Le forgeron et le bélier | Thordril

Première ennéade de barkios, an 12:XI

L'heure n'était pas à la faribole. L'esprit agacé par les incessantes attentions du clan Long-Nez à son égard, qui avait accueilli son retour à bras ouverts mais non sans questionnement, l'ancêtre avait décidé de prendre l'air en s'attaquant à une tâche de la plus haute importance. L'esprit prêt à en payer le prix, Grimeldha avait donc enlevé Rurk au repos de sa grande avant de l'emmener auprès des nombreux forgerons qui exerçaient leur art en la cité de Lande.

N'ayant guère de mal à se frayer un chemin dans la foule en cette journée de vive activité, par la grâce de son compagnon animal et de son humeur grognonne, la runiste se présenta à une premier maître, bien connu de sa famille, qui l'accueillit avec bonne humeur... Avant de lui asséner un refus, arguant qu'il ne pourrait répondre à sa demande avant de longs mois, demandé comme il l'était. Offusquée au nom de Rurk - qui l'était aussi, manquant de peu de brouter la barbe d'un apprenti -, la Long-Nez s'en retourna non sans les politesses d'usages. Puis elle frappa à une autre porte. Même réponse. Une autre. Encore. Et son humeur d'empirer, de même que l'agacement de son ami cornu, tandis que l'espace autour d'eux étaient de plus en plus dégagé au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les rues commerçante.

Peste soit d'leur dédain ! Qui m'montre leur bel art au lieu d'faire leur mijaurée ! Ses mains se faisaient plus rudes sur les rênes de son ami caprin, et ce dernier ne l'appréciait guère. Ainsi, c'est sous la forme d'une boule de nerfs qu'elle se présenta chez un énième forgeron, Rurk sur les talons, tâchant plus ou moins de ne renverser ni de ne marcher sur quoique ce soit, dans cet espace noirci et riche de l'odeur des braises et du métal. Elle avisa la Longue-Barbe qui l'accueillit d'un regard mi-accueillant mi-crconspect ainsi que la ribambelle d'apprentis qui œuvraient aux alentours. Cette fois, elle fit cependant montre d'un savoir-vivre plus... Réduit.

"Allons bon ! Mon bon maître, v'la ma d'mande, et vous pouvez oublier armes comme armures, c'rien d'ça : la corne d'mon bélier a été brisée, lui en faut une nouvelle. Sous le regard du maître qui tardait à répondre, se caressant les moustaches de réflexion, la dawi s'impatienta. Et viens pas m'causer qu't'es trop d'mandé pour l'faire ! J'veux bien t'croire mais tente même pas d'me chanter qu't'as pas un des gars libre. Un seul, et un bon, pour s'occuper d'mon bélier. L'forgeage, s'pas mon hydromel, mais j'le lui dois ça à c'te bête. Qu'est-tu peux faire pour moi ?" fit-elle avec une certaine énergie, tout en se déplaçant d'un pas pour déséquilibrer un peu le bélier avant que ses dents ne claques sur un sac en toile posé à portée.

Les yeux de la vieille dawi s'étrécirent alors que le maître de forge posait ses questions. C'était de bonne guerre, mais elle avait suffisamment souffert le dédain de ses prédécesseurs pour ne pas être d'une humeur hilare. Cependant, qu'il s'avère enclin à discuter prix la fit revenir à une inclinaison plus clémente. Bien, ce n'était pas tous des têtes d'enclume dans cette ville !

"Les aléas d'la route, mon grand. En tout cas c'te bonne bête mérite qu'on lui en r'mette une. Faut dire qu'ça lui sert bien. répondit Grimeldha, laconique et néanmoins plus calme. Quant au vouvoiement, elle n'avait plus le temps à son âge de faire des courbettes. Mais va donc pas l'ébouiller vivant, c'malheureux ! C'est qu'j'y ai réfléchi, t'pense bien. Donc j'me dis qu'tu peux lui forger une corne à la base creuse, 'vec quelques petits trous. 'Vec que'ques runes j'pourrais faire r'pousser d'l'os pour y raccrocher. Comme ça pas d'cerveau d'bélier cui et pas d'sangle qu'tiendrait pô l'choc. Qu'est-ce t'en dit ?"

Cependant, l'évocation de la magie nanique ne pouvait manquer d'attirer l'attention et, tandis que la vieille pestait intérieurement d'avoir parlé sans réfléchir, des têtes se détournèrent de leur tâche pour l'observer. Assénant aux curieux un regard furibond, elle glapit.

"Z'avez donc pas mieux à faire !? C't'avec vot' maître que j'cause, pas vous !"

L'autorité naturelle d'une grand-mère naine fit son effet, les barbes retournèrent à leur métal chaud et elle put se concentrer de nouveau sur son interlocuteur... Tout en tenant fermement les rênes de Rurk qui, réagissant à sa pique, balançait de la tête en prévention d'une charge.

"Tut-tut tête d'enclume, t'restes 'vec moi. grogna-t-elle, mi-agacée mi-amusée. Qu'est-ce j'disais ? Ah, oui ! Et une bonne corne d'ton meilleur acier pour 5 souverains, qu'est-ce t'en penses donc ? Maître... ?" fit-elle avec une moue interrogatrice, dans l'attente de connaître le nom de son potentiel employé.

