L'occasion fait le larron [Niccolo]

- Tu me connais, mon cher Triste-Sire, disait Niccolo à son plus fidèle lieutenant. Je ne t'ai jamais caché ne pas aimer la mer...

Il ponctua ses premiers mots d'une gorgée d'eau-de-vie, puis tendit la bouteille à Triste-Sire, lequel rétorquait :

- Certes Niccolo, certes. En fait, nous t'entendons t'en plaindre tous les jours.

- Mais je dois avouer que cette île constitue un cadre agréable et reposant, maintenant qu'on en a chassé les malotrus qui mettaient une mauvaise ambiance. La chaleur du sud, le soleil des tropiques... c'est, mon cher Triste-Sire, quelque chose de magique.

- Et ça rime, en plus.

- Tu as remarqué ! Je devrais l'écrire, celle-là. Je crois que cette île décuple également ma créativité. Lorsque je prendrais ma retraite, je viendrais peut-être m'y ressourcer, afin de me repaître de poésie dans mes vieux jours... le seul souci de cette île, je dirais, c'est que... bon, on s'y fait un peu chier, il faut dire ce qui est.

Ce n'était rien de le dire. Depuis quelques jours déjà, le travail était fait, et les hommes de la Compagnie Sans Nom avaient été payés pour leurs loyaux - et onéreux - services, avec les remerciements au nom du duché de Langehack - que Niccolo continuait d'appeler Longuehache. Depuis, dans des circonstances normales, l'argent durement gagné aurait déjà été dépensé dans quelque taverne, bordel ou marché quelconque, mais l'île ne comptait pas tant de distractions à offrir, ni d'occasions de dépenser cet argent... elle était certes approvisionnée par les navires, mais le nouveau pied-à-terre du duc de Langehack - Longuehache - n'était pas encore tout à fait fonctionnel.

Les hommes de la Compagnie Sans Nom n'étaient pas des flèches, et certainement pas des hommes civilisés. Tôt ou tard, ils ne tiendraient plus en place, et il faudrait leur trouver de quoi s'occuper ailleurs, Niccolo le savait bien. Même si ça impliquait reprendre la mer. Cette seule pensée suffisait à lui soulever le cœur, rappelant à lui le souvenir douloureux de ces traversées, passées à rendre son déjeuner par-dessus bord.

C'est dans ces circonstances fort paisibles que débarquèrent les nouveaux arrivants. Et lorsque le Thaari s'adressa à lui, Niccolo reconnut aisément son accent, pour avoir vécu des années durant dans le vaste Ithri'Vaan. Il leva son postérieur du sable, et tout en l'époussetant, effectua une révérence. Il voulut retirer son chapeau, mais c'est en amorçant le geste qu'il se rappela qu'il n'en portait pas.

- Vous vous tenez devant l'Empereur de Nisétis en personne, l'ami ! Que puis-je pour vous ?

Il esquissa un sourire, dévoilant ses belles dents - et les autres. Puis il examina plus attentivement l'arrivant. Même lorsqu'il avait le crâne imbibé d'eau-de-vie, Niccolo savait reconnaître un homme important, les années passées à flairer les commanditaires avaient su affiner ce talent. Et quoiqu'il fusse incapable de dire qui était ce type, l'homme avait ce que Niccolo aimait appeler le regard de ceux qui commandent.

- Mais rassurez-vous, j'ai su rester très simple, et je suis ici incognito. On m'appelle Niccolo Malevesta. Célèbre mercenaire, poète à mes heures perdues, et capitaine de la non-moins célèbre Compagnie Sans Nom ; nos hauts faits sont réputés aux quatre coins de l'Ithri'Vaan, et nous exportons depuis peu notre savoir-faire en péninsule.

Il avait toujours coutume d'en faire des tonnes, pour s'entendre rétorquer la plupart du temps que nul n'avait jamais entendu parler de cette fameuse Compagnie Sans Nom. Avec l'humour qu'on lui connaît, Niccolo répondait souvent "évidemment, puisqu'elle n'a pas de nom ! " Et d'enchaîner, après un bide total, sur les principaux exploits qu'on leur attribuait.

- Asseyez-vous donc, et dites-moi ce qui vous amène ici ! Vous partagerez bien un peu de notre eau-de-vie ?

