La Colère est un sentiment puissant que Calimenthar manie avec fougue. Elle flamboie et fait oublier tout le reste, peine, compassion et désespoir. La Passion est sûrement plus forte encore, mais la Jalousie n'épargne personne, ni les elfes, ni les nains, ni les hommes. Même les dieux en ont connu l'âpre morsure. C'est par Jalousie qu'Elenwë perdit sa voix. Par Jalousie pour sa sœur aînée que la Mort fit sombrer le Guerrier.
La Jalousie, comme le reste des sentiments était l'Œuvre d'Arcamenel. Inconnue avant lui, elle emplit les cœurs de ses frères et sœurs alors que son chant résonnait pour la première fois. Mais le Barde restait libre. À peine ému par sa propre voix, il parcourait terres et mers sans se soucier des frontières.
Tari, prisonnière d'un amour qu'il lui avait imposé comme une vengeance, n'avait alors pas encore oublié la rancœur qu'elle éprouvait à sa simple vue, lui qui connaissait les Chants qu'elle ne maîtriserait jamais. Sa Jalousie pour Arcamenel ainsi que pour sa sœur Kÿria qui hantait toujours les pensées de celui qu'elle désirait, n'avait cessé de croître. Poussée par cette Jalousie, elle ourdit un plan pour se jouer du Barde et déloger l'Aînée des souvenirs de Calimenthar.
Un jour, elle alla trouver son jeune frère. La beauté et la vivacité du Dieu des Passions lui rappelaient sans cesse le regard de dégoût qu'avait posé sur elle Calimenthar. Le cœur meurtri, elle lui révéla un détail qui s'était produit avant sa création. Elle murmura à son oreille le Désir du Guerrier pour l'Aînée. Un sentiment qui existait avant l'amour même. Un sentiment inconnu qu'Arcamenel ne pouvait ni comprendre, ni contrôler. Et comme une goutte de poison sur une plaie qu'elle venait d'ouvrir, elle lui apprit le chemin qui menait à la prison de Calimenthar.
Mais le cœur d'Arcamenel était libre alors. Nulle jalousie, nulle rage n'y fleurissait hors de son contrôle. Il remercia sa sœur en riant, se jouant d'elle comme il l'avait fait jadis. Tari repartit sans un mot, cachant son sourire. Parce que le sien était lourd de chaînes, elle connaissait mieux les lois du cœur que son jeune frère si libre.
Durant longtemps, Arcamenel se demanda quel pouvait être ce sentiment qui avait existé avant lui. Il s'en figura les accents, les rebondissements, les harmoniques. Mais quoi qu'il fasse son imagination se limitait au monde qu'il connaissait. La Curiosité le rongea peu à peu. Jusqu'à ce qu'il en soit mordu au cœur, comme l'avait prévu Tari.
N'y tenant plus, il se glissa alors dans la prison de son frère. Silencieux, abattu, le Dieu aveugle était assis sans bouger. Voir si calme un dieu d'action et de combat étonna le Barde qui ne put s'empêcher de rire.
« –
Calimenthar, mon frère. Arcamenel vient visiter ta geôle. Moi qui pensais te trouver luttant contre tes chaînes, te voilà vaincu par du vent? La force te manque-t-elle, Ô Guerrier?
– Ce n'est pas la force qui me manque. Je me bats contre une mort lente qui veut dévorer mon cœur et la Mort insidieuse qui veut dévorer mon corps.
– Pourquoi ne te donnes-tu pas à elle ?
– Le cruel Désir de posséder le Monde et ses beautés me soutient encore.
– Est-ce là ce qui te poussait vers Kÿria?
– C'est cette Soif qui m'a poussée vers la Chute. Jamais je n'ai vu plus beau spectacle que son visage tendu dans le combat à part la Victoire que j'y ai lu avant qu'on m'ôte la vue. Pourtant chaque seconde qui passe me meurtrit plus encore sans me laisser de repos. Je ne peux ni m'abandonner à la Mort, ni commencer un nouveau combat. Je ne peux que tenter de résister. »
La curiosité envahissait plus encore le Barde à chaque battement de son cœur. Lui qui n'avait jamais été emporté par rien ni personne, lui qui contrôlait les cœurs et le calme qui pouvait y régner ; il touchait du doigt quelque chose qu'il ne maîtrisait pas. N'hésitant pas un instant, avide d'apprendre, il dit de sa voix chantante.
