[Libre] Rémission

Ils avaient apparemment touchés un sujet qui l'intéressait particulièrement. Qu'il prenait réellement à cœur et qu'il était visiblement habitué à défendre. Il en avait parlé il y avait peu avec un druide et il avait légèrement l'impression d'entendre à nouveau le même discours et les mêmes craintes. Qu'il souhaite écraser les noss au profit des cités. Qu'il veuille imposer leurs coutumes et leurs habitudes sans même essayer de comprendre les leurs. Il parlait sauvagerie, soumission et compréhension. Il s'emportait sur le sujet, y mettait toute son assurances et toute ses peurs. Anorn aurait pu répondre. Il aurait pu continuer sur le sujet, il aurait pu le rassurer. Lui dire que s'ils ne voyaient pas exactement l'union de la même façon, il ne la voyait absolument pas comme une soumission. Sauf qu'argumenter encore dans ce sens n'amènerait pas grand chose à la discussion, chose qu'Estiam semblait bien avoir comprise puisqu'il reprit bien vite le sujet initial de la conversation. Ils auraient certainement encore le temps d'en discuter, si jamais le besoin s'en ressentait, si jamais il voulait réellement connaître son avis sur la question. Il reviendrait vers lui. Parce qu'il savait le pouvoir. Revenant sur Eraïson, réduisit son importance, son impact, son rôle. Certes il ne savait pas exactement ce qui s'était passé. Il ne pouvait savoir, il n'y était pas, et comme il le disait si bien les seuls spectateurs qui restaient n'étaient pas en état de l'évoquer. Loin de là.

 - L'état dans lequel nous t'avons récupéré, l'état duquel j'ai du te ramener parle pour à la place de tout le reste. Je n'ai pas besoin d'images, je n'ai pas besoin qu'on me raconte. Je n'ai que faire des événements précis, de ce qui a bien pu réellement se passer. Je n'en ai pas besoin. Si jamais te viens le besoin de me les compter, alors j'écouterai. Mais pour dire que tu as réalisé un exploit, je n'en ai pas la nécessité. Pour te blesser à ce point tu as du forcer énormément. Tu as du exploser de douleur, de peur aussi j'imagine, mais tu n'as pas arrêté. Pas immédiatement, tu t'es battu plus que je ne me suis jamais physiquement battu dans ma vie. Tu me diras que je ne suis pas un mage guerrier et tu auras raison. Mais j'admire tout de même ce que tu as fait là bas, pour ton peuple. Pour nous. Alors je crois qu'on peut parler d'exploit. Te dévaloriser sans cesse pourrais te jouer des tours, tu sais. Certains pourraient croire à tes paroles plus qu'à tes actes.

Il y avait parfois du bon, à être modeste. Mais quand la volonté de ne jamais grossir les traits se changeait en évaluation personnelle de plus en plus négative, ça ne pouvait rester quelque chose d'utile. Il fallait seulement parfois accepter ses forces, autant qu'on pouvait accepter ses faiblesses, pour mieux avancer. Voire même pour avancer tout simplement. Encore une fois, il ne connaissait pas réellement Estiam, pas entièrement. S'ils étaient nettement plus proches actuellement qu'ils l'avaient été lors de leur première rencontre, il restait tout de même pas mal d'inconnues. Et si le temps leur était donné, alors ils passeraient sans doute les prochaines décennies à les découvrir.

 - Pour en revenir à ce dont tu me parlais au début, tu penses avoir ne serait-ce qu'un début de réflexion ? Si tu as des questions, des demandes qui ne nécessitent pas une pratique de ta part, n'hésite pas. A moins qu'il y ait une surprise qui nous attend, nous avons traité les plus grands blessés.

Et c'était là un bien grand mot. Les plus grosses blessures n'étaient autre que des fractures déjà ressoudées à fortifier, des plaies qui avaient pu se rouvrir, ou un sang à purger une énième fois. Pouvait-il réellement les appeler de la sorte ? Non, pas après ce qu'il venait de voir. C'était ridicule de les comparer à des traumas bien plus importants, à des hémorragies internes bien plus violentes et à des fractures ouvertes. L'absurdité de la situation failli lui arracher un rire nerveux qu'il retint à peine.

