[Eofel]Une aventure a trois [pv Ascanio]

La peau moite de sueur, les muscles bandés par l’effort et le souffle rauque, Caley regardait fixement l’homme devant elle. Concentré, il étudiait les gestes de la jeune femme. Cette dernière lui adressa un petit sourire avant de le charger. Elle abattit son épée sur lui dans une série de coups précis et puissant que son adversaire peinait à bloquer malgré sa force brute. Caley l’acheva d’un violent coup de pied dans la poitrine qui le jeta au sol. Le mercenaire mordit la poussière, la quatrième fois dans cette ennéade. Il avait ri la première fois que Caley l’avait approché pour s’entraîner. Maintenant, il riait beaucoup moins. La jeune femme jeta son épée au sol, savourant cette énième victoire avec toujours autant de plaisir. Voilà pourquoi Caley faisait autant sourciller lorsqu’on la présentait comme l’épouse d’Ascanio Vossula. « Vous pourriez au moins faire un effort… » Le guerrier se releva en grimaçant. Autant il rêvait de botter le derrière de cette impertinente, autant il était impressionné par la hargne qui se cachait dans ce corps. Après l’arrivée du couple à Eofel, Caley avait rapidement montré à quel point elle se démarquait des courtisanes du Sud. Une vie d’oisiveté n’était tout simplement pas pour elle et Ascanio lui avait promis de ne pas brimer sa personnalité. La jeune femme avait donc attiré de nombreux regards lorsqu’elle s’était présentée dans la cour vêtue de cuir, épée à la main, se cherchant un adversaire pour s’entraîner. Sa débrouillardise, son entêtement et son talent au maniement des armes l’avaient gardé en vie toutes ces années. Caley ne voulait pas perdre ça et en s’entraînant, elle serait meilleure encore et plus à même de protéger sa famille. L’avantage avec cette routine que Caley s’imposait quotidiennement, c’est qu’elle retrouva rapidement sa silhouette, probablement à la grande satisfaction d’Ascanio.

Elle en avait terminé, Caley retourna à l’intérieur pour se baigner et troqua le cuir pour la soie, mais même sa plus jolie robe dissimulait une lame. Ascanio se plaignait souvent de la promiscuité des lieux, mais cette demeure était immense aux yeux de la péninsulaire. La maison de son enfance ne devait pas être mieux qu’un vulgaire placard selon les standards d’Ascanio. Honnêtement, Caley n’osait pas lui demander. Elle ne saisissait pas encore toute sa chance d’être là. La jeune femme devrait être morte et pourtant, elle avait défié toutes les probabilités. Caley n’était pas certaine de mériter tout cela. Lors de leur première rencontre, elle lui avait sauvé en le ramenant chez lui. Ascanio avait fait bien plus que cela en la retrouvant par hasard à Diantra et elle ne pourrait jamais lui rendre la pareille. Ou peut-être qu’elle le pourrait, mais d’une autre façon. Caley poussa la porte de la chambre d’enfant. La nourrice la vit et s’éloigna aussitôt, sachant trop bien que la rôdeuse n’aimait pas qu’une autre femme s’occupe de son enfant. De ce fait, Caley tolérait sa présence, car elle ne pouvait pas avoir Vahram constamment avec elle, mais dès qu’elle le pouvait, elle avait le petit dans les bras. La perte de son premier enfant l’avait rendu particulièrement farouche et elle tenait à voir grandir cet enfant. Le petit gazouilla lorsqu’elle le cueillit de son berceau, reconnaissant sans doute le contact de sa mère. Cette chambre était remplie de richesses dignent d’un futur empereur, mais Caley ne voyait encore qu’un bébé fragile et  innocent devant un monde de possibilités et de menaces éventuelles. « Et si l’on essayait de trouver ton père? Hum, à ton avis, il est dans le troisième salon ou peut-être le quatrième… » L’enfant roucoula alors que Caley suivait la courbe douce de sa joue avec son index. « Tu as raison, on devrait jeter un coup d’œil dans la cave à vin, mais je crois qu’il est peut-être dans son bureau en train d’engueuler peu importe qui a besoin d’être engueulé aujourd’hui. » Sans plus de considération pour la nourrice qu’un seul regard, elle quitta la chambre, son fils dans les bras.

« Y’EN A MARRE DE CE TAUDIS ! » tonnait la voix d’Ascanio Vossula, depuis le l’immense cabinet de travail qui s’étalait au deuxième étage de l’aile ouest, résonnant dans les couloirs et les galeries de marbre, aidant par la même occasion Caley et l’enfant à localiser le prince. Lorsque Caley parvint dans la longue salle chargée de bibelots pimpants, de tableaux de maîtres et de mobilier ouvragé, elle trouva Ascanio en train de houspiller un malheureux esclave. L’infortuné fondit en larmes, se confondit en excuses, puis s’empressa de gagner la porte qu’Ascanio pointait du doigt ; tombant nez à nez avec Caley, il s’excusa auprès d’elle, le regard baissé et le visage défait, et s’en fut dans les couloirs. La voix d’Ascanio le poursuivit encore : « LA PROCHAINE FOIS QUE JE RÉCLAME UNE POMME POUR MON DÉJEUNER, ELLE A INTÉRÊT D’ÊTRE RONDE ET FRAÎCHEMENT CUEILLIE, PARCE QUE SI ELLE EST BISCORNUE C’EST TES COUILLES QUE JE - oh, Caley, délice sucré de mes nuits, je ne t’avais pas vue. »

Il sourit, considérant son épouse avec des yeux pétillants d’amour. La relation qu’il entretenait avec elle avait déjoué tous les pronostics ; chacun s’attendait à ce que l’enfant prodigue de Tiberio Vossula se lasse bien vite de sa curiosité péninsulaire et retourne roucouler auprès de courtisanes peu farouches. Pourtant, la présence de Caley continuait de lui insuffler ce souffle de mièvrerie qui le rendait toute chose. Il lui avait été difficile de rester patient pendant les jours qui avaient suivi l’accouchement, et on pouvait le soupçonner de s’être quelque peu diverti ailleurs pendant que Caley se remettait ; mais à présent qu’elle avait retrouvé la forme et qu’elle s’adonnait à ses exercices dans la cour, sa silhouette s’était affinée, ne conservant de rondeur que là où il le fallait. A présent qu’elle menait une vie saine et ne souffrait plus des privations de son existence d’aventurière, Caley était plus désirable qu’elle ne l’avait jamais été ; et Ascanio avait pu constater au cours de leurs ébats qu’ils arrivaient désormais à faire des trucs qu’ils ne faisaient pas avant. Autant le dire, le prince était plus amoureux que jamais.

Cette idylle avec son épouse était malheureusement l’unique rayon d’une existence devenue déplaisante. Désapprouvant leur mariage, son père Tiberio avait jugé bon de l’éloigner de Thaar, où Ascanio et Caley risquaient selon lui de faire scandale – un prétexte fallacieux quand on savait que Thaar était le royaume des excentricités. Ascanio ne savait que trop les véritables raisons de cette mise à l’écart : l’influence de son demi-frère Styrio était grandissante ; Ascanio parti, celui-ci avait les coudées franches. La question qui se posait à présent était de savoir quand Tiberio déciderait de présenter Styrio comme son nouvel héritier. Une chose était certaine : Ascanio n’avait pas dit son dernier mot.

Le palais d’Eofel était une immense demeure, riche de toute l’opulence que Thaar pouvait offrir, mais Eofel n’était pas Thaar. Ils avaient à disposition tout le confort dont pouvait rêver un individu normal, mais Ascanio n’était pas un individu normal. Il vivait terriblement mal cette mise à l’écart, s’en plaignait chaque jour, et même la présence de Caley ne parvenait pas totalement à lui remonter le moral. L’enfant non plus, d’ailleurs ; leur fils, baptisé Vahram Ulrik Vossula – Vahram signifiant « victoire » dans un vieux dialecte nisétien, Ulrik étant le nom du père de Caley – continuait de nourrir les rêves d’Ascanio de fonder une dynastie impériale, et il continuait de clamer inlassablement que Vahram régnerait un jour sur un empire plus grand que Nisétis à son âge d’or ; mais Vahram n’était qu’un bébé pour le moment, et une fois passées quinze minutes à gazouiller, Ascanio s’était rappelé combien un mioche pouvait être ennuyeux, fut-ce ou non le sien.

« Vois comme je suis malheureux, ma licorne féconde ; il y a tant de choses que j’aurais voulu t’offrir », se lamenta Ascanio, « je t’avais promis le monde, et voilà que je n’ai rien de mieux à te donner qu’une morne existence dans cette masure de prolétaire. J’ai bien conscience que tu t’attendais à mieux. Certes, je remplis mes obligations d’époux en te comblant physiquement, avec tact et doigté, mais il n’est pas dans ma nature de faire les choses à moitié. Si tu voulais me quitter, Caley, je le comprendrais. »

« Eh bien, il est en forme aujourd’hui! » Déclara presque joyeusement Caley alors qu’elle suivait les éclats de voix de son époux en direction du bureau, pièce immense qui aurait contenu à elle seule toute la maison d’enfance de la jeune femme à peu de chose près. Elle s’approchait de la porte lorsque la malheureuse victime du moment en jaillit avec un air de profonde mortification sur le visage. Caley se tassa d’un pas pour le laisser passer avant d’entrer dans le bureau ou Ascanio cessa aussitôt de s’égosiller pour prendre un air un peu plus serein, quoique pas aussi heureux qu’il ait dû l’être. « Je viens d’arriver, guidée par tes hurlements de profonde indignation. » Elle lui adressa un petit sourire moqueur. Caley ne lui faisait pas de reproche. Voilà l’homme qu’elle avait épousé et elle l’acceptait dans son entièreté. Parfois, elle le voyait s’énerver pour si peu de chose qu’elle avait appris à relativiser, sachant que lui faire des reproches serait contre-productif. Indubitablement, entre les deux, Caley était la voix de la sagesse.

Elle s’approcha pour se placer devant lui. Une fois encore, Ascanio soupira à s’en fendre le cœur. Caley savait qu’il était malheureux. Il se plaignait pratiquement tous les jours de ne pas pouvoir lui offrir ce qu’il voudrait et qu’il comprendrait si elle décidait de le quitter. Puis, chaque fois, Caley lui répondait la même chose avec une patience bienveillante. « Ascanio… Sans toi, je serais morte. Je n’aurais jamais passé l’hiver, peu importe comment tu portes en haute estime ma débrouillardise. Tu m’as sauvé la vie et tu as aussi sauvé celle de Vahram… Crois-moi, il connaîtra cette histoire lorsqu’il sera assez vieux pour comprendre. » Elle caressa la joue d’Ascanio avec son pouce et enleva une miette prise dans les poils de sa barbe. « J’ai prêté serment devant les dieux. Peu importe ce qui arrivera, tu trouveras toujours en moi une confidente, une alliée et une amante. Ose remettre en doute mes sentiments et mon bonheur et je vais te botter les fesses. » Elle se pencha à son oreille pour y ronronner. « Et tu sais ce que je suis capable de faire. » Caley déposa un baiser sur l’arrondie de son oreille avant de se redresser. « Je suppose que tu as eu des nouvelles de ta famille pour te mettre dans un tel état pour une pomme. À moins que ce soit une absence de nouvelles... »

Les paroles apaisantes de Caley sonnaient juste et faisaient sens, mais ne purent dérider totalement le prince. « Non, tu penses bien, ma sirène de miel ; je n’ai pas la moindre nouvelle de Thaar, et cela me tue à petit feu. Quand je pense à tout ce que nous manquons ! A l’heure qu’il est, la Croupe Flambée organise son traditionnel tournoi de jeu de paume à poil, et je ne vais pas pouvoir défendre mon titre. Je suis sûr que tu aurais aimé participer. » Il frissonna en sentant le souffle délicat de son épouse contre son oreille, puis, se détachant d’elle, se mit à marcher dans la pièce. Son regard s’attarda sur un cheval de bois posé sur un guéridon ; un jouet du petit Vahram, qui avait atterri on ne sait trop comment dans le cabinet de travail d’Ascanio. « Je voudrais envoyer au néant les ordres de mon père et regagner Thaar sur le champ, mais tout notre domestique est le sien ; et je suis persuadé que cette larve de Hamza se débrouillerait pour que Père le sache dans l’heure. » Hamza était le majordome du palais d’Eofel ; Ascanio voyait en lui l’âme damnée de Tiberio Vossula. Il régissait tout, des affaires familiales, de l'intendance aux emplois du temps des domestiques. C’était un esclave, comme tous les autres, et il adoptait un comportement servile chaque fois qu’il s’adressait à Ascanio, mais le prince n’était pas dupe ; en ce palais, Hamza était le véritable maître.

Ascanio ramassa le cheval de bois, le faisant machinalement tourner entre ses mains. « Lorsque ma nourrice me donnait le sein quand j’étais enfant, elle me racontait souvent des histoires. Je me souviens d’une en particulier – je devais avoir dix ans alors, tout au plus – il y avait celle de cette armée qui parvint à envahir une ville fortifiée en se cachant dans un cheval de bois. Si seulement nous pouvions faire de même pour gagner Thaar sans que quiconque ne le remarque ! » Il considéra le minuscule cheval de bois et fit la grimace. « Mais enfin, nous n’entrerons jamais à trois là-dedans. » Il haussa les épaules, plus bougon que jamais. « J’ignore que faire pour rompre la monotonie de notre quotidien, ma cerise des bois. Si seulement nous pouvions rendre cette demeure un peu plus agréable… »

Caley cernait de mieux en mieux le problème d’Ascanio. En fait, il était totalement sous l’emprise de son paternel. Dans un sens, elle pouvait le comprendre : cet homme avait quand même le moyen de priver son fils de son héritage et de le jeter à la rue. D’un autre côté, Ascanio était un homme adulte et il était peut-être temps qu’il s’arrache du joug de son père pour enfin s’affirmer. Il avait toutes les cartes en mains à condition qu’il ait l’audace de le faire. « Jouer aux paumes… nu? » Caley ne cacha pas son sourire « Vahram et moi, nous aurions été tes plus fervents admirateurs. » Lui assura la jeune femme, peinant à ne pas rire en imaginant trop bien Ascanio pendant un tel tournoi. Il n’y avait bien qu’à Thaar qu’on pouvait trouver ce genre de chose.

La jeune femme baissa les yeux vers son fils qu’elle sentait s’alourdir dans ses bras. Il s’endormait, indifférent à la conversation que tenaient les deux adultes dans la pièce. Il était la chose la plus adorable que Caley ait vue dans sa vie avec son petit nez et ses longs cils. « Eh bien… S’il ne t’a pas tué sur-le-champ quand nous sommes revenus, c’est qu’il n’a pas intérêt à te voir mort. C’est plutôt bon signe, quand on y pense. Il joue de prudence, et ça te laisse le temps de réagir. J’oserais même pousser la réflexion en disant qu’il pense peut-être que ton frère ne pourra jamais se montrer à la hauteur et qu’il croit que tu finiras par te lasser et revenir à Thaar… en me laissant derrière.» Si Caley avait promis de rester aux côtés d’Ascanio quoiqu’il arrive, elle ne pourrait rien faire si ce dernier décidait de l’abandonner. Cette pensée ne quittait jamais son esprit et plus il était malheureux, plus cette idée tournait dans sa tête.

