C'était la fin.
Pour la première fois depuis la création de ce monde, un arrêt final semblait prononcé. L'espoir, la paix, l'harmonie, ces mots porteurs de civilisations perdaient tout sens. Le chant de la Vie s'était tût et le silence de la Mort trônait sur les âmes.
Et pourtant ils s'en traînaient, à travers tout Anaëh, des êtres autrefois fiers, braves et courageux, qui avançaient maintenant l'œil hagard, la pupille voilée de chagrin, l'esprit brisé par quelque chose qu'ils ne pouvaient concevoir. Le Rien s'étendait dans la forêt, partant d'une statue abandonnée des Dieux et gardée par ce qui furent des elfes dans un lointain passé.
Mais la pierre froide ne pouvait plus contenir la haine brûlante de l'Oublié. Dix mille années durant elle s'était agrandie, nourrie des ressentiments, des peurs, des souffrances des Jardins de Kÿria, faisant festin de la colère du Peuple Immortel, jouissant des conflits, brisant un peu plus sa carapace à chaque blasphème, chaque malédiction, chaque chagrin.
Et maintenant les races inférieures qui s'étaient développées durant son sommeil allaient connaître son courroux.
Pourtant, contrairement à ce que le bon sens aurait pu prescrire, sa carapace n'avait jamais faiblie. Bâtie par les héritiers de la déesse sauvage, elle n'avait pas faiblie au passage du temps, ni devant l'envie de destruction de son habitant.
Mais même la plus épaisse des murailles ne peut rien contre un esprit corrompu.
Alors, le Baar'Ane avait choisi un autre moyen. Plus subtil, plus lent, plus cruel encore que la destruction par ses mâchoires.
Il avait choisi un réceptacle, un elfe.
Et à l'intérieur de lui il avait déversé toute sa rancœur, sa malveillance et sa satisfaction devant la mort d'autrui. De lui, il avait déchargé son influence dans les âmes les plus faibles de prime abord, puis s'était attaqué aux plus forts, puis aux instincts des animaux, puis finalement aux Ëalas eux-mêmes.
Tous se rassemblaient désormais à ses pieds, guidés hors des Cités ou de leurs forêts par un appel guttural issu de temps mythologiques où les dieux foulaient la terre.
Ils venaient pour la dernière guerre. Sous son impulsion dominatrice, ils les enverraient détruire leurs frères résistant encore à la corruption d'Anaëh... Puis le monde serait envahi. La vie pensante serait dévorée, les armées qui s'opposeraient anéantie, leurs âmes offertes en pâture au Grand Dévoreur.
Tant de poussière volerait sous la brutalité du massacre que le soleil en serait masqué pour un cycle entier.
La nuit perpétuelle parachèverait l'œuvre de l'hydre et quand la dernière créature pensante s'effondrerait sous une mer de griffes et de crocs, ses fidèles s'entredéchireraient jusqu'à ce qu'il n'en reste plus aucun. Il demeurerait seul, pour l'éternité, ultime outrage à celle qui l'avait abandonné.
Du haut du plus élevé des crânes du monstre, Voronwë contemplait ses légions arriver. Des milliers, non... Des dizaines de milliers d'elfes et de monstre arrivaient d'Anaëh, Aduram et mêmes des Wandres, se nourrissant de leur haine et de leur colère, sacrifiant et dévorant dans un charnier immonde certains assez chanceux pour avoir résistés à la transformation.
Là, des tigres à dents de sabres jouaient avec un couple terrifié, ici un humain ramené de force en offrande voyait son corps éventré et ses organes avalés par la foule avide, là-bas un Ëala à forme d'araignée géante était démembré, patte après patte, pendant que des enfants aux yeux fous lui crevaient les yeux.
Alors le monstre, réfugié dans le corps de ce qui fût autrefois un fier chef de Noss, leva une main.
Et les arbres s'inclinèrent.
Il leva l'autre main.
Et les animaux s'agenouillèrent.
Il lança un appel.
Les elfes répondirent.
Il ordonna la fin de toute chose.
Les Ëalas s'ébranlèrent pour accomplir sa volonté.
L'armée de la Fin des Temps était en marche. Plus personne ne pouvait s'opposer à lui.