 - Les grands blessés, qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre, tout de même. Un membre arraché est incomparable à ce que nous soignons actuellement. Tu vois pourquoi je commence à m'ennuyer ? Il n'y a là presque plus d'enjeu, presque plus de nécessité. Tout ce manège ne devient qu'un apport de réconfort supplémentaire, la plupart de ceux que nous « soignons » n'en ont pas la nécessité direct. Seulement c'est mieux pour eux, plus agréable. Et ils récupèrent normalement plus vite, quand on passe encore et encore. Quand on se soucie de savoir si tel bleu ne cause pas de problème quand l'heure est venue de dormir. Si cette égratignure ne pique pas trop quand elle entre en contact avec un corps étranger. Ou si le transit d'untel ne lui pose pas trop de problème.

Un de ses sourcils avait légèrement bougé, marquant par là même de manière flagrante le dégoût qu'il avait pour ces tâches plus que routinières. Il avait de plus en plus l'impression de perdre de l'énergie et du temps, d'en faire perdre à tout le monde. Parce que finalement, ils ne les aidaient pas en les dorlotant de cette manière. Ils ne les rendaient que plus dépendants, les réconfortait dans l'idée qu'ils avaient besoin des soins d'un autre pour se rétablir. Ce qui n'était pas le cas, ne l'avait été qu'une courte période de la vie et ne le serait plus que lorsqu'ils se prépareraient pour leur ultime voyage vers le royaume de Tari. Et il savait pertinemment que ceux qu'il soignait là étaient loin d'être mourants. Il sut alors qu'il sonnerait bientôt le départ des camps.

Tu parles, tu parles et bien qu’il prenne soin d’écouter chaque mot prononcé, il préfère s’étendre sur les faits empiriques plus que sur les paroles. Il émet un jugement personnel inflexible en toute situation, qu’il n’acceptera de changer que face à des preuves qu’il considère en valant la peine. Il réagit de la manière qu’il considère la plus propice : recadrant quand il sent le véritable sujet s’évader, stimulant quand il te sent plonger dans d’injustes reproches. Doux quand les conditions sont trop dures et dur quand les conditions sont trop douces. Même excluant la sagesse et le savoir venus avec l’âge, il n’est pas bien difficile de comprendre ce qui fait d’Anorndellon un bon leader. Sans doute la raison pour laquelle d’entre les Seigneurs-Protecteur, il fut celui choisi pour endosser le rôle de régent. Mais donnez autant de responsabilités à un elfe, faites-en un décideur et un guérisseur. Donnez-lui pouvoir sur la vie et la mort d’une armée sans lui donner l’occasion d’appliquer ce pouvoir, et il s’ennuiera.

Tout consciencieux leader qu’il est, l’Archimage s’ennuie, parce qu’il réfléchit plus que jamais au bien de son peuple, et qu’en ce moment il fait du mieux. Et ce mieux, il le juge, et tu le penses être à juste titre, être ennemi du bien. Mais contrairement à lui, cela te fait sourire. Après avoir vu l’horreur du champ de bataille piégé sous la magie d’Haldren, savoir que l’on pouvait se permettre de faire du mieux t’était réconfortant. Bien qu’il se cache une triste vérité derrière la pénurie de blessés graves.

- Tu peux oublier la surprise. Des blessures plus graves que celles que tu as traité jusque-là auront sans aucun doute été mortelles. Tu laisses un court temps de pause Le mage Sombre que j’ai affronté L’expression, entre la rage et la terreur qui traverse ton visage ne laisse pas plus de doute que tes séquelles C’était un véritable monstre. Je ne pense pas avoir déjà vu un mage aussi puissant de toute ma vie… et il en voulait plus ! Je ne sais pas si tu as ressenti les perturbations magiques qui ont touché Eraïson, mais c’est l’un de ses sortilèges qui en étaient à l’origine. Avec l’espoir de créer un nœud qu’il pourrait contrôler, il a utilisé un rituel qui lui permettait de rediriger et de concentrer toutes formes d’énergie. Majoritairement, c’est le flux qui s’est retrouvé dérivé, mais pour peu qu’ils n’aient pas réussi à s’y accrocher, les blessés de la bataille y ont aussi abandonné leurs forces.

