nuit, pour payer ses respects à un guerrier qui n’était pas Uriz et s’était donc détourné de la Vengeance. L’hérétique, peut-être, marcherait le lendemain aux côtés de Père — c’était assurément une bonne raison de prier. Si sa présence courrouçait les Dieux, le malheur retomberait sur l’expédition tout entière.


D’autres statuettes accompagnaient le faux Guerrier. Poussée par la curiosité, mais tourmentée par le blasphème que cela représentait, Azza ne se permit de leur jeter qu’un rapide regard. Elle vit là une aile, ici un miroir, mais ce fut un voile qui retint son attention et elle tendit les doigts vers celle qu’elle crut être la Mère qu’elle servait. Sa main, pourtant, se figea à quelques centimètres de l’argent impur : ce n’était pas Teiweon qu’on avait voulu y représenter, mais une autre. Elle ne la reconnut pas, mais sa vision emplit la prêtresse d’un trouble qu’elle ne put expliquer.


Un mélange mauvais et écœurant d’adoration et de peur.


« Elle est Tari, qui gouverne en son Royaume sous la terre. » La voix douce et légère était celle d’une petite fille, mais le ton calme et lent celui d’un vieillard. Se retournant avec une stupeur à la hauteur de sa confusion, Azza recula de quelques pas face à l’enfant, jusqu’à buter contre l’autel qui gémit sous cet assaut chancelant. « Parmi les Cinq, elle est celle qui le moins se mêle aux mortels, car tous, à leur heure, viennent à elle. »


Tari. Elle avait déjà entendu ce nom. Hashar l’avait invoqué, une fois qu’il évoquait avec elle l’un de ses combats. « Elle est une icône sans pouvoir, répliqua la prêtresse. Seule la Mère réclame ce qui lui est dû quand vient le trépas. » Elle crut voir l’enfant sourire, ce qui aurait dû faire naître son ire ; il n’en fut rien, au contraire, car les prochaines paroles de l’étrange apparition la plongèrent dans un trouble plus grand encore. « Ton père dans cette vie pensait la même chose, Numil.


Mensonges, » souffla la Doeben, pour qui se faire appeler par un autre nom que le sien était bien la moindre surprise. « Tes mots ne sont rien de plus que du poison pour mon cœur. Es-tu une des créatures de cette Tari que tu me décris ?


— Je suis Mémoire et Mémoire n’oublie pas. Ton père priait tantôt la Voilée. Il craint la mort plus qu’il ne l’admettra jamais. Il suppliait Calimenthar, aussi, de lui apporter la bonne fortune que sa juste cause lui promet. De cela je me souviens et de tout le reste aussi.


Mensonges encore. » Azza se saisit de la statuette de faux Guerrier et la brandit face à elle. « Vois comme il est dépourvu de pouvoirs, » la défia-t-elle avant de jeter l’icône blasphématoire aussi violemment que ses forces le lui permettaient. Le bruit sourd du métal contre la pierre fut doux à ses oreilles, mais sa satisfaction fut de courte durée : la figure hérétique demeurait intacte.


« Prends garde, Numil, aux colères du Guerrier, » la prévint Mémoire, un sombre voile jeté sur son regard. « Des Cinq et de leurs jeux perfides, je ne pourrai pas toujours te protéger et tu es un pion qu’ils prennent plaisir à malmener. » C’en était assez pour une nuit, décida la Doeben qui, avec un courage qui la caractérisait bien, se rua vers l’échelle et planta là la mystique enfant. Elle rejoignit sa chambre et s’y enferma à double tour, dans l’attente du matin. Elle réveilla le vieux Tebryn aux premières lueurs de l’aube et lui ordonna, en dépit de ses plaintes étouffées, de l’emmener là où il le devait sans plus attendre. C’est ainsi qu’elle quitta Chaszmyr, sans un mot pour Père et hantée par les paroles de Mémoire. Pas même ne parvint-elle à se réjouir de la présence à ses côtés de son fidèle Hashar, qui comme elle l’avait voulu avait choisi de rester. Khatib regarda partir depuis la cour de son palais ce bien triste cortège que formaient sa fille et son esclave et son vieux compagnon, tous trois fichés sur leurs chevaux, ainsi qu’une mule solide qui portait leurs vivres. Il avait beau être aveugle ou quasi, il n’aurait confié son sang à personne d’autre qu’à Tebryn. Sa présence à ses côtés lui manquerait quand il lancerait l’assaut, mais c’était pour le mieux.


