Plaider l'Absolution [PV Haldren]

Haldren se relevait tout juste lorsqu'une elfe apparut devant lui. Plutôt jolie pour qui aime le style planche à pain, l'inconnue interpella inélégamment l'hybride en lui demandant d'un ton péremptoire à qui s'adressait sa prière. N'étant déjà pas au mieux de son moral à cause du piège magique dans lequel Loethwil l'avait enfermé en profitant de son sommeil drogué, Haldren manqua singulièrement de patience face à cette nouvelle intrusion et répondit plutôt sèchement :

Ma dame, les prières sont une affaire privée ne concernent que le croyant et le Dieu concerné. Mais puisque cela semble vous intéresser, sachez que je priais Kerhel... Kÿria, si vous préférez.

Puis sans mot dire, il tourna le dos à l'elfe et repris la route. Si un dos avait pu paraître offensé et hautain à la fois, celui d'Haldren l'aurait assurément été. Le visage de l'elfe ne lui paraissait pourtant pas totalement inconnu sans pourtant qu'il réussisse à le resituer précisément. Sans doute faut-il mettre cet échec sur l'infime probabilité de se retrouver face à deux de ses adversaires d'Eraison au même moment. Statistiquement, Hecil jouait de malchance puisque les seuls habitants d'Anaëh qu'il semblait devoir croiser se trouvaient ceux ayant été témoins de son expérience "très légèrement" destructrice conduite dans la cité envahie. Comme score de poissard, il fallait admettre qu'Haldren commençait à atteindre des sommets ces jours derniers.

Les trois marcheurs se mirent donc en marche sans mot dire, se regardant juste parfois en chiens de faïence. Halya semblait couver une colère intérieure, Haldren ruminait sa dépression et Loethwil couvait l'ensemble d'un regard protecteur un peu hautain. Point besoin d'être grand clerc pour deviner que ces trois là ne s'apprêtaient pas à partir en vacances ensemble ! Aussi, afin de détendre l'atmosphère et d'égayer nos public, nous vous proposons un moment de rigolade avec quelques blagues choisies dans l'almanach elfique de l'humour.

C'est l'histoire d'Halya et de Randil qui sont dans le désert. Il faut très chaud et le soleil est pesant. Au bout d'un moment, Halya se tourne vers Randil et lui dit "allez, on change de côté, c'est à mon tour de te faire de l'ombre".

Non ? Pas drôle ? Ok, on en essaie une autre.

C'est Loethwil qui a mauvaise haleine. Ouais, même très mauvaise haleine. Haldren lui conseille de prendre une pastille aux extraits de résineux en lui affirmant que cela ira mieux. Loethwil suce la pastille puis retourne voir Haldren qui se pince le nez et lui dit "on dirait un kerkand qui a chié derrière un sapin".

Tant pis, on oublie l'humour.

Après plusieurs heures de marche, Haldren avait mal aux pieds et traînait la patte tandis que les deux autres elfes continuaient à gambader avec une légèreté que rien ne semblait entamer. Mais son orgueil lui interdisait de demander une pause et il continuait sa marche. Ce ne fut donc pas sans un certain soulagement que l'ancien eldéen aperçut au loin la roche de Yutar à travers une trouée dans la forêt. Si deux jours de marche dans la forêt pouvait s'apparenter à une charmante promenade dominicale pour Loethwil ou Halya, pour lui il s'agissait d'un parcours du combattant. Même en observant attentivement la façon dont Loethwil se coulait dans la nature, Hecil demeurait pataud en comparaison et dépensait trop d'énergie inutilement.

- Tu pries comme un Daedhel. La prochaine fois que tu Lui rend grâce, essaie de faire comme si tu n'avais pas honte de la Mère, tien toi debout et regarde son Oeuvre. " avait-elle seulement lâché en sautant de sa branche pour les suivre sans une explication.

Elle n'avait pas jeté un seul regard à Estiam, évitant jusqu'à son contact, et ne lui répondait que lorsqu'il lui posait des questions directes. Même là, elle n'utilisait que le minimum de mot. Quant à répondre à l'autre mage, il ne fallait même pas y compter. Heureusement, il était trop occupé à broyer du noir pour vouloir entretenir un semblant de conversation.

Les heures passèrent, monotones. Dans le comportement que le drow voyait clairement comme une colère muette, Estiam pouvait distinguer toute la tension et l'attention qu'Halya portait à ce qui les entouraient. Sans qu'il n'y paraisse, Haldren n'avait jamais l'occasion de passer dans son angle mort. Jamais elle ne les devançait. La symphonie erratique de l'Annon leur appris bientôt qu'un affrontement entre plusieurs prédateurs puissants avait éclaté non loin d'eux vers le nord. Halya fut aussi soulagée de sentir la victoire de la Meute et le festin des louveteaux, bien que cela ne la détende pas d'un poil.

Lorsque la pierre de Yutar fut de nouveau en vue, Halya sortie de sa sacoche un flacon d'huile parfumée dont elle posa quelques goutes sur son foulard, prête à le remonter sur son nez lorsque l'odeur serait trop insupportable.

- Arrête de lambiner. " jeta-t-elle au drow en le rattrapant après avoir refermer son aumônière. Même avec un léger retard, il lui avait suffit de marcher de son pas habituel pour le rattraper. " Lève les genoux et déroule le pied. On a pas le temps de venir te ramasser dans les ronces. " Calant son pas sur celui, excessivement lent, du mage, ils mirent encore une bonne demie-heure a arriver a une distance suffisamment courte pour que l'odeur du charnier leur parvienne. Bien plus pour arriver aux abords du massacre... Et du soit-disant piège magique. " Alors ? Où doit-on aller maintenant ? "

Quelle chieuse celle-là, se dit intérieurement Haldren sans pour autant oser s'exprimer à voix haute. Outre qu'il ne lambinait pas mais faisait de vaillants efforts pour tenter de suivre le rythme, l'elfe aurait pu comprendre qu'après deux jours de marche l'effort physique s'avérait important pour un mage ayant quelque peu négligé cet aspect là. Bien qu'Haldren ait souvent suivi des armées en campagne, il disposait alors toujours d'une monture ou de sa magie pour avancer, l'utilisation de pieds lui paraissant indigne d'un praticien des arcanes.

Quoi ? Les pieds, c'est bon pour l'infanterie, non ?

