Épopées hivernales : Les Hauts-Plateaux des Norn

5e ennéade de Karfias an 10, Cycle XI

Vielle, harpes et flûtes jouent un air mélancolique, que les efforts des percussions ne parviennent pas à égayer. Les danseurs glissent en des cercles concentriques, pour se distraire car ils ne peuvent oublier. Les esprits sont occupés par le devenir d’une Cité, mais puisque le blizzard empêche les faucons de voler, il leur faut se résoudre à la cécité.

C’est une époque exceptionnelle que traduisent les habits épaissis des Taledhels des Hauts-Plateaux des Norn, une époque marquée par le froid empirique comme par l’hiver psychologique. C’est une époque dont l’air glacial ne saurait être vaincu même par la chaleur des auberges Daranovanes que vit actuellement l’Anaëh… mais ici ce n’est pas à la neige qui aux coins des rues s’est entassée que l’on doit l’ambiante morosité.

Prenez pour preuve les prunelles pures et les mains innocentes, prenez le temps de poser l’œil sur les enfants, qui s’amusent nonchalamment du tissu blanc en abondance, piochent sans plus de réflexion dans les réserves de fruits et d’aromates, pour partager de chaudes tisanes sur les bancs des parcs dont ils ont remodelé la surface. Prenez le temps de poser l’œil sur ces fragiles petits êtres et vous verrez, qu’en fières images de leur peuple ils affrontent le climat de front et sans broncher, car c’est ainsi que Kÿria les a faits, construits pour y vivre quels que soient les  caprices de l’Anaëh.

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- Je sais que t’es un costaud Lim, mais tu devrais pas plonger par ce temps, on peut se contenter de petites prises tu sais.
- T’inquiètes P’pa tout ira bien, fait sûrement plus chaud sous l’eau, et puis ce serait dommage de pas profiter de l’hiver pour pêcher le silure.
- Déjà qu’elles sont pas bien réactives d’habitude, elles doivent dormir comme des marmottes cette année.
- Alors ? Verdict final ?
- Ça me va, mais t’as pas intérêt à me mourir de froid dans les bras !
- Rate pas tes tirs et tout ira bien.

S’il avait pu, le jeune Sylvain aurait réprouvé le frisson qui lui parcourut l’échine lorsque le niveau de l’eau lui atteint les hanches. Il savait que derrière lui, Halphen manquerait de se mordre la langue pour chaque visible signe de faiblesse… alors vivement qu’il perde pied, et commence à s’enfoncer dans les profondeurs du lac, là où l’œil de son père ne pourrait plus le suivre.
Ici dans les montagnes, l’hiver est le temps des pêcheurs. L’été a vu les poissons frayer, et avec les températures qui tombent commencent à s’endormir les parents les plus usés ; sauf qu’avec l’usure proportionnelle à l’âge, ces créatures fatiguées devenaient aussi paradoxalement les grandes terreurs des lacs Daranovans. Point culminant de la chaîne alimentaire, jusqu’à ce que vous les terrestres ne veniez les en détrôner, libérant par la même occasion leur place à votre départ, pour que vienne la prendre la prochaine génération.
Se présenter aux portes du palais des profondeurs pour en déloger le maître est un art dans lequel les pécheurs des Hauts-Plateaux à travers les cycles étaient devenus fort performants, les harponneurs comme Halphen ayant pris le pli des trajectoires dont la moitié se trace sous l’eau, et les plongeurs comme Lim semblant capables de tenir plus longtemps sous la surface que leurs proies elles-mêmes. Et c’était la coordination entre eux qui faisait le succès de l’entreprise.

Un filet de bulles crève la surface, un râle d’effort y répond sur la rive. La lance commence l’ascension de sa cloche mortelle, trouve son point culminant, puis plonge toutes pointes avant vers le fond, quelques mètres en avant de là où avait été donné le signal. Il suffit de quelques secondes pour que reparaisse en surface le visage du plongeur, tout sourire.

- Tu l’as ! Tu peux tirer P’pa !
- Dépêche-toi de revenir m’aider, faut qu’on rentre avant que le temps se gâte.
- J’arrive.

Rembobiner le fil jusqu’à ce que la prise vienne s’échouer à leur pieds, surtout lorsqu’ils la savaient aussi conséquente, était d’une inouïe satisfaction. Si les autres pêcheurs en ramenaient au moins la moitié, voilà qui pèserait lourd dans les assiettes de la ville.

- Toi, vie de plus que coûte les nôtres, créature de plus perdue dans l’océan, notre chair reçoit ta chair pour que soit préservée notre force, jusqu’au jour où ce que nous avons pris soit rendu, et qu’à tes côtés nous ne parcourions le domaine de la Voil…’tchoum.
- Bien petit, il est temps de rentrer.

Parce que quelques paires d’yeux et d’oreilles non loin observent, faisant corps avec la maigre végétation environnante, leur habit mimant les teintes de verts sombres, de blancs salis et de gris morne qu’arborent rochers enneigés, lichens et buissons épineux d’hiver. Quand ceux qui possèdent le souffle d’Elenwë prennent à l’Oeuvre l’un de ses enfants, il est rare que les Ornedhels ne veillent pas à ce que le geste fut commis dans le respect de la Vie.
Les pêcheurs Daranovans s’en tireraient cette fois, et avec les honneurs. Un pas de plus les écartant du jugement tombé sur leurs frères. Mais qu’ils continuent de faire attention, on a vite fait de tomber en avant après un pas en arrière.

Merci à Artiön Sinyàra pour la rédaction