C’est à ce moment que ceux qui ont souffert de véritables mutilations ont perdu la vie, accompagnés des mages à l’esprit trop faibles et ayant refusé de se séparer d’une magie qu’ils ne contrôlaient plus. Au moins la malédiction aura-t-elle fait autant de ravages chez vos adversaires qu’entre vos lignes.

- J’ai par miracle réussi à lui monopoliser assez d’attention et de vigueur pour que Neraën, Halyalindë et les quelques soldats ayant accepté de nous suivre mettent fin au rituel. Malheureusement, pour suivre la cadence, j’ai dû m’exposer à de bien trop fortes doses d’éther ; nos accompagnateurs ont été cueillis par les décombres projetés par la destruction du vortex ; Halyalindë a été soufflée par l’explosion ; et en plus d’encaisser le choc, Neraën a réagi à la décharge de magie d’une manière que je ne m’explique toujours pas.
Il aurait été possible que d’autres elfes soient gravement blessés durant les instants de la bataille ayant suivi notre retour aux camps, mais à ce que j’ai entendu, la retraite Noirelfique était déjà bien trop avancée, et il ne restait plus qu’une opposition virulente mais très faible en nombre. J’imagine que les coups portés qui ne furent pas bénins auront été mortels.

Au moins de cette expérience tu auras tiré de grandes leçons, et appris autant sur ton monde que sur toi-même.

- Tu trouves que je mets trop d’efforts à me dévaloriser, mais en vérité tu sais, durant l’affrontement, c’est autant l’envie de protéger mes camarades que la conviction d’être capable de faire face, au moins pour un temps, à l’un des plus puissants sorciers que j’aie jamais croisé qui m’a donné la force de continuer. Quoi qu’il en paraisse, je pense avoir une idée juste de ma valeur. Je préfère simplement ne pas m’y complaire quand je sais qu’il me reste encore beaucoup à apprendre. Et finalement, un triste sourire vient refaire tes traits Et, c’est vrai à fort prix, j’aurai au moins beaucoup appris en peu de temps. Si ce que j’ai compris du rituel du Mage Noir est vrai, alors la magie serait probablement une puissance brute, et c’est pour cela que chacun la percevrait à sa manière. Chaque mage attribuerait instinctivement à cette puissance brute la nature qui lui permet le mieux de la comprendre, de la mesurer, et surtout, de la convertir.

Tes yeux brillent, tes pensées fusent à cent à l’heure, qui pose le regard sur toi saurait sans le moindre doute dire l’ampleur des réflexions dans lesquelles ton esprit se lance.

- Partir d’une puissance brute pour lui donner forme observable ; comme on tire de la force de nos aliments pour ensuite créer du mouvement, seulement avec une liberté de conversion presque infinie, une capacité à mêler des réactions qui n’ont naturellement aucun sens. Je pense que c’est de cette manière que mes chairs se sont changées en glace. Tu détournes l’énergie pour l’insuffler à un corps, alors que de mon côté, je l’utilise pour créer et mêler des essences élémentaires. Au final, le corps n’est qu’un assemblage si complexe d’essences élémentaires, qu’elles en deviennent indissociables pour ceux qui comme moi sont habitués aux formes plus pures. En suivant ton empreinte, j’ai probablement, en faisant plus attention au processus qu’au résultat qu’il entraînerait, réussi à dissocier ces essences et à les remplacer. La seule chose qui me perturbe, c’est de savoir comment est-ce que j’ai bien pu maintenir un équilibre aussi fragile que celui de la vie dans une essence aussi pure… La magie reste décidément pleine de mystères. Tu fronces les sourcils, plongeant ton regard dans celui du Régent. Il y a une seule chose qu'il m'intéresserait de savoir tant que je ne peux pas correctement m'ouvrir au flux. Est-ce que vous les mages de vie, seriez prêt à considérer un golem fait à partir d'une âme piégé dans un corps minéral comme étant... d'une certaine manière, en vie ?