Bref, malgré leur relative lenteur, les trois compagnons peu amicaux entre eux finirent par arriver face à la forteresse de Yutar, ou à tout le moins face à ce qu'il en restait. L'assaut des noss s'était apparenté à une véritable tempête et Haldren se fit la réflexion que les défenseurs n'avaient du avoir aucune chance face à la puissance du rituel déclenché par Loethwil. Tant de morts... tant de carnages... Uriz avait du se régaler en ce jour sombre. La puanteur des lieux devenait insoutenable, les cadavres n'ayant été ni brûlé ni enterré mais laissés à pourrir là où ils étaient tombés, ce qui fit tiquer l'archimage.

Ce manque de respect envers les morts... c'était peut-être vos ennemis mais la plupart d'entre eux espéraient juste pouvoir un jour rentrer au Puy vivre avec leurs familles.

Il avait marmonné cette phrase assez bas, ne voulant pas se prendre une nouvelle tirade moralisatrice. Les osts drows au moins s'occupaient des cadavres, même si la plupart du temps il s'agissait tout simplement d'éviter de laisser traîner des sources d'épidémies potentielles. Sans doute les noss évitaient-ils le feu pour ne pas laisser à d'éventuels incendies la possibilité de se développer ? S'arrêtant près d'un tas de corps, l'archimage vérifia qu'aucun cadavre ne remuait. A priori le cercle de rituel ne s'était pas encore activé, ou tout du moins il n'arrivait pas encore à lever un deux-fois nés pour le leur lancer dessus. Malgré tout, Haldren sentait dans l'air une aura de magie nécromantique dont la fragrance -si tant est-ce qu'une aura puisse en avoir- dépassait celle du charnier. Il fallait faire vite.

Par ici.

Sans hésiter, l'hybride s’enfonça dans un ancien corps de garde où seuls subsistaient quelques bouts de bois, vestiges misérables des tables et des lits où des soldats drows vivaient encore peu de jours auparavant. Soulevant la trappe qui menait à la cave, Hecil y descendit, pataugeant dans une gadoue qui remontait quasiment jusqu'aux genoux.

La nappe phréatique suintait jusqu'ici... super...

Péniblement, il guida ses geôliers jusqu'au mur du fond, un simple mur en brique supportant deux arcs boutants comme il en existe dans quasiment toutes les caves à travers Miradelphia. Sortant son couteau, Haldren entreprit de cogner vigoureusement à la recherche d'un son différent. Lorsque les mages du C'nros avaient entrepris de sceller le cercle de nécromancie, ils avaient ensuite fait appel à des maçons pour couvrir l'entrée du tunnel menant jusqu'à la caverne de rituel. Un sourire satisfait apparut sur les lèvres de l'ancien Ditronw Da're lorsque le pommeau de sa dague rendit un son creux en frappant l'une des briques.

Ce mur. Ici. Défoncez-le.

Pour la première fois depuis l'instant de leur rencontre quelques heures auparavant, Halya croisa le regard du mage noir. Cette fois cependant, il était plus amère que meurtrier. Elle aurait voulu lui envoyer au visage ce que les drows avaient fait à Eraison. S'il voulait critiquer, qu'il commence donc par ouvrir les yeux sur les méfaits de ses semblables ! Mais elle éprouvait une telle répugnance face à ce spectacle qu'elle n'y parvint pas. L'endroit était déjà atroce quelques jours après le massacre, mais plus de deux ennéades après, les corps laissés à la merci du soleil d'été et des animaux n'avaient pas améliorer le panorama.

Le regard accusateur de la rouquine se posa sur Estiam mais elle ne dit rien. Tandis que le mage faisait son petit examen préliminaire, elle s'approcha d'un guerrier qui avait été littéralement broyé à l'intérieur de son armure. Près de lui gisait, une épée longue à la lame noire. Aucune brèche à sa surface. ça ferait l'affaire pour le temps qu'ils passeraient ici. L'idée de prendre ces armes ne l'enchantait pas, mais elle ne pouvait pas se permettre de rester plus longtemps désarmée près du Daedhel qu'Estiam avait choisi de suivre. Elle recommanda à voix basse le Souffle de l'ancien propriétaire de cette lame, tout de même bien contente qu'il ne puisse plus s'en servir contre Anaëh, trouva une dague de facture eldéenne qu'elle passa à sa ceinture, et suivit ses deux compagnons.

Les genoux dans la mélasse, elle ne fit pas un mouvement pour venir cogner le mur de ses petits poings. S'ils voulaient éviter que le plafond leur tombe sur la tête, vieux valait qu'Estiam s'en occupe. Il pourrait facilement écarter la pierre tout en renforçant les parois.

Ils étaient comme des enfants s’envoyant mutuellement la pierre. Comme des marmots lourdement assis sur leur orgueil, le premier incapable d’assumer la portée l’ampleur de sa culpabilité, la seconde se refusant à accepter la vérité de son peuple. Sa propre vérité. Le premier agissant comme s’il était déjà entièrement changé alors que sa transition commençait à peine. La seconde comme si l’Anaëh n’eut jamais à verser torrents de sang pour se garder pérenne.

Tu te contentas de garder le silence, t’amusant presque du jeu lancé entre elle et lui. Qui serait le premier à y succomber ? Lequel serait capable d’énoncer la remarque la plus acerbe ? Quel égo flancherait le premier ? Certainement Halyalindë se montrerait-elle plus endurante. Elle qui jouait sur son terrain de prédilection. Si la fatigue mentale ne prenait pas l’ancien Eldéen, ce serait l’usure de son corps qui l’achèverait. Si près de Yutar, Hecil commençait à flancher, au bon plaisir de celle qui se donnerait à cœur joie d’inviter des cuisses brûlantes à tirer les genoux plus haut.

Yutar et ses ruines fumantes se dévoilèrent. Yutar et son odeur de mort vous avala. Triste spectacle que voici. Atmosphère maussade à laquelle celle de votre convoi faisait digne concurrence. Aucun de tes frères déjà présents n’osa vous adresser la parole, comme si les tissus qu’ils portaient au nez pour se protéger des odeurs leur eurent coupé la parole. Tout au plus se contentèrent-ils d’échanger de maigres salutations alors que vous passiez et de dévisager l’étrange être qui vous guidait. Quelques regards désolés accrochèrent le tien, le guidèrent vers les quelques amas de terre remuée d’où jaillissaient les premiers bourgeons.

Les quelques sépultures qu’ils eurent le temps d’ériger avant que le signal d’arrêt ne soit donné.