Honnêtement, elle espérait avoir mal compris lorsqu’Ascanio évoqua un souvenir de sa nourrice lui donnant le sein à 10 ans. Elle préféra ne pas s’embarquer sur ce terrain glissant et déclara plutôt. « Tu as devant toi une femme qui a passé les dix dernières années de sa vie à tout faire pour être invisible sur les routes. Si tu veux aller à Thaar sans te faire remarquer, nous pouvons le faire, mais c’est risqué avec un si jeune enfant. » Elle réfléchit pendant un instant puis ajouta. « Sinon, nous pourrions peut-être organiser une grande fête? Ton père veut que tu te fasses oublier, mais je ne crois pas qu’il puisse t’interdire de faire une fête si tu le veux. Tu pourrais inviter des gens de la région, des marchands, des amis et leurs épouses. Ça te permettrait de te changer les idées, mais aussi de discuter avec de potentiels alliés à ta cause. Il y aura tellement de monde dans la maison qu’Hamza ne pourra pas espionner toutes les conversations. Je n’ai jamais organisé de réceptions de ce genre, mais je suppose que de la nourriture, de l’alcool en quantité et des musiciens, ça devraient suffire… non? »

Le regard d'Ascanio s'illumina. L'idée était excellente. « Une grande fête, ici, à Eofel ? Mais oui ! C'est pour ça que tu es mon épouse, Caley, ma grenouille en guimauve ; tu es ma muse. Merci. Merci ! » Il jubilait déjà, imaginant ce que ce serait ; la piaule sens dessus dessous, les invités beurrés pendant des jours, l'odeur du cochon grillé se mêlant aux effluves corporelles des convives. Eofel n'aurait jamais rien vu de pareil, c'était certain ; mais Ascanio ne se contenterait pas de voir les choses à l'échelle de la petite cité. On parlerait de cette fête jusqu'à Thaar ; on en vanterait les divertissements, on jalouserait leur décadence. Le temps de la célébration, Eofel serait un peu le centre du monde. « Père voulait que je me fasse oublier, hé ? Eh bien, il va voir. Je vais me rappeler à son bon souvenir ; puisque je ne vais pas à Thaar, c'est tout le gratin de Thaar qui s'en viendra à Eofel. Ah, ma chère épouse ! Et mon fils, mon fils à moi ! » Il s'approcha des deux personnes qui, en-dehors de lui-même, avaient la plus grande importance à ses yeux, et tendit les bras pour que Caley lui donne Vahram. « Mon fils, mon sang, vois comme il me ressemble. » Il prit l'enfant, et celui-ci se mit à gigoter comme il le faisait souvent ; maladroit et incertain, Ascanio ne savait jamais trop comment le tenir, d'autant que le petit avait la fâcheuse manie de se comporter comme un pantin désarticulé, les bras, les jambes et même la tête partant toujours dans les sens les plus improbables. Le mioche commença à chouiner, et Ascanio, tentant de mieux le placer, le sentit glisser entre ses doigts.
Et bim !

« Ah, je me disais bien, je me demandais quand il allait se remettre à chialer », marmonna Ascanio tandis que le bébé, qui était tombé lourdement par terre, pleurait toutes les larmes de son corps et braillait à tout va. « Ce n'est pas avec cette mentalité de perdant qu'il pourra un jour dominer le monde, crois-moi. »

Caley ne tenait pas particulièrement à affronter la haute société de l’Ithri’Vaan, mais ce mariage venait avec ses responsabilités et on s’attendait sans doute à la rencontrer un jour ou l’autre. On voudrait voir la femme qui a réussi à dompter la bête Vossula. Caley se le demandait aussi. Chaque matin, elle regardait son homme en se demandant si elle ne rêvait pas et qu’éventuellement, elle se réveillerait au fond d’une caverne, transie de froid et cruellement seule. Malgré tout, le sourire d’Ascanio devant sa proposition suffit à la faire sourire aussi et elle oublia momentanément ses préoccupations. « Tu me parles souvent de tout ce qui se passe à Thaar, je me suis dit que si nous amenions un peu de la ville ici sous la forme d’une fête, ça te changerait les idées. Je n’ai pas l’habitude de te voir aussi abattu... » Une fois de plus, Ascanio fut emporté par son enthousiasme débordant. Il jubilait alors qu’il tendait les bras pour prendre le bébé. Caley fronça les sourcils, mais lui tendit tout de même le petit garçon. Ascanio ne devait pas avoir tenu l’enfant plus d’une fois ou deux avant maintenant. « Attention à sa tête. » Le mis en garde Caley alors que Vahram, tiré de son sommeil, gesticulait dans les bras de son père comme une truite.

Puis l’inconcevable se produisit. Ascanio échappa le bébé.

Caley n’eut pas le temps de réagir. Le bébé tomba au sol et le cœur de la jeune femme s’arrêta lorsqu’elle entendit les hurlements de son fils. « Ascanio! » Elle lui jeta un regard capable de geler le feu des enfers tandis qu’elle cueillait l’enfant dans ses bras. « Chut… tout va bien. » Elle l’examina rapidement. Il n’avait rien de cassé en apparence, mais elle savait trop bien que les blessures n’étaient pas toujours visibles. « C’est un bébé! Crois-moi, d’ici peu il sera la terreur de cette maisonnée. Qui sait si un jour il ne complotera pas pour prendre ta place comme tu le fais pour déloger ton père et ton frère. Toi aussi tu n’as été qu’un bébé. Tous les bébés pleurs… sauf s’ils sont morts. » Elle pensa à son premier né qui n’avait jamais pleuré et sa gorge se serra. « Tu devrais penser aux gens que tu veux inviter pour cette fête, pour les invitations… Je vais ramener Vahram à la nourrice et revenir t’aider... » Caley ne lui laissa pas le temps de répondre et quitta la pièce.

Les piaillements du chiard retentirent encore un moment avant de s’estomper à mesure que Caley s’éloignait avec la chose. Se retrouvant seul dans la vaste pièce, Ascanio put goûter au calme et réfléchir. Qui convier à cette célébration ? Il se voyait déjà inviter tout le gratin des princes-marchands, mais feraient-ils le trajet depuis Thaar pour se divertir dans un si modeste palais ? Ascanio craignait des déconvenues, et si ses invitations étaient déclinées, il n’en deviendrait que davantage la risée des siens.

L’idée germa dans son esprit peu de temps avant que Caley revienne.

« Je sais ! » s’écria-t-il lorsqu’elle fut revenue, « on va inviter des grouillots ! Tous les clodos du quartier, les aveugles, les cul-de-jatte, les mendiants ; on va leur faire vivre la vie des Grands de ce monde une bonne fois, et ils n’auront tant jamais rien goûté de meilleur qu’ils me supplieront de tous les tuer à la fin pour ne pas retrouver leur vie miséreuse. Ah, Caley, ma souris libidineuse, je sens que ça va être grandiose ! » Il se gratta le nez, songeant à un élément auquel il n’avait jusque là pas pensé. « Le seul problème, c’est qu’ils sont laids et malodorants. Quand on mélange le propre et le sale, c’est toujours le sale qui l’emporte. » Il se mit à réfléchir à voix haute, comme s’il était seul : « on dit que la cité de Naelis organise de superbes célébrations en l’honneur d’Arcam depuis qu’il s’y est pointé à l’improviste. Les gens viennent des quatre coins du monde pour y assister. Si par miracle le dieu facétieux venait à faire une petite apparition à Eofel, je suis certain que moult gens de belle prestance et au parfum agréable seraient prêts à nous venir visiter. » Il lui vint à l’esprit que Caley était pentienne, et que la tradition religieuse qui était la sienne, plus proche du culte de Néera, l’inclinait à la méfiance vis-à-vis d’Arcam, qui était pourtant l’un des dieux préférés d’Ascanio. Ah, mais, si elle n’aime pas Arcam, c’est aussi bien, se dit-il, elle ne criera pas au sacrilège ! « Toi qui sait te débrouiller pour te retrouver avec des hommes beaux – il sourit, s’étant flatté lui-même – tu pourrais te rendre au prochain marché aux esclaves, et en choisir un dont le physique t’inspire. Prends celui qui t'évoquera le mieux cette fièvre de désir que je sais tant inspirer chez toi ; ainsi, nous aurons notre petit miracle. Avec mon intelligence et ton goût, ma belle, nous ferons d’Eofel le centre du monde. »

Heureusement, le bébé était calmé lorsque Caley le confia à la nourrice avec l’ordre de l’avertir si Vahram devenait amorphe ou plus calme que d’habitude. C’était une rude chute pour un bébé et elle ne pourrait pas pardonner à Ascanio si quelque chose arrivait à l’enfant.

