Hôtel bleu [PV Louis de Saint-Aimé]

Huitième jour de la première ennéade de Barkios,
An X du XIème Cycle,
Rochenoire, Médian

« Jamais vu de ville aussi vide de putains... »

Du haut d’un balcon, le brave Foucart regardait la clique de soldats emmener tour à tour femmes et libertines, pour leur plus grand plaisir, et le plus grand désarroi des citoyens. Foucart se faisait vieux, et courir la gueuse était un sport qu’il n’avait plus l’habitude de pratiquer. Aussi, lorsque l’occasion se présentait, force était de constater qu’il finissait dans les derniers pour rafler la mise. Et qui voulait donc d’une poule au bec abîmé, au plumage rabougri et aux manières de bûcheronne ?

Lothaire avait réquisitionné un petit hôtel particulier habité par une famille bourgeoise de la ville. Elle n’avait pas été difficile à mettre dehors, son seul mâle étant parti avec la coûteuse expédition wandraise. Le berthildois avait conservé les meubles et les domestiques, ainsi qu’une cave à vin qui aurait fait pâlir n’importe quel amateur. Aussi, devant la profusion de toutes ces bontés et ces loisirs, Lothaire trouvait que son fidèle sergent était un peu rabat-joie. Il leva une main en l’air, faisant un arc-de-cercle pour désigner la pièce.

« Tu as toutes les distractions du monde ici, et la seule chose que tu souhaites satisfaire c'est ta queue ? Ne penses-tu donc qu'avec ton dard ? »

Foucart cracha un mollard dehors, puis se retourna et rentra dans la pièce, main sur le pommeau de son glaive.

« Tous les hommes pensent avec leur dard, messire. C’est ce qui fait d’eux des hommes, non ? »

Le seigneur sourit, et leva les yeux vers cet homme niais qui lui servait d’ami intime. Il s’autorisa un petit rire grinçant, avant de dire :

« Mon bon Foucart, je dois être un homme d’une autre race en ce cas. »

Une légère lueur passa dans ses yeux.

« La race de ceux qui pensent avec leur tête. »

Un serviteur frappa à la porte de la pièce. Lothaire l’autorisa à rentrer. Cet adolescent frêle et chétif avait sans doute échappé à l’enrôlement grâce à ses dispositions peu nombreuses, à moins qu’il n’en ait été sauvé par ses maîtres, au prix de l’assouvissement de quelque vice caché… L’éphèbe se racla la gorge, dont sortit néanmoins cette voix presque féminine :

« Monseigneur, votre invité est en avance. »

Lothaire perdit son sourire et se releva prestement, faisant branler son bureau et s’effondrer une pile de livres. Tant pis pour ces bouquins, aux drows ces bouquins ! La venue du sympathique petit Louis était bien plus importante qu’une rangée de tomes aussi communs qu’ennuyeux. Le seigneur castellois regarda Foucart et lui demanda :

« Comment suis-je ? »

Le sergent d’armes le regarda de la tête au pied, avant de grogner :

« Comme d’habitude, vot’ seigneurie. »

Pourquoi avait-il espéré entendre une autre réponse que celle-ci ? Lothaire ignora promptement la réponse. Vêtu de ses habits de campagne, mais nettoyés et parfumés, il avait décidé cependant d’aller rattacher son baudrier, et d’appeler son encapuchonné de conseiller pour lui demander de s’enfermer dans une chambre adjacente. Fin prêt à recevoir le régent du marquisat, Lothaire de Ronceroc descendit les escaliers d’une marche toute mesurée, cherchant à rester digne tout en cachant son empressement. Car depuis le début de la campagne, jamais le jeune homme n’avait été disponible aux bons moments pour parler de cette situation alarmante qui secouait le pays à l’est du Balgure. Si les nouvelles qu’il recevait de Casteldulac étaient loin d’être mauvaises, il savait qu’il ne pourrait s’éterniser longtemps ici sans voir ses soutiens faillir ou rejoindre l’autre camp. Mais avec un homme comme Louis de Saint-Aimé à ses côtés, combien de temps le chevalier de Saint-Cyril pourrait-il encore lui tenir tête ?

En bas, devant l’entrée, la cible de tous ses espoirs attendait que vienne l’hôte et sa suite. Et Lothaire, en bon maître de maison, si nouveau soit-il, s’approcha de son suzerain avec un sourire diplomate, et leva les bras.

« Votre Excellence, bienvenue dans ma nouvelle demeure. Je ne m’y éterniserai point, mais avant d’affronter le reste de la campagne, j’ai pensé qu’il s’agirait-là d’un endroit parfait pour me ressourcer. »

Il vint lui présenter son bras, afin qu’ils se l’empoignent comme les hommes de guerre. Il ajouta :

« J’aimerais vous féliciter à nouveau pour cette prise de choix. Rochenoire et ses hauts murs ne vous auront pas stoppé longtemps. »

Foucart, à quelques pas derrière son maître, maugréa dans sa barbe. Prise de choix, prise de choix…

Et ses putains, dans tout ça ?

Relevant plus du canard que du cerf, Louis s’était octroyé un temps dans la flotte bouillante et c’était d’un prompt réconfort! L’émotion des derniers jours éprouva le Saint-Aimé plus que le siège en son grand complet, or un moment de silence dans la bassine ne pouvait que lui être bénéfique. Ainsi, peu de temps s’en fallu pour que flotte à la surface de cet étang artificiel quelques dépôts crasseux. Car oui, si Louis appréciait la chaleur de l’eau, ses plus imminents alliés eux, appréciaient leur Suzerain plus propre, c’est-à-dire non malodorant, les ongles noircis jusqu’à la racine et les cheveux aussi gras que du cochon en brochette! Tandis qu’il frictionnait sa peau de savon d’un frottoir, il fit venir au pan de la porte de cette salle d’eau, un jeune échanson dont il avait réquisitionné les services pour qu’il y fasse la lecture de ses prochains entretiens. Ainsi, le jouvenceau s’affaira à souffler par l’interstice du portail de bois la fastidieuse liste ainsi que les sujets à aborder, tandis que soupirait d’ennui le cervidé. Après le tumulte qu’il avait vécu, les affres du siège et la conquête de la citée, aborder des problématiques telles que l’hygiène de leurs hommes, avait de quoi tuer d’ennui plus d’un homme! Mais ce calvaire s’abrégeât le temps d’un moment, où miséricordieux, le jeune-homme s’accorda une pause alors qu’on lui souffla à l’oreille quelques conseils.

Le silence. La paix. Jusqu’à ce qu’une voix incertaine, dénudée de toute assurance, ne brise cette quiétude.

« Votre Excellence … C’est … Hm. Lothaire de Ronceroc, il … Il vous attend, monsieur. Nous avons oublié de le mettre en tête de liste. »
« Quoi?! Maintenant? »
« Dans un demi-tour d’aiguille, monsieur … » Cette réponse attisa tout l’agacement possible du cervidé, qui se redressa si prestement de sa bassine, que la flotte s’en vit chassée et s’écoula jusque sous les pieds du pauvre jouvenceau, par de-là la porte qui les séparait. Point de jurons, seul le grommellement furibond du jeune régent accompagnait les clapotis d’eau sous les pesants pas de ce dernier.

« Faites venir ma lessive sans respit! J’espère qu’elle a été bien torchée! » Personne n’avait habitude de l’entendre aboyer de la sorte, mais l’empressement dans lequel on l’avait soumis malgré lui, forçait même le plus doux à faire montre de fermeté. Ainsi, les quelques bonhommes réquisitionnés et prédisposés à répondre aux besoins du régent, s’empressèrent à leur tour pour dégotter à leur nouveau maître quelques morceaux respectables à lui affubler. Depuis le départ de Cantharel, aucuns de ses costumes, même ceux d’apparats, n’étaient épargnés d’usure. Des braies amples dont le tissus était marbré de quelques entailles, d’imposants bottillons au cuir noirci ainsi qu’un surcot tout aussi sombre, mais arborant les quelques teintes vertes forêt de ses armories : voilà comment on avait nippé le régent.

