Au bord du Bronent, Brochant

3^ème jour de la 5^ème énéade de Barkios, 10^ème année du 11^ème cycle.

Puisant sa source non loin de la cité d'Ancenis, le Bronent formait, une fois loin de son Avosne natal, la frontière entre les terres du Roy et le Duché de Langehack, ou plus précisément, de la baronnie de Missède. Cependant, depuis près de deux ans, la limite antédiluvienne avait été bafouée, lorsque les armées de Théobald de la Courcelle s'étaient emparées du château d'Edelys, à quelques lieues au Nord de Diantra. Le Langecin, dans la foulée de Nimmio, s'était jeté sur une Diantra exsangue après les Champs Pourpres, et Missède en avait été alors le fer de lance.

Or, voila plusieurs mois que Théobald n'était plus. L'homme était mort sans laisser d'héritier, ce qui avait valu à Missède des querelles de succession. Aymeric avait entendu nombre de rumeurs douteuses de coup de mains, d'intrigues de palais, autant de joyeusetés que réservent usuellement les troubles successoraux. Il ne plaignait guère les hommes du Langecin ; après tout, n'étaient ils pas des traîtres ? Cependant, Aymeric s'était grandement intéressé au sort de Missède lorsqu'il avait appris le nom de sa nouvelle baronne - ou comtesse, comme on l'avait illégitimement bombardé. En effet, ce n'était autre que Cécilie de Laval, une danselette ordinaire au demeurant, que son passé avait amené à vivre dans le Nord. La demoiselle de Beaurivages était en effet par sa mère originaire de Lourmel, en Serramire même.

Lorsqu'il avait su cela, Aymeric s'était empressé de saper toute implication de Missède au Nord. Lorsque la dame de Lourmel avait trépassé l'hiver dernier, il avait tué dans l’œuf toute éventualité d'un héritage par sa cousine missédoise. C'était cependant loin d'être le dernier dessein que le marquis concevait à l'endroit de Cécilie. En effet, il avait bien l'intention de mettre un terme aux autres prétentions de la dame, cette fois-ci dans les domaines cisavosniens.

Adonc, Aymeric avait marché à la tête des ses armées jusqu'aux frontières de Missède, dans le baronnie d'Estaria. Voila près d'une énéade qu'il traversait les terres royales pour y lever l'ost, en tant que sénéchal. Après être remonté au Nord d'Edelys, qu'il avait évité consciencieusement, le marquis longea le Bronent. Il devrait arriver le jour suivant à Estaria même, cependant, alors qu'on passait le village de Tarasne, Aymeric ordonna la halte générale.

Tandis que chacun s'affairait à dresser le camp pour la nuit, un petite groupe de page s'empressa d'installer au milieu du fleuve une table. C'était un lieu bien singulier pour y faire bombance : un mince ilot sableux au enserré des eaux du Bronant, où se relayaient par barque la valetaille pour y apporter forces victuailles, dignes d'un hôte de marque. C'est que la veille, on avait envoyé aux aurores une enseigne à destination du missédois, avec pour mission de convaincre la comtesse d'accepter l'entrevue.

Alors que la journée touchait à sa fin, c'est Aymeric qui se fit porter à son tour sur l'ilot. Sur l'autre rive, on avait repéré une petite troupe. Peut de temps après, les bateliers au service du marquis menèrent l'invitée tant attendu. « Je vous en prie, votre Honneur, joignez vous à ma table! lança-t-il galamment. Malgré vos années passées à Lourmel, je n'ai jamais eu l'heur de vous rencontrer. Baste! La guerre, parmi son cortège de malheur, peut apporter quelques réjouissances. » C'était une flatterie éhontée ; du reste, Aymeric ne se berçait guère d'illusion quant à l'enthousiasme de la baronne. Si elle elle était venu, ce ne devait guère être à cause du minois du marquis. « Savez vous pourquoi je suis là, dame Cécilie ? »

Malgré sa retraite, Cécilie se faisait toujours lire les missives du Palais. C'est donc de la bouche de Gwenaëlle, et malgré sa vexation des derniers jours, qu'elle apprit l'avancée du Sénéchal en terre royale. Enfin. Enfin allait-elle pouvoir être fixée. Pressant Maël contre son sein, c'est avec la mesure d'une hâte contrôlée que les malles furent bouclées et la calèche apprêtée. Ne voulant pas risquer la vie de son fils dans une autre prise aussi stupide, la Comtesse avait du se rendre à l'avis de ses proches et abandonner son idée de faire le voyage à cheval pour retourner là où elle avait passé un nombre non négligeable de nuit : dans l’habitacle de la calèche.