De retour au bureau de son époux, ce dernier avait eu, entre temps, une idée. On ne pourrait certainement pas lui reprocher un manque de créativité. Néanmoins, il s’engageait sur une pente très dangereuse en parlant ainsi d’Arcam. Toute sa vie, on avait enseigné à Caley de se méfier de la divinité. Ses prières étaient adressées à Néera et elle ne cacha pas son doute quant au plan que l’imagination fertile d’Ascanio élaborait. « Je ne crois pas que ce soit une très bonne idée. Il en faut pas se moquer ainsi des dieux… » Ou plutôt des gens, pensa-t-elle. Si la supercherie était découverte, la réputation d’Ascanio souffrirait bien plus que si les invitations avaient simplement été refusées. « J’espère que tu sais ce que tu fais… » Et elle adressa une prière silencieuse à Néera en lui demandant de la pardonner.

Quelques heures plus tard, Caley arpentait le marché aux esclaves. Il n’y avait pas d’esclaves à Diantra ni au nord, mais il y en avait au sud et toute une armée faisait fonctionner la demeure à Eofel. Elle s’habituait maintenant à vivre parmi eux, mais elle ne pensait pas devoir en acheter un. Autour d’elle, il n’y avait que de la misère, des visages fermés et des regards vides. Elle n’était franchement pas à l’aise et savait trop bien qu’à plusieurs reprises, elle faillit se retrouver parmi eux. Elle s’était dit que l’homme qu’elle achèterait aujourd’hui serait libéré dès que cette mascarade serait terminée, mais aucun homme ne répondait aux critères d’Ascanio, aucun homme n’avait la prestance nécessaire.

Puis elle le vit.

Il était plus grand que tous les autres d’au moins une tête et son regard n’était pas fixé au sol. Au contraire, il regardait droit dans les yeux tous ceux qui s’approchaient de lui. Ce n’était pas l’attitude qu’on attendait d’un esclave. Caley crut même qu’il n’en était pas un, mais les anneaux de fer autour de son cou, de ses poignets et de ses chevilles confirmaient son statut. Avec ses épaules solides, son torse large et musclé et ses jambes bien plantées… Il avait plutôt l’air d’un guerrier, un mercenaire victime d’une malchance. « Il a l’air dangereux… » Souffla l’escorte qui accompagnait Caley. Ascanio lui avait demandé un homme qui lui plaisait et elle avait bien envie de lui donner une petite leçon. Il était effectivement très séduisant avec son regard perçant et ses pommettes hautes. Elle se demandait s’il n’avait pas en lui du sang de drow vu sa constitution. Sans doute pas de ses parents, mais peut-être de l’un de ses grands-parents… « Je le prends… »

Il couta cher, mais peu importe, Caley allait le ramener à Ascanio qui s’occuperait de lui. Peu bavard, il se contenta de hausser un sourcil lorsqu’elle lui assura qu’il serait libre s’il faisait ce qu’on allait lui demander. Alors qu’elle le ramenait à la villa, la jeune femme se demandait si son époux allait saisir le message subtil qu’elle tentait de lui envoyer. « Ascanio, je suis rentré. Regarde ce que j’ai trouvé au marché… »

Lorsque Caley s'en revint au palais, Ascanio se prélassait dans le jardin à l'ombre des oliviers. Etendu torse nu sur une banquette, il se faisait masser par une jeune Zurthane à la peau très foncée. L'esclave portait une tenue légère qui ne semblait faite que de plumes et ne dissimulait que le strict nécessaire ; c'était l'été, et il faisait particulièrement chaud ces jours-ci. De fines gouttes de sueur perlaient sur le front du prince Vossula, qui goûtait l'adresse des doigts fins et habiles de la Zurthane, les yeux mi-clos, un sourire béat manifestant son contentement.

Puis il ouvrit des yeux ronds à la vue de la silhouette musculeuse qui s'élevait à côté de Caley, lorsque celle-ci se pointa de retour des courses.

« Ça alors », s'écria-t-il ; « que me ramènes-tu là, ma gazelle soyeuse ? J'attendais Arcam, et on dirait que tu m'amènes Othar. » Il rit. « J'aurais dû me douter que ton passé de guerrière influencerait ton jugement. C'est donc ce genre de gaillard qui nourrit tes fantasmes ? J'avais espéré t'en voir ramener un qui me ressemble. » Il fit mine d'être vexé, et sans doute l'était-il un peu. « Mais soit, voyons si celui-ci peut faire l'affaire. »

Il se leva - la Zurthane s'écarta aussitôt et demeura légèrement en retrait, tête baissée comme si elle n'était plus présente - et s'approcha du gaillard. Il ne tarda pas à se rendre compte que l'insolent lui tenait tête, bien qu'il gardât le silence ; et lorsqu'Ascanio le fixait, l'esclave soutenait son regard avec une expression de matamore. Il allait falloir corriger le tir : cet air de défi et cette aura de violence ne cadraient pas vraiment avec la représentation qu'on pouvait se figurer d'Arcam.

« Ma chère », dit Ascanio une fois qu'il eut terminé son inspection, « je ne pense pas qu'il fasse l'affaire. Celui-là est beaucoup trop rebelle. » Il s'avança vers Caley, souriant, et posa les mains sur ses hanches, plantant son regard dans le sien. « Je vais te raconter Arcam, mon adorée ; pas le Arcam dont on t'a parlé là d'où tu viens, non ; Arcam le véritable, tel que me l'enseigna sa propre Gardienne. » Une lueur brillait dans son regard, une lueur que Caley n'avait pas vue depuis longtemps et qui ne l'avait guère habité depuis le début de leur réclusion à Eofel. « Arcam est né du Chaos originel ; dès l'origine, il était très distinct des autres dieux : il savait ce qu'ils ne savaient pas, voyait ce qu'ils ne voyaient pas. Le futur était pour lui aussi limpide que l'est pour nous notre passé. Et, surtout, il possédait le Chant. Sa voix produisait les harmonies les plus enchanteresses, les plus chaudes et les plus pures de tout ce que le divin peut produire. Aux premières heures des temps anciens, il parcourait cette terre et chacun profitait des bienfaits de son art. » Le regard d'Ascanio s'assombrit. « Puis la déesse Tari - ou Tyra si tu préfères - l'enferma ; les péninsulaires prétendent qu'elle le fit pour le punir d'avoir agressé Néera, mais ce sont des sornettes ; la vérité est que Tyra était aussi laide que libidineuse, et qu'Arcam repoussait constamment ses avances, ce qui finit par provoquer sa colère. Depuis ce jour, Arcam ne parcourt plus notre monde, Caley ; mais son Chant continue de guider nos actions, il influence nos désirs comme nos craintes, il dessine les contours de nos fantasmes. » Il pointa du doigt le musculeux mercenaire qui était toujours là, planté comme un piquet. « Cet homme-là ne m'évoque en rien Arcam ; pourtant, si tu l'as ramené, c'est que le dieu t'y a, d'une certaine manière, incité ; à quel dessein, j'aimerais le savoir. Il ne m'a l'air doué que pour tuer, mais peut-être ai-je tort. Comment savoir ? »

Caley ne jeta pas un regard à l’esclave qui s’occupait d’Ascanio. Elle savait, mais elle avait choisi de faire comme si elle ne voyait rien, sachant que si elle parlait, si elle manifestait son mécontentement, ça pourrait déplaire à Ascanio. Caley ne pouvait pas le changer et elle ne lui demandait pas de le faire. Il faisait déjà beaucoup pour elle et pour Vahram dans sa façon maladroite et exubérante. Elle l’acceptait ainsi, tout simplement. « En fait » commença-t-elle en jetant un regard de biais à l’esclave qui l’accompagnait. « C’était le seul homme qui osait regarder les gens dans les yeux. Les autres… Ils sont trop brisés et misérables pour le faire. » Caley n’avait pas pensé plus loin. Les dieux doivent pouvoir regarder les gens dans les yeux, non? Après, il est vrai qu’il avait plutôt l’air d’un fier guerrier qu’un homme cédant facilement à ses vices comme Arcam.