Ci et là les corps difformes, pour certains déjà atrocement gonflés par la chaleur du soleil avaient été assemblés en des tas précaires, auprès desquels trônaient les sacs emplis des graines et des fruits qu’ils seraient destinés à nourrir, quand ils seraient rendus à la terre. Parfois parmi eux tu reconnaissais un visage, une expression particulièrement marquante, et les souvenirs de l’inouïe violence de l’affrontement affolaient ton cœur… et puis tu faisais quelques pas de plus, et les laissais derrière toi, pour mieux être cueilli par les regards accusateurs de ton amie, chaque seconde plus révoltée de voir la relative tranquillité avec laquelle tu évoluais dans ce milieu.

Mais tu étais lent, particulièrement lent, depuis que vous aviez pénétré Yutar. Peut-être était-ce ta lutte contre l’odeur infecte qui te ralentissait. Peut-être ce profond désir d’être protégé de l’air vicié t’obnubilait-il plus que tu ne le pensais. Tu avançais, lentement mais sûrement. Tu ne te sentais pas défaillir, n’avais pas l’impression que ta route s’arrêterait de sitôt, et pourtant, tu sentais tes flancs comme contrits, comme avalé par un prédateur alors que tes pieds continuaient de marteler le sol.
C’est mettre le pied dans la mélasse qui t’acheva. Ta main griffue trouva le premier appui à portée, et alors que l’égaré cherchait l’entrée d’un passage secret et que les yeux d’une Halyalindë à nouveau armée se fixaient sur ses faits et gestes, ton exosquelette termina de te dévorer. Séparé de l’extérieur par les tissus subérifiés, tes narines n’étaient pas pour autant totalement libres du parfum que tu versas toi-même sur les lieux, mais au moins ainsi était-il plus aisé de le supporter. Non mais parce qu’il était atténué, mais parce qu’ainsi, tes perceptions changeaient. Ainsi, ta perception déjà exceptionnelle des Chants jouissait d’une nouvelle manière de les concevoir, car ta pensée se trouvait là dominée par la mélodie de l’armure vivante – à mi-chemin entre la Voix d’un arbre et les tonalités de tes propres lignes de force.

Ainsi étouffé, ce n’était plus ton intellect qui régnait, mais ta pensée profonde. Ton instinct.

Tu pris les devants, dérobant sa place près du mur au Mage Noir, pour y poser cinq doigts griffus.
Une étincelle lumineuse traversa les symboles tracés d’or dans le tissu végétal. La pierre émit un léger craquement, du mur de scellement jusqu’aux pierres qui le soutenaient. Tu ne t’en remettrais pas plus à l’éther.

Un mouvement de recul, et ton poing s’abattait de tout ton poids contre le mur affaibli, qui se brisa comme une amphore d’argile.

Un mouvement de recul de plus, un saut, et c’est ton pied qui s’abattait sur le crâne d’un non mort ayant fait son chemin à travers l’eau poisseuse trop près d’Halyalindë.

Voilà là où vous en étiez. Maintenant, chaque goutte d’éther compterait.

Ce ne fut pas sans une certaine curiosité que Haldren observait Loethwil alors que son espèce d'exosquelette végétal continuait à s'étendre. La nature exacte de cette étrange armure, son lien avec la Nature et ses capacités lui donnait à penser qu'il devait s'agir d'une magie druidique ou assimilée. Peu porté dans ces domaines de l'art des arcanes que les drows n'étudiaient que rarement, Haldren en était réduit à de simples conjectures. Les mages drows n'ignoraient certes pas l'existence de sortilèges elfiques profondément liés à l'Anaëh elle-même, sans toutefois en maîtriser les subtilités qu'ils avaient perdus depuis l'époque de l'Exode. D'autres magies plus sombres étaient depuis devenues la spécialité des eldéens, dont la nécromancie qui justifiait leur présence en ce lieu.

Un peu tape-à-l'oeil... la télékinésie aurait suffit, grommela Haldren en véritable râleur devant l'éternel.

Le mur détruit par Loethwil laissa apparaître devant leurs yeux un tunnel naturel s'enfonçant lentement dans les profondeurs. Sans doute s'agissait-il à l'origine d'une cavité naturelle, toutefois la régularité du sol et des traces de pioches sur les parois prouvaient que des ouvriers s'étaient un temps affairés ici. Reprenant la tête du groupe, Haldren s'enfonça dans les ténèbres sans hésitation, les galeries souterraines lui étant un milieu aussi naturel que les frondaisons de l'Annon à ses deux comparses. Si Halya et Loethwil se sentaient mal à l'aise dans ces boyaux obscurs loin de leur chère forêt... eh bien ce serait une petite vengeance mesquine bien méritée.

Le chemin n'était pas facile car le souterrain était tout juste assez large pour une personne à la fois et parfois si peu haut qu'il leur fallait se baisser pour éviter que leurs têtes ne raclent le plafond. Au bout de plusieurs minutes de marche pénible, ils aboutirent devant une massive porte qu'Haldren ouvrit sans difficulté, expliquant au passage à Loethwil et Halya qu'un sortilège de bouclier en bloquait auparavant l'entrée mais que l'assaut noss sur la pierre de Yutar l'avait tout bonnement désactivé. Écartant les battants, l'ancien eldéen pénétra pour la première fois dans la salle de rituel que ses anciens sbires du C'nros avaient entretenus pendant des décennies.

Vaguement circulaire pour un diamètre d'une petite dizaine de mètre, la salle de rituel en elle-même ne présentait aucune particularité intéressante pour un géologue. Le véritable élément structurant se trouvait sur le sol recouvert de dalles en basalte soigneusement polies par les artisans de l'Elda. Un grand cercle de rituel s'y trouvait gravé, entremêlas de lignes et de symboles ésotériques donnant à l'ensemble une certaine beauté artistique. Sur le cercle lui-même, à intervalles réguliers, cinq rubis rougeoyaient d'une lueur carmine palpitante, tandis qu'au centre du cercle un sixième rubis pulsait d'une lueur nettement plus faible.

Tout en tournant autour du cercle pour vérifier que le fonctionnement correspondait bien à ce qu'il avait lu dans ses rapports, Haldren entreprit d'expliquer aux elfes ce qu'ils voyaient :

Ne vous préoccupez pas des lignes ou des symboles, ce ne sont que le mode d'emploi du sortilège pour guider les mages devant entretenir les lieux. Le rituel nécromantique a été imprégné par des façonneurs du C'nros dans le rubis central, les cinq autres servant à l'alimenter en énergie pour renforcer ses effets.

