[Abords de Linaëh] Une entreprise dangereuse - PV Ëninril

Selenia grogna. Tous ses muscles étaient douloureux et la perspective du voyage de retour ne l’enchantait guère. Apparemment, être cavalière confirmée ne servait plus à rien après tant d’ennéades en selle. Mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Elle était censée se rendre à Serramine pour quelques jours pour se fournir en produits rares, mais à peine y avait-elle passé une journée qu’elle récupérait Vagabond et poursuivait son chemin vers le Nord du pays.

Elle serait absente plus de deux mois au lieu des quelques ennéades prévues et espérait fortement que tout se passerait pour le mieux jusqu’à son retour à Langehack où son employée s’occupait de l’herboristerie en son absence. Elle était déjà en selle depuis sept ennéades et arrivait en vue du fleuve Olyia. Devait-elle continuer son périple qui la mènerait elle ne savait encore où au fil de ses dérives, ou tourner bride pour retourner à Serramine puis Langehack ?

Non, cela voudrait dire rentrer les mains presque vides, avec seulement quelques plantes dans ses fontes. D’un autre côté, traverser le fleuve puis longer l’Anaëh pouvait se révéler particulièrement dangereux pour toute personne n’arborant pas d’oreilles pointues. Mais cette région du monde abritait de nombreuses espèces de plantes rares et étranges, introuvables sur les marchés officiels. Elle pourrait faire tant de choses avec ces plantes…

Selenia rumina pendant tout le temps qu’il lui fallut pour atteindre les abords des eaux calmes de l’Olyia. La traversée serait le moindre de ses problèmes : Vagabond, son cheval, n’avait peur de rien, et quelques trajets en bacs s’effectuaient plusieurs fois par jour. Ce qui l’attendrait ensuite, par contre… Enfin, elle avait survécu à la traversée d’un col montagneux aux mains d’un clan wandrais, navigué sans dommage entre la frontière des Wandres à l’Ouest et à la guerre à l’Est, elle n’allait tout de même pas s’arrêter après tant d’obstacles surmontés ! Certes il lui faudrait se faire encore plus discrète qu’avant une fois aux abords de la forêt, mais ses longs cheveux et sa cape devraient suffire à camoufler ses oreilles rondes. Et puis, son fonds de commerce reposait sur la discrétion.

L’herboriste tergiversa encore un moment. D’un côté, elle prenait le risque de se retrouver encerclée par des Wandrais, de l’autre elle courait vers un possible tête-à-tête avec un elfe qui n’hésiterait pas à la tuer à vue. Cela valait-il vraiment la peine ? Son corps répondit de lui-même à cette interrogation muette en serrant les mollets contre les flancs de Vagabond pour le faire avancer vers un bac qui embarquait des passagers pour le prochain trajet.

Après avoir compté les pièces que la jeune femme fit tomber dans sa main, le batelier lui fit signe de monter à bord. Un cheval prenait de la place sur une embarcation comme celle-ci et elle s’attira nombre de regards peu sympathiques. Selenia rabattit son capuchon pour s’isoler et ignorer les importuns. Comme à son habitude, Belladone planait en cercles larges au-dessus d’eux en attendant que son humaine retrouve la terre ferme. La corneille n’appréciait guère le roulis des bateaux.

Lorsque la jeune femme posa enfin le pied par terre, Belladone plongea et se posa sur la selle de Vagabond. Si elle n’aimait pas le bateau, elle semblait apprécier le balancement régulier du cheval. Selenia fit quelques mètres à pied pour s’éloigner du fleuve et des gens avant de se remettre en selle, chassant Belladone qui poussa un croassement indigné avant de se poser sur la croupe du cheval.

Les trois ennéades suivantes se passèrent dans un climat anxieux et tendu. Les abords de la forêt restaient dangereux malgré les nombreuses précautions que Selenia prenait pour se déplacer. Cela étant dit, elle ne serait jamais aussi discrète qu’un elfe évoluant dans son environnement privilégié. Jusqu’à présent, elle avait eu de la chance et le savait. Elle avait récolté quelques plantes qui lui semblaient prometteuses ainsi que d’autres plus communes dont elle connaissait déjà l’utilité.

A présent qu’elle approchait dangereusement des abords de la cité de Linaëh, l’herboriste commençait enfin à se rendre compte qu’elle avait peut-être exagéré en allant jusqu’ici et à envisager de revenir sur ses pas avant que l’un des nombreux dangers qu’elle avait réussi à éviter jusqu’à présent n’atterrisse sous son nez.  