Là d’où elle venait, Arcam n’était pas mieux qu’une bête guidée par ses passions les plus primales. Il représentait l’esprit faible qui cède sous les envies de la chaire, l’animal à l’intérieur de l’homme. Naturellement, vénérer un dieu tel que lui ne correspondait pas du tout à l’idéologie péninsulaire, surtout au nord où l’on salue l’ordre et le contrôle de soi. Pour sa part, Ascanio lui présenta un Arcam qu’elle ne connaissait pas. Il y avait quelque chose dans le regard de son époux, une lueur qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. Elle l’écouta, car Caley était une jeune femme éduquée et ouverte d’esprit qui embrassait le monde et ses différences. Cela la troubla, car elle ne savait plus qui disait vrai. « Chez moi, on dit qu’Arcam murmure des choses à l’oreille des hommes et les pousse à assouvir leurs pulsions, qu’il réveille l’animal qui est en nous. Il est la tentation... » Elle n’émettait aucun jugement, elle ne faisait que dire ce qu’elle savait. « Qui dit vrai? » Il n’y avait sûrement aucun moyen de le savoir avec certitude. On avait la foi ou non, c’est tout. « J’ai promis à cet homme de libérer une fois sa tâche accomplit, mais si tu penses qu’il ne fait pas l’affaire… Autant le libérer tout de suite. De toute façon, je ne suis pas certaine qu’il nous comprend. Peut-être qu’on lui a coupé la langue... »

« Je ne suis pas un idiot... et j'ai encore ma langue » La voix coula comme une gorgée d’hydromel. Elle était profonde, chaude et trahissait un certain agacement. « Mais vous par contre, vous cherchez quelqu’un pour personnifier Arcam? » Il claqua la langue, ce geste en disait assez long sur sa pensée pour qu’il n’ait pas à dire un mot de plus. Non, il n’avait pas du tout le profil type d’un esclave, mais c’était peut-être pour ça que Caley l’avait choisi. Pas parce qu’il correspondait à l’image d’Arcam, mais parce qu’elle ne voulait pas voir cet homme être brisé comme tous les autres.

HRP:

Ascanio haussa un sourcil, toisant le robuste gaillard. « C'est sa fierté qui t'a plu, hein ? Ouais, bon ; il est vrai que ce qui nous arrive à Eofel n'est pas forcément du premier choix. Ça a déjà été exposé avant, et l'on ne reçoit ici que le rebut. » A l'esclave, il ajouta : « oui, nous cherchons notre Arcam. Et je devrais te faire fouetter pour prendre la parole devant moi sans y être invité, mais il est vrai que le dieu se passerait tout autant de ma permission. »

Il considéra encore un moment l'esclave, soucieux, pesant le pour et le contre. Devait-il le renvoyer ? Il n'était pas dans ses habitudes d'affranchir un esclave inutile. Peut-être pourrait-il le vendre ; cela déplairait à Caley, mais les ressources dont Ascanio disposait à Eofel étaient nettement moindres que ce qu'il pouvait se permettre à Thaar. Père avait largement réduit sa pension - ce qui n'empêchait pourtant pas le prince de commettre toutes sortes d'excès et de s'endetter plus que de raison, à l'insu de Caley. S'il ne peut pas être notre Arcam, que va-t-on faire de lui ? se demanda-t-il. Il lui vint à l'esprit que Caley désirait sans doute l'avoir dans son lit, et que c'était la véritable raison qui l'avait incitée à acheter celui-ci plutôt qu'un autre. A cette pensée, il jeta un regard troublé à son épouse, un regard innocent en apparence, mais par-lequel il tentait de sonder les pensées profondes de la jeune femme - sans grand succès comme d'habitude. Il savait qu'elle accordait plus d'importance que lui à l'idée selon laquelle la passion de la chair devait rester l'apanage de l'époux et de l'épouse ; mais cela n'était que la face visible de Caley, et Ascanio savait que ce masque de pudeur et de décence cachait une inclination inavouée pour la débauche. N'avait-elle pas donné son pucelage à un garçon d'écurie ? Ascanio était du reste bien placé pour constater que sa belle aimait cultiver le plaisir des sens ; elle se donnait à lui avec gourmandise et passion et exigeait beaucoup de sa personne. A mesure qu'elle prenait ses aises en tant qu'épouse, et depuis que l'enfant était né, il semblait même que son désir ne cessait de croître ; et si Ascanio ne lui suffisait plus ?

« Il a de l'audace, et il en faut ; mais il manque singulièrement de poésie et souffre d'un énorme balai dans le cul », reprit Ascanio en désignant l'esclave. « HAMZA ! »

Hamza, le bedonnant majordome, le "moucheron" comme Ascanio l'appelait parfois - référence au fait qu'il espionnait chacun de leurs faits et gestes et rapportait tout à Tiberio Vossula - apparut aussitôt. Quoiqu'il ait été rapide à se montrer, sa démarche était lente et nonchalante, ce qui laissait clairement entendre qu'il avait surveillé la scène depuis quelque sombre recoin.

« Hamza, tu donneras la chambre d'Ultuant à ce garçon. Emmène-le maintenant, d'ailleurs ; je n'aime pas la manière dont il me regarde. »
Hamza s'éclaircit la gorge.
« Mille pardons, ô maître des maîtres, mais la chambre d'Ultuant ? Ultuant est votre juriste, alors que cet esclave couvert de chaînes, pardon, mais je ne sais qui...
- Ultuant est un esclave aussi bien que ce type, et j'attribue les cellules de mes esclaves de luxe comme je l'entends.
- Comme vous le désirerez, ô maître des maîtres.
- Et tu verrouilleras bien sa porte, surtout.
- Comme vous le dés...
- Fous le camp. »

Hamza s'en fut, ramassant le bout de la chaîne de l'esclave pour le conduire avec lui ; l'esclave renâclait à le suivre et Hamza dût tirer sur la chaîne pour l'obliger à venir. Ascanio rit ; on aurait dit un pauvre type essayant de se faire obéir par un âne récalcitrant. Une fois ces deux-là partis, le prince revint vers sa femme :

« Bien. On va le garder pour l'instant, on verra ce que ça donne. Peut-être qu'une fois qu'il sera débarrassé de cette attitude de défi et qu'il sourira un peu, on pourra en faire quelque chose. A mon avis, ce garçon a trop longtemps croupi dans une geôle et vu son content de violence. Peut-être qu'une femme pourrait l'aider à se radoucir un peu. » Regardant sa belle épouse dans les yeux, il lui adressa un adorable sourire. Puis, de l'index, il désigna la Zurthane qui était restée en retrait : « Niusha le rejoindra dans son lit cette nuit, pas vrai, Niusha ? » Une expression de terreur naquit dans le regard de la jeune esclave, restée jusque là parfaitement stoïque.

Rebut? Le mot la frappa en plein visage et le regard de Caley s’assombrit sous l’effet de la colère. Ascanio parlait d’humains, d’hommes et de femmes rejetés par la vie à un point tel que leur liberté ne leur appartenait plus. L’esclavage était le fondement de la société estréventine et elle n’allait pas changer cela avec ses idéaux de Péninsulaire, mais elle peinait à s’y adapter. S’ils n’étaient pas tous maltraités, elle avait du mal à voir quelqu’un se plier en deux devant elle juste parce qu’il craignait sa colère. Elle savait trop bien ce que s’était de vivre constamment dans la peur et l’incertitude, mais pas Ascanio. Peut-être que l’ignorance le rendait ainsi. Peut-être que ce n’était pas de sa faute et qu’elle ne devrait pas lui en vouloir, mais ça la fâchait bien plus qu’elle ne l’aurait voulu.

Malgré tout, elle ne dit rien. Elle le laissa gérer la situation à sa façon, mais Caley ruminait dans son coin tandis qu’il aboyait à Hamza l’ordre de conduire le nouvel esclave à sa chambre, au détriment d’un autre, évidemment. La situation aurait peut-être pu rester ainsi si Ascanio n’avait pas lancé l’idée d’envoyer Niusha dans le lit du nouveau venu. « Il n’en est pas question! » Coupa Caley d’un ton tranchant. « Elle n’ira pas dans le lit de cet homme sans qu’elle le veuille. » La terreur ne se feint pas et les traits du visage de la jeune femme en étaient déformés. « Imaginons un instant que l’on ne se soit jamais rencontré. Imaginons que nous sommes à Thaar et que pour une raison ou une autre tu te retrouves au marché des esclaves et que je suis là, parmi les autres, chaîne au cou et peur au ventre à attendre que quelqu’un marchande ma vie. Aurais-tu posé le regard sur moi? Aurais-tu simplement pensé un seul instant à m’adresser la parole pour savoir ce qu’une femme péninsulaire fait là? Quelle misère l’a arraché à sa terre? »

Parviendrait-elle à lui faire comprendre ? Au moins avait-elle le mérite d'essayer. Ascanio resta d'abord silencieux, un peu surpris par la véhémence de son épouse, se demandant quelle mouche avait bien pu la piquer. Lorsqu'elle lui demanda de l'imaginer, elle, dans la situation d'une esclave, il ne comprit pas tout de suite ce qu'elle attendait de lui. En fait, il ne comprit pas du tout, et se méprit totalement.

« Allons, Caley ! » s'écria-t-il en éclatant d'un rire franc, « si je te trouvais, toi, au marché aux esclaves, agenouillée et enchaînée, livrée à la merci des acheteurs... tu te demandes vraiment ce que je ferais ? Mais je t'achèterais, bien évidemment, et à prix d'or, car je ferais de toi ma favorite, tu peux en être sûre. »

Une fraction de seconde… C’est le temps qui se passa entre le moment où Ascanio cessa de parler et où la main de Caley s’abattit sur sa joue avec toute la force qu’elle pouvait y mettre. Il la méritait… Ça et bien plus encore. Elle n’attendit pas sa réaction. N’ayant pas compris la question de Caley, il n’allait certainement pas comprendre pourquoi elle venait de le frapper. Elle courut à l’intérieur de la demeure, le sang rugissant dans ses oreilles. Honteuse, blessée, enragée… Ascanio venait plus ou moins de lui dire qu’il en aurait fait sa prostituée. Elle marcha dans les couloirs et tourna en rond sans savoir où elle allait. Cette maison était tellement grande! Caley finit par s’engouffrer dans une pièce vide et referma la porte. Sa main chauffait encore sous la force de l’impact. Elle ne l’avait pas manqué. Qu’il ait mal, elle s’en fichait! « Qu’il se fasse bouffer les couilles par les rats! » Malgré tout, une part d’elle regrettait de l’avoir frappé. Non, il le méritait… mais s’il la mettait à la porte après ça, qu’est-ce qu’elle ferait? Elle saurait se débrouiller… Non, elle devait penser à Vahram! Caley se tourna vers la porte, prête à aller retrouver Ascanio, mais elle s’arrêta dans son geste, l’envie de l’étrangler surpassant son désir de se faire pardonner. Elle grogna avant d’aller s’asseoir dans un coin de la pièce, le dos au mur et les genoux repliés contre elle. On allait surement la chercher, mais si Ascanio pouvait se sentir un peu coupable, ça ferait bien son affaire...

La gifle le frappa de plein fouet, faisant trembler sa joue et décomposant sa face l’espace d’une fraction de seconde. Le visage de traviole et l’esprit sonné, Ascanio n’eut pas le temps d’empêcher Caley de s’enfuir à toutes jambes. Plus surpris que blessé, il demeura là un moment, interdit. Pour quelle raison Caley s’était-elle ainsi mise en colère ? Il lui avait adressé un compliment. Il massa sa joue endolorie, puis, avisant la jeune Niusha, ordonna : « trouve-la et sois gentille avec elle, tu veux ? Use de tes charmes, si cela peut l’apaiser. » Il aurait bien tenté de la retrouver lui-même, mais il s’attendait à en manger une deuxième ; il opta plutôt pour s’étendre sur la banquette et à prendre le soleil.

La Zurthane se mit donc en quête de l’épouse du maître. Niusha n’était à vrai dire pas tellement plus rassurée ; une maîtresse en colère est imprévisible, mais Caley semblait s’être énervée avant tout pour prendre sa défense. Cela, la jeune esclave ne parvenait pas à se l’expliquer. Les maîtres ne se souciaient pas des pensées de leurs esclaves ; le prince Ascanio n’avait jamais été violent avec Niusha, et elle ne l’avait jamais vu faire preuve de cruauté avec elle ou un autre ; mais comme tout homme libre, il donnait ses ordres et attendait qu’ils soient suivis sans discussion. La femme venue de l’ouest était différente, et Niusha ne savait pas comment elle pouvait et devait se comporter avec elle. Si bien que, lorsqu’à l’issue d’une dizaine de minutes de recherche, elle trouva Caley assise par terre dans une pièce, dos au mur et le visage défait, elle s’avança timidement sans trop savoir comment l’aborder. « Puis-je faire quelque chose pour vous, Manaivi ? » demanda-t-elle, usant d’un terme local qui signifiait « maîtresse ».

Caley resta un certain temps à ruminer ses pensées lorsque la porte s’ouvrit enfin, mais pas sur la personne qu’elle espérait voir. L’esclave entra, hésitante comme si on lui avait confié une autre tâche dont elle se serait bien passé. Caley n’avait pas pleuré. Elle ne pleurait plus depuis longtemps, car les larmes n’arrangeaient jamais rien et vous rendaient misérable. « Lui donner une claque sur l’autre joue, paume bien ouverte pour que ça fasse bien mal ? » Elle soupira avant de se relever sur ses pieds. « Il n’y a pas d’esclave d’où je viens, sauf dans le sud, mais ils ont toujours été bizarres là-bas. Naturellement, les riches n’ont aucun intérêt pour les pauvres et les piétinent dès qu’ils le peuvent, mais ce sont des hommes libres. Je ne suis pas habitué à ça et je trouve ça révoltant qu’il puisse te demander avec autant de calme et de naturel d’aller rejoindre cet homme dans son lit. J’ai envie de m’excuser même si ce n’est pas de ma faute. Tu dois me trouver vraiment bizarre… » Elle serra les poings. Elle vivait et voyageait en Ithri’Vaan depuis un certain temps déjà, mais la chose lui paraissait toujours aussi aberrante. Posséder une vie comme l’on possède un objet, l’utiliser comme on veut comme si l’autre était incapable de réfléchir ou de rêver. Elle pourrait maudire Ascanio pour cela, mais comment en vouloir à un homme qui a passé toute sa vie comme ça ? Il aurait été un homme fort différent s’il était né à Diantra ou dans les terres plus rudes encore au nord. En même temps, était-ce vraiment mieux là d’où elle venait ? Les injustices n’étaient pas l’apanage des esclavagistes et ici, Ascanio ne faisait pas preuve de cruauté. Non, en Péninsule elle avait vu des hommes libres être traités bien plus pauvrement encore. « Une chose est certaine, si jamais il demande un autre truc dans le genre et que tu n’en as pas envie, viens me voir et je me chargerais de lui botter les fesses. Compris ? »

Elle se détendit légèrement. Ayant retrouvé ses moyens, elle se sentait d’attaque pour l’affronter une nouvelle fois. Caley ne pourra jamais le changer, mais elle pouvait lui montrer certaines choses qui le feront peut-être réfléchir un peu. « Apporte quelque chose à manger… Il y a des risques que je lui enfonce quelque chose dans la gorge, mais ça dépendra de lui, je suppose. Merci. » D’un signe de tête, elle prit congé pour retrouver son époux qui se faisait dorer au soleil. Elle s’approcha de lui sans faire de lui. Ce ne fut que lorsqu’elle fut tout près de lui qu’elle déclara d’un ton égal. « Tu l’as amplement mérité. » Dit-elle en faisant référence à la marque rouge de sa main sur sa joue.

Niusha baissa la tête, honteuse, car elle ne savait quoi répondre à Caley. Avec Ascanio, les choses étaient plus simples : il commandait, elle obéissait, et même si cela n’était pas toujours facile, elle n’avait jamais peur de se tromper, de mal dire ou de faire le mauvais choix, puisqu’elle ne parlait ni ne décidait de rien. Elle écouta donc Caley s’épancher sur les difficultés qu’avait la péninsulaire à s’adapter à sa nouvelle vie, et ne comprit pas pourquoi elle s’excusait ; aussi loin qu’elle s’en souvienne, Niusha n’avait jamais entendu une femme libre s’excuser de quoi que ce soit auprès d’elle. Elle allait répondre que cela n’était pas grave, qu’elle avait l’habitude car Ascanio la sollicitait souvent auprès de lui depuis les premiers jours qui avaient suivi l’accouchement de Caley, mais déjà la femme se relevait et s’en allait. Niusha la regarda partir, puis s’empressa de gagner les cuisines.

Pendant ce temps, Ascanio somnolait tranquillement, allongé sur le dos, le soleil dardant agréablement de ses chauds rayons la peau de son torse et son visage. Dans ces rares moments, il appréciait la solitude et respirait une certaine paix antérieure.
Puis il sentit une présence.
Il grimaça sans pour autant ouvrir les yeux, plissa le nez, remua la mâchoire, comme s’il devinait que quelque moustique s’apprêtait à tourner autour de lui. La voix de Caley le fit tellement sursauter qu’il faillit dégringoler de sa banquette. Ouvrant les yeux pour trouver là sa dulcinée, debout, grave et autoritaire, il mit quelques secondes à se trouver une contenance.

« Hmmouihemmnon. Dis-moi, ma tendre génisse, qu’ai-je donc fait pour te mettre en colère ? Si j’ai pu te heurter d’une quelconque manière, sache que cela n’était absolument pas mon intention. » Il massa sa joue encore rouge, et ajouta : « maintenant, si tu ne peux t’empêcher de me frapper, tâche au moins de le faire lorsque nous sommes au lit. »

Caley pencha la tête de côté sans répondre sur le moment. Elle s’approcha plutôt pour s’asseoir sur un coin de la banquette. Son visage restait impassible, mais lorsqu’il lui demanda qu’à l’avenir, elle réserve les claques à l’intimité de leur chambre à coucher, une lueur amusée passa brièvement dans son regard, mais son ton restait toujours assez sérieux lorsqu’elle reprit la parole. « Parce que tu voudrais que je te frappe lorsque nous sommes au lit? » Elle haussa un sourcil avant d’ajouter. « Je t’ai frappé, parce que… Quand je t’ai demandé comment tu aurais réagi en me voyant dans un marché d’esclaves, tu as dis que tu m’achèterais au prix fort pour faire de moi ta favorite. La minute d’avant, tu demandais à cette esclave d’aller rejoindre l’autre dans son lit, un ordre que tu as donné comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit. Donc oui, j’ai pensé… Que tu pourrais juste me dire : couche-toi là ma biquette et laisse-toi faire, peu importe quand l’envie t’en prend. Bref, n’être rien de plus qu’un objet décoratif avec lequel tu peux prendre du bon temps. Ça m'a... vexée... »

Elle posa la main sur une jambe d’Ascanio et remonta vers son genou. « Je te l’ai dit une centaine de fois au moins… Je n’ai pas grand-chose à t’offrir, pas de nom ou de fortune… J’ai juste moi. J’ai prêté serment devant les dieux de veiller sur toi, de te soutenir dans les moments difficiles, de prendre sur moi tes peines… Je sais que tu n’es pas vraiment heureux présentement. J’ai l’impression que je ne peux pas t’aider autant que je le voudrais… et même de te nuire. Dis-moi ce que je peux faire pour te rendre heureux... » Et son bonheur à elle? Elle sera heureuse lorsqu’Ascanio retrouvera la place qui lui revient, lorsqu’elle le verra sourire plutôt que ruminer.

Les états d'âme de Caley arrachèrent un sourire à Ascanio. Elle pouvait être si forte par moments, et en même temps si sensible... elle s'émouvait du sort des esclaves comme une petite fille s'apitoierait sur son chat malade. Il se détendit, et apprécia le contact de la main de Caley sur son genou, se demandant un bref instant si elle n'allait pas remonter plus haut - mais Caley n'avait pas vraiment l'air d'humeur.

« Veux-tu faire mon bonheur, Caley ? Alors n'oublie pas que tu es mon épouse, et que tu dois agir comme telle. Ce que tu tenais pour vérité jadis ne vaut plus ici ; nos mœurs ne sont pas les mêmes, nos croyances ne sont pas les mêmes. Ne te compares pas aux esclaves ; eux-mêmes ne se comparent pas à toi. Ils savent leur condition, et la plupart l'acceptent. Vois Ultuant, vois Hamza ; chacun des deux fait montre d'une brillante intelligence. Ils n'ont pourtant jamais recherché l'affranchissement. Quant à Niusha, elle n'a pas son pareil pour jouer les ingénues, mais tu peux me croire : lorsqu'elle se met à l'ouvrage, elle ne fait pas les choses à moitié. » Son sourire se fit plus grivois alors qu'il se remémorait certains moments passés avec la jolie Zurthane ; il y repensa quelques instants, sans sembler se soucier que Caley puisse deviner ce qu'il avait en tête. Puis il reprit son sérieux : « tu es ici chez toi désormais. Tu dois t'habituer à considérer toutes ces choses comme normales. Cela ne concerne pas que les esclaves : je suis un Vossula, et mon père règne sur l'une des plus grandes fortunes de ce monde. Un jour, je régnerai sur ses propriétés ; pour cette raison, bien des hommes et des femmes, qu'ils soient esclaves ou libres, me sont inférieurs. Et ils te sont inférieurs à toi aussi, et ils sont inférieurs à Vahram ; nous sommes des princes, et le monde, et la vie des peuples qui l'habitent, sont notre terrain de jeu. Leur vie n'a de sens que parce qu'ils nous divertissent ; si nous n'étions pas là, leur morne existence serait vaine. Tout cela, tu dois l'accepter dès maintenant ; après tout, le jour où le siège de prince-marchand me reviendra, tu seras mon épouse principale. »