« Es-tu sûr de vouloir précipiter cette bataille ? » lui demanda un soldat dans son dos. Sans prendre la peine de se retourner, le seigneur lui répondit d’un sourire avant d’ajouter : « Les dés sont jetés. Phar’roos a attiré à elle sa propre ruine et elle le sait.


Phar’roos est protégée par le Temple, désormais. »


Il savait, mais il n’ignorait pas non plus que le Temple n’était plus protégé que par lui-même. Il n’avait pu apprendre par le fait de qui, mais la garde de la ville avait reçu ordre de garder l’arme au fourreau dans les troubles à venir. Il en soupçonnait quelques-uns d’être derrière cet improbable renoncement et à ceux-là avait fait prestement parvenir une missive. Elle n’était pas signée et ne comportait que quelques mots jetés à leur figure comme une promesse empoisonnée. « Tout sera réglé dans la journée. »


« Donne l’ordre aux porteurs d’épée de se rassembler aux portes du domaine. Nous lancerons notre assaut au zénith. »


La nuit durant, l’ancien officier n’avait guère chaumé. À ses vieux débiteurs, il avait demandé son dû et c’était trois despotes qui chevaucheraient à ses côtés quand il franchirait les portes béantes de la cité. Trente lames d’acier, c’était toute l’armée dont il disposait, mais il n’avait guère besoin de plus pour réclamer le bastion de la noirenaine. Ce qu’il en ferait, il ne l’avait pas encore arrêté. Cela dépendrait de l’état de Tsabrak. S’il pouvait s’épargner d’attaquer le Grand Temple, il en serait gréé, d’autant qu’à n’en pas douter ce serait une autre bataille qu’il ne pourrait mener que seul.


Chaszmyr n’était qu’à quelques lieux de Sol’Dorn. Ils rejoignirent le bastion d’un galop tranquille, sans échanger le moindre mot. Quand les portes furent en vue, ils chargèrent avec une férocité terrible, sous le regard complice, mais incrédule, d’une garde corrompue. Leur cortège mortifère se fraya un chemin entre les rues tortueuses de la cité, écrasant les quelques manants qui ne purent s’écarter à temps de leur passage. Le bastion décrépi et branlant emplissait toujours plus leur vision à mesure qu’ils s’en approchaient ; quand ils furent presque à ses portes, un moine d’Uriz invoqua la colère du Roi-Dieu et les lourdes planches de bois explosèrent avec fracas.


De combat, il n’y en eut pas ou en tout cas pas qu’on eut envie de chanter par la suite. La noire colonne des fidèles de la matrone quittant les lieux avait attiré quelques miséreux, qui moururent sous les coups aveugles des assiégeants. Pour le reste, la tour était vide d’occupants et Tsabrak, bien sûr, était absent. Khatib ne perdit dès lors pas de temps. Il ordonna qu’on fît réparer la porte dans les plus brefs délais. Il commanda ensuite à quelques-uns de ses hommes de se disperser aux alentours de la cité, avec comme improbable mission de retrouver la trace de la bâtarde, de son armée et de son prisonnier. Ainsi le despote troqua-t-il, pour un temps du moins, Chaszmyr pour un donjon. De cette façon, il savait s’enfermer dans un piège, mais c’était un défi qu’il lançait au visage de Ssasha et de son nouveau jouet.



Avant la tombée de la nuit, la bannière de sa maison flottait paisiblement au vent.