Deux jours plus tard, un messager arrivait pour mander la Dame des lieux à une entrevue avec le Sénéchal. Il n'eut pas à se faire prier et on le renvoya même en vitesse avec une estafette missèdoise de façon à ce que l'homme soit mis au courant de l'accord ainsi que de l'heure d'arrivée de son hôte. C'est en laissant son poupons aux soins de Rose que l’excentrique put faire préparer Neige pour elle même et quatre coursiers pour une garde réduite. Quatre hommes seraient suffisant pour porter ses couleurs, de toute façon sortir les armes n'était pas une option. C'est donc portant braies et robe de monte bleue pour cacher ses jambes une fois en selle que la noble dame enfourcha sa jument à la garçonne. Une simple tresse auburn lui coulait jusqu'aux cuisses et ses seuls bijoux visibles étaient une broche floral en cuivre et or pour fermer sa ceinture et la chevalière de son nom. N'eut-été le raffinement des tissus, la rondeur de son giron, la pâleur lisse de son teint et le maintien régalien qui donnait à son port altier quelque chose d'à la fois raide et serein, la bourgeoisie aurait été suffisante à ses atours.

C'est ainsi qu'elle passa les portes, précédée d'Edgard d'Heucville en porte étendard, encadrée de deux vertueux et suivie d'Anthoine. Un énorme chien de guerre marchait de concert avec le garde arrière, humant l'air avec une certaine fébrilité. Plus qu'un éventuelle gibier ou les effluves du printemps, Cécilie le soupçonnait de sentir la tension de son maître et des autres humains alentours. De cette expédition, la Dame qui ne savait se défendre avait pourtant l'impression d'être la moins anxieuse... Étant donné ce qu'elle avait put entendre du bougre de la part de Maélyne, cela promettait.

A destination, l'eau ondoyait à l'oreille de la noble dame et brouillait l'idée qu'elle pouvait se faire de ceux qui demeuraient de l'autre côté du ru. Du jasmin devait pousser non loin car l'air en portait quelques notes mêlées à celles de paille, de cheval et de terre grasse. Après l'avoir aider à descendre de sa monture, Anthoine donna le bras à sa dame pour la mener jusqu'au passeur. Il ne portait que l'uniforme de la garde du palais frappée de la simple salamandre au contraire des trois autres dont la chevalerie était tatouées sur le front. Pourtant, c'est lui qui monta sur la barge avec la Comtesse, quitte à confier ses armes à ses compatriotes et à laisser son chien, aussi énorme qu'anxieux, sur la rive.

La tête droite, le saphirs inutiles qui lui tenaient lieu d'yeux parfaitement fixes sur une horizon imaginaire, Cécilie mit pied à terre sur le banc de sable avec des mouvements moins chancelant que le passeur ne semblait le craindre. Un sourire calme et serein gravé sur le visage, elle salua le marquis avec toute la retenue docile qui convenait à une femme quoi que l'entrain éhonté de l'homme y ajoute un soupçon d'amusement enfantin.

- Sénéchal. C'est un plaisir de pouvoir enfin vous entretenir du vive voix. Bien que j'aurai aimé que votre enseigne me prévienne des réjouissances, que je me présente pas les mains vides. " aidée de son garde, elle pris place à la table, lui reculant de quelques pas pour que la tapisserie qu'il était sensé devenir ne gêne pas le ballet éventuel de gens de service. Les ouvertures mondaines ne gênait plus la Missèdoise depuis longtemps, même lorsqu'elles menaient à de sujets bien plus sérieux. La bonne compagnie et la connivence, même si elle n'étaient que de façade, étaient toujours bonnes à prendre lorsque la vérité était hors d'atteinte. Aujourd'hui cependant, le sujet central n'était pas caché bien loin. Surgissant des lèvres du Marquis, Cécilie y répondit avec le même calme empreint de légèreté " Et bien je gage qu'après plusieurs ennéades de campagnes, si vous cherchiez à vous réjouir vous auriez poussé jusqu'à Missède ou nous avons de bien meilleurs vins et de bien meilleurs lits. En revanche, s'il s'agit de parler de la position de Missède et du Langehack envers la couronne, un diner en plein milieu d'une frontière parait de suite plus sensé. " Durant un instant, son sourire s'accentua à peine. Elle était toute ouïe. Elle avait été convoquée par un Sénéchal en pleine campagne et comptait bien écouter avec attention le moindre mot formé par cette mâle voix roide de nordien.