« –
Alors je t'en délivrerai.
– Mais sans lui je serais vide. Sans raison ni force.
– Alors je donnerai la Colère pour le remplacer. Toujours, tu pourras y puiser la force de te battre et de vaincre. Ton cœur sera la Fureur, sans limite ni lien ni douleur. »
Le Dieu enchaîné hésita puis refusa, congédiant son frère et son appétit de savoir. Les jours passèrent en silence. Et chaque matin, Arcamenel revenait faire la même proposition. Dans l'Ombre, une présence Voilée observait le spectacle, avide d'en connaître la fin.
Une année passa sans que le Guerrier ne démorde de son choix. Mais Tari veillait impatiente de le voir débarrasser de ce qui l'unissait à Kÿria. Enfin, un soir après que Tari l'ai tourmenté une fois de plus, Calimenthar accepta l'offre de son jeune frère. Alors Arcamenel chanta. Le Premier Désir qui couvait dans le cœur du Guerrier glissa dans l'air comme une symphonie pour rejoindre son nouveau maître alors que la Rage des combats l'emplissait à nouveau.
La trahison et la déchéance incendièrent l'âme du prisonnier et il prit conscience de ce à quoi il venait de renoncer. Fou de rage, il s'arracha les cheveux et la barbe. Assoiffé de Vengeance et de liberté, il se mit à frapper les murs et le plafond comme un forcené sous le regard impuissant de son frère qui s'esquiva loin des abysses. Dans les entrailles de la terre, un second cri de rage se mêla aux plaintes de Calimenthar. Même débarrassé de son Premier Désir, le Guerrier refusait la Mort. Tari avait encore échoué.
Riche de ce nouveau Chant, Arcamenel reprit sa course, loin des royaumes souterrains et de la sœur qui avait tenté de se jouer de lui. Lorsqu'il retrouva la lumière du soleil et de la lune, il s'arrêta. Il fut pris d'un désir de fouler le sol de cette terre que sa sœur avait couverte de merveille. Il trouvait le monde beau et son cœur fut ravi malgré lui. Ainsi, il comprit que ce qu'il avait pris à Calimenthar l'avait changé.
Puis arriva la plus jeune et la dernière des dieux : Elenwë. Il sentit son arrivée au plus profond de lui. Il sut quel était son pouvoir et sa gorge se serra. Meurtri par la décision d'Aluthen, il sentit la Jalousie crever son cœur comme elle avait jadis étreint le cœur de Tari, surpassant l'inquiétude et la joie. Comme un fou, il traversa le monde entier pour se jeter sur cet enfant qui jamais ne devrait chanter.
Il vit la terreur dans les yeux immenses de la petite alors que ses mains enserraient sa gorge. Il entendit ses gémissements mourir sous ses doigts et son oreille fut la seule à entendre un son franchir ces jeunes lèvres : une supplique. Il sentit avec satisfaction le souffle de la déesse s'étioler. Mais soudain, le visage de la Mort apparut et les océans eux-mêmes se dressèrent pour le jeter loin de sa victime comme ils avaient séparés le Guerrier et l'Aînée.
Les remous l’entraînèrent dans les abysses. Il suffoquait, incapable de chanter. C'est seul et sans secours qu'il du retrouver l'air libre. Mais lorsqu'il réussit à se défaire de sa prison d'eau, Tari et Elenwë avaient déjà disparu. Jaloux, rancunier, blessé, passionné, il se lança à leur poursuite jusqu'au plus profond du royaume de l'Aînée. Là, au milieu des arbres de la Première Œuvre, il vit de nouveau le visage de la plus jeune d'entre eux. Et son cœur était dévoré par la jalousie.