Un assemblage complexe d'essences élémentaires. Il n'avait pas tort, mais n'avait pas entièrement raison. Un être n'était pas que cela. Il n'était pas qu'un corps, pas qu'une construction élémentaire un peu plus complexe qu'autre chose. Et sa question était tout à fait légitime. Après tout, il ne pouvait savoir, on ne pouvait réellement savoir si on ne baignait pas dedans. Si on n'apprenait pas à ses dépens que la vie était bien plus complexe que cela. Pourtant, la réponse était claire et évidente, à ses yeux. Sans doute parce qu'on le leur avait expliqué, encore et encore. Qu'on leur avait montré, qu'on leur avait prouvé. Une fois encore, il eut l'impression d'être face à un apprenti. A un novice. Mais il n'était même pas novice, parce qu'à vrai dire, il n'avait pas choisi cette voie. Il avait embrassé celle de la magie élémentaire, non celle de la vie. Il avait un point de vue extérieur, totalement différent de celui d'un mage de la vie. Et ses questions étaient tout aussi légitimes que celles que pouvait se poser Anorn à propos de sa magie. Un instant, il se demanda comment il allait bien pouvoir formuler sa réponse sans qu'elle ne sonne trop brutale, sans qu'elle ne semble être une évidence pour tout ceux qui n'étaient pas simples d'esprit. Il savait qu'avec la fatigue, une telle chose pouvait se produire aisément, mais ce n'était absolument pas ce dont il avait envie. Ni même ce qu'il voulait faire passer. Les yeux d'Estiam plantés dans les siens traduisaient une impatience certaine, ainsi que la certitude d'avoir touché du doigt quelque chose d'important. Et c'était en quelques sortes le cas, il ne pouvait lui retirer cela. La question était importante. Primordiale.

 - Non. Un golem n'est pas un être vivant, il n'est pas l'incarnation de ce que nous appelons la vie. Certes un corps n'est autre qu'un assemblage complexe d'essences élémentaires. Tu n'as pas tort sur ce point. Mais la vie est bien plus que cela. On ne peut certainement pas la réduire à quelque chose de purement physique. Comme tu le dis, un golem n'est qu'une âme piégée dans de la matière. Alors que la vie est un savant mélange de ces deux éléments, l'âme est loin d'être captive. Elle est en harmonie avec le corps et tout deux font partie d'un tout qu'il nous est impossible de recréer.

D'ailleurs, les nécromanciens ne ramenaient jamais vraiment quelqu'un à la vie, mais se contenter de réanimer des corps. De leur redonner une apparence relativement humaine, sans jamais leur en donner le fond. Parce que vivre était bien plus et vivre était quelque chose que seul la Déesse Mère pouvait accorder. Ils n'étaient pas en droit de le décider eux même, ils ne pouvaient influencer ainsi les décisions qui n'appartenaient qu'à Kÿria.

 - Il ne nous est pas permis d'agir de la sorte, créer la vie ne nous appartient pas. C'est là le rôle de la Mère, non de ses enfants. Nous n'avons donc pas la possibilité de le faire, seulement d'en faire une pâle copie. Et là encore, je n'en vois pas l'intérêt. Il est certain que nous n'irons jamais plus loin qu'une imitation sommaire, s'obstiner dans cette voie c'est s'évertuer à frapper dans le vide en espérant toucher quelque chose. Une peine perdue. Peut-être que certains pensent pouvoir avancer, mais ils se fourvoient. Et un jour ils le sauront. Si Tari ne les appelle pas avant.

Il ne savait pas si sa réponse satisfaisait Estiam, mais c'était la seule et unique. Elle ne souffrait pas de discussion. Parce qu'elle était une des certitudes les plus fondamentales des mages de la vie. Notamment d'Anorn. Il avait vécu, lu et vu bien plus de choses que beaucoup d'autres et cette affirmation n'avait jamais été ébranlée, elle ne s'était jamais vue évoluer. Toutes ses expériences et l'accumulation de ses connaissances n'avaient fait que le conforter dans l'idée qu'elle était une des rares certitudes de sa vie. La création d'un être vivant ne leur appartenait pas. Et ne leur appartiendrait jamais.