« Si j'avais voulu me réjouir, je ravagerais en ce moment même tes campagnes comme un Sigol ravage une pucelle », pensa amèrement le marquis. La réponse de son invité avait rasséréné Aymeric tout en aiguisant son appétit. En effet, s'il se félicitait - peut-être prématurément - de ne pas avoir affaire à une sotte, le sénéchal regrettait d'ors et déjà que la danselette ne se soit montrée plus contrite à l'évocation de ses méfaits. La "position de Missède et Langehack vis-à-vis de la Couronne" : ces quelques mots avaient su instantanément faire perler la nature bilieuse de notre héros, pour qui la seule position acceptable fut celle de la génuflexion.

Cependant, ni Cécilie de Laval, ni feu son époux, n'avaient été prompt à plier le genou devant le Roy. Aymeric dévisagea son invitée. La dame devant lui menait encore d'heureux jours sous le ciel nordien quand son suzerain, le baron Théobald, s’acquittait de nombreux forfaits envers la Couronne. C'était lui, et non la demoiselle de Beaurivage, qui portait sur ses épaules le fardeau de la félonie. Il en était de même pour le Langecin, dont la duchesse en titre, une gamine pas même nubile, ne comptait pour seul malheur que celui d'avoir eu une mère un peu niaise et un beau-père un peu... un peu trop Anoszia, pour ainsi dire. Mais était-ce seulement là une faute ?

S'il en était au sein du Royaume à vouloir faire payer aux fils les crimes des pères, Aymeric ne faisait partie de ceux-ci. En effet, il n'était pas descendu au Sud de l'Avosne pour y perpétrer quelque vengeance, mais bel et bien pour y rétablir la justice. Or, si les derniers seigneurs du Langecin ne s'étaient eux même rendus coupables de félonies, ils n'en avaient pas moins profité, rechignant à rectifier la faute de leurs prédécesseurs. Là où le Duc d'Erac avait conchié les forfaits de son ainé, la baronne de Missède et la duchesse de Langehack (ou ses chaperons, plutôt) maintenaient un silence feutré. On racontait, au Nord, que le Mervallois leur accordait sa tolérance - coupable, du goût d'Aymeric. On disait qu'ils faisaient profession de foi royaliste, tout en usurpant encore les terres de sa Majesté.

Le Langecin avait joui de la sûreté apportée par ce brouillard d'incertitude ; or, c'était celui là même qu'Aymeric venait dissiper. « Et quelle est la position de Langehack et de Missède vis-à-vis de la Couronne ? répondit-il avec douceur. Il me plairait de le savoir. »

A la sempiternelle question... Combien de fois faudrait-il que Langehack se répète et se dépêtre d'un brouillard malsain ? D'un côté le régent leur offrait la grâce à mi-mot. De l'autre le Sénéchal venait leur reposer les mêmes questions, encore et encore, au lieu de réquisitionner les forces Missèdoises comme convenu. Cécilie en aurait soupirée si la façade qu'elle avait à soutenir ne lui enjoignait pas de réprimer ce genre de mouvements d'humeur. Mais elle garda plutôt sa sérénité pour répondre le plus simplement du monde.

- Elle est la même que lorsque mon époux est descendu hors des limites du royaumes par deux fois pour tenter de régler la question de notre disgrâce avec la régence. Elle est également la même depuis l'abdication de la Duchesse Méliane, le bannissement des Anoszia par les seigneurs Langecins et la mort de Feu Théobald de la Courcelle. Missède et son suzerain souhaitent ardemment prêter allégeance au roi.

Les doigts qu'elle avança légèrement sur la table accrochèrent le bord d'une large assiette. Pour éviter de heurter quoi que ce soit de plus gênant, elle croisa les doigts sur ses genoux, comme il convenait.

- J'ai d'ailleurs été étonnée que votre enseigne ne requière pas tout simplement le du du roi en nous demandant de lever l'armée pour la mettre a votre disposition étant donné ce que le Régent nous avait ordonné.

Une cruelle déception assaillit le marquis alors que la réponse lui parvint. Il avait cru pouvoir parler pleinement avec son invitée, et non se terrer derrière quelque pudibonderie. Or, voila qu'elle invoquait la figure toute puissante du "Régent" Cléophas pour éviter les questions d'Aymeric. C'était là naturel, mais c'était fort sot. Pensait-elle qu'il serait de ceux à opiner bêtement lorsqu'on prononçait le nom du Mervallois ? C'était mal le connaître. Pour sûr, Cléophas en avait fait trembler plus d'un : il était celui devant qui les Anoszia avaient plié, les Saint-Aimé tremblé. Cependant, Aymeric était résolu à ne pas grossir la liste. À la différence des précédentes victimes du Mervalois, celui-ci n'avait jamais eu aucune prise sur le marquis. Bien au contraire : tandis que le premier avait rivalisé de déboires, abandonnant Diantra avant de s'enfuir de Soltariel, le second avait affermi son emprise sur le Nord, matant les rebelles et repoussant les Puysards.

