Les paons de Soltariel

L'exil avait cet avantage qu'il vous faisait prendre l'air.
Après tout que ce serait-il passé si Béralde était resté à Lante ? Il se serait enraciné dans sa cité natale, aurait accédé à la charge de grand prêtre de Tâ, épousé un bon parti, fait des gosses. Il serait devenu un rouage de la bonne société lantaise, comme son père et le père de son père avant lui. Heureusement, les réfugiés du Zagazorn étaient arrivés en masse et avaient imposé leur loi martiale.

Ils avaient exproprié les maisons de sa famille et avaient interdit aux citoyens de sang humain de vivre dans leur ville natale. Ils les avaient cloîtré dans un ghetto dans les faubourgs, et après leur avoir pris leur terre et leurs droits, ils ajoutèrent à l'humiliation les sévices physiques.

Hosanna pour les nains, la peste de ce monde, qui l'avaient jeté sur les chemins, loin des siens, vers l'exil. C'était grâce à eux que Béralde était allé à l'aventure dans la boue de la Péninsule. C'était grâce à eux que, pendant de longues ennéades, il avait subi un Odélian-Ydril par la mer, secoué sur une galère à la mauvaise saison. Grâce à eux la nausée et le vomis des jours durant.
Hosanna pour ces enculés de nains.

On le déposa au premier port ydrilote dans la deuxième semaine du premier mois d'automne, et si sa hargne contre les nains resta, la nausée passa vite. Le temps était doux sous ces latitudes, bien plus doux que dans le Lörn et l'Odélian. Ce climat clément réussit à adoucir l'humeur du prêtre. Sa curiosité revint et après avoir tapé l'amitié à un moine d'Aphel avec qui il correspondait, il arpenta les différents pays du Soltaar pour y prendre langue et étancher sa soif de nouveautés.



La curiosité cependant n'excuse pas tout. Et surtout pas un retard lors d'une rencontre avec la future duchesse en personne. Un retard de trois jours qui plus est. A force de trop prendre l'air et goûter aux délices de Soltariel, le prêtre avait oublié ses fonctions initiales. Quand un des gardes à qui il avait faussé compagnie lui rafraîchit la mémoire, il crut décéder. A peine retourné de son voyage, il chargea jusqu'à la demeure de la duchesse. Il accéda au palais sans même jeter un regard aux jardins et aux paons qui les honoraient de leur présence, lui qui avait l'habitude de se perdre dans la contemplation de ces drôles d'oiseaux. Il passa des portes, encore et encore, pressant le pas à chaque nouveau couloir, comme si accélérer sa cadence remonterait le temps. Enfin arriva-t-il devant le maître des cérémonies, qui gardait la pièce où était la dame. Il s'arrêta brusquement, subitement inquiet. Si un retard de quelques minutes ou de quelques heures était une coutume du sud, trois jours, ça commençait à faire long. Honteusement long.

Béralde passa la main sur son visage. Le maître des cérémonies ne bougeait pas, impavide comme un sphinx. Les coups d'oeil du prêtre de Tâ glissaient sur son visage inexpressif, mais le Lantais croyait lire dans son regard des reproches. Il abandonna l'idée de lui demander conseil.
« Sa Sélénissime Altesse, lepassela-t-elle pal là ? Soltila-t-elle pal cette polte ? (Silence de la part du sphinx.) Tlès bien. Alorls je patientelai ici. »

L'ambassadeur d'Odélian n'avait rencontré qu'une fois la future duchesse et les présentations avaient été succinctes. Après deux mots, ils avaient convenu d'un rendez-vous, puis Tibéria s'était retiré de la cour pour jouir de ses appartements et Béralde s'était retiré de Soltariel pour jouir de sa maîtresse, qui avait le don de faire perdre la notion du temps même. La raison de son absence était si invendable que le prêtre ne savait pas où se mettre tout en redoutant que demander une nouvelle audience aurait été pris comme un véritable affront par la duchesse. L'idée même qu'il pût faillir à Gaston finissait de rougir de gêne sa gueule cassée. Alors il décida de se repentir comme il pouvait. Pour faire amende honorable, il se jura d'attendre que la duchesse passe dans ce couloir, qu'importe le temps.