Tout bon maître te faisait une lame correct pour ce prix, mais rien de fameux. Avec de telles exigences, la naine s'attendait à devoir batailler un petit peu.

Patiente, la vieille dawi accepta de l'être, tenant à carreau Rurk qui tentait de brouter ce qui se passait, sac comme barbe de nain. Un brin nostalgique, elle prêta l'oreille au chant de la forge, du métal que l'on modèle à coup de marteau... Cela n'était pas l’apanage des Long-Nez bien sûr, mais de part son Pacte de Fidélité avec un Main d'Or, la runiste avait eu l'occasion plus d'une fois d'en apprécier les subtilités. Plongée dans les souvenirs de temps plus heureux, Grimeldha se fit brusquement secouée par le khazalide rocailleux du forgeron, qui lui présentait son ouvrage. Papillonnant de ses mires encore égarées, la vieille se redressa et se concentra au mieux, appréciant l'ébauche réalisée en un laps de temps si court.

"C'pas mal bien c't'histoire. grommela-t-elle en inspectant la masse de métal. D'aut' trous ? J'me dis qu'ça la fragilis'rai... La naine marmonna un instant, avant de demander. Dis moi donc, t'pourrais l'faire un peu creux ? Parce qu'si la masse n'est ret'nu qu'par l'os qu'ira dans l'trous, suffit qu'y casse et paf ! A r'faire. Par contre, si j'fais r'pousser l'os en l'faisant r'monter un peu d'dans... Qu'est-ce t'en dit ? T'crois qu'tu peux faire ça ?"

La vieille naine regarda son cadet lui vanter sa création non sans une certaine appréciation. A vrai dire, elle en apprécia par elle-même le tranchant, et regarda avec enthousiasme la goutte de sang qui perlait sur le bout de son doigt. Efficace et rapide, c'te jeune barbe ! Mettant son index prestement en bouche pour le nettoyer, Grimeldha regarda ensuite Rurk avec circonspection. Manqu'rait plus qu'te barbaque m'taillade la chariote ! Pourra plus s'y faire les cornes, pour sûr. Retirant son doigt, elle adressa un sourire éclatant au forgeron... Dont elle ne savait toujours pas le nom, d'ailleurs.

"J'suis d'avis qu'c't'enquiquineur en méritait pas tant, parce qu'ça m'a l'air un beau travail qu'tu m'as fait la. Elle lui tapota l'épaule avec bonne humeur. Grimeldha Long-Nez t'remercie... Même si j'attends toujours d'connaître l'nom du bon gars qu's'est occupé d'la corne d'l'autre crâne dur. Non sans un clin d'oeil, la dawi attendit que son vis-à-vis veuille bien se présenter, avant de passer à autre chose. Bon, laisse-moi la lui installer et on pourra clore c'te bonne affaire. T'aurais une p'tite pièce où Rurk pourrait rentrer ?"

Une fois qu'elle ait ouï l'existence de la petite pièce où il dormait, elle ne tint plus en place. Voulant soulever la corne, elle dut néanmoins se retenir. Soulever la corne sans risquer de se la planter quelque part, cela signifiait avoir les mains trop prises pour tenir les rênes d'une certaine bestiole. Toussotant, elle adressant un autre franc sourire au forgeron.

"Faut qu'j'surveille l'autre grognon. Tu m'port'rai bien la corne dans ta chambre ? 'Vec un tabouret ?" fit elle avec ses airs de petite vieille naine un brin débordée.

Trop heureuse de voir sa demande accordée, Grimeldha s'empressa de s'engouffrer dans le lieu-dit, d'y faire rentrer Rurk en l'empêchant de piétiner et mâchouiller le plus de chose possible, tout en indiquant au nain où poser le tabouret. Puis, elle se planta devant le bélier, mains sur les hanches, scrutatrice.

"Rurk, couché ! Sa seule réponse fut un balancement de la grosse tête à une corne. Y a pas d'mais ! C'pour ta belle corne ! Couche-toi ! Il souffla bruyamment. Tes manières ! J'te l'demande gentiment... !"

Faute d'obtenir davantage de résultat, la vieille naine soupira... Et tira une racine de l'une de ses poches. Étrangement, les mires du bélier se concentrèrent aussitôt dessus. Un énième "Couché !" accompagné d'un mouvement de la main, qui tenait la chose, vers le bas, et le bélier se posa, une racine croquante sous ses molaires.

La vieille dawi rigola dans sa barbe - qu'elle n'avait pas - tout en soulageant le forgeron de son fardeau.

"T'en fais donc pas, tant qu'il est couché, y s'tient à peu près tranquille ! J'm'occupe du reste."

Et la vieille de s'installer sur le tabouret et de caler la corne sur le moignon jusqu'à aligner à peu près les bords du métal légèrement par dessus. Quand cela fut fait, elle put mettre la main à la sacoche. Pour sûr, qu'elle avait préparé ses runes, et de longue date ! Maintenant d'une main la corne en place, elle appliqua de l'autre les runes de croissance osseuse et se concentra, gérer l'afflux de magie à travers sa rune...

Cela prit un certains temps où le bélier lui-même sembla attentif et tranquille. Résultat de