Pris dans ses explications, Haldren en avait quasiment oublié Halya qui continuait à lui jeter des regards sombres (des regards drows, oh oh oh !) tout en tripotant la poignée de ses armes. Comme souvent lorsqu'il s'intéressait à l'art des arcanes, l'ancien Ditronw Da're oubliait le reste de son environnement. Alors qu'il continuait à parler à Loethwil qui lui semblait le plus apte à l'aider, l'ancien eldéen tournait innocemment le dos à la dame elfe, attitude que d'aucuns jugeraient pour le moins risquée.

Il y a deux façons de désactiver un cercle comme celui-ci : une débile et une intelligente. La façon débile, souvent utilisée par les mages ne comprenant rien à l'imprégnation, consisterait à fracasser ou à arracher la gemme centrale du cercle de rituel pour en détruire la stabilité. Techniquement cela fonctionnerait mais toute l'énergie accumulée dans les gemmes du cercle nous jaillirait sauvagement en pleine figure.

Haldren eut un petit sourire ironique en repensant à un tel cas s'étant produit au C'nros plusieurs siècles auparavant. Le coût des travaux pour remettre en état l'aile endommagée du grand bâtiment avait valu au Ditronw Da're de l'époque une sacrée engueulade devant l'Olath Blada.

L'autre méthode, que je vous recommande, consiste à patiemment vider les cinq gemmes réservoirs de leur énergie accumulée ces derniers jours. Une fois privée d'énergie, la gemme centrale pourra être désenchâssée du sol. Le sortilège nécromantique y sera certes toujours imprégnée -il faudrait un façonneur et du temps pour l'enlever- mais sans l'action de ses centrales d'alimentation, il sera inoffensif.

Haldren fixa son geôlier de ses yeux émeraudes, ignorant toujours la dangereuse Halya qui traînait comme une panthère en cage non loin de lui.

Un mage sachant ouvrir un flux arcanique doit le créer entre chacun de ces rubis et en aspirer l'énergie pour la rejeter au dehors. Je ne peux pas le faire moi-même... Loethwil, tu comprends très bien pourquoi... mais je désenchasserai la gemme centrale dès que je la sentirai suffisamment affaiblie. Ce n'est tout de même pas un joyau que je laisserais traîner, si j'étais vous. Mieux vaudrait ensuite l'amener à votre académie de magie à Alëandir pour qu'il soit détruit ou mis sous bonne garde.

Le piège que lui avait imposé Loethwil comme camisole de force magique empêchait Hecil d'agir, un flux arcanique ouvert rejaillissant en partie sur le lanceur et risquant d'activer le pieu de glace. Patiemment, Hecil attendit la décision du noss.

La magie tarodait désagréablement les sutures que le Pergaën avait apposées à son Souffle. Ses mains étaient de nouveau glaciale. Son dos plus tendu que jamais. Cet endroit lui rappelait l'infernale catacombe des Wandres. Elle n'aurait pas dû se trouver ici. Elle ne voulait pas que tout ça recommence. Elle ne voulait pas se perdre à nouveau.

Elle écouta l'explication du drow dans les grandes lignes, déambulant de droite et de gauche comme un lion en cage. Bien il n'avait pas menti. Ce qui ne changeait que bien peu de chose si ce n'était le temps qu'il faudrait pour qu'Estiam comprenne à quel point il s'était trompé. Bien ils pouvaient s'occuper seuls de ce problème. Les mages elfes y pourvoieraient. Il ne leur était plus de la moindre utilité. Il fallait qu'elle fasse quelque chose.

Le dos d'Haldren la narga soudain.

Elle rafermit sa prise sur le pommeau de l'épée eldéenne. Elle savait pertinament qu'Estiam l'obesrvait. Il réagirait, mais elle le connaissait assez pour prévoire ses actes dans les grandes lignes. La seule chose qui la retenait encore était une question qu'elle n'avait pas envie de se poser.

Et si elle échouait ? Et si cet homme était sincère ? Et si elle renvoyait l'un des pires adversaires que l'Anaëh ait connue vers son ancienne haîne ?

Ridicule. Sa seconde main se referma sur le manche du couteau. Les vieux contes regorgeaient d'exemple. C'était toujours en refusant de faire taire son ego que le héros créait son pire ennemis. Des histoires pour les enfants. La réalité était bien plus complexe. Pardonner ne réglait pas tout. Tebryn l'avait démontré.

Juste à côté d'Haldren, face à son dos, elle leva la lame noire. Dans un geste sec, elle amorça une descente oblique vers le cou du drow.

Aussitôt, la roche et l'eau dansèrent pour lui barrer le passage avec une précision parfaite. Sa lame s'immobilisa avant de heurter la roche. Elle n'avait jamais eut pour vocation de descendre d'avantage. Non. A la place, la dague qui pendait à la ceinture de la guerrière fusa. Mais là encore, elle ne fusa pas vers le mage noir, évitant d'un cheveux la fée d'eau qui aurait du lui figer la main avant qu'elle ne touche au but. Sans avoir jeté plus qu'un regard du coin de l'oeil pour ne pas trahir son attaque, Halya laissa le manche de la dague glisser entre ses doigts.

Passant sous l'arc de terre, la lame alla se ficher dans le coude d'Estiam, là ou l'articulation affinait le plus l'épaisseur de son armure. Le coup n'était pas bien grave étant donné ce qu'il avait déjà subit à maintes reprises, mais la douleur et la surprise le déconcentrèrent assez pour que ses créations élémentaires se désintègrent. Alors seulement, l'épée d'acier noir descendit violement.

Dents serrées, elle n'émit pas le moindre grondement, mais ses yeux verts luisaient d'une ombre avide. Folle...

Elle allait se débarasser de ce psychopathe qui avait déjà fait coulé trop de sang. Il allait payé pour chaque mort d'Eraison et d'Eteniril qu'il avait sur les mains. Après ça, Anaëh serait débarasser d'une menace incommensurable.

Après ça...

Au dernier instant, et cette fois en lachant un hurlement de rage, Halya fit tourner la lame. Le pommeau heurta le crâne du mage drow en ayant plus qu'une petite partie de la puissance du coup original. Il tomba sous l'impacte, mais elle aurait été étonnée de l'avoir véritablement assomé. A peine devait-il être étourdit.

Respirant à grands coups, elle recula d'un pas, placée de façon à ne tourner le dos ni à l'un ni à l'autre des deux mages, et laissa son arme pointer vers le sol. La haine et la rancune qu'elle ressentait faisait légèrement trembler sa main. Ou peut-être était-ce la peur que lui inspiraient ces deux sentiments.

- Cette fois ça suffit. " murmura-t-elle la tête basse. " Je ne sais pas si tu as eu raison ou tort d'agir comme tu l'as fait et je ne sais pas si ce drow est sincère ou non. Mais nous ne somment pas les seuls concernés. " Elle se redressa et se passa une main sur le visage. Elle n'avait pas pû...  Et elle n'en revenait pas de ce qu'elle allait faire... Elle posa les yeux sur le drow, prenant toute la mesure de ce qui était en jeu. " Qu'il dise vrai ou non, je ne peux pas le laisser aux mains d'un homme dont je doute de la santé mentale. Je ne peux pas laisser la sécurité d'Anaëh entre tes mains, Estiam. "

Son regard ne dégageait pas la moindre empathie et elle doutait qu'il saisisse l'oportunité, mais elle tendit la main au mage noir pour l'aider à se remettre debout.

-  Même si tu dis vrai, tes crimes envers l'Anaëh ne peuvent pas disparaitre comme ça. Je te laisse le choix. Quitte l'Annon maintenant et ne tente plus jamais de t'approcher d'Anaëh ou suis-moi jusqu'à Alëandir et assume tes actes. Je te remettrai à la garde de la Haute-Prêtresse de Kÿria et ce sera a elle se voir ce qu'il convient de faire. Jusque là, et tant que tu ne menaces rien ni personne, je te promet que je ne laisserai personne te faire du mal. Même pas moi.

Mais qu'il n'en doute pas, s'il lui donnait la moindre raison de le soupçonner, elle l'abattrait comme le chien qu'il était.

Les mouvements dans son dos ne l'alarmèrent pas, tout hypnotisé qu'il était par la complexe structure du cercle de rituel. Aussi Haldren ne réagit-il qu'au moment où le pommeau d'une épée le frappa sur la tempe, l'envoyant bouler au sol. Roulant sur lui-même, il s'écarta vivement pour éviter le prochain coup qui aurait pu le trancher en deux... mais rien ne vint. L'elfe qui venait de le frapper se tenait face à lui, respirant laborieusement et contenant malaisément une colère qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. A cet instant seulement l'ancien eldéen comprit à qui il avait affaire.

Eraïson... toi ?

Il la reconnaissait désormais, elle était également présente en ces jours terribles. Elle l'y avait affronté. Pas besoin de réfléchir plus avant pour deviner d'où provenait sa haine envers lui. Malgré tout, l'elfe n'avait pas porté un coup fatal, déviant son attaque à la dernière seconde pour simplement le frapper. Pourquoi ? La réponse ne tarda pas car Halyalindë révéla ses intentions : ôter à Loethwil son prisonnier, pas seulement par crainte du prisonnier lui-même mais surtout à cause de la santé mentale du geôlier auquel elle ne semblait pas faire confiance.

De nouveau un choix lui fut donné... décidément cela devenait une constante dans les événements récents. Soit il pouvait quitter l'Annon, vivre sa vie et retourner sur ses bases d'Ithri'Vaan ou d'Abyssea. Soit il pouvait affronter le jugement des hautes instances d'Alëandir qui statueraient sur son sort, l'emprisonneraient ou l’exécuteraient peut-être. De nouveau un choix déchirant pour Haldren et qui obtenait une réponse différente entre ses deux personnalités. Le drow en lui hurlait avec rage de ne pas se fier au jugement de ses ennemis, de fuir et d'attendre pour trouver d'autres habitants de l'Anaëh moins bornés que ces deux-là. Mais l'elfe lui conseillait d'accepter l'offre d'Halyanlindë, de garder foi en Kerhel et de défendre ses intentions actuelles sans cacher ses méfaits passés, de trouver la paix à défaut de la liberté.

La sécurité... ou l'inconnu. Au fond, Kerhel lui avait fait la même proposition et Hecil ne voyait aucune raison de changer ses intentions désormais. Ce chemin semé d'épines constituait son avenir, il l'acceptait tout en redoutant parfois ce qui l'y attendait.

Qu'il en soit ainsi, Halyalindë. Je vous suivrai à Alëandir et j'assumerai la responsabilité de mes actes devant la Haute Prêtresse de Kÿria ou toute autre juridiction que vous choisirez.

Prenant sa propre dague, il la tendit à l'elfe.

Tenez. Si vous paroles sont empreintes du sceau de la vérité, je n'en ai plus besoin.

Un cercle rituel comme tu en avais déjà trop vu. Un enchevêtrement de lignes de forces et de cristaux d’imprégnation exactement comme celui que tu avais utilisé pour prendre Yutar. Un procédé similaire pour un tout autre type de magie. Un procédé similaire pour des conséquences qui pourraient être tout aussi énormes si vous veniez à le déclencher de la même manière que celui d’il y a quelques ennéades… et celui-ci, tu n’aurais aucun pouvoir dessus, car la magie de vie tu n’en connais que la théorie.

Tu observais sans tes yeux et écoutais sans tes oreilles, alors que le mage noir décrivait un tracé que seules percevaient les écorces de ton exosquelette. Ton monde n’existait plus qu’à travers les Chants de la plante qui t’enserrait, mais heureusement, ils étaient tout sauf sibyllins. Si c’était là le fait du lien t’unissant à la chose, d’un Chant particulièrement clair, ou d’une sensibilité s’étant accrue en l’absence d’autres repères, tu n’en savais rien, mais au moins comprenais-tu largement assez pour réaliser que tout ce qu’enseignait le Mage Noir n’était que plate logique accessible même aux non-initiés. Halyalindë avait pu constater ce qu’il était arrivé lorsque le cristal d’Eraïson fut brisé, alors au beau milieu de la pierre de Yutar…

L’ancienne Aigle ne connaissait pas la magie, et l’ancien Puysard ne pouvait pas se résoudre à faire usage de la sienne. Défaire les nœuds de l’œuvre Drow serait ta mission.
Déjà les lignes Ley de l’exosquelette s’épanchaient des flux conduits par les réservoirs. La lumière d’or faisait un effrayant jeu d’ombre à travers la construction d’écorces et de racines. Les pétales nervurés qui faisaient ses ailes factices à la création des fées furent se gorgèrent d’éther, vibrant doucement, alors que le halo solaire s’emparait d’eux. Il fallait extirper cette magie de son canevas maintenant.