Pour déstabiliser Tari, il lui avoua quel était le pouvoir de leur cadette. Surprise, elle ne bougea pas lorsqu'il s'approcha d'un bond pour frapper Elenwë.
Mais la main de Kÿria arrêta son geste. Cette même main qui avait façonné l’argile, les bêtes et les plantes l'arrêtèrent dans sa course folle. Le visage terrible de la Déesse lui apparu alors dans tout ce qu'il avait de merveilleux. Parce que ce qu'il avait pris à Calimenthar l'avait changé, il désira Kÿria. Il l'aima car il était le Barde.
Alors, il sut qu'il ne quitterait plus la surface du monde, qu'il ne chanterait pour les créatures qui fouleraient son sol et admireraient sa beauté. Il baissa son bras et disparut.
Kÿria et Tari parlèrent longtemps de ce qu'il convenait de faire, car le pouvoir de la plus jeune leur paraissait immense. Mais lorsque la lune apparue dans le ciel, une douce musique surpassa celle de la forêt. Les déesses se turent. La voix d'Arcamenel s'élevait par-delà les limites du royaume dont il avait été écarté. L'Amour envahit pour la première fois le cœur de l'Aînée.
Cachée au regard de sa mère par la voûte de son Œuvre, Kÿria rêva. Elle rêva de bêtes qui connaîtraient son existence. Elle rêva de peuples qui la vénéreraient par choix et lui offriraient librement leur foi et leur amour. Elle rêva d'êtres qui comprendraient comme elle la beauté du monde et qui éprouveraient consciemment les Chants d'Arcamenel.
Au matin, la décision de l'Aînée était prise. Elle ordonna à Elenwë de donner le Souffle à certaines de ses créations en échange de sa protection. Par peur ou par reconnaissance, la plus jeune accepta. Et Kÿria commença à façonner une nouvelle silhouette.
Durant dix jours, ses mains travaillèrent l'argile. Durant dix jours, la voix d'Arcamenel s'enfonça plus loin dans son cœur, emplissant l'air de ses accents sans s'arrêter un seul instant.
Enfin, au matin du dixième jour, l'Aînée fut satisfaite. Une œuvre délicate était née sous ses doigts.
Sous le regard de ses sœurs, elle anima ce nouvel animal et la plus jeune leur donna le Choix. Libres de leurs actes, ils se tournèrent vers Kÿria et elle les dispersa entre les arbres. Mais Tari la rappela à l'ordre. Elle avait encore une promesse à tenir.
Ainsi, Kÿria alla rejoindre Arcamenel hors de la Prime Forêt et le silence revint. En la voyant apparaître, le Barde comprit qu'il avait été écouté et entendu. Sans regret sous ce regard qu'il attendait, il n'hésita pas à promettre d'oublier sa rancœur envers celle qui maîtrisait le Souffle. Il jura de ne plus toucher à un cheveu d'Elenwë. Une fois sa parole donnée, il s'approcha de l'Aînée. Kÿria pensa à se détourner, mais la volonté lui manqua, car il était le Barde et qu'il avait chanté pour elle. Tout comme le cœur de l'Aînée avait été frappé, son œuvre en fut changée.
Depuis lors, Instinct et Émotions sont liés et mêlés. Jamais race ne fut plus soumises aux élans du cœur que les enfants de Kÿria qui entendirent le chant d'Arcamenel et la Symphonie se répondre aux premiers heures de leur vie.
Souvent les humains pensent être les créatures qu'Arcamenel à le plus profondément marqué, mais combien d'Immortels ont trouvé la mort sous le poids d'un cœur vidé par les années ? Combien ont survécu à la Perte d'une moitié d'eux-même ? Les chants d'Arcamenel troublent et emplissent les êtres, les poussant à aller de l'avant. Chérissez ce présent, ami, et prenez garde, car le jour ou ce chant sera détourné de l'équilibre fragile dans lequel la sagesse de l'Aînée le maintien, les elfes seront alors le plus grand fléau de l’Œuvre et leur Folie sera sans limite.
Miradelphia