Cette guerre, c'était l'ultime acte d'une cabale ourdie par le marquis pour se débarrasser enfin de l'irritante nuisance qu'était Cléophas ; autant dire qu'il était bien vain de se faire un chasse-sexe de ses ordonnances - dont du reste, Aymeric n'avait que rarement eu vent. Il temporisa, faisant signe aux quelques valets de disposer les vivres qu'on avait apporté par barque. Après tout, point n'était le besoin de s'irriter, alors que tout offrait aux deux convives une soirée agréable. Le cadre n'était-il pas bucolique ? L'agreste crépuscule avenant ? On avait toute la soirée pour causer : autant ne pas se fâcher de suite.

« Savez vous, madame, lança-t-il d'un ton léger, ce que l'on pense du baron de Merval, dans le Nord ? »  

- Et savez-vous, monsieur, ce que l'on pense, à Langehack, d'un homme se prétendant prince qui refuse le serment d'un duché par orgueil personnel ? " répondit la jeune femme avec le même sourire pudique.

L'homme qui avait pris la tête des armées royales semblait prompt à oublier que c'était par la volonté du Régent qu'il avait toute latitude à présent sans avoir le poids de la protection de cette tête blonde. Sainte-Berthilde en la personne de Louis avait été plus ou moins pardonnée d'avoir soutenu une autre version de l'enfant roi par la même bouche. Mais puisqu'il semblait vouloir rappeler la réputation du "baron de Merval" en lui retirant tout à la fois son titre de Régent et celui de Prince, y avait-il encore quelque chose à défendre ?

Néera lui en était témoin, Cléophas en personne était aussi peu sympathique à la jeune femme que son inaction délétère. Pourtant elle avait longtemps eut l'impression qu'il essayait malgré tous ses déboires de maintenir un semblant de paix.


- Mais là n'est pas la question qui nous préoccupe en ces terres. " reprit-elle. " Notre roi et sa cour demeurent à Merval. Toute levée d'armée de la part de Langehack sans le concours du sud ou du roi aurait risqué d'être mal interprété. Nous avons refusé de prendre ce risque et cantonné nos actions à la promesse faites à Sa Majestée en déposant à ses pieds les portes de Diantra. " D'un geste fluide, elle glissa une mèche échappée de sa natte derrière son oreille. " Mais j'avoue être curieuse de savoir ce que l'on peut penser du Régent dans le Nord. "

« On en pense beaucoup de choses, madame, s'entendit répondre malicieusement le marquis, dont certaines que la bienséance m'ordonne de taire. » À quoi bon s'épancher en une sempiternelle logorrhée insultant le Mervalois, sa nature mauvaise, ses forfaits et ses inclinaisons ? C'eut été un réquisitoire pesant alliant les maux intrinsèques au baron, mais aussi ceux propres à sa race suderone - de quoi froisser la douce Cécilie assurément. Adonc, Aymeric s'épargna pareille billevesée ; après tout, lui-même n'était pas venu ici pour casser du sucre sur le dos de son rival, mais bel et bien pour faire revenir le Langecin dans le giron de la couronne - pas seulement en mots, mais en faits.

« Disons seulement que nous autre, au Nord, sommes las de ses intrigues. Voila deux ans qu'il a abandonné Diantra ; depuis, qu'a-t-il fait ? Qu'il n'ait brillé les armes à la main contre les ennemis du Roy, cela ne me surprend guère. Quant à restaurer la bonne intelligence entre les puissants de ce Royaume... Ma foi, vous l'avez dit tantôt : même pour recevoir un hommage, Cléophas est une tanche. » Le marquis avait sa petite théorie sur le pourquoi de cette incurie. Ne pouvant briller par ses vertus, le Mervallois s'était toujours arrangé pour demeurer seul au chevet du Roy. Un autre serviteur aurait fait apparaître, par comparaison, son indolence et sa mauvaiseté. Adonc, s'il s'était accommodé de l'exil chez la jeune Kahina, une danselette à peine nubile, Cléophas avait pris la poudre d'escampette lorsque le patriarche des Anoszia avait étendu sa main sur Soltariel. De la même manière, il s'était toujours montré hermétique aux langecins ; sans parler des nordiens, envers lesquels son mépris n'était pas inconnu.