Les bras d’eau se levèrent sur le chemin du bras tandis que la pierre se préparait à cueillir la lame. Le choc n’eut jamais lieu, le mouvement changea de direction, la fée des eaux tenta une manœuvre désespérée, mais elle mourut avant que l’air froid ne puisse assez engourdir la guerrière. Tu perdais ton bras droit encore une fois.  En échange de quoi elle, elle perdait l’envie de se battre. Affronter un ami pesait certainement aussi lourd sur sa conscience que sur la tienne. Dans un inouï retournement de situation, elle alla jusqu’à tendre une main que l’égaré finit par accepter.

D’un côté comme de l’autre, l’égo se morcelait enfin.

C’est au tien que l’on s’attaquait cette fois. Et sans le moindre faux semblant.
Un sourire qu’elle ne pouvait pas voir se dessina sur tes lèvres. Ce sourire mélancolique, c’est le Chant de Curulotsë qui le lui ferait parvenir, si et seulement si elle daignait l’écouter. Ce sourire, l’armure le chanterait en même temps que des révélations qui ne te furent à toi-même contées qu’à ce moment. La plante était vieille, bien plus vieille que tu ne l’imaginais. La plante fut autrefois liée à d’autres Souffles, d’autres guerriers, d’autres mages. La plante fut maintes fois enchantée par les farceuses dans leur cyclique quête d’un nouveau réceptacle. La plante connut de nombreux partenaires, et de tous elle se rappelait de l’histoire, et d’aucun l’histoire n’était simple.

Curulotsë aimait les savants, les mages qu’un brin… ou même un tronc entier de folie poussait à marcher en verge du raisonnable.

Curulotsë affectionnait les Souffles s’opposant à eux-mêmes, ceux dont la douceur n’avait d’égal que la férocité.

Curulotsë chérissait ceux dont les bonnes intentions pouvaient se montrer destructrices.

Curulotsë aimait les personnalités aussi tortueuses que celles des créatures à l’origine de son enchantement.

Curulotsë était préparée pour ces Souffles, et ces Souffles étaient préparés pour Curulotsë. Des ennéades, des saisons, des années, des décennies, une vie durant. Et puis ces Souffles morcelés, La Mère en réunissait les pièces et les pansait, pour qu’ils soient prêts à accueillir Curulotsë.

Lorsque les fées préparaient Curulotsë, et que La Mère préparait son hôte, c’est que l’Anaëh se préparait à connaître de grands changements, des changements que seule un Souffle fou pouvait concevoir. Mais des changements que seul un Souffle en paix pouvait porter à leur accomplissement.

Tu arrachas d’un coup sec la lame fichée dans ton articulation, laissant ton bras droit balant, de peur d’aggraver les lésions. Le masque sans expression qu’était ton visage de chitine végétale s’arracha d’en face d’Halyalindë pour retrouver la direction du centre du cercle.

Un coup tranchant de poignet ; au-dessus d’un des réservoirs s’assembla une créature aux ailes nervurées de flocons.
Un coup sec de poignet ; au-dessus d’un autre s’embrasa une flamboyante silhouette féminine maintenue dans les airs par le battement réguliers des flammes brûlant dans son dos.
Deux nettes cassures de ton articulation ; en surplombant un troisième, une demoiselle émergeait d’entre ses plumes de marbre blanc.
Une lente, longue, complexe valse de tes doigts ; l’eau tourbillonna mollement, aspirant avec elle l’air au-dessus d’un quatrième cristal. La Symphonie faisait l’écho de ton effort, alors que tu séparais chaque goutte de son accroche, que tu tentais de trouver les courants qui portaient les rythmes. Ton torse se soulevait, alors que faisant de ton médium une finalité, tu parvenais à invoquer un agrion courant d’air.
Ton bras se leva, tu claquas sèchement des doigts ; une décharge comme un coup de foudre irradia la salle, comme si tes phalanges furent de puissants silex. Pour veiller sur la dernière pierre naissait la Dame de la foudre, l’instable énergie née de l’union des quatre éléments.

Tu ouvris les bras, les cinq élémentaires t’imitèrent à l’unisson, et au centre du cercle, jetant sa lumière directement sur le cristal central, naissait une sphère imparfaite, dont les impromptues colères soufflaient une insupportable chaleur à travers la pièce. Lentement, lentement, pour ne pas exciter la roche mère de Yutar, ton Soleil brûlait les énergies censées servir au rituel.
Les fibres de Curulotsë se mouvaient en même temps que ton bras gauche dessinait des fomes ésotériques, que ton corps entier se tendait, et que comme si tu fus soudain un millier de fois plus lourd, tes muscles s’imbibaient de sang. Ton soleil pulsa une vague de radiations plus intense quà l’accoutumée, et la tension régnant sur l’endroit s’en fit d’autant plus lourde. Tes jambes se pliaient, petit à petit, tu t’accroupissais, petit à petit, mais ta présence, tant dans l’impression que dans la réalité physique, n’allait qu’en se faisant plus imposante. Une dernière bouffée d’air gonfla ton torse, les doigts de ta main droite effleurèrent le sol, quand la dernière pulsation dissipa tout ce qu’il restait de ton astre factice.

Tu tombas à genoux. Epuisé, mais fier. Ainsi se terminait véritablement la bataille de Yutar.

Maintenant seulement vous pourriez offrir l’armée Sombre à la terre.

Maintenant seulement pourriez-vous conduire presque dignes funérailles.

Ton cou se tourne comme une porte grinçante vers ton amie et ta pupille. Tu as assez donné pour aujourd’hui. Tu as fait tes preuves. À eux maintenant de tenir leurs promesses et de remplie leurs missions.

Lexique:

Le retour jusqu'à la surface se fit en silence. Ni Hecil ni Halya n'avaient envie de parler, quand à Loethwil il en aurait été incapable de toute façon. Le cercle de rituel ne causerait jamais les dégâts que des mages noires avaient conçu bien des décennies auparavant, et les cadavres qui pourrissaient au soleil connaîtraient le repos de la mort, non les chaines éternelles des deux-fois nés. Tout en reconnaissant la puissance de l'art des nécromants, Haldren appréciait de voir leur oeuvre défaite, tant cet art sombre symbolisait une partie de son passé qu'il n'aimait pas trop revoir en face. Les morts-vivants se croisaient régulièrement au Puy, il espérait ne pas devoir en rencontrer de nouveaux en Anaëh.