« Cela fela tlois semaines entièles dans tlois jouls que j'ai l'honneul de séjoulner ici, depuis que Sa Sélénissime Altesse a sollicité ma plésence à sa coul. Encole une fois, cloyez en ma leconnaissance ételnelle poul votle hospitalité. »

Il marqua sa « leconnaissance ételnelle » en se baissant bien bas. Elle souriait, il faisait des courbettes profondes, tout le monde était copain, n'est-ce pas ? Le prêtre en ambassade essayait clairement de mettre dans la tête de Tibéria qu'elle était une sacrée chic fille, et que ça serait très bien si elle continuait à l'être, une chic fille. La simple idée qu'elle pût le congédier l'effrayait plus qu'être jeté aux crocodiles, c'est pourquoi il essayait de paraître le plus affable possible. Mais le rôle de courtisan sirupeux n'allait pas à ce gros tas défiguré à l'abominable accent. De plus caresser (maladroitement) la puissante dans le sens du poil ne répondait pas exactement à sa question, et il ne souhaitait pas lui donner d'autres motifs de s'impatienter, aussi alla-t-il droit au but et donna la raison de son "retard".

« Sélénissime Altesse, je n'ose pas demander votle paldon pour mon absence inexcusable, mais pelmettez-moi de plendle un instant de votle temps pour expliquer dans quelle affaile j'étais englué. J'ai lenoué il y a quelques joulnées avec un compatliote. Il était sul les quais de Boniveldi, cal il est malin, voyez-vous. C'est un tlès gland malin, à ce qu'on laconte. Mais pas assez malin poul échapper à Tyla : il était moulant quand j'eus la tliste joie de le levoil. Hélas, un fièvle puissante le dévolait, et je ne pus que l'assister dans ses delniers jouls poul qu'il tlépasse selon nos lites de Lante.
« Vos lites ? » S'amusa quelqu'un.
« Oui non lites. Nos platiques et nos lègles à plopos de celtaines célémonies et céléblations litulgiques. » Répondit Béralde sans s'apercevoir qu'on se payait sa sale tronche. « Sélénissime, paldonnez mon audace, mais vous-même, vous avez subi les affles de l'exil, vous devez complendle que je ne pouvais pas laisser mon ami moulil seul, dans votle étlange pays, entoulé d'étlangers. S'il vous plaît, ne galdez pas lancune de mon absence, je ne voulais point vous offenser. »

Et il baissa profondément la tête en signe dedéférence. Cet acte d'humilité le vida un peu de la culpabilité qui le rongeait de mentir. Au vrai la seule expérience de mort qu'il avait vécu ces derniers jours s'était manifestée sous la forme d'orgasmes divers et variés, et si quelqu'un avait été touché par une fièvre, c'était bien lui et les bouffées de stupre qui l'avaient traversé en compagnie de sa maîtresse. Il n'aimait guère mentir, mais pendant les heures qu'il avait attendu la venue de la duchesse, il avait retourné la vérité sous tous les angles imaginables et n'en trouva pas un seul qui lui aurait obtenu un pardon ou même un geste de sympathie. Pourtant il avait remâché tout un long discours sur l'amour qui les avait frappé, son amante et lui, et que cet éclair l'avait désarçonné et qu'il avait perdu le sens du temps et de l'espace comme s'il rêvait éveillé. Mais même dans la bouche d'un beau garçon, ces paroles d'amoureux transi auraient l'air un peu tarte, alors prononcées par lui... Il deviendrait la risée de tous : il serait ce gros con à la gueule cassée qui professât son amour passionné avec son accent de pécore. « Tlès peu poul moi. » s'était-il dit à lui même. « Je pléfèle encole mentil. »