Pile poil à l’heure, c’est accompagné d’une suite de gaillards enhardi de leurs harnois, que se présenta Louis à la demeure nouvellement acquise du Ronceroi. D’un prime coup d’œil, il dut avouer que son hôte avait bon goût. Si Lothaire avait refusé la location gratis d’un morceau du castel de Rochenoire, ce n’était que pour trouver mieux et, pour cause, le baraquement de fortune avait du style! L’endroit, pour une raison qui lui échappait, s’était esquivé à la tempête qui ravagea la citée, lors de sa prise forcée. Les incendies, les pillages, le vandalisme, tout cela avait échappé à la bâtisse qui désormais, brillait sous l’étendard de son nouveau propriétaire. Trouvant endroit ou ancrer leurs palefrois, les reîtres ainsi que leur maître s’approchèrent de la porte principale, où se chamaillait une bleusaille avec son confrère. À l’instar de deux bambins s’houspillant pour un jouet quelconque, les deux soudards eux, tiraient sur chacun des bras d’une femme de petites mœurs au visage défait, aux traits éreintés et à l’allure louche : à tous les coups, la coureuse de rempart avait vaillamment travaillée toute la nuit durant!

« Faites place au régent! » Tonna d’un ton inquisiteur l’un des cavaliers, faisant s’esquiver dare-dare les deux hères pesteux et leur sac à foutre. Peu de temps s’en fit, pour qu’on annonce officiellement l’arrivée du Saint-Aimé et de fait, s’annonça à son tour à lui, l’hôte de la maison. Louis mesura Lothaire d’un air avenant, l’œil bienveillant et l’accueillit d’un bras solide au sien, qu’il empoigna en franche camaraderie.

« Profitez, profitez ! On ne saurait vous tenir rigueur de vous épanouir pleinement avant la suite de notre campagne. » Un sourire conquis ses lèvres, qui se retroussèrent jusqu’à ses oreilles.

« Je n’ai pas su mener un coup d’acier dans le gras Velterien, avant que nos hommes n’en conquissent pleinement les murs de Rochenoire. C’est à eux, mon ami, qu’il vous faut offrir vos remerciements. » Et ce ne fût là guère lancé sous le ton de reproche, la modestie était fière alliée de Louis et il ne pouvait s’accaparer tous les mérites d’une prise qu’il ne devait qu’à la vaillance de ses hommes. Une œillade aux alentours, profitant du décor, pour ensuite enchaîner :

« Alors, alors! De quoi devons-nous traiter? » Lança-t-il, bien qu’il se douta bien franchement de quoi il allait en retourner.

Qui des hommes d’armes ou des hommes de commandement étaient les plus méritants, à dire vrai ? Était-ce, comme le préconisait Louis, le grondement des cris de guerre et la morsure des lames qui permettaient la victoire ? Ou, comme préférait avancer Lothaire, l’intelligence des puissants et la sagesse du poliorcète qui la rendaient possible ? Sans tête, une armée n’était qu’une horde de paysans menant leurs vouges comme des socs de charrue. Et pourtant, sans un millier d’hommes pour pousser les béliers, comment les seigneurs pouvaient-ils espérer pénétrer dans la cité ? Le débat était stérile, car Lothaire savait pertinemment que l’un ne pouvait vaincre sans l’autre, et inversement.

Aussi, le seigneur de Casteldulac choisit de ne pas relever, et préféra répondre à l’autre question, plus pressante, que lui assénait Louis dans la plus directe des approches. Avec ce même sourire au visage qu’alors, Lothaire répondit :

« De l’avenir, monseigneur. Le plus important de tous les temps. »

Lothaire recula d’un pas sur le côté, et leva une main vers l’escalier, invitant ainsi son hôte à entamer l’ascension vers la salle à manger. En montant les escaliers, il dit à Louis sur le ton de la conversation :

« Vous n’êtes pas sans savoir que la mort du seigneur Valerian a troublé bien des esprits dans le pays de Balgure. Le malheur veuille qu’en l’absence d’un véritable héritier, il a fallu que son entourage proche prenne des décisions rapides et radicales, afin d’éviter l’anarchie et le chaos. »

Ils arrivèrent à l’étage, sur les planchers duquel s’étendait une grande table et des cathèdres rehaussées de velours. Pure arrogance bourgeoise, qui étalait son argent comme une catin ouvrait son décolleté, tout le mobilier de cette pièce transpirait l’exagération, l’ostentatoire. Épargnée par le pillage, cette maison était sans doute tout ce qu’il restait de la présomption de Rochenoire et de ses habitants si hautains. Quoi de plus insupportable pour leur dignité dès lors qu’elle serve comme la demeure temporaire d’un seigneur étranger ?