« Adonc, je vous le dis sans ambages : à mes yeux, sont temps touche à sa fin, et c'est là une très bonne chose. C'est ça, la raison pour laquelle j'ai quitté mon Nord natal : j'entends rétablir la justice dans le Royaume, ce qui nécessite de rectifier certains actes du baron de Merval. » Las de poser des questions, Aymeric avait quitté sa connivence précédente et déclaré cela avec une morgue certaine, espérant qu'enfin Cécilie cesserait d'éluder ses demandes dans l'ombre du "régent". « Jusqu'à présent, vous m'avez confié chercher le pardon du Roy et son amitié. Je ne doute pas que Cléophas vous ait adressé quelques bons mots en acontre de cela ; mais foin de simagrée! Je vous dit ceci avec franchise : le Mervalois a ses mots, j'ai mes lames, et celles-ci n'ont cure des vagues promesses venue de Cléophas. » Il prit une inspiration. « Céans vous usurpez Diantra, Edelys et Isgaard. Dussiez vous ne pas renoncer à ces fiefs, que je n'aurais le choix d'y mener mes armées pour vous en bouter. En revanche, retirez vous hommes de là, et je ferais en sorte que le pardon du Roy vous soit acquis. Sachez le, madame : mes promesses, elles, ont une valeur. »

Et bien voilà qui allait enfin faire avancer les choses. Après des mois de flou et de simagrées de la part du Sud, elle voyait peut-être le bout du tunnel... Et ce même si d'expérience elle savait que la parole des nordiens ne valait guère plus que celles des drows qui avaient occupés leurs terres. Quelque chose lui disait cependant qu'il n'était pas des plus judicieux de parler de la fausseté, de l'avidité et des mensonges nordiens qui avaient conduits une fillette à être jetée d'une fenêtre et plus d'une terre a être ravagée par la guerre civile...

- Nous ne sommes à Diantra que par la volonté du roi et pourvu que vos troupes s'y rendent sur l'heure sans la laisser indolente comme elle le fut la dernière fois que Langehack se retira, nous ne pourrions être plus content de quitter enfin ces terres. De même pour Edelys, le Conseil de Régence y trouvera surement à redire mais je n'ai aucune prétention sur les terres que nous avons mis à la garde du Culte pour le bien de tous les réfugiés des guerres dont ni les vainqueurs ni les perdants n'avaient cure. Notre serment envers le culte nous impose de les protéger mais je suis sûre qu'ils ne verront aucun soucis à ce que le Royaume fasse les dépenses plutôt que Missède. " Et puisse les lames des nordiens tonner, il n'avaient pas été plus là que les Eraciens ou les gens du Roi s'il y en avait encore qui pouvaient pleinement se prétendre de son bord sans en accuser d'autre de ne l'être point de la bonne façon. " Par contre pour ce qui est d'Isgaard, étant donné que les terres étaient en friche, hors du royaume, que jamais ni Etherna ni Odelian n'y posa le pied et que Missède a perdue hommes et biens pour défricher ce morceau de forêt marécageuse et le transformer en port adéquat, j'aimerai savoir en quoi nous devrions renoncer à l'endroit plus qu'à Chiard ou à Beaurivages. " demanda-t-elle sur un ton égal.

Son intonation n'était pas plus fermée que la discussion... Attendu bien évidement que cet homme surprenne un tant soit peu la Missèdoise en usant d'autre chose que de sa si importante épée et d'arguments d'autorités ne servant qu'à masquer les attraits d'un homme du nord comme elle en avait déjà connu plus d'un.

Le marquis soupira pesamment. C'était un de ces soupirs marqués, bruyants, qu'on envoie à l'adresse de son voisin pour signifier son agacement ; car agacé, Aymeric l'était. Il commençait à douter de l'intérêt de son entrevue, qui avait été rythmée par la fatuité de son invitée. La baronne de Missède y avait en effet rivalisé d'épaisseur, qu'elle soit naturelle ou singée. Éludant les questions du marquis, elle refusait d'adresser le nœud du problème : la félonie commise par Théobald de la Courcelle et ses répercussions. Peut-être pensait-elle qu'en usant des paroles fumeuses de Cléophas ou encore de la Haute-Prêtresse, elle masquerait ses fautes. C'était là mal connaître le marquis, pour qui la politique de l'autruche appelait fatalement celle de l'enculade.