Je l'aime bien, lui, il est gentil, se disait Niccolo. Il aimait la prestance de l'homme tout autant que sa manière de s'exprimer ; en fait, on devinait au premier coup d'oeil, même sans l'accent, que l'individu était estréventin. Les estréventins ont le sens de l'humour, contrairement à la plupart des péninsulaires. Des coincés, ceux-là, avec un balai dans le cul si profondément ancré qu'ils considèrent maintenant que ça fait partie d'eux. Il gardait quelques mésaventures en mémoire, notamment l'accrochage entre certains de ses hommes avec une bouseuse d'une autre compagnie de mercenaires. Il avait fallu passer l'éponge parce que leurs deux compagnies avaient été engagées par le duc de Langehack, mais tout ça aurait pu facilement finir dans le sang. En fait, à Thaar, cela aurait certainement fini dans le sang. Mais... ça aurait été tellement plus rigolo...

- Vous arrivez de Chiard, dites-vous ? Un nom des plus incongrus qui tinte joliment aux oreilles. Je dois dire que ce nom, à lui seul, évoque merveilleusement bien ce que je pense de la poésie missédoise.

Satisfait de ce trait d'esprit, Niccolo reprit l'eau-de-vie que lui tendait le marchand, tout en réfléchissant à ce qu'il venait d'entendre. Que je sois pendu par les roubignoles si ce n'est pas là une offre de contrat. Bon, je m'étais engagé auprès du duc Ottiste de Longuehache, mais le travail est fait, et je ne puis moisir ici davantage. Mes hommes vont s'habituer à l'oisiveté, ils vont se mettre à picoler et à bouffer, et je ne pourrais plus rien en tirer. Il serait judicieux de suivre ce bonhomme. Après tout, il sert les mauviettes missédoises, et les mauviettes missédoises sont du même bord que le duc de Longuehache. Pour une fois, nul ne m'accusera de bouffer à tous les râteliers.

- Vous ne vous trompez pas sur notre compte, marchand. Et je suis heureux de rencontrer quelqu'un qui me comprenne enfin. Les péninsulaires ont leurs qualités - il se racla bruyamment la gorge - enfin je pense qu'ils en ont. Je suis moi-même natif de Sybrondil, bien que ce soit l'Estrévent qui m'ait vu grandir et devenir homme.

Le mercenaire marqua une pause ; un fin sourire étira ses lèvres.

- Mais ils croient toujours que la loyauté peut se rétribuer autrement que par l'argent. Nous autres estréventins sommes moins compliqués. Plus rationnels, sans doute. Des concepts tels que l'honneur, c'est bien beau, mais ça n'entretient pas mes hommes, ça ne polit pas mon armure, ça ne nourrit pas mon cheval et ça ne paie pas les dames.

Le sourire de Niccolo s'élargit. Il devinait que le marchand avait quelque chose à lui offrir. Du travail, du travail ! La Compagnie Sans Nom ne demandait qu'à servir, tant que c'était bien rétribué - et si la mission était facile, cela était encore mieux. Qui plus est, l'homme de Chiard - grands dieux, quel nom ! - et lui-même semblaient être sur la même longueur d'ondes, et ils paraissaient faits pour s'entendre.

Toutefois, à l'évocation des côtes laissées sans défense, Niccolo ne put s'empêcher de se rappeler les terribles maux de ventre que lui avaient causé ses précédentes expéditions en mer. Il aurait dû s'attendre, en même temps, à ce que suivre un homme pratiquant la guerre de course implique de prendre le bateau - de toute façon, on ne quitte guère une île sans utiliser cet intéressant moyen de transport - mais, curieusement, il n'y avait même pas pensé.

- La piraterie offre d'intéressantes opportunités, il est vrai. Quel dommage que je n'aie pas le pied marin ! J'eus été le Seigneur des Mers, à l'image du célèbre pirate Barbe-Verte. Les légendes de marins sont de loin les plus passionnantes, pourtant. Que de mystères peuvent abriter les vastes océans ! Que d'aventures connaissent ceux qui bravent les flots de l'Olienne, sous la menace des éléments et de créatures hostiles rongeant les coques des bateaux... et cette camaraderie qui lie les hommes à bord, plus proches que des frères, plus intimes que des amants, si loin des côtes, sans aucune femme à cent lieues à la ronde...

Il parut rêveur.

- Je dois vous avertir, néanmoins, que je vomis facilement en bateau. Bon ! Qu'avez-vous à me proposer ?