 - Si là est ta dernière question avant que tu ne puisses t'ouvrir à nouveau au flux, je crois qu'il sera bientôt temps pour toi d'entamer une rééducation. Ton corps se rétablit relativement bien, par rapport à ce qu'il a subi. Je pense que la douleur est encore présente, mais complètement dérisoire par rapport à celle qui a pu t'envahir suite à mes soins, je me trompe ?

Il savait qu'il ne se trompait pas. D'une part parce qu'il pouvait presque voir l'avancée de la reconstitution de ses tissus, d'autre part parce que la position d'Estiam ainsi que sa façon de se mouvoir lui criait qu'il avait retrouvé une équilibre relatif. Anorn préférait encore le relancer doucement sur la voie de l'Art, tant qu'il pouvait l'épauler, que de le voir s'esquinter seul ou sous la direction de quelqu'un de bien moins compétent que lui. Ses blessures n'étaient pas complètement refermées et il ne savait pas ce qu'elles pourraient supporter. Ce qu'Estiam pourrait supporter. La quantité, la puissance, la répartition du flux dans son corps, tout ceci étaient des données qui lui étaient inconnues. Mais qu'il savait tout de même pouvoir intégrer et gérer rapidement. Plus rapidement que n'importe qui d'autre. Et il fallait dire que rééduquer l'elfe lui serait sans doute moins pénible que la routine qui s'était installée.

De la réponse d’Anorndellon tu tires une notion qui te semble particulièrement importante : l’harmonie. Pour un mage ayant durant de longs siècles travaillé sur des essences élémentaires, purement physiques, le concept était nouveau. L’eau, le feu, la terre et l’air se mêlent et se mélangent, s’influent et se rééquilibrent entre eux de manière libre et constante. La notion de tolérance n’existe pas. Les notions de captivité et de liberté n’existent pas. Et ainsi, ta magie est selon le point de vue soit dans un état de perpétuelle harmonie, soit plongée dans un éternel chaos.

La raison de ta question naissait de ton expérience de façonneur. En digne maître de la construction, tu avais appris à reconnaître les cocktails les plus détonants, les composés immiscibles et autodestructeurs. Un golem de chair ne peut offrir une seconde vie digne de ce nom à une âme et tu le sais, mais il reste animé par l’âme tourmentée. Dans le cas des golems minéraux, la pratique était plus extrême encore et rares furent les cas où l’esprit accepta même d’être fixé à un tel corps. Âme et corps étrangers te semblaient aussi incompatibles qu’eau et feu. Et pourtant quand tu ne t’es que rarement senti aussi à l’aise qu’après t’être fait givre. N’étais-tu pas rien d’autre à ce moment qu’une âme dans un corps étranger ?

- Il m’en reste juste une dernière. Tu fronces les sourcils Tu penses que l’harmonie entre une âme et son corps peut être conservée même si le corps change de nature ? Parce que c’est ce qui s’est passé la fois dernière. Quelque part, je n’étais pas bien loin d’être devenu un golem minéral rattaché par la magie à son âme, et pourtant, à aucun instant je n’ai eu l’impression de ne plus être vivant. Je sentais, j’entendais, je voyais, je ressentais mon environnement de la même manière. À la différence près que les douleurs de la chair n’étaient plus.

Tu souris toutes dents dehors, sans t’en cacher le moins du monde, parce qu’enfin, enfin tu allais avoir l’occasion de retoucher à la magie depuis presque trois ennéades maintenant. Tu pourrais finalement redevenir toi-même.

- J’espère que me remettre à la magie me permettra de trouver des réponses. Et puis ne t’inquiète pas, à moins que je fasse un effort trop intense Trop intense représentant un seuil bien plus bas que tu ne l’aurais aimé Je n’ai plus mal, et avec ton assistance je ne risque pas grand-chose.

Et avec son assistance, tu avais une chance de retrouver cette espace flou. Cet intervalle entre vos deux magies.

Finalement, une question avait émergé dans l'esprit d'Estiam suite à sa réponse. Bien moins générale, concernant seulement son cas, elle venait lui rappeler l'étrange transformation du corps de ce dernier. Et faisait un lien très étrange entre son état antérieur et le cas des golems minéraux. Pourtant, Anorn voyait là deux choses bien distinctes. Qui n'avaient aucun point commun, du moins en profondeur. Il comprenait le lien qu'il faisait en apparence, mais au fond, tout était différent.