Les serviteurs se mirent en branle, apportant coupes et amphores de vin, plateaux de fromage et de pain, pour faire patienter papilles et estomac pendant que les pièces de viande cuisaient dans les fourneaux de la cuisine. Lothaire présenta un siège à son suzerain, et ne s’installa dans le sien qu’une fois seulement que le jeune homme y fut confortablement assis. Il se saisit d’une coupe de vin, mais ne la porta pas encore à sa bouche, préférant clarifier ses dernières phrases.

« Armand, le chevalier à qui fut confié le bailliage de Saint-Cyril, a usé de sournoiserie pour priver Casteldulac de son seigneur. Ayant été le pupille de l’ancien seigneur Martin, et le dernier compagnon de son fils Valerian lors de son tragique assassinat, je me suis empressé de sécuriser sa sœur, et de protéger ses intérêts contre l’instigateur de toute cette tragédie. »

Lothaire fit un sourire contrit.

« Mais, il semblerait que le meurtrier soit tenace, et refuse de se soumettre. Une bien triste épine dans mon pied et, si j’ose dire, dans le vôtre également. »

« Alors que sur toutes les lèvres les gens parlent du présent, vous, me parlez du futur. Là, je vois bien que vous avez emporté avec vous les soucis de votre pays en campagne. Adoncques, quel genre de suzerain serais-je si je vous en tenais rigueur? N’est-ce pas là bon signe que vous avez à cœur le bien être de vos gens? » En quelque sorte, Louis ne pouvait penser autrement ; c’était là aussi l’une de ses préoccupations principales ; quid du futur de ses terres souffreteuses de leurs dirigeants?  Pieds et poignets liés à cette grande entreprise, que pouvaient-ils faire d’autre, si ce n’est que la préparation de cet avenir florissant?

Louis emboîta donc le pas à l’invitation et tâcha de réserver à son hôte l’oreille attentive qu’il méritait. Aux yeux du régent, Lothaire restait somme toute un sombre inconnu, dont il entendit le nom se soulever à quelques reprises, mais sans plus. En seulement, le bougre, bien qu’inconnu de la Régence, répondit présent à la seconde qu’on mandatât son pays à la guerre. Pour cela et pour cette unique raison, il y gagna toute la considération du cervidé.

À mesure qu’il escalada les nombreuses marches, une odeur pestilentielle fit siège à ses narines. C’est que cette histoire, dont Lothaire ramena d’entre les morts, emmena avec son souvenir l’odeur pestiférée d’un putois rancit! Car la mésaventure de Valerian avait fait parler d’elle et par la branche, avait soulevé un nuage de racontars tout aussi déprimants. Excepté la lettre faisant part de la succession d’Armand le Chevalier à la tête de St-Cyril, plus jamais on fit mention de cet incident comme d’un malheureux concours de circonstances, mais d’avantage comme celui d’un assassinat brillamment fignolé. Au grand damne de ces conteurs d’histoires, dont le récit avec le Karkand racontait la félonie d’un meilleur ami envers son suzerain, la guerre du Median enterra six pieds sous terre au gouvernement Berthildois, l’ombre d’un réel complot.

Louis posa son séant sur le fauteuil et s’y cala confortablement, bien qu’il refusa le godet de picrate ; il était certes assez tôt pour boire ailleurs mais ce jourd’hui, l’heure ne s’y prêtait pas encore. « Vous me faites le témoignage de bien lourdes allégations, mon ami. J’eus ouïe dire en effet de l’effroyable incident qui conduisit au trépas le seigneur Valerian, mais on s’est bien gardé d’accuser le chevalier Armand de cet effroyable crime … » Ainsi, il patienta un instant, comme pour sonder ses réactions immédiates. Il venait tout de même d’accuser l’un de ses imminents vassaux à l’un des plus odieux crimes, si ce n’est le pire d’entre tous. Cette œillade qu’il porta à Lothaire pourtant, lui sembla somme toute sincère et il n’y vit que difficilement l’ambition d’un homme à vouloir s’élever au dépends d’un autre. De surcroît, les palabres entourant cette histoire gagneraient en crédibilité, si Lothaire venant à convaincre le cerf d’étayer ses soupçons.