Une fois installé dans un siège, il remercia la duchesse, un peu interloqué de cette absence de faste et de vanités courtisanes. Il interpréta cette intimité pour de la prudence. Elle voulait en savoir plus sur les intentions du marquis avant de laisser son ambassadeur des déclarations publiquement. Mais quelles étaient-elles, ses intentions ? Béralde ne savait pas quelles étaient les préférences du Berdevin sur le candidat qui devait selon lui succéder à Maciste et Kahina. Or les troubles étaient encore tout chauds, les parents de Maciste lorgnaient sur le duché qu'avait obtenu leur frère tandis que les Vallancourt faisaient valoir leur droit. Soltari-Beronti, Vallancourt, Maldi, la liste était longue des prétendants sérieux à la conquête du Soleil Blanc. Et comme si cela ne suffisait pas, d'autres menaces, tapies dans l'ombre, devaient suivre avec attention les premiers pas de cette jeune dame. Malgré les révolutions de palais qui s'étaient jouées ici-même, les Anoszia gardaient de l'emprise sur la baronnie d'Ysari par son chef Sisyphe d'Anoszia et certainement sur leur fief natal dans l'Ydril. Et la princesse d'Ys, si elle était forte de moins de soutiens, avait une pièce autrement plus puissante dans son jeu, le fils du duc Maciste. Ou bien celui-ci était-il mort ? Béralde tenta de se souvenir, en vain.

Qu'importe ! La prudence était de mise pour Béralde aussi. Cela ne l'empêcherait pas d'être courtois.
« Mes félicitations poul vos nouvelles fiançailles, ô Sélénissime Altesse. Il semble avoil le lespect du peuple, c'est toujouls une bonne chose ! »

« Sélénissime Altesse, mon seigneul n'est qu'un nom lointain poul votle pays. Soltaliel et Odélian sont deux contlées à l'extlême opposé l'un de l'autle. Poultant, le malquis pense que vos deux telles paltagent plus qu'elles ne pensent. D'abold, vous êtes tous les deux des pelsonnes loyales à ce loyaume. Poul cela, vous avez déjà sa sympathie. Ensuite, il cloit que vos deux pays doivent claindle la même menace. L'Olient peut vous sembler lointain. L'Estlévent poullait vous faile cloile qu'il ne peut que donner des épices et des adolescentes mégalomanes au Soltaal, mais n'en soyez pas si sûle. Les malins causent vous savez. Le Plince d'Estlévent est molt, et ce sont les lichissimes malchands de la ville de Thaal qui ont le pouvoil maintenant. Et ces malchands sont des dlows. Les soldats du Puy se sont déjà lépandus dans les campagnes d'Olient, et les chefs sont des malchands dlows. Ils ont déjà mis sous embalgo le duché de Kodratos l'humain, et on dit que le mois delnier, ils ont offelt un festin de cadavles d'hommes et de nains et d'elfes. Ces gens sont fous. Poul l'instant, ils testent les défenses du nold, mais combien de temps sela nécessailes pour qu'ils complennent qu'ils disposent d'assez de naviles poul envahil la Péninsule par la mel ? »

« Oui, les dlows détestent l'eau, c'est poul ça qu'ils sont si noils. Et si les nains sont petits, c'est poul mieux voil les pièces d'ol qui sont au sol. Et les elfes ne claignent pas le floid cal ils passent leul vie nus à jouer de la halpe... » Béralde marmonnait dans sa barbe à la manière d'un nain, rendu rugueux par l'indolence de la duchesse. L'invasion des Eldéens avait eu lieu au printemps, deux saisons auparavant, et Béralde se demandait cyniquement si les gens du sud avaient déjà entendu une seule chanson à ce propos ou si le sujet était déjà passé de mode. Le Soltaar avait été déchiré par des luttes nombreuses, de quoi faire pleurer en suffisance dans les chaumières, et n'importe quelle histoire avait tendance à perdre de sa gravité quand elle se déroulait loin de chez soi. Visiblement, il ne prenait pas ces contes du nord bien au sérieux.

Il avait déjà remarqué, amèrement, cette géographie de l'indifférence, lors de son exil, quelques mois après que les nains eurent chassé sa race. Parti sur les routes du royaume des Phyram, il découvrit que le malheur des humains de Lante était soit inconnu, soit dédaigné. Leurs frères péninsulaires avaient leurs propres soucis, qu'avaient-ils à faire que, dans un royaume lointain, quelques milliers de leurs semblables furent boutés hors de leur maison ? Le couteau d'un Dawi avait laissé de longues et laides estafilades sur son visage, mais c'était le rictus ricanant de ses cousins du sud qui avait gravé les cicatrices les plus profondes en lui. A cet instant, il se rappela avoir compris comment les elfes du Linoïn avaient pu devenir les hordes noires d'Elda.

