Il se disait que l’Agora d’Ys était si haute qu’à son sommet, quand le temps était assez clair, on pouvait apercevoir Ashaï. Odilyn n’était pas resté assez dans la première pour avoir l’occasion de mettre à l’épreuve la véracité de l’adage ; les trois longues journées qui avaient été nécessaires pour conduire la dame Noblegriffon jusque dans la seconde en avaient sérieusement entamé la crédibilité. Seul, le paladin de Tyra aurait certainement pu parcourir la distance qui séparait les cités portuaires bien plus rapidement, mais il avait sous-estimé la faiblesse du Vaisseau. Quand il avait la première fois — et sans particulièrement réfléchir à la passagère qu’il avait installée devant lui sur sa scelle — sa monture au galop, la gardienne avait commencé à paniquer. Le trot n’avait pas eu beaucoup plus de succès : elle était restée muette quelques minutes, avant de le supplier d’arrêter.
« Vous devez manger, lui répéta-t-il sobrement en poussant un peu plus sa gamelle vers elle. Vous n’avez rien avalé depuis notre départ.
— Ah, Odylin… soupira-t-elle en esquissant un pauvre sourire. Déjà, tu parles comme Pierre. » Elle avait calé son bâton entre ses jambes et en caressait la surface usée du bout des doigts. Elle lit, devina le paladin en la regardant faire avec un peu plus d’attention. Il voulait en apprendre plus, mais retint les questions qui lui venaient. Il ne lui appartenait pas de comprendre Son Vaisseau ; son rôle se limitait à la ramener au Pieuré. « Et bien ? » lui demanda-t-elle. Et, ce faisant, elle avait interrompu le fil de ses pensées. « La route est longue jusqu’à Serramire. Si tu gardes tes réflexions par-devers toi, c’est avec le silence que nous aurons l’impression de voyager.
— Les pensées d’un paladin lui appartiennent, » répondit-il avec lenteur. Il s’était subrepticement redressé et la paume de sa main le démangeait de saisir son arme.
« As-tu peur que j’essaie de te les voler ?
— Vous êtes le Vaisseau par le truchement duquel Elle agit, énonça-t-il avec retenue. Cela est connu. Qu’en est-il des heures où Elle regarde ailleurs ? Que faites-vous des dons qu’Elle vous a confiés ? »
Le pli de ses lippes frémit légèrement et elle baissa la tête. « Je n’ai de dons que les malédictions qu’Elle m’a enchâssées au Souffle, Odylin. Tranquillise-toi, tes pensées sont hors de ma portée. Celles que ton corps et tes manies ne trahissent pas, en tout cas. » Elle posa son bâton contre son épaule gauche, puis tâtonna de sa dextre la table devant elle jusqu’à trouver sa cuillère. « Quand tes lèvres retiennent une question, ton talon frappe le sol pour chasser ta frustration, lui apprit-elle avec une légèreté feinte. Que veux-tu savoir ?
— Un paladin doit prendre garde avant d’accorder sa confiance, » répondit Odylin en se résignant à la sincérité. Il lui semblait que le Vaisseau finirait de toute façon par lui arracher tous ses secrets. « Vos actes, par le passé, ont nourri la méfiance de ceux que votre voix devrait pourtant guider.
— Ah… » souffla Katalina en tapotant sa cuillère en boix contre la table. Comprenant qu’elle cherchait son plat, le paladin le saisit, le souleva, puis le reposa juste devant elle. Elle le remercia en inclinant légèrement la tête, puis commença à « jouer » avec son repas pour en estimer la nature.
« C’est sans doute froid, maintenant, lui apprit-il en croisant ses mains sur la table.
— Ainsi, je ne me brûlerai pas, » observa-t-elle doctement.
Il s’attendait à ce qu’elle continuât, mais ne reçut en réponse à sa question que les tintements du bois contre l’étain. « Alors ?
— Je n’ai rien à t’apprendre que tu sais déjà. J’ai promis de te laisser me conduire au Pieuré. » Elle reposa sa cuillère et le paladin nota par-devers lui qu’elle n’avait en rien rien avalé. « Ma parole gît au creux de Sa main comme tout le reste. »
Il fronça les sourcils, mais ne préféra pas insister. Chaque fois qu’elle mentionnait la Voilée, son estomac se nouait un peu plus. C’était une chose, que de discourir avec Manfred des visées de la déesse qu’ils servaient tous deux. C’en était une autre d’entendre son Vaisseau l’invoquer comme d’autres le faisaient d’une mère ou d’un frère. Il préféra changer de sujet. « Pourquoi avoir laissé la petite et son père derrière vous ?
— Pierre n’est pas son père, crut-elle lui avouer.
— Il faut bien que vous soyez aveugle pour espérer surprendre quiconque avec cet confession, objecta-t-il avec un haussement d’épaules. Vous n’êtes pas non plus sa mère, bien qu’elle porte désormais votre nom. » Il marqua une pause, avant d’ajouter avec peut-être un peu plus de cynisme qu’il ne l’aurait voulu. « Mais bien sûr, vous n’avez jamais rien dit de tel. Vous n’avez pas menti.
— La vérité ne dort jamais mieux que dans le creux des paroles qui ne sont pas prononcées. » Elle secoua doucement son chef. « Tu savais, donc.
— Tout le monde savait, asséna-t-il avant d’ajouter : vous n’avez pas répondu à ma question.
— J’ai voyagé avec une enfant, une fois, » commença la gardienne. Elle dut sentir que le paladin n’allait pas s’en satisfaire, car elle leva sa main pour l’enjoindre à la patience. « Elle s’appelait Plume et elle m’accompagnait partout. Quelle vie terrible lui ai-je offerte, Odylin, souffla-t-elle et il pouvait voir ses lèvres trembler sous les assauts pernicieux de ses remords. Elle ne se plaignait jamais, mais je la tuais à petit feu. » Elle posa sa dextre à plat sur la table. « Aislinn ne subira pas semblables tourments. Pas si je peux l’empêcher.
— Pour la protéger, donc, » résuma-t-il doctement. Il n’avait plus bougé depuis qu’il avait croisé ses mains. Toute son attention était entièrement tournée sur cette femme si étrange, si fragile d’apparence et pourtant ! Si dangereuse. « Et votre compagnon ?
— Si elle ne peut m’avoir moi au moins pourrait-elle l’avoir lui. »
Elle allait pour dire quelque chose, mais se retint. Il esquissa un sourire torve. « Il n’est pas votre compagnon, c’est ça ?
— Mon compagnon est mort. Mon seigneur est mort. » Elle ramena sa main sur ses jambes. « Moi, je reste. Je reste et me souviens. » Elle le regardait. Il pouvait presque deviner ses yeux aveugles posés sur lui, sous l’épaisse bande de tissu qui les recouvrait. Un mauvais pressentiment lui alourdit encore un peu plus l’estomac il se se redressa, comme si son geste rompait quelque chose qui s’installait entre eux. Cachant sa confusion avec un raclement de gorge, il se leva de sa chaise.
« Mangez, lui ordonna-t-il. Vous repartez demain à la première heure. » Ils repartiraient ensemble, ainsi qu’il en avait fait le serment, mais il lui tardait déjà que leur voyage prît fin ; le Pieuré lui semblait bien loin, cependant.