Dernière édition par Mémoire le Mar 3 Déc 2019 - 7:53, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Trop vite, trop tôt, trop fort   Trop vite, trop tôt, trop fort I_icon_minitimeMar 12 Jan 2016 - 2:41

      W’zzyn se tenait simplement accroupi sur les marches du Temple de Teiweon, lorsque Phar’roos s’y présenta à son retour du long voyage dans les terres des Zurthans. Sitôt les portes de Sol’Dorn franchies, la Matrone avait dirigé sa troupe droit au sanctuaire, sans même faire étape au préalable par le Bastion de la dothka – qu’elle aurait trouvé bien changé.
      Phar’roos gravit lestement les quelques marches qui menaient vers les entrailles du Temple. Devant elle, W’zzyn s’était levé pour l’accueillir. Ce Sombre au sang sale était un Doeb au destin étrange, qui avait percé comme une fulgurance à travers le clergé de Teiweon. Ayant rejoint le Quatrième Ost parmi les derniers, W’zzyn déserta dès les premiers signes de délitement du corps d’armée. Le Sombre compta au nombre des premiers à élire demeure dans le quartier des Etrangers, à l’extrême-limite de la ville, et dans ce carrefour poisseux de toutes les races et de toutes les croyances, il prospéra. Son esprit curieux papillonna dans ce bouillon étranges des cultures : il passait sans ciller des mythes brûlants des Zurthans à la foi d’airain des dévots de Calimenthar, et il faisait le commerce des grimoires de sorcellerie en même temps que celui des tables de cosmogonie pentienne. Mais W’zzyn avait l’esprit trop rusé pour être pris de court par la résurgence d’un pouvoir Sombre à Sol’Dorn, et il passa vite au culte de Teiweon le jour où le drapeau de la deuxième dothka fut déployé sur le Bastion. Depuis lors, cet esprit souple vivait sans heurts, sous les protections conjuguées du Temple et de la dothka, de Ssasha et de Pahr’roos.
      « W’zzyn, salua sobrement la Matrone. »
      L’autre lui rendit son salut. De très haute stature, il dominait paisiblement la noirenaine, encore rabaissée par les quelques marches qui les séparaient. Pha’roos perçut, le temps d’un éclair, les yeux vifs et curieux du Doeb qui passèrent sur le petit être emmaillotée de langes sales, qu’elle avait remis entre les bras d’un de ses soldats.
      « W’zzyn, commença Phar’roos, je ramène Tsabrak, le traître. Je l’ai tenu éloigné de la cité le temps que les passions puissent être purgées. Que le Temple décide à présent s’il doit mourir ; j’attendrai sa réponse au Bastion. Salue Ssasha pour moi, qu’elle … »
      « Salue-la toi-même,
clama une voix. »
      Le timbre métallique de Ssasha claqua avec écho sur les colonnades et les marches du sanctuaire. Phar’roos jeta un regard brûlant à W’zzyn – qui demeurait muet et paisible, n’ayant pas bougé – tandis que, derrière lui, apparaissait soudain la longue silhouette de la nouvelle Grande Prêtresse. Celle-ci s’avançait, les yeux ouverts par une curiosité inquisitrice, dévorant du regard la compagnie bariolée qui revenait des Zurthans. Phar’roos ravala un grognement devant cette irruption imprévue, mais elle se rattrapa prestement ; elle s’inclina pour saluer comme elle le devait celle qui s’était rendue la maîtresse incontestée du Temple.
      « Ton frère a saisi ton petit fortin, Phar’roos. Regarde, sa bannière se voit d’ici. »
      Il était vrai que depuis les marches devant le sanctuaire de Teiweon, comme en de nombreux lieux de Sol’Dorn, on pouvait sûrement apercevoir les tours à demi éboulées du Bastion. Toutefois Phar’roos ne se retourna pas ; il lui suffit de scruter les yeux de W’zzyn, où elle lut la confirmation tacite de cette usurpation.
      « Kathib ! cracha Phar’roos. Je vais …
      – Tu vas attendre paisiblement,
coupa durement Ssasha, qu’on trouve un moyen pour faire céder ce Bastion autrement que par les armes nues. La garde a été soudoyée pour ne pas intervenir, tandis que plusieurs des tyrans d’alentour ont fait remonter vers Sol’Dorn leurs reîtres, pour ajouter au piège tendu par Kathib leurs propres embuscades. Ta dothka ne tiendrait pas contre eux tous – et j’ai encore besoin de pouvoir me servir de toi, Phar’roos. »
      Le ton impérieux de Ssasha sonna comme une gifle dans la brise encore fraîche de ce matin d’été. Phar’roos seulement s’aperçut qu’elle avait été une nouvelle fois jouée par Ssasha : éloignée plusieurs jours de Sol’Dorn, exilée dans un improbable périple auprès des Zurthans tandis que la cité s’armait de toutes parts, la Matrone avait déserté la ville suffisamment longtemps pour que ses ennemis s’y apprêtent contre elle, et son retour se faisait au milieu des embûches affleurant de tous côtés.
      « J’ai fait dégager les cavités de l’aile Est du temple, Phar’roos, tu y résideras avec les tiens. Elle ajouta dans un sifflement : Tu te plairas dans tes appartements, ils étaient à Jina jusqu’à récemment encore. »
      Le nom de l’ancienne favorite tomba entre elles dans le silence. La Matrone demeura muette, la tête à demi courbée, et les yeux rivés au sol. Ssasha s’était approchée, elle avait descendu les premières marches et, ayant passé Phar’roos, elle examinait la petite compagne revenue de loin. Ses yeux avides s’arrêtèrent goulûment sur Tsabrak, croûté de sang et de plaies, qui demeurait droit et raide malgré les châtiments.
      « Tu iras dans mes geôles, toi, soupira la grande prêtresse à son prédécesseur. J’ai hâte de connaître les tourments que les Zurthans t’avaient réservés – et de voir si je sais les égaler. »
      Alors seulement, faisant quelques pas encore, Ssasha parvint au poupin dissimulé dans les tissus jaunes et gras, encore couverts de la poussière amassée dans la crevasse où nichaient les prêtres de Natha. Ssasha s’approcha et huma longuement cet amas de langes qu’un soldat tentait de porter délicatement dans ses bras ; les narines de la grande prêtresse se dilatèrent de courroux lorsqu’elles happèrent les effluves magiques qui s’attardaient, çà et là, sur le rejeton. Phar’roos, qui s’était retournée, prise d’une vague inquiétude, aperçut alors le soupçon de rouge qui vint colorer la peau si grise de Ssasha. Cette dernière se retourna vivement, dévisagea une seconde Tsabrak des chairs duquel avait été extrait le rejeton ; puis elle bondit à Phar’roos, qu’elle gifla d’un seul revers, sec et froid, de sa main pâle. Son regard d’orage balaya le visage que la Matrone s’efforçait de tenir coi, et ses dents articulèrent que l’infant serait égorgé dans l’heure à la gloire de Teiweon. Puis la grande prêtresse repartit dans les profondeurs du sanctuaire, dont les murs avalèrent le bruit de ses pas, et ce fut tout.