L’herboriste avait mis pied à terre pour continuer à suivre le sentier de cerfs sur lequel elle s’était engagée et qui s’étrécissait peu  à peu. Mener son cheval par la bride serait plus pratique pour l’instant. Jusqu’à présent la chance lui avait souri : la forêt était calme et elle n’avait fait aucune mauvaise rencontre. Elle devrait bientôt revenir sur ses pas pour ne pas forcer sa chance plus que de raison.

Ses pas rythmés par les petits croassements de Belladone, Selenia avançait sans faire de bruit à la recherche de plantes qui pourraient s’avérer utile. Il ne lui fallut pas longtemps pour tomber sur une plante qu’elle connaissait bien. Les Fleurs d’Aurore se trouvaient dans presque n’importe quelle forêt, mais il était bien plus facile d’en trouver en Anaëh qu’en Péninsule. La tige avait un goût infect mais faisait des miracles contre les maux de dents et pouvait s’utiliser dans des remèdes divers et variés. Ses clients faisaient toujours la grimace quand elle leur tendait quelques tiges à mâcher pour soulager leurs douleurs et elle devait se retenir de rire jusqu’à ce qu’ils aient déguerpis de sa boutique en fixant la plante d’un œil larmoyant.

La jeune femme sortit une serpette du sac qu’elle portait contre sa hanche et coupa quelques tiges dépourvues de fleurs qui devraient regorger de sève apaisante qu’elle rangea ensuite délicatement dans sa musette en tissu. Puis elle entreprit de cueillir quelques fleurs aux couleurs chatoyantes qu’elle ferait sécher et broierait pour en faire de la poudre utiliser dans ses agents. Au-dessus d’elle, les feuilles bruissèrent et Belladone mêla son cri aux bruit des arbres.

La serpette dans la main gauche, la Fleur d’Aurore dans la droite, Selenia se retourna vivement lorsqu’un bruit sourd se fit entendre derrière elle. Vagabond piaffa de surprise et fit quelques pas de côté pour voir d’où venait le danger, s’attirant un croassement indigné de la part d’une Belladone quelque peu secouée par le brusque écart de sa monture. Sur la piste d’animaux, à quelques pas de l’herboriste, un elfe aux yeux vairons la menaçait de la pointe d’une flèche.

"_ Que fais une si jolie humaine, seule, en Anaëh ? Sait-elle qu'elle a peu de chance de survie ?"

Malgré la flèche pointée sur elle, Selenia ne percevait pas menace émaner de l’elfe qui souriait
même. Il semblait avoir son âge, mais elle savait que ce n’était pas le cas. Elle n’était qu’un bébé à peine sorti des jupons de sa mère comparé à lui. Comme elle, il portait une capuche relevée sur sa tête mais la sienne était faite de plumes grises et un bec d’aigle la surmontait tandis que celle de l’herboriste était faite du même tissu que le reste de sa cape. L’herboriste apercevait tout de même des cheveux bruns en partie cachés par les plumes et il arborait deux traits blancs sur chaque joue. Un elfe qui, d’après le ton de sa voix, semblait sympathique au demeurant. Pas vraiment le genre d’attitude qu’elle s’était attendue à rencontrer près de la cité de Linaëh. Elle s’attendait plutôt à recevoir cette flèche en plein cœur sans sommation aucune et elle n’aurait jamais compris ce qu’il lui serait arrivé.

Finalement, elle s’autorisa un petit sourire, rangea la serpette qui ne lui serait de toute façon d’aucune utilité et regarda la magnifique fleur qu’elle faisait tourner entre ses doigts.

« Certainement choses valent bien que l’on se mette en danger pour elles, ne pensez-vous pas ? »

Ëninríl regarda la serpette disparaître dans la sacoche de l'humaine. Il releva la tête pour voir ses lèvres se soulever en un sourire, puis s'ouvrirent pour prononcer quelques mots. Oui, sans doute, certaines choses valaient que l'on prenne des risques pour elles... Mais cette femme mesurait-elle ceux qu'elle prenait en venant jusqu'ici ? Non, sans doute. L'Ornedhel baissa une nouvelle fois les yeux vers la fleur que tenait l'importune dans ses mains avant de retirer la flèche de la corde de l'arc et de remettre celui-ci en bandoulière. Il lui prit des mains, alors qu'elle la faisait tourner entre ses doigts. D'un geste assuré, il retira les graines logées entres les pétales. Enfin, il s'accroupit au bord du sentier, creusa un petit trou grâce à ses mains et y plaça la semence.