« Cette épine dont vous me faites part, jamais ne m’a harassé. Car voyez-vous, l’on ne m’a narré que du bien à propos d’Armand, dont il s’est précipité à faire le témoignage de sa fidélité envers le nouveau seigneur de Casteldulac, le Roi Bohémond. » Louis cette fois fronça du regard d’un air dubitatif. Il avait beau être jeune, ces mois loin de son chez-lui lui octroyèrent quelques années de vieillesse. Il n’avait guère plus l’air du bambin d’autrefois, mais d’une pâle copie de son défunt père, dont on vantait les mérites de sa robustesse jusqu’aux confins des terres du Sud.

La mornifle eut été dure à digérer.

Lothaire gardait cependant son sang-froid de reptile du mieux qu’il le pouvait, plongeant ses yeux myosotis dans ceux de Louis, coude sur la table et doigts sur le menton. Son regard sondait littéralement le régent du Berthildois, comme s’il s’apprêtait à y déceler la moindre trace de plaisanterie ou de mésaise. Rien de tout cela, cependant. Et Lothaire ne put qu’encaisser la nouvelle en silence et sans rien montrer. Pourtant, les dieux savaient qu’il avait envie de mettre une torgnole à quelqu’un !

Alors comme ça, non seulement Louis de Saint-Aimé n’avait jamais entendu parler de la version officielle du meurtre de Valerian, mais celui-ci était aussi persuadé que la seigneurie était retournée entre les mains de ce braillard de marquis-poupon. Lothaire fut pris d’un doute affreux, d’un soupçon qui vint d’abord lui chatouiller la colonne pour ensuite se déverser dans tout son être. Toujours perplexe, il arqua un sourcil, seule preuve physique de son état dubitatif, et demanda :

« Vous… n’avez pas reçu ma lettre, monseigneur ? »

Son visage se tourna inexorablement vers le vieux Foucart, adossé contre un mur à l’autre bout de la pièce. Ce dernier se raidit comme la corde d’un arc, et lança un regard alarmé à son suzerain. Il posa nerveusement la main sur le pommeau de son épée, jouant avec.

« Foucart, c’était ta mission. »

Le sergent fut comme fouetté sur place, et retrouva soudainement l’usage de la parole et du geste, écartant les bras.

« Mais j’l’ai fait, messire ! J’ai donné la lettre à Roussard, un d’mes gars ! Il m’a dit qu’il avait bien r’mis la lettre ! »

Lothaire plissa les sourcils.

« Ton Roussard est sans doute un menteur et un traître. Je narrais toute l’histoire au régent dans cette lettre, et il n’en a pourtant jamais lu la moindre ligne ! »

Foucart se sentit saisi d’effroi. Toujours avec cette rigidité malaisante, il fit une courte et rapide révérence, avant de s’éloigner vers l’escalier, sans doute à la recherche du fameux Roussard. Lothaire regarda un instant son vin, qu’il n’avait plus tant que cela envie d’avaler, puis reposa inévitablement ses prunelles sur Louis de Saint-Aimé.

« Votre Excellence, vous me voyez confus et atterré d’apprendre que la vérité ne vous est point parvenue aux oreilles. »

Il s’humecta les lèvres, ne sachant trop comment son interlocuteur allait prendre ce qu’il s’apprêtait à dire :

« Sans vouloir vexer Son Excellence et Sa Majesté, Casteldulac me revient… de droit. »

Dehors, Foucart écumait la ville comme un démon parcourant la terre. Il poussait ceux qui se mettaient en travers de son chemin, remuait paillasses et tables pour chercher ce petit paltoquet qui l’avait couvert de honte devant son seigneur. Il ne laissait derrière lui que des visages coléreux et des dents cassées, alors qu’il traversait la rue comme un tourbillon de tempête. La bataille avait beau s’être terminée il y a belle lurette, Foucart quant à lui ne comptait pas s’arrêter, et allait continuer ses ardentes recherches, quand bien même des soldats viendraient lui rappeler que Rochenoire n’avait pas besoin d’une seconde curée…

Quelle pantalonnade éhontée! Son nez ne l’avait guère trompé, cette odeur empyreumatique de tantôt brandillait réellement dans les airs et cela n’avait rien à voir avec la barbaque qui rôtissait! La tension s’aviva prestement lorsqu’il vit le regard de Lothaire foudroyer celui de son valet, ou de son assistant, qu’importe. À priori, quelque chose clochait et avant que le cerf n’en comprenne la gravité, le ton gagna un niveau d’agressivité. C’était fort curieux, tout de même, de constater l’effet que pouvait provoquer une œillade courroucée à un subalterne. Car sitôt interloqué, Louis vit reluire au front de Foucard l’égoutture de sa nervosité. Cela en disait long sur le tempérament de son hôte et confirma ce qu’on lui avait narré à son propos : au quotidien le bonhomme n’était pas un doux. Louis roula des épaules comme s’il s’attendait à ce qu’éclate plus qu’une simple rouste verbale, qu’il doive lever le ton à son tour et ordonner le calme. Le sang de misérables s’écoulait suffisamment entre les joints de pavé des rues passantes pour que ne s’ajoute à cela un nouveau meurtre. Ce ne fut que lorsque Foucard s’octroya congé d’eux, que Louis se déraidit et qu’il redonna derechef son attention au Roncerois.

« J’en appel au calme, Lothaire. Expliquez-moi. » Invita le Régent sans plus attendre, alors qu’il voyait le bougre tâcher de reprendre contenance. C’est que vu l’excitation de la dernière altercation, sa curiosité venait d’être piquée au vif. Et vu comme la scénette partit presque en couille, Louis s’octroya enfin une lampée de vinasse. L’heure était venue, se dit-il, alors qu’il trempa ses lèvres pour les humecter de jus. Cette gorgée qu’il crut prompte à apaiser l’ambiance oppressante qu’il venait d’assister, lui resta prit au travers de la gorge comme un ossement de poularde. On venait de lui annoncer de but en blanc que le Roi s’était approprié injustement une terre qui revenait au Roncerois. Adoncques, ce n’est qu’après une quinte de toux bien relevée et de quelques coups au sternum, qu’il revint vers son hôte, les joues rosies et le regard froncé à outrance.

« Je vous demande bien pardon? » Son plaidoyer se devait d’être bien convainquant, car Louis n’entendait vraiment pas devoir condamner l’un de ses braves à la lèse-majesté.

Là, pendant un bref instant, Lothaire fut sidéré de voir un autre cerf en lieu et place du faon. Regard froncé, front vers l’avant, et cette barbe qui ne cessait de pousser depuis le début de la campagne… A s’y méprendre, Godfroy pourrait être revenu d’entre les morts. Non pas que Lothaire l’eut beaucoup fréquenté, mais il lui était déjà arrivé de le voir ainsi concerné, assis sur une chaise. Quelque chose dans ces yeux bleus magnétiques appelait à l’autorité, une caractéristique que Lothaire s’était toujours considéré posséder, mais qu’il pouvait enfin voir dans ceux d’un autre homme que dans son simple reflet. Oh, pas de doute. Louis de Saint-Aimé, régent de Sainte-Berthilde, avait bien changé. Comme tous ici.

Lothaire avait su que sa phrase, non clarifiée, aurait le même effet qu’une bifle inattendue. Aussi n’était-elle que le préambule au plaidoyer qu’il s’apprêtait à soutenir. Sans tarder, il leva une main en direction d’un autre serviteur, sans même le regarder, et prononça distinctement :

« Le contrat de mariage, les titres de propriété, et la réponse du bourgmestre de Georgeon. »

L’homme de serve condition s’inclina devant les deux puissants, et partit par une porte dérobée en direction d’une énième salle de cet hôtel particulier. Pendant ce temps, et afin de ne pas laisser Louis dans une expectative qui ne ferait que l’énerver, Lothaire reprit son explication.

« En rentrant de la désastreuse chasse qui coûta la vie au seigneur Valerian, moi et le chevalier Edmond Gamelin nous sommes mis d’accord pour dénoncer le véritable coupable ; Armand de Saint-Cyril, qui fut le seul dans l’entourage de notre sire à ne pas venir. Afin de protéger les intérêts de la sœur de Valerian, et selon mon droit de cousinage, j’ai pénétré en la forteresse de Casteldulac afin de la sécuriser. Valérie, la sœur du défunt, s’est mariée à moi peu après, et la plupart des chevaliers du pays m’ont juré allégeance. A la différence de sieur Armand qui, semble-t-il, eut trahi celui de qui il détenait son bail pour se tourner vers un autre suzerain, bien que celui-ci soit plus grand, plus légitime et plus puissant que je ne le serai jamais. »

Le servant revint de la même petite porte par laquelle il s’était éclipsé. Il avait avec lui un monceau de paperasse, certains vélins fortement nouveaux, d’autres beaucoup plus anciens. Lothaire fit signe au garçon d’approcher, et se saisit ensuite de la preuve de son mariage avec Valérie d’Adhémar, la posant sous le nez de Louis.