 - Ce qui est arrivé quand je te soignais n'a rien à voir avec la création d'un golem minéral. Peut-être en apparence, mais les similitudes s'arrêtent bel et bien là. Tu as certes réussi à changer momentanément la nature de ton corps et si tu n'avais pas réussi à inverser la tendance, ton esprit se serait sans doute dégradé, parce qu'il n'y avait plus réellement d'attache ni de place pour lui. Mais malgré tout, cela restait ton corps. Tu entendais, ressentais, voyais, parce que c'était ton corps. Pas quelque chose créé de toutes pièces, emprunté à un autre. Même si tu te sentais peut-être un peu étranger dans cette prison de glace, tu ne l'étais pas. Là ne sont que des hypothèses, évidemment. Mais ce qui est important de retenir, c'est que tu as toi même modifié l'aspect de ton propre corps, que ton esprit y est lié depuis le tout début. Et que ce lien n'a pas été imposé, n'est pas maintenu sous la contrainte mais résulte d'une parfaite harmonie. Alors je pense qu'elle peut durer, oui. De manière assez éphémère toute fois. Comme dit, si tu n'étais pas revenu à un état normal, je pense que ton esprit se serait perdu, partiellement d'abord, complètement ensuite. Parce qu'il n'aurait plus eu aucune attache et parce le flux l'aurait emporté.

Comme il avait senti pouvoir être emporté avec Neraën. Comme il avait senti pouvoir rester coincé là, sans volonté aucune de revenir. C'était une expérience troublante, profondément bouleversante. Elle leur renvoyait l'insignifiance de leur vie, l'insignifiance de leur existence. Laissant cette sensation d'impuissance et de peu d'importance. Ils n'étaient rien, à l'échelle du monde. A l'échelle du temps. A l'échelle des Dieux. Et c'en devenait vertigineux.

 - Trouver des réponses, je n'en sais rien. Nous allons commencer en douceur, je préfère te prévenir. Peut-être que le reste ne sera abordé que bien plus tard, alors ne soit pas déçu si nous n'abordons pas ce sujet dans ces camps. Nous finirons de toutes façons par le faire plus tard, autre part.

Parce qu'il n'avait aucune envie de brusquer Estiam. Parce qu'il n'avait aucune envie d’aggraver son état qui, d'après lui, s'était considérablement amélioré. Bien qu'il voit de ses yeux ce qui était réellement, il lui disait ne plus ressentir de douleur. Chose plutôt positive, mais qui ne devait pas le pousser à franchir des limites dont il n'aurait pas conscience. C'était d'ailleurs en partie pour cela qu'il voulait être là. Et qu'il n'avait aucune envie de déléguer cette tâche.

Fin de la huitième ennéade de Verimios
Huitième année du onzième cycle.

- Tu ne penses pas qu’il est encore un peu tôt ?

Aucune réponse, si ce n’est celle du tissu que l’on déchire et des aiguilles qui tintent. Impossible de t’arracher à une décision une fois qu’elle s’est ancrée dans ton esprit. Ton père l’a déjà vécu, mais ta mère ne l’avait jamais que su.

- Tu as déjà beaucoup récupéré, mais tu n’es pas encore prêt à parti…
- Ne t’inquiètes pas, je ne compte pas encore partir.
- Alors pourquoi ?
- Parce que tant qu’à rester, autant se mettre à l’aise.