Une fois dehors, l'ancien eldéen regarda d'un air atteré le carnage. Combien de cadavres à enterrer ? Ou à brûler ? Combien de centaines de corps puants gisaient là sous le soleil ? L'odeur était atroce mais ne le gênait pas outre mesure, il avait connu largement pire dans le passé et Abyssea ne se distinguait pas non plus par ses douces fragrances. L’écœurement lisible sur le visage de certains noss fit presque sourire Haldren qui se dit qu'ils seraient tombés raides à l'entrée de certaines quartiers des esclaves de l'Elda.

Un noss lui expliqua les consignes : enterrer les cadavres et leur planter une graine dans la bouche. Bien que l'hybride en pagne soit pour le moins un curieux gusse, sa présence en compagnie de Loethwil semblait le faire accepter dans l'immédiat comme une "ressource" utile pour les opérations d'enfouissements. Travail pour le moins ingrats aux yeux d'Haldren, d'autant plus que sa magie bloquée par le piège de glace l'obligerait à utiliser la seule force de ses bras. Mais un prisonnier ne discute pas les ordres du geôlier et il se mit patiemment au travail.

A chaque fois qu'il enterrait un soldat drow, et juste avant de remettre les pelletés de terre pour le recouvrir, Haldren murmurait :

Puisse-tu trouver la paix, mon frère.

Même s'il avait tourné le dos au Puy, ces drows demeuraient pour lui d'anciens compagnons d'armes à qui il devait rendre un ultime hommage. Ce travail manuel assez répétitif lui permit de laisser vagabonder son esprit, se demander s'il se trouvait à sa place en enterrant les cadavres d'une bataille. Mais le regard du grand elfe de ses songes lui donna la réponse : oui, ce charnier faisait partie de son chemin vers la rédemption... lui qui avait tant semé la mort devait en assumer les conséquences... lui qui avait participé à tant de combats devait comprendre ce qu'il en restait ensuite... lui qui avait tant dansé avec l'au-delà devait voir ceux qui restaient au bord de la piste.

Alors, malgré la fatigue, la douleur dans ses bras et la puanteur tout autour, Haldren continuait son humble besogne.

Estiam était resté allongé dans la crypte, exténué. Il était trop lourd pour qu'ils se risquent à le trainerà travers les boyaux gorgés d'eau. Mais si elle devait être sincère, Halya n'avait aucune envie de s'approcher de lui. Elle avait accepté la dague du drow avec une surprise suspicieuse mais ne chercha pas à creuser sa raison ou sa signification. En attendant de voir le mage noss émergé des entrailles de Yutar, ils aidèrent tout deux à déblayer les corps. Un silence pesant alourdissait l'atmosphère déjà saturée mais chacun était trop absorbé par sa tâche et ses pensées pour tenter d'y changer quelque chose.

Lorsqu'enfin Estiam apparut de nouveau, la nuit était déjà en train de tomber. Les Noss présents les accompagnèrent tout trois vers leur camps, sous le vent et à l'écart du désastre. La nuit fut aussi morne que la journée et lorsque l'heure du départ sonna, Halya n'avait presque pas desseré les dents. Estiam concéda qu'il devait  aider ceux qui étaient encore là pour s'occuper de Yutar et leur souhaita bonne route. L'ardamirie hésita un long instant avant de revenir deux pas en arrière en soupirant pour échanger quelques mots à voix basse avec son vieil ami. Elle attrapa son bras valide et lui donna une brève accolade.

- Prend soin de toi. " Elle s'écarta aussi vite qu'elle était venu et rattrapa Haldren en direction du sud ouest ou l'attendaient ses autres compagnons... ainsi que des vêtements pour 'l'hybride' qu'ils escorteraient jusqu'à Alëandir. Enfin, elle aurait bien voulu lui trouver des vêtements appropriés mais hélas, aucun des quatre citadins n'avait la carrure nécessaire pour prêter quelque chose à l'eldéen.

Elenwënas de la 5e ennéade de Verimios
Dixième année du Onzième Cycle
Zenith

Mettre les cadavres en terre était la partie la plus ingrate de la tâche. Pour une grande majorité les corps étaient abîmés au point d’être méconnaissables. Les flammes avaient pris des pans entiers des chairs de certains. La roche avait brisé les os d’autres au point de les rendre difformes. Seuls avaient été correctement conservés les traits de ceux dont les engelures avaient pris la chaleur vitale. Parfois il fallait enfoncer la graine dans les chairs à vif, ramollies par le soleil plutôt que de de simplement les poser sur la langue des défunts, et chaque jour, creuser devenait à la fois plus ennuyeux et fastidieux.
Pour toi en particulier.  
Aussi fort qu’il soit, manier la pelle d’un seul bras était loin d’être confortable, mais manier la pelle d’un bras fort et d’un bras faible l’était moins encore. Pourquoi ne pas faire appel à la magie alors ? La pensée te venait souvent. Avec la pierre de Yutar si proche, il suffirait de si peu pour faire tant de choses… mais cet effort vous le leur deviez bien. Tu le leur devait bien.

- Que les vents de la Tourmente ne se fassent pas trop longtemps tes geôliers.

L’arôme de la mort s’estompait lentement à la faveur de celui de la terre humide. Le dernier des Eldéens avait été rendu au sol, et les yeux des elfes revenus aux portes de Yutar se posaient maintenant sur une forêt de jeunes pousses, contant déjà de leurs juvéniles voix autant leur dévorant désir de croître que la mélancolie dans laquelle ils étaient nés. De nombreux mornes visages retrouvèrent lentement le sourire. Quelques mois, quelques années, et la vue de la nouvelle forêt d’Annon éclipserait le souvenir du carnage. Quelques mois, quelques années, et la vigueur d’une Symphonie renouvelée en ces lieux rappellerait aux guerriers des clans les raisons pour lesquels ils s’étaient livrés à ces extrêmes.
Trois cent mains cherchèrent simultanément leur voisine. En demi-cercle ouvert sur l’ancien champ de bataille, les Ornedhels chantaient une prière à La Mère et à La Voilée. Que la première prenne les corps qui lui reviennent, qu’elle réinvestisse en elle ce qu’elle a donné il y a de longs Cycle déjà, à ces frères qui se sont égarés. Que la seconde guide à travers les limbes les Souffles confus, apaise les Damnés et accueille les innocents. Que les tréants auxquels on offrit leurs corps puissent un jour conter une épopée se terminant dans les Terres d’Emeraude.