« Signé par un représentant du clergé de Néera. Et ce avant-même que le chevalier de Saint-Cyril n’ait décidé de se détourner de moi après son crime abject. »

Voilà la défense que Lothaire pouvait se permettre ici. Des armes en papier. Inefficaces sur un champ de bataille, elles prenaient tout leur sens dans une escarmouche juridique, et faisait changer de camp bien plus d’hommes que ne le ferait jamais l’acier. Cependant, une fois de retour près du Balgure, d’autres cordes s’accrocheraient à son arc. Le bourgmestre de Georgeon, craignant pour sa position, avait rejoint Lothaire, et empêchait présentement que Saint-Cyril puisse s’engager dans quelque conflit que ce soit. Mais s’il voulait gagner la guerre, il devait amener avec lui plus gros parti encore qu’il n’avait déjà réuni. Et apparemment, Armand avait eu la même idée.

Lothaire se dit soudainement qu’il aurait aimé jouer aux échecs avec cet homme. Avant de lui couper la tête, bien entendu.

Il ne sut se départir de son air aggravé, ni même de son regard dubitatif : c’était trop gros pour le croire. Comment la succession d’une telle terre, sut s’en tenir au secret ? La vague que génère habituellement un tel évènement, ne suffisait-elle guère à employer tous les moyens pour obtenir la bénédiction de leur Suzerain? Apparemment non, seule une missive suffisait, à tous les coups! Enfin, Louis patienta qu’on lui emmène les preuves des allégations de son vassal, que lumière soit faite sur cet imbroglio de poids. Une fois la paperasse rassemblée devant lui, Louis abaissa le nez vers iceux pour les éplucher sans plus attendre. Tout y était, sans que rien n’y manque. Ainsi c’était donc vrai : Casteldulac possédait désormais de nouveaux Seigneurs, aux noms de Lothaire de Ronceroc et de Valérie d’Adhémar.

« Ehh bien … » Peu à peu, ses traits se déridèrent, bien que persista une pointe d’agacement dans le fond de son regard azuré. « Si la Damedieu fut témoin de vos vœux solennel, que puis-je sinon vous reconnaître comme tel? » Sa piété joua en faveur de Lothaire, pour cette fois. Louis repoussa son richissime fauteuil d’un élan du fion, puis se redressa de tout son long pour abaisser son menton carré vers Lothaire, duquel il incita à faire de même d’un geste de la main.

« Le moment s’y porte mal et j’entends bien corriger le tout une fois revenus en nos pénates, mais pour l’heure, voici ce que je vous demande : ployez le genou et jurez allégeance à votre Suzerain légitime, le très pentien et très juste Bohémond de Phiiram, Marquis de Sainte-Berthilde. » Du haut de son imposante charpente, Lothaire n’avait pas tord : l’héritier des Saint-Aimé avait tout de son paternel, si l’on omettait ses valeurs douteuses et son ambition démesurée. On savait Louis bon, bienveillant et juste, mais là, alors que la campagne battait son plein, que les journées défilaient à vive allure, une allure austère s’installa confortablement chez l’homme. Si bien, que certains venaient même à craindre que jamais, il ne saurait revenir le même. Pour l’heure, ce qui lui importait, c’était de peser la véracité des faits et commença par en juger le sérieux de la prochaine déclaration de Lothaire. Un homme dont les mains étaient empoissées de sang et dont la conscience couvait le meurtre, la félonie et la fourberie, ne pouvait froidement jurer sans se compromettre, non?

La brise de la victoire caressa Lothaire, alors que son hôte invoquait le nom de la Damedieu et se relevait pour le toiser de toute sa stature. Un soulagement qui ne suffisait cependant à briser le masque du fier, qui continuait d’arborer sa mine sérieuse, garante de son honnêteté. Il lorgnait toujours sur le régent, se préparant à l’inévitable. Car s’il s’était relevé, ce n’était point pour s’en aller rejoindre les latrines, mais pour faire s’agenouiller celui qui n’avait encore point rendu l’hommage.