« Une guelle, Votre Sélénissime Altesse ? Contle Nimmio ? Paldonnez mon ignolance, Sélénissime, mais le Soltaal penselait-il à polter la guelle dans le Médian ? »

Si c'était le cas, Béralde comprenait mieux pourquoi les ennemis extérieurs n'étaient pas prioritaires. Le sud avait les yeux tournés vers l'ennemi intérieur.  

D'un coup, le Lantois voyait mieux où la fraîche duchesse comptait mettre son énergie et son attention. Béralde avait entendu quelques rumeurs sur l'Anozsia sans pouvoir leur donner un quelconque crédit. Mais la Sérénissime Altesse de Soltariel venait d'en confirmer quelques uns, des ragots. Ains le vieux dragon se trouvait chez la Méliane, à Langehack, en train de fourbir ses armes et lécher ses plaies. Pas étonnant que Tibéria ne cherchait pas à dépasser le court terme, elle avait après tout un ancien mari redoutable à qui régler son affaire. D'un coup, Béralde lui en voulait moins, de ne pas vouloir faire entendre sa voix dans le concert des nations de Miradelphia. Elle était encore au milieu d'un divorce compliqué.

Le Lantais n'avait jamais connu Arichis que de réputation, ce qui était amplement suffisant. Après être monté sur le trône d'Ydril en se servant du cadavre de son héritier comme marche-pied, son ascension jusqu'aux plus hautes sphères du duché du Soltaar avait suivie, au grand dam conjoint de la princesse d'Ys et du baron de Merval, ses deux principaux adversaires dans le Jeu. La lutte à mort entre tout ce beau monde s'était soldé sur l'exil d'Arichis et de Kahina, et la victoire de Cléophas. Anozsia et Ys s'étaient couchés, et Merval s'était drapé dans la soie royale. Et pourtant, malgré l'hégémonie qu'il avait instauré, le baron Cléophas avait abandonné la capitale de Soltariel pour rejoindre Merval et son palais rouge, avec le petit roi sous le coude, rien de moins.

Soltariel n'était certes pas un choeur d'enfants de choeur, mais s'en exiler, tout bonnement et tout simplement, est-ce que ce n'était pas prêter le flanc au poignard ? Garde tes ennemis tout près, dit le dicton, voilà pourquoi Béralde ne s'expliquait pas le départ de Cléophas à Merval. Les allégeances soltariennes étaient proverbialement changeantes, l'annulation du mariage de Tibéria le prouvait. Alors pourquoi partir loin de là, loin où on ne peut pas entendre les messes basses qui se disent ? Béralde ignorait tout de la lassitude du grand chancelier, il raisonnait sans cette donnée, et de ce fait, il n'arrivait pas à comprendre les manigances de Cléophas. Pour lui, les intérêts de cet homme était hors de son entendement ou bien consistaient en fragmenter tant que faire se pouvait les restes du royaume.

L'infini des possibles faisait tourbillonner la tête de l'ambassadeur étranger. Dans le sud, un intérêt, aussi éloigné paraissait-il, pouvait s'aligner sur un autre. Anozsia et Vrais Soltaris, Vrais Soltaris et Beronti, Beronti et Anozsia, Velteroc et Beronti, tout semblait possible. Avant de partir, Gaston pronostiquait même à Béralde que c'était Melqart, le frère de Maciste, dont le cul finirait sur le trône du Soleil Blanc.

Bérald prit un temps, un long temps, pour réfléchir à tout ça.

« Sélénissime Altesse, je n'ai entendu aucun indiffélence dans vos paloles, soyez-en sule. Je ne complends que tlop ces affles qui ne concelnent que vous, poultant, mon maîtle, comme vous-même, s'inquiète de la situation préoccupante de Velteloc et des tellitoiles qu'il occupe. De la même façon, Langehack est un sujet qui revient souvent chez le malquis Gaston. Comme vous, il considèle ces seigneuls comme un danger poul la stabilité de notle loyaume ; ol, il a besoin de cette stabilité plus que Soltaliel, plus que quiconque, en vélité. Sachez que si vous afflontez les ennemis du loi Bohémond, mon seigneul se tlouvela à vos côtés. »