« Chiard et Beaurivage n'ont pas été cédés à Odelian par décret royal, madame, répondit-il froidement, et j'espérais qu'une dame versée comme vous l'êtes dans les arts et les lettres saurait faire cette distinction. Quant au reste, c'est tout aussi simple : vous hommes parcourent librement des terres qui ne vous appartiennent point, et où ils ne sont plus les bienvenus. » Aymeric vida lendement sa coupe, la reposant non sans bruit, parmi le silence qui s'était installé. « Comprenez moi bien : je ne vous blâme pas pour les fautes du seigneur de la Courcelle, à la différence de nombreux nordiens, hardis à l'idée de venger le Roy en ravageant vos terres. Oncques mais! Ne pas réprimer sa félonie, c'est s'en faire la complice, et l'on ne vous vois guère réprimer quoi que ce soit. Beaucoup aujourd'hui, désirent qu'une fois le Médian soumis, et croyez moi cela ne saurait tarder, je mène l'ost royal dans le Langecin. Cela, je ne le désire pas, mais dussiez vous m'en donner la raison, je n'hésiterais pas. Est-ce cela que vous souhaitez, madame ? »

Et évidemment, le seul argument fut aussi sombre que l'homme était bêtement brutal, n'entendant rien à la diplomatie et à la loi du verbe. Elle avait connu des bucherons avec plus d'esprit.

- Je ne sais quel décret vous invoquez ici mais il n'a jamais été révélé à mes yeux. " sourit-elle toujours aussi calme, imperméable au soupire et aux raclements de gorge impatients. " Quand bien même, il un homme fait sénéchal par décret royal tout en contestant l'homme qui lui a offert ce titre ne devrait point se mêler de querelles de voisinages qui ne concernent en rien la couronne. Cette histoire se doit d'être réglé entre Etherna, Odélian et Missède. Elle aurait du l'être il y a des mois déjà si Maélyne de Clairssac, votre vassale si je ne me trompe pas, n'avait pas été tué par traitrise dans un obscure différent de lignage. " Elle prit le temps de faire un rapide signe de coupe pour recommencer le Souffle de sa cousine à la Voilée et sa Jeune Soeur. " Elle aurait même put l'être avant si Jérôme était venu à la table des négociations que j'avais réussi à pousser à l'oreille de Théobald il y a de ça plus de deux ans. "

Cette affaire l'occupait alors que son père était encore un petit conseiller de Théobald et que le duc Oschide reprenait pour la première fois Diantra pour la rendre à leur souverain. Se faisant poignardé par son propre père dans son oeuvre pour la grandeur du Langecin et la paix du royaume.

- Diantra, Edelys, Merval, tout cela vous est déjà acquis sans la moindre goute de sang supplémentaire. Laissez dont les seigneurs régler leurs propres différents d'égal à égal ou Isgaard n'en finira pas de souffrir de contestation. A moins bien sûr que l'Ost royal ait plus à cœur de faire couler le sang de ses vassaux et d'y perdre ses forces durant de longs mois plutôt que de défendre les frontières et de mener une contre-attaque glorieuse contre un royaume étranger menant la guerre sur les terres souveraines d'Ydril ?"

« Si je décidai de porter la guerre dans le Langecin, articula méticuleusement le marquis, un mois ne me serait nécessaire. Pourriez vous réussir là où le Médian tout entier a échoué ? Nenni, et vous même le savez très bien. Ne parlez donc pas de guerre à la légère, madame ; laissez la plutôt à ceux qui s'y entendent. » Il avait déclaré cela avec une politesse toute glaciale, résolu désormais à ne guère se soucier des élucubrations d'une jeune danselette que le hasard avait mis à une place bien plus haute que ce à quoi la nature l'avait prédestinée. Assurément, Cécilie de Laval aurait eut meilleur temps de rester jouer les saltimbanques à la cour d'Etherna, cela lui réussissait mieux que de s'imaginer grande dame.

Mais qu'importe! Entre deux billevesées et trois élucubrations trahissant son incurie politique, la dame laissait échapper sa détresse. Eût-elle réellement souhaité tenir tête au marquis, qu'elle n'aurait cédé si facilement les fiefs gagnés par son traître de prédécesseur. Pour Aymeric, c'était là l'essentiel. Pour sûr, il demeurait agacé par l’obstination de la drôlesse à sauver les apparences au bord du précipice, mais à quoi bon l'en blâmer ? Il n'était pas venu pour s'embourber dans une querelle de ménagères. Car c'était assurément là le nœud du problème : si certains soldats s'entêtaient pour l'honneur à tenir des positions trop périlleuses pour eux, cette dame, en revanche, manifestait l’atavisme lui provenant de son sexe - cette manie qu'ont les grognasses de toujours vouloir avoir le dernier mot. Qu'à cela ne tienne! Il lui laissait volontiers celui-ci quant aux peccadilles qu'était Isgaard, dès lors que la dame se tiendrait à carreau de la cité du Roy.