      Phar’roos demeura un long moment immobile, debout sur les dernières marches du sanctuaire. A cinq pas d’elle, W’zzyn, qui n’avait pas bougé, la jugeait d’un regard attentif. Phar’roos croisa ces yeux vifs et graves, sans trouver un mot à leur dire. Alors W’zzyn s’activa soudain, il ordonna à la petite compagnie d’aller prendre ses quartiers à l’intérieur du temple, il s’assura que les Zurthans soient correctement enchaînés pour être conduits dans l’enceinte du sanctuaire à la suite des Sombres. Et seulement, lorsque cette troupe disparate passait devant lui pour disparaître vers l’aile Est du temple, W’zzyn happa le nourrisson qu’il attira contre son torse, d’un geste presque protecteur.
      Phar’roos avait contemplé tout cela avec un intense abattement ; elle sentait ses larges cuisses de Naine flancher soudain, et tout son visage fin avait pris un air las.
      « C’est à toi de le sacrifier, nota sobrement W’zzyn, désignant le tas de chiffons. »
      La Matrone laissa une seconde d’abattement l’atteindre, puis sans relever la tête, elle lâcha simplement qu’elle ne le ferait pas. W’zzyn la considéra longuement, tandis que divers calculs se bousculaient dans son esprit stratège, soupesant les opportunités. Puis il répondit sans affect : « D’accord. »


      Dans le quart d’heure suivant, W’zzyn jaillit par l’une des portes de Sol’Dorn. Il était monté sur un morgal, et devant lui, en travers de la large selle qui couvrait le dos de la bête, il tenait l’enfant de Phar’roos et de Tsabrak.
      La Matrone lui avait commandé de prendre le chemin des terres de Kathib, à Chaszmyr. Devant cet étrange choix, W’zzyn avait témoigné sa surprise : pourquoi remettre à son ennemi – quoique son demi-frère – ce rejeton de tant de valeur, et que Ssasha aurait voulu voir mort dans l’heure ? Dans l’esprit opportuniste de W’zzyn, c’était à la fois une trahison insensée, et un pitoyable choix de stratège. Mais Kathib n’était pas à Chasmyr au temps présent, puisqu’il s’était emparé du Bastion et qu’il s’y tenait ; et c’était vers Azza, qui – Phar’roos l’espérait – était demeurée dans les terres de son père, que s’empressait W’zzyn. La Matrone semblait vouloir prêter une étrange confiance à sa presque nièce. Le Doeb ne s’avisa même pas de discuter cela. Pour son âme de joueur, ce coup recelait suffisamment s’audace et d’élégance, pour qu’il veuille en connaître le dénouement – qu’il soit heureux ou non.
      Chaszmyr était distant de quelques lieues à peine de Sol’Dorn, W’zzyn y fut vite. Sans surprise, et ainsi que Phar’roos le lui avait annoncé, les terres de Khatib étaient désertes, vidées de ses servants. Au loin se dressait le manoir isolé, sur le faîte duquel claquait au vent la même bannière que celle qui avait été élevée au-dessus du Bastion. W’zzyn s’approcha à allure réduite de la forteresse rurale, scrutant l’horizon de ses yeux perçants, comme pour y déceler le reflet d’une fourberie.
      Pourtant il fut déçu. Le domaine semblait vide, en tout cas de ses hommes d’armes. Mais bien vite, W’zzyn avait abandonné la recherche d’un quelconque ennemi – qu’à l’évidence il n’y avait pas – pour suivre une piste autrement plus grisante. Cela avait commencé comme une traînée de poudre dans la brise, un lointain fumet qui se dérobait sous son nez. W’zzyn se dressait à demi sur le dos du morgal, essayant de capter le cœur de ce parfum inconsistant. Cette étrange senteur s’attardait dans les recoins de l’air, sans qu’il parvint à la débusquer. Le Doeb s’affaira quelques minutes à flairer la bise, le nez au vent, avant d’abandonner vite cette piste ; car ce n’était pas une odeur physique, mais plutôt la trace d’un souffle de magie. W’zzyn débusqua vite dans ses souvenirs ce qui pouvait s’approcher de cette étrange trace, et tout convergeait vers le quartier des Etrangers, où il avait vécu avant que la dothka ne revienne à Sol’Dorn. C’était dans la puanteur mêlée de toutes les peuplades que W’zzyn avait alors résidé ; l’air y vrombissait des fois contradictoires en toutes les idoles, sans compter les remous de puissance brute qui s’échappaient parfois des sorciers. W’zzyn dut réduire au silence son allégeance présente à Teiweon, pour retrouver au fil de ses souvenirs ce qui, de loin au moins, pouvait s’apparenter à cette ombre de magie qui s’attardait aujourd’hui près de Chaszmyr. Il eut vite la certitude que ce n’était ni le culte païen des Wandrais exilés, ni la musicalité de pierre des héros que les Nains vénéraient ; pas plus que l’air d’acajou qui s’attardait où passaient les Elfes rebelles à Anaëh, mais qui priaient encore leur Déesse-Mère, ou un de ses avatars dévergondés ; et pas non plus l’arrogance des Humains révérant leurs cultes de lumière. Ce relent de magie, W’zzyn le comprit soudain, c’était celui des zélateurs de la mort, des pentiens qui priaient leur divinité du trépas. Tari !
      Sitôt qu’il l’eût compris, W’zzyn en perdit la trace ; un souffle de vent emporta ce soupçon de perturbation. Décontenancé un instant, le Doeb balaya du regard la plaine et le manoir dressé devant lui, en quête cette fois d’une réponse. Seul un événement puissant, et récent, avait pu marquer ainsi l’air autour de ces terres. W’zzyn, malgré son talent au calcul, ne parvint pas à en trouver la réponse. Mais la découverte, en elle-même, était stupéfiante – et aussitôt il ne fut plus question d’abandonner l’infant ici, d’autant plus que la fille Azza ne s’y trouvait peut-être plus.
      W’zzyn tourna la bride et cravacha le morgal, bondissant vers Sol’Dorn, filant annoncer à Phar’roos cela : que l’empreinte d’une pentienne s’attardait sur les terres de Khatib.
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