Commérages dans les couloirs. [Margot]

Le sieur du Lys avait peiné à se déplacer du petit hôtel où il résidait temporairement jusqu'à l'immense bâtiment qui, vraisemblablement, allait accueillir les plus grands nobles du royaume présents à la capitale pour décider de l'avenir de la couronne. Pourrait-on même, d'ici quelques heures, parler de couronne ? L'unité était une chimère, Duncan le savait. Il n'y avait rien, dans cette salle, séparée du Lys par quelques marches ascendantes, qui ne saurait faire jouir au royaume d'un semblant de paix. Les tisseurs qui se trouvaient là, jouissant auparavant de privilèges dûment gagnés à la sueur du front d'un autre, accepteraient bien difficilement de voir siéger un nouveau roi, une nouvelle reine, un nouvel héritier, et une nouvelle dynastie. Le chaos était tapi là, derrière un rideau, et personne n'osait le découvrir. Chacun choisissait son camp dans la guerre qui s'apprêtait à débuter, pesant les avantages et les inconvénients de chaque couronne.

L'escorte de Duncan, composée de seulement deux gardes du Lys, l'accompagnait. Ils passèrent la porte du hall d'entrée, gardée solidement par ces contingents diantrais. S'aidant de sa canne, celui qu'on surnommait déjà à mi-voix le Boiteux chargea les escaliers, qu'il monta tant bien que mal, s'aidant de son appui et de la rambarde. Il sentait sur lui quelques regards, certains moqueurs, d'autres empathiques, mais à quoi bon ? Les infirmes attirent l’œil, mais pas l’œil prudent. Le supplice du Lys ne l'avait aucunement lavé de ses aspirations hiérarchiques, bien au contraire. Il avait pesté et juré maintes fois contre le sort qui semblait avoir fait de lui son martyr.

Dans les couloirs, certains étroits et d'autres bien larges, il était déjà possible d'entendre les clameurs des premiers présents. Ci et là, à l'ombre d'une colonne, certains discutaient, commérages ou affaires, avant de s'immiscer dans la vaste salle que Duncan devinait, plus loin sur sa droite. Mais au moment où il s'apprêtait à s'engouffrer dans le couloir qui le mènerait à ladite salle, il s'orienta vers sa gauche, après avoir aperçu une silhouette qu'il ne connaissait que trop bien. Il s'approcha comme il put, s'appuyant généreusement sur sa canne, et fut le premier à prendre la parole :

« Ma dame, c'est un plaisir de vous revoir. »

Le Boiteux gratifia Margot d'un sourire, avant de retourner son visage vers le hall dans lequel ils se trouvaient, comme pour vérifier qu'aucun regard répréhensible ne s'était posé sur eux. Réaffirmant sa prise sur son appui, le Lys reprit :

« Je dois avouer, Madame, que lorsque nous avons convenu de notre commun objectif de vous rasseoir sur le trône de Soltariel, je ne vous imaginais point ainsi réfuter l'aide on ne peut plus souhaitable d'une famille comme les Anoszia. J'imagine que l'idée de vous être redevable à plusieurs individus vous est répugnante, ma chère, mais il est plus prudent d'être redevable à un Anoszia qu'à un roi comme Nimmio...Si nous pouvons appeler cela un roi, toutefois.

Si je puis me permettre de formuler mon avis, Madame, les rapaces qui se trouvent dans cette salle voisine sont tout aussi dangereux qu'une volée de flèches. Nimmio et les siens prendront plus de temps à asseoir leur légitimité qu'il n'en faudra à Kahina d'Ys pour fortifier ses territoires. Et cela, sans compter les éventuelles sécessions ou désistements auxquels ces chers comtes, barons et marquis de l'Est sont coutumiers. Nous devrions nous hâter de bâtir une assise qui ne s'effondrera pas au premier coup de vent, ou nous nous retrouverons en délicate situation si d'aventure les choses dégénèrent. Qui plus est... » Le Lys marqua un silence. « Approcher le roi ne sera jamais aussi difficile que maintenant, à l'heure où nous avons le plus besoin de lui. »

La complexité des choses séduisait Duncan. Oh, il avait attendu longtemps cet instant, celui de pouvoir assister à la lente construction des toiles de la capitale, où réseaux, relations et amis étaient la plus puissante des monnaies. En ces lieux, on tendait une main pour sceller une alliance, en tapissant le coutelas dans l'autre. Margot était actuellement peut-être l'une des seules - peut-être - dont le Boiteux n'avait pour l'instant rien à craindre. Pour l'instant.