« Ai-je votre parole que vos hommes ne s'opposeront aux miens, et qu'ils se retireront à l'Est du Bronent une fois Chrystabel tombée ? »

La guerre. Comme si les hommes en avait le sens eux qui croyaient que les plus grandes batailles se livraient sur un champ armés de bâtons pointus. Mais s'il y avait bien un point plus sensible encore chez l'homme que son entre-jambe - surtout celui qu'elle avait face à elle - c'était bien son orgueil. Comme toutes les femmes de l'histoire qui avaient eu assez de jugeote pour mourir de vieillesse, l'idée de remettre en cause la virile suprématie de son hôte ne lui effleura pas même l'esprit.

Ernest, s'il était réellement défunt, devait se retourner dans sa tombe en entendant sa femme remettre Edelys et Diantra avec tant d'indolence à la couronne. Malheureusement, ils n'avaient jamais été d'accord sur l'avenir et la cause de leur investissement militaire dans ces deux cas. Mais tout n'était pas encore jouer.

- Elle vous est acquise, Messire. Mes hommes ont depuis deux mois l'ordre, écrit et oral, de vous obéir en tout point, à vous et aux officiers de l'Ost. Je peux les rappeler aujourd'hui même ou les mettre a votre disposition au fur et à mesure que vous avancerez dans les terres de Diantra et Edelys.

Non pas que cela fasse une grosse différence, il n'y avait pas plus de 200 ou 300 têtes à faire tourner étant donné qu'il n'avait jamais été question de combattre autre chose que la pègre et les bandits de grand chemin.

Comme il s'y était attendu, la dame de Laval s'empressa de saisir la main qu'il lui avait tendu. Pouvait-il en être autrement ? Aymeric, las de gaspiller sa salive en palabres avec une jeune gourgandine, avait réduit son argumentaire au à la seule nuance qui échappait au vocabulaire suderon : le glaive. Tant que Cécilie avait pu discourir sur ses droits et sa légitimité, chose dont on sait qu'elles ont été perverties dans le Sud au delà de toute compréhension, à prétendre à ses fiefs, la garce s'était fort bien acquitté de la tâche - à l'aulne de sa race, du moins. Cependant, le marquis avait-il avancé ses pions, et les Cinq savent que ce n'était pas là qu'une image, et il n'avait trouvé guère plus d'opposition devant lui.

Tout cela était bel et bon, et aux explications de la jeune femme, Aymeric répondit par un geste de la main distrait. Les modalités lui importaient peu, car en vérité, le nombre des occupants était anecdotique. Certains, dans le camp nordien, en étaient même venus à prier Othar pour que les missives se perdent et qu'on leur oppose une résistance, tant le désir de vengeance était grand.

Or de vengeance, Aymeric n'en avait cure. C'est son désir de justice - dont il estimait devoir être, au regard de ses actes vertueux, le premier bénéficiaire - qui l'avait amené dans le Sud, et non l'envie de punir quelque félon. « Vous m'avez donné votre parole que justice soit rétablie dans les terres du Roy, madame, c'est là amplement suffisant, lui répondit-il avec hauteur, comme s'il eut désiré rappeler à la dame que dans le Nord, un engagement n'était pas chose vaine. La duchesse peut se féliciter de vous avoir comme vassale. Vous qui siégez, je gage, à son conseil de régence, sauriez vous leur transmettre un message de ma part ? »

Bien l'affaire était conclue. Dans son fort intérieur, Cécilie soupira de soulagement, quoi que son masque de bienséance et d'assurance n'en laisse rien paraitre. Il la sous-estimait surement tout comme il lui jetait Isgaard en pâture et l'un comme l'autre de ces comportements était pour le mieux.  

Enfin Langehack allait pouvoir retrouver la place qui était la sienne : un joyaux parmi tous ceux de la couronne. Et Missède pourrait alors dormir sur ses deux oreilles sans porter à bout de bras, les décisions hasardeuses des généraux, chefs de guerres et alliés hésitants. L'homme qui se faisait voix du Roi aujourd'hui n'était pas spécialement sympathique à la missèdoise. Il était aussi bestial que ses congénères et elle doutait encore de la valeur de sa parole, mais au moins il engageait sa personne au lieu de repousser les rencontres et d'annuler les rencontres à coup de lettre. Restait à savoir si ses motivations étaient vraiment aussi droites qu'il l'annonçait.