Lothaire se releva ni trop vite, ni trop lentement. Un geste calculé, solennel. Ses yeux se plongèrent dans ceux de Louis et il ploya le genou en lui offrant ses mains réunies, déclarant :

« Recueillez pour Sa Majesté ces mots sincères : je jure allégeance au Roi légitime Bohémond Phiiram, marquis de Sainte-Berthilde. J’aimerai ceux qu’il aime et me détournerai de ceux dont il se détourne, de céans et jusqu’au glas. »

Lorsque le chevalier se releva, il sentit un poids lui échapper des épaules et tomber dans le néant. Si la guerre était loin d’être gagnée, elle tournait radicalement en sa faveur. Et avec le marmouset que Valérie portait désormais dans son ventre, asseoir sa légitimité serait plus aisée encore. Il ne serait plus un usurpateur très longtemps, à ce rythme. Peut-être qu’un jour prochain, quand Bohémond serait en âge d’aligner trois mots, il parviendrait également à faire légitimer son bâtard auprès de lui ? Isengrin deviendrait fort habile avec l’âge, tant à l’esprit qu’aux armes. Qui sait ce que pouvait réserver l’avenir…

Un serviteur rentra dans la salle à manger avec un énorme plateau, mais voyant les seigneurs debout à se regarder dans le blanc des yeux, il hésita. Il dit finalement :

« Hum… J’avais oublié l’saucisson, vot’ seigneurie... »

Lothaire tourna son regard vers le domestique, et l’invita à s’approcher.

« Pose-moi ce plateau sur la table. Les bafouillages du sieur Armand m’ont ouvert l’appétit. Et vous, Votre Excellence ? »

En regardant le plat en argent, Lothaire vit avec horreur qu’il y avait de l’andouille sternoise sur le côté droit. Quelle abjecte préparation… Un souvenir nauséeux lui remonta l’esprit, un soir d’ivresse où il n’y avait que ce genre d’andouille pour seul gueuleton, et la plus grande quiche jamais enregistrée sur le territoire du Berthildois. Avant de se rendre malade rien qu’à la vue de l’immonde charcuterie, il riva à nouveau ses yeux sur Louis, et lui proposa de s’asseoir, et de commencer à parler de choses plus réjouissantes.

« J’ai également souhaité que ce dîner se détourne de la guerre, afin que nous en soyons libérés le temps d’un soir. Cela ne peut faire que du bien à un homme, pendant une telle campagne. Une paix bien méritée, le temps d’un dîner et de quelques coupes de vin. »

C’était bien dommage, qu’il ne sache à quel point on lui mentait en ce moment … Lothaire devait avoir du sang drow, d’un parent éloigné du côté de la fesse de sa mère, pour qu’il sache soutenir de telles balivernes sans défaillir. De la sorte, Louis goba toutes ses promesses mais ne sut se départir de son air austère, dont l’annonce de cette nouvelle carabinée lui avait teinté le faciès. Les mots lancés avec justesse suggéraient l’honnêteté et la franchise, mais lumière se devrait d’être faite sur cette injustice qui accabla son hôte de ce jourd’hui. De retour au Berthildois, le temps s’y adonnerait mieux. Pour l’heure, au moins pouvaient-ils se sustenter de sorte à faire table rase sur ce malentendu malaisant. Ce ne fût qu’après une poignée de main officielle, agrémentée d’un sourire à demi-satifait, qu’il se laissa choir sur son siège.

« Il me navre de savoir que vous avez été lésé tout ce temps, alors que vous combattiez si férocement et fidèlement à nos côtés. En tous les cas, il me plait ce jourd’hui de vous connaître autrement que de nom : les prouesses de vos hommes autant à Rochenoire qu’à Valdrant vous précèdent et c’est une chose que je porte à votre crédit. » Encore une politesse et hop, le repas pouvait commencer. Et c’est avec une faim de loup, le genre de faim qui arrachait de l’estomac des hommes la pire des sérénades : les borborygmes de l’affamé. Ne fêtaient-ils pas la nomination officielle de Lothaire au titre de Seigneur de Casteldulac? La chose méritait bien d’être arrosée bellement! Ainsi on fit ouvrir des bouteilles de rouge et l’on remplit les godets des deux, déliant enfin la langue de Louis pour que s’enchaîne des propos moins soutenus et surtout, moins pesants. Le badinage était au rendez-vous et enfin, ils purent l’espace d’un repas, oublier les aléas de la guerre et de l’ambiance de merde qui régnait en leur sillage.