"_ Kÿria nous a donné de quoi nous nourrir, nous soigner. Cependant, ce que l'on emprunte, il faut le rendre. Tout cela, dit-il en faisant un tour sur soi-même et en désignant la Forêt, ne pourrait exister si nous n'en prenions pas soin. Emporte cette Amaure Loth chez toi, mais n'oublie jamais la vie de cette plante que tu as emprunté. Quand tu mourra, tu partira en pensant qu'en mourant, ta chair donnera naissance à d'autres plantes, à d'autres vies. Ainsi le cycle sera bouclé."

Il leva la tête vers le soleil, caché dessus la canopée mais visibles à travers la lumière qui filtrait. L'astre déclinait déjà : le druide n'aurait pas le temps de ramener l'humaine à la lisière avant la tombée de la nuit. Son sourire disparu son visage. Dormir aux coté de cette femme ne l'enchantait guère, mais il n'avait pas le choix si il voulait qu'elle ne meure pas, une flèche entre les deux omoplates.

Le druide se tourna vers le cheval et la corneille. Cette dernière croassai toujours. Il fit un pas vers elle, la main tendue en signe d'apaisement. L'animal n'était pas d'ici mais reconnut le geste bienveillant du héraut d'Anaëh et se calma. Il fit de même avec la monture qui tapait du pied sous l'excitation. Lui aussi se calma et cessa.

"_ Je ne peux vous permettre _ et vous ne le pouvez pas non plus, au péril de votre vie _ de vous enfoncer plus loin dans Anaëh. Les humains n'y ont jamais été les bienvenus. Cependant, je ne peux vous ramener à la lisière avant que le soleil ne tombe, je vous offre donc ma protection pour cette nuit, contre les elfes et les bêtes sauvages, dit il en se retournant. Mais puisque nous avons cette fin d'après-midi à passer ensemble, alors peut-être pourrait-tu me dire qui est tu, d'où tu viens et ce que tu es venu faire ici, jusqu'à y risquer ta vie à chaque pas ?

Un sourire réapparut sur le visage de l'elfe.

L’elfe rangea son arc, faisant disparaître la menace de sa flèche acérée, mais il n’en était pas moins dangereux, Selenia le savait. Elle savait quels risques elle prenait en s’aventurant ici, ses ancêtres l’avaient fait avant elle et certains n’en étaient jamais revenus. Malgré tout, sa curiosité et son intérêt pour les plantes étaient sans limite. Elle savait que cela lui jouerait des tours – comme celui-ci – mais elle ne pouvait pas s’empêcher de risquer sa vie pour ses recherches. L’elfe s’avança vers elle pour lui prendre la Fleur d’Aurore des mains, en retirer les graines et les planter dans la riche terre meuble avant de lui faire un discours sur la vie. Selenia haussa un sourcil dubitatif. La religion ne l’intéressait guère et ces graines lui auraient été utiles.

Il se tourna ensuite vers Vagabond et Belladone et leur attitude changea totalement lorsqu’il tendit la main vers eux. Cette fois, la jeune femme haussa un sourcil perplexe. Le cheval et la corneille n’aimaient pas les étrangers, qu’ils acceptent la présence d’un elfe était étrange. Derrière eux, le soleil se couchait. Selenia grimaça : elle avait eu l’intention de repartir avant le coucher du soleil et l’elfe l’avait retardée. Il se tourna à nouveau vers elle pour lui proposer de passer la nuit à ses côtés pour la protéger des elfes et des bêtes sauvages. Un sourire narquois déforma sa bouche un instant. S’il n’était pas intervenu, elle serait déjà repartie et aurait passé l’orée de la forêt avant l’aube. Tant qu’un cavalier voyait les oreilles de son cheval, sa monture voyait où elle mettait les pieds, c’était suffisant pour voyager.

-Je m’en suis sortie sans vous jusqu’à présent, pourquoi accepterais-je l’aide d’un elfe inconnu qui me menaçait encore il y a quelques minutes ?

L’herboriste reprit les rênes de sa monture et Belladone voleta jusqu’à l’épaule de l’humaine où elle se percha tranquillement, son œil perçant fixé sur l’elfe.

-Mais puisque vous ne m’avez pas encore tuée, je vais répondre à vos questions : mon nom est Selenia ; quant à ce que je suis venue faire ici, je pense que la réponse est assez claire. Le métier d’herboriste nécessite de nombreuses plantes, et celles de l’Anaëh sont nombreuses et mystérieuses.

Elle ressortit la serpette de sa sacoche et la lui montra pour appuyer ses propos.

-A votre tour de répondre à une question : pourquoi suis-je toujours en vie ?