- Je leur transmettrai mot pour mot " elle avait assez confiance en sa mémoire pour le promettre.

Alors qu'il s'apprêtait à révéler son offre à la dame de Laval, Aymeric hésita un instant. N'eut-il pas meilleur temps d'envoyer un messager à destination de Langehack lui-même ? Que lui assurait que ses mots soient bien reportés auprès de la duchesse et de son entourage, à travers la bouche de la baronne de Missède. À l'inverse, s'il parvenait à faire de celle-ci sa complice, le marquis pourrait se targuer d'avoir d'ors et déjà un pied dans la porte, tant il est vrai que le langecin ne comptait plus guère de vassaux. Adonc, le marquis décida de jeter la prudence aux orties - c'était suffisamment rare pour le souligner.

« De grâce, ne le faites pas, je ne voudrais me fâcher avec la duchesse, lança-t-il d'un ton badin. Au contraire, madame, je ne doute pas que vous saurez tourner mes mots mieux que moi-même. Ne dit-on pas qu'au Sud de l'Avosne, le rhéteur est artiste ? » La flatterie était éhontée autant qu’hypocrite. En effet, le marquis méprisait allègrement les suderons se targuant de sagesse pour mieux cacher leurs forfaits. « Je serais bref, Dame Cécilie : je cherche une alliance avec le Langecin. Autrefois, Séraphins et Sephren demeuraient grands amis ; les ducs d'antan firent édifier leur palais, au Nord de ma cité, selon les goûts et les canons de la cour langecine. Si la révolte des barons n'avait eu lieu, je gage que feu Merwyn eut épousé la jeune Ashénie, mais là! Je m'égare. » Il eut aisément pu discourir sur la manière dont nombre de condotierres scylléens avaient autrefois gagné le Nord en quête de richesses et d'aventure, ou comment la cour des ducs s'était un temps fait le refuge des artistes, et la plus grande pourvoyeuse de soie langecine. « Je crois que c'est la nature même qui est encline à cette alliance : Serramire recèle de ce que manque le Langecin, et inversement. Vous même n'aviez vous pas pourvu vos fiefs en grain serramirois, l'automne dernier ? » Eut-il fait son offre à la veille de l'hiver, que le marquis aurait peut-être raflé la mise aussitôt. « Tant que Méliane demeurait duchesse, je me refusais à faire une offre pareille, car aux côtés de son infâme amant, votre suzeraine s'était acquittée de moult félonies. Oncques mais! Il ne sera pas dit que je juge coupable la fille des fautes de la mère, et puisqu'à travers vous, je constate le souhait du langecin de retrouver la paix et l'amitié du Roy, je n'hésite moi non plus à tendre ma main. Je l'ai dit plus tôt : je ne suis pas venu par désir de vengeance, mais de justice. Or, la justice est à double tranchant : car s'il nous faut veiller à ce que le Roy obtienne réparation pour les crimes commis contre lui, je n'oublie non plus ceux qui furent lésés par la couronne. » Sa logorrhée lui asséchait la bouche ; il but copieusement de sa coupe, fixant Cécilie dans les yeux, tâchant d'y découvrir si la dame suivant bien le fil de sa pensée. « Voila mon offre : mon fils, depuis cet hiver, est en âge d'être marié. Il en sera de même pour la duchesse dans quelques années : fiançons les, pour qu'une fois notre Sire remonté sur son trône, Langehack et Serramire puissent retrouver ensemble leur grandeur d'antan. Je renoncerais à toute dot, et au contraire, je m’emploierais à ramener à Langehack ses vassalités. »

Ç'avait été tout sauf bref.

- Votre offre sera transmise, Messire. " répondit-elle simplement sans protester.

La fin du repas se passa plus posément en fausse politesse et en remarques mornes. Cécilie mangea peu, préférant épargner à sa robe la sauce la sauce d'un plat qu'elle maîtrisait mal, plutôt que d'y goûter. Les gardes observaient en chien de faïence et tout le monde fut bien content de pouvoir retrouver ses pénates.

En repartant, Cécilie aurait rit de bon cœur. Le soulagement se disputait avec l'amusement le plus profond. Dieux que certaines situations étaient dantesques. Elle n'aurait jamais cru que les choses se passeraient si bien.

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