- Si votre vie commence sur des territoires oubliés, jeunes frères, vous n’êtes que d’autant plus chéris de vos aînés. Depuis trop longtemps vos Voix ont été réduites à l’état de murmures. Aujourd’hui vous renaissez. Que la force qui est la vôtre trouve écho dans l’Œuvre entière. Que l’Annon ne soit plus symbole des vies perdues, mais de celles qui éclosent.

Quelques mages accompagnèrent tes mouvements lorsque tes mains se levèrent, et une brise fraîche se leva sous la canicule du Zenith d’été. Le soleil disparut derrière des nuages voguant bien bas dans le ciel. L’eau versée marquait la fin d’un premier voyage.

Le jeune bois de Yutar accueillit la pluie avec une candide effervescence.

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Elenwënas de la 5e ennéade de Verimios
Dixième année du Onzième Cycle
Nuit

- Toujours pas de nouvelles d’Yriaë ? La guérisseuse te soufflait à l’oreille en s’affairant à masser ton bras droit.

- Plus depuis la Chasse. Tu soupires Elle n’était pas loin à ce moment-là, je l’ai sentie fuir.

- Alors ? le sarcasme était palpable dans la voix de Delgerenil Tu es en pleine possession de tes capacités mentales cette fois. Tu comptes partir à sa poursuite ou pas cette fois ?

- Non.

Dans d’autres conditions, l’ancienne seconde de Voronwë se serait allègrement permise de se moquer de tes décisions passées présentes et futures, de critiquer jusqu’à tes convictions les plus profondes, et de déguster l’agacement sur ton visage jusqu’à ce qu’il ne commence à devenir synonyme de danger pour elle. Ce soir cependant, elle n’était pas d’humeur particulièrement taquine. Elle ne savait que trop bien la signification de ce regard distant.
Les elfes des clans ralliés toujours présents, ceux d’entre eux qui étaient devenus tes compagnons du Rigwenn’do, les Voix des Nouveaux-Nés, il y avait tant de vie autour de toi, et pourtant le sentiment de solitude ne disparaissait pas. Quelque part, loin de vos yeux et de vos oreilles, mais tout près de vos murmures les fées veillaient. À quelques pas seulement de toi l’armure vivante dormait. Plus loin à travers la forêt, mais tout près de ton cœur, celui d’Ilweran battait. Pourtant chaque soir, au moment de trouver le sommeil, quelques instants durant tu te sentais vide.

- Tu sais, même les personnes confiantes et épanouies ont le droit d’être tristes. Les mots de la guérisseuse s’entrecoupaient de geignements, alors qu’elle luttait pour dénouer les muscles de ton dos et de ton épaule Ne t’inquiète pas, je suis sûre qu’un jour elle comprendra. Ce n’est pas évident pour tout le monde d’accepter le fait que La Très Sage ait offert à quelqu’un d’obtenir victoire sur de longs siècles de conflit intérieur juste après qu’il se soit débarrassé de la quasi intégralité des résidents d’un fort Drow.

- Elle venait à peine de réaliser ce avec quoi je luttais, alors constater que j’obtenais victoire maintenant… tu te mords la joue au frisson d'un muscle délié  Elle me pense sincèrement fou à lier.

- Et tant qu’elle n’y reconnaîtra pas une bénédiction d’I Emël, je la comprends. À quelques ennéades près, tu lui as offert un survivant au bord de la crise de nerfs et un elfe rayonnant au point d’en paraître inaccessible.

- Inaccessible ? tes yeux se portent vers les siens

- Tu as eu largement le temps au début du Voyage de me raconter comment tu en étais arrivé là. Je t’ai vu misérablement te ramasser devant l’amour de ta vie, et je te masse tous les soirs en t’écoutant t’épancher en sentimentalisme Ses doigts s’enfoncent dans ta nuque, te faisant souffler de soulagement Donc non, personnellement, je ne te trouve pas inaccessible, parce que j’ai tous les outils pour comprendre ce que tu as traversé.

- Tu ris un brin Comment est-ce que je dois comprendre ça exactement ?

- Tu ne m’as jamais rien caché de toi. Je n’ai jamais eu à faire d’effort pour comprendre qui j’avais en face de moi. Du coup, la personne que tu es aujourd’hui ne m’est pas le moins du monde étrangère. Halyalindë et toi vous êtes connus très brièvement dans un lointain passé, et vous êtes retrouvés il y a deux ans à peine. Sois honnête, combien de fois avant ton retour en Aduram est-ce que tu t’es méticuleusement appliqué à coller à l’image qu’elle avait de toi ? Maintenant voilà qu’elle découvre ta version idéale de toi, et qu’elle est à mille lieux de ce qu’elle imaginait.

- Je n’en ai jamais fait l’effort conscient tu sais. J’avais besoin de me trouver une place, et auprès d’elle, c’est cette place que j’avais, alors c’est cette place que je remplissais. Tu te laisses aller à exercer un peu l’articulation de ton bras abîmé alors que les mains huileuses de Delgerenil s’attaquent à tes cuisses C’est comme ça que je gérais presque toutes mes relations au final. J’avais moi-même du mal à concevoir la personne que je voulais être, alors je me faisais le plus proche possible de ce que les autres recherchaient en moi. Tu souris En tant que Demi-Sang à Alëandir on a vite fait une phobie de la solitude.

- Je sais. Tu me l’as déjà tellement servie celle-là que c'est à se demander pourquoi je ne suis pas plus grasse. Il faut juste que tu réalises que ce seront tes plus proches amis et ta famille qui auront le plus de mal à te redécouvrir.

Delgerenil te contemple à la faveur d’une légère flamme, satisfaite de son travail. Il suffirait que tu évites de forcer sur ton bras durant quelques jours pour qu’il reprenne un fonctionnement décent, et une poignée d’ennéades devrait signer la fin de ton rétablissement. La grande question était de savoir si tu pourrais te payer le luxe de respecter ses instructions. Tu repartirais bientôt. Elle qui avait vu naître Ilweran, elle était bien placée pour comprendre que l’angoisse d’être mis à l’écart par ceux qui te sont proches n’était pas la seule source de ta solitude.

- Mais en attendant, Delgerenil s’approcha dangereusement près de toi fais au moins l’effort de ne pas gâcher mon travail. Que tes amis et famille n’aient pas à te redécouvrir manchot.

Et sur ces mots elle te laissait, seul, avec l’idée de ton prochain départ.