Lunatique victime d’une crise identitaire, c’est une possible explication. Vieil emmerdeur cherchant à se faire remarquer, c’en est une autre. La vérité est que de voir et d’entendre ainsi ta fille de cœur a réveillé quelque chose en toi. Quelque chose d’autre que de la culpabilité. De la voir ainsi stigmatisée dans le combat qu’elle menait avec elle-même t’auras après-coup forcé à admettre que cette bataille ne t’était pas étrangère. Pour s’alléger le corps et le cœur elle avait choisi d’arrêter de se réprimer, d’embrasser entièrement la louve qu’elle était, sans non plus renier son existence en tant qu’elfe.
 Peut-être n’avait-elle fait ce pas que sous la contrainte, forcée à la prise de mesures par les voix de son passé ; mais toi tu n’avais finalement été que cela. Une voix. Des idées et des idéaux. Un mage parlant sans cesse de l’importance qu’avaient les Noss dans sa vie, alors qu’il était arrivé en tant que mage d’Alëandir, avait porté l’attirail des cités sur le champ de bataille et revêtait encore maintenant que l’affrontement était fini, le vêtement offert par les Taledhels. Ils n’ont jamais connu l’autre face de ton visage. Finalement, ils ne t’ont jamais vu que comme un citadin indiscipliné échappé de la forêt. À leurs yeux, plutôt que l’image de celui transitionnant d’une culture à l’autre, tu n’es qu’un Taledhel incapable de se conformer à cause de ses racines trop sauvages.

Il est temps d’être entièrement toi.

- Je te rappelle que tu es censé te reposer.
- Mère voyons, coudre n’est pas bien éreintant.
- J’ai passé assez de temps à coudre et à tisser pour savoir que d’aligner des fils des heures durant sans prendre de temps de repos ne va pas sans son lot de fatigue. N’oublie pas qui t’as appris ce que tu sais jeune homme.

Vous échangés un rire épuisé, mais le labeur est terminé maintenant, et il est temps pour toi d’en savourer la récompense. Tes jambes trouvent leur couvert dans des pantalons de cotons empruntés aux réserves d’Halandarin, renforcés de quelques des fils d’araignées que transporte en permanence Uìnen et raccommodés pour suivre de près, sans pourtant l’enfermer, le tracé de tes fortes jambes. Autour de ta taille tu refermes la haute ceinture de cuir, unique protection que s’autorisent les chasseurs et guerriers de ta Noss pour mieux l’entourer d’un second ceinturon, portant lui et la chaîne destinée à retenir ta besace et les longs pans de tissu te tombant jusqu’à mi-mollet, communs à tous tes vêtements, citadins comme forestiers.
Tes cheveux non plus n’ont pas échappé à vos mains de tisseurs, et ta longue crinière blonde habituellement libre se retrouve maintenant rassemblée dans ta nuque, et mêlée en une longue tresse tenue toutes les quelques boucles de lianes nouées.
Poitrine dos et bras, portant les marques d’appartenance à ta tribu sont fièrement exposés, et contrairement à cette soirée d’avant-guerre où ils faisaient figure d’intimité, les voilà dévoilés en témoins de ta force.

Debout le dos droit malgré la fatigue, voilà ton image enfin conforme à ton personnage. Tu es cet elfe des Noss portant le livre à sa ceinture. Ce magicien des forêts dont l’habit de chasse mêle les tissus de la sylve et de la ville. Ce guerrier ayant appris à trouver de l’élégance dans un corps dont il a abandonné la finesse pour protéger son foyer.

L’habit ne fait pas le moine, mais dans le tien se lit une histoire. Ton histoire. Libre à tes frères d’arme de s’en offenser. Mais c’est en vérité ainsi que tu es.

- Tu sais comme moi ce que beaucoup pensent des Ornedhels.
- N'es-tu pas tout de même venue me voir ? Et n'es-tu pas venue dans l'idée de rejoindre père dans la cité d'Alëandir ?
- Mais qui suis-je à leurs yeux sinon une quelconque Sylvaine ? Ton père est ma seule attache aux Cités, peu m'importe l'oeil des autres. Toi au contraire, tu y as vécu une importante partie de ta vie. Tu as fait tant d'efforts pour être accepté par ces gens, pourquoi prendre le risque de leur donner l'impression de rejeter le peu qu'ils t'ont donné ?
- Simplement parce que s'ils ne m'acceptent pas ainsi, alors ils ne m'ont jamais accepté.

Tu prends ta mère dans tes bras, et la Grande Biche, restée en retrait pendant le reste de votre échange vient prendre sa part dans cet échange de tendresse. Qu'elle soit rassurée. Quoi que puissent dire la majorité, ceux qui comptent jamais ne t'abandonneraient. Et puis pourquoi avoir accepté les marques de la Lin'Serindë, si c'était pour toi-même te condamner à les dissimuler ?