Tout en écoutant la tirade incendiaire de la Dame, le Lys se déplaça lentement. S'appuyant généreusement sur sa canne, par petits pas il se plaça contre le mur, à la droite de Margot, tous deux faisant désormais face à l'immensité du hall royal où défilaient quelques nobliaux locaux. Les propos tenues par la duchesse exilée intéressaient Duncan, bien sûr, autant que celui-ci pouvait lui prêter une attention toute particulière, bien que les yeux du Mignon soient posés sur les allers des dignitaires présents. Plissant parfois les yeux, il affûtait tant bien que mal les émeraudes qui lui servaient d'yeux. Les propos de la jeune femme n'étaient pas tendre, ce qui eut le mérite d'arracher au Lys un sourire franc, voir, si Margot tendait l'oreille, un léger rire.

« Et bien, madame, quelle hargne et quelle colère ! L'ire vous va à ravir...Que dis-je ! A la perfection - elle se marie fort bien avec votre teint. »

Oh, il n'était pas naïf au point de croire que l'aide d'un Anoszia ne se monnayait pas à la pécule près. Cette famille ploutocrate jouissait d'une des plus grandes fortunes de la Péninsule, et en gens avisés, ils traitaient non pas en or, mais en soutiens, postes et alliances, conscients que le véritable intérêt d'un tas d'or était de laisser miroiter dans les yeux de ses alliés l'espoir qu'ils puissent, un jour, en réclamer une partie. En réalité, le Lys aurait été fort déçu de voir un soutien tel acquis a l'encontre d'une poignée de mains, sans avoir la garantie de concessions exorbitantes.

« M'est avis, madame, qu'un point vous a échappé. Le fils Anoszia, Oschide, peinera à ce que le roi s'en aille en guerre à l'encontre de Kahina. Il négociera tôt ou tard avec Nimmio une amnistie totale de son paternel en échange du soutien de ce dernier - ce que Nimmio s'empressera d'accepter, ivre de mettre un terme à tout ceci. Le tout est de le faire avant lui, et d'être en position de proposer un tel accord au patriarche Anoszia non seulement au nom du roi mais d'en être les investigateurs et les garants. J'ai, ma foi, quelques autres idées qu'il me plairait de soumettre à l'archiduc lorsque je serais en mesure de le faire, même si ma principale préoccupation est ici d'agir suffisamment rapidement pour les mener à bien. » Il marqua une pause. « Nous ne sommes pas à la veille de la paix, ma Dame. A dire vrai, ce fléau qu'est la guerre nous sera plus que profitable, et je compte bien œuvrer pour que celle-ci perdure. »

Bien qu'infirme, Duncan tendit sa main galamment en face d'eux, invitant ainsi la duchesse à marcher avec lui. Ils entamèrent une ronde lente, rythmée par le pas claudicant du Lys et sa canne, assénant à chaque instant un coup sec au parquet. Tout en marchant à moitié, les yeux rivés devant lui, le Mignon reprit :

« Saper les espoirs de paix est une chose, ma Dame, qui peut se révéler fort aisé. Continuer la guerre en est une autre, et vous asseoir sur votre trône si ardemment chéri en est une troisième. Nos objectifs communs ne seront pas accomplis sans concessions - que peu de choses, à terme, vous contraindront à leur application. Pensez, que si notre entreprise parvient à son terme, la balance entre vous et la puissance représentée par les Anoszia placera Nimmio dans une situation on ne peut plus inconfortable. J'aime comparer ce dessin au roi assis sur deux genoux différends. Je vous conseille vivement d'entreprendre dès maintenant les démarches pour le vôtre lui soit plus confortable que celui des Anoszia. » Il s'arrêta, faisant face à l'Éxilée, souriant en regardant un court instant sa propre jambe infirme. « Vous savez sans mal ce qui advient lorsqu'une jambe fait défaut. On ne tient plus debout sans de solides appuis extérieurs. »