Il y avait beaucoup de vérité dans les paroles d’Ascanio. Ici, les règles qu’elle avait connues ne tenaient plus. Comme pour n’importe quoi, ça demandait un temps d’adaptation et ce n’était pas facile. Par sa réaction, elle avait porté ombrage à l’autorité de son époux sur la maisonnée, ce qui fut nullement son intention. Du coup, elle avait honte. « Désolée, je ne voulais pas te nuire en faisant cela. Tu as raison. Tu es bon et j’ai vu des hommes libres être plus pauvrement traités que les esclaves ici... » Naturellement, elle vit le sourire sur le visage d’Ascanio et comprit ce qu’il sous-entendait, mais Caley préféra ne pas y porter attention. Enfin, c’était le moment où le bon sens d’Ascanio prenait fin et où l’étincelle de sagesse faisait place à la mentalité estréventine caricaturale telle qu’on la véhiculait plus au nord. Caley doutait fortement que le monde s’écroule si les Princes Marchands venaient qu’à disparaître, aussi riches soient-ils. Elle doutait encore plus qu’ils soient l’unique raison de vivre de la populace, mais si ça rendit Ascanio heureux de le croire…

Épouse principale… Les mots la frappèrent en plein ventre et Caley dut y mettre toute sa volonté pour ne rien laisser paraître sur son visage. Elle savait. Évidemment qu’elle savait, mais il y a toujours une petite part en nous qui espère que ce sera différent. Pendant un bref et très égoïste instant, elle espéra qu’Ascanio n’hérite jamais de son père. La pensée traversa son esprit le temps d’un battement de cœur, mais ce fut suffisant pour la mortifier d’avoir même osé envisager cette idée. Pourtant, elle sourit, cachant tout des émotions qui se bousculaient dans sa tête. Sa main remonta même un peu plus à l’intérieur de la cuisse d’Ascanio, son index traçant des cercles sur le tissu de son pantalon. « Et pour que ce jour arrive, pour que tu aies enfin ce qui te revient, nous devrons nous mettre rapidement au travail avant que ton frère te coupe l’herbe sous les pieds. C’est à cause de lui que tu t’es retrouvé en forêt le jour où je t’ai trouvé, non? »

Un sentiment grisant envahit Ascanio. Il n'aurait su dire si c'était la caresse de Caley sur sa cuisse, ses doigts fins décrivant des cercles tout en remontant dangereusement vers sa virilité, ou si c'était le sens de ses paroles qui l'excitait le plus. Jamais il ne l'avait entendue prononcer le moindre mot qui puisse évoquer chez elle un semblant d'ambition ; elle s'était toujours comportée comme si le rang et la fortune d'Ascanio lui importaient peu, ce qui, inconsciemment, blessait ce dernier dans sa propre estime, car celles-ci lui étaient tout. Or, voilà qu'enfin elle avouait à demi-mot son désir de le voir s'élever parmi l'élite de Thaar ! Mieux encore, cet air de conspiratrice qu'elle avait en évoquant le cas de ce maudit Styrio la rendait aussi dangereusement attirante qu'une lamie. Ascanio avait toujours su que Caley avait cette part d'ombre, cet instinct de tueuse qu'elle avait dû développer au cours de son existence aventureuse ; cette part d'elle-même, elle ne la révélait que lors de leurs ébats, trouvant dans le plaisir des sens l'accomplissement de sa nature dominatrice.
Du moins était-ce ainsi qu'Ascanio interprétait la chose.

« Tu as raison, ma louve gourmande. C'était bel et bien Styrio l'instigateur de ce traquenard, bien que le scélérat ait nié la chose lorsque je l'ai confronté devant Père. Il a osé prétendre que c'était de mon propre chef que je suis parti vadrouiller seul dans la campagne, et que je ne devais mon infortune qu'à mon état alcoolisé ! Comme si l'alcool me faisait faire des sottises. » Il fronça les sourcils, agacé, puis se détendit en posant une main dans le dos de son épouse, caressant délicatement sa belle au travers du tissu de sa fine robe de soie vossulienne. « Au fond, je devrais peut-être remercier Styrio ; sans sa petite machination, nous ne nous serions point connus, mon adorée. » Sa main descendit le long du dos de Caley, pour venir flatter sa croupe. « Je tâcherais de ne pas l'oublier, le jour où je m'occuperai de son compte. » Un éclair de génie le traversa soudainement, comme cela arrivait deux à trois fois par jour, et, tout en raffermissant sa prise sur les fesses de Caley, il s'écria : « par les trois verges du Dieu à Trois Verges, Caley, mais voilà ce que nous pouvons faire ! Lorsque nous convierons les princes Vaanis à notre célébration d'Arcam, nous pourrions inviter Styrio. Une orgie est un événement si imprévisible, où il se passe tant de choses que l'on n'aurait pas imaginées, où l'on fait tant de choses dont on ne se croyait pas capable, et où l'on subit tant de choses aussi... cette fête, Caley, mon cher beau-frère s'en souviendra jusqu'à sa mort ; il n'aura pas le temps de l'oublier. »

« L’alcool rend les gens nettement plus enclins à faire des choses qu’ils ne feraient pas normalement. Une mauvaise idée devient soudainement excellente, surtout s’il y a quelqu’un pour nous en convaincre et même moi je ne suis pas à l’abri de ça. Ton frère aurait très bien pu te pousser à faire quelque chose que tu n’aurais pas fait normalement ou profiter que tu ne sois pas en mesure de te défendre pour te pousser dans un piège avant de rejeter la faute sur ta consommation. Styrio est un lâche. » Mais Ascanio avait raison, sans ses machinations, ils ne se seraient jamais connus, un mal pour un bien même si ce n’était pas tous les jours facile. « Tu veux le tuer ? » Le ton oscillait entre la question et la simple constatation. Éliminer Styrio réglerait certainement une partie du problème, mais pas tout. « Styrio est un lâche et un idiot, mais je doute que sa stupidité soit tel qu’il acceptera de venir à notre petite sauterie sans se douter que c’est un piège. Puis s’il lui arrive quelque chose, ton père saura tout de suite que tu es dans le coup. À moins que ce soit une chose courante que les membres d’une même fratrie s’entretuent jusqu’à ce qu’il n’y ait qu’un seul vainqueur, tu pourrais avoir plus de problèmes. Il faudrait que ce soit moins… évident, comme un accident. » Ses doigts continuaient à remonter très lentement sur sa cuisse. Elle savait comment amadouer Ascanio en lui offrant une partie de sa personnalité que lui seul connaissait. Jamais Caley ne se montrait aussi entreprenante et conspiratrice en dehors des murs de leur chambre à coucher, mais voilà qu’ils étaient dans les jardins et malgré leur solitude apparente, quelqu’un pouvait apparaître à tout moment. Ascanio voulait récupérer ce qui lui revenait. Si c’était vraiment le désir de son époux, alors Caley ferait en sorte que ça se réalise, peu importe ce qui lui en coutera. Toutefois, elle se présentait telle la voix de la raison, modérant les ardeurs d’Ascanio en le faisant réfléchir aux conséquences de ses actes. Elle lui faisait confiance lorsqu’il lui promettait que tout irait bien, mais elle voulait s’assurer qu’il y pense un peu avant de faire ou dire quelque chose. « Si tout le monde croit qu’il est mort dans un accident, ça sera la fatalité. S’il meurt ici… à condition qu’il daigne se présenter… Peu importe ce que tu diras, les gens feront le lien tout seul. On pourrait lui faire subir le même sort qu’il a tenté de te faire, sauf que cette fois il n’y aura personne pour le récupérer. Je connais des endroits très reculés où on pourrait le laisser avec rien d’autre que ses vêtements sur le corps. Sans eau, en deux jours il est mort. À moins que tu ais une autre idée. Tu connais mieux les cercles qu’il fréquente que moi. » Sur ce, elle aperçut un mouvement du coin de l’œil. L’esclave revenait avec le plateau qu’elle lui avait demandé. Caley retira sa main qui était pourtant si près du but pour saisir une fraise et la glisser entre ses lèvres dans un geste tout aussi réfléchi que le précédent.