Soyons honnêtes (Solo)

6ème annéade de Karfias, 9ème jour

Il se faisait tard. La nuit était tombée depuis quelques heures déjà sur Diantra, mais dans la maison Soltari, au moins deux personnes ne dormaient toujours pas. Paolo mettait la touche finale à un long compte-rendu qui s’étendait sur plusieurs rouleaux de parchemin. Il avait décidé de tout écrire, tout ce qu’il savait. Chaque rouleau était ensuite frappé de son sceau pour garantir son authenticité. Face à lui, Tibéria fixait d’un œil absent le dessus du bureau et la pile de paperasse qui s’y accumulait. « Je me demande si un jour viendra où tout ceci sera remplacé par quelque chose de nettement moins encombrant. » Un faible sourire se dessina sur les lèvres de Pasi. « Si possible, quelque chose qui nous permet d’écrire sans risquer des crampes aux mains. » Il posa sa plume et se massa distraitement la paume de la main pour soulager la tension accumulée. « À votre avis, pourquoi ai-je engagé quelqu’un pour cette tâche ? » Elle se redressa sur sa chaise. « Vous avez terminé ? » Pasi fit couler de la cire sur le coin du parchemin et y apposa son sceau. « Oui, c’est le dernier. Tout y est… L’intégralité de mon témoignage pour le procès : mes liens avec Franco et les Vrai Soltarii, les rencontres et les réunions secrètes ainsi que le nom des personnes présentes, les motivations de Franco quant à son mariage avec vous et les menaces à peine voilées pour vous inciter à le faire. Avec la lettre que Franco a envoyée… » Pasi haussa les épaules. Si cela ne faisait pas réagir la couronne, rien ne le ferait. « Très bien… » Tibéria soupira longuement. « Vous devriez aller dormir. Les jours à venir s’annoncent difficiles. » Elle fit non de la tête. « Impossible… Vous savez, j’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. J’étais terrifiée à l’idée de tout perdre et maintenant… maintenant je me dis que ça ne serait pas si terrible. » Pasi arqua un sourcil. « Vous voulez abdiquer ? »

« Non, pas dans ces circonstances. Même si je veux la paix, il y a des choses qui ont été faites qui ne peuvent rester sous silence. Si j’abdiquais avant le procès, ils s’en sortiraient sans la moindre égratignure. » Le procès l’angoissait terriblement, mais depuis la naissance de Sofia, les choses prenaient une nouvelle perspective. Certes, elle avait toujours peur, mais elle comprenait aussi que rien n’arrivait jamais sans raison et que ça ne serait pas la fin du monde si jamais elle perdait le procès. Ça serait juste la fin d’un chapitre et le commencement d’un autre. « Ce genre de chose arrive constamment. On appelle cela des injustices. Nous nous sommes rendus jusqu’ici, autant aller jusqu’au bout. » Tibéria acquiesça. « Certes, je n’ai pas l’intention de reculer maintenant, mais mon but en allant là-bas, c’est de faire en sorte que la couronne ne puisse plus détourner le regard du sud. »

« C’est-à-dire ? »

« Je crois qu’Aymeric de Brochant n’aime pas beaucoup les suderons et je vais lui donner raison de le faire. Depuis le début, je veux débarrasser Soltariel de cette horrible réputation, mais pour le procès, je compte l’utiliser à mon propre avantage. Avec ce que vous venez d’écrire sur ces parchemins en plus de toutes les autres preuves, je vais exposer tous les problèmes qui gangrènent Soltariel et tout ce qui pourrait arriver sans une intervention directe de la couronne. Roderik a ordonné la mise sous tutelle pour éviter la guerre civile, mais elle couve déjà. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle n’éclate. Si je gagne, ils vont monter aux barricades. Si je perds, les alliances risquent de s’effriter. Chacun voudra sa part du gâteau. Les couteaux vont voler bas et vous le savez autant que moi… » Paolo fixait Tibéria droit dans les yeux. « En gros, si vous êtes renversée, vous allez faire en sorte de ne pas être la seule à tomber. » Elle haussa les épaules. « Mon but est d’assainir Soltariel. Moi seule face à eux, je ne crois pas que j’aurais pu réussir. Toutefois, avec ce procès, la couronne est impliquée… Peut-être qu’elle jugera que je ne suis pas apte à gouverner, mais elle ne pourra non plus fermer les yeux sur ce qui se passe au sud. Les Vrai Soltari ont demandé l’intervention de la couronne, je vais m’arranger pour que ça arrive. » Pasi faisait rouler sa plume entre ses doigts. « Vous savez que cette perspective ne me plait pas ? Je voulais défendre l’indépendance de Soltariel et faire en sorte que la couronne garde justement son nez en dehors de nos affaires… »

« Je sais parfaitement tout cela, mais nous savons aussi qu’ils ont décidé de ce procès. Si cela se retourne contre eux, ils n’auront qu’eux-mêmes à blâmer. Puis, même si je perds, vous vous trouverez sans doute en meilleure position que si vous étiez de leur côté. Je suis certaine que ce procès n’est que le début pour Soltariel et que les conséquences se feront sentir pendant longtemps après le rendu du verdict. »

Pasi s’étira sur sa chaise et passa ses mains derrière sa tête. « Il y a une expression qui dit que seuls les morts voient la fin de la guerre. Ce n’est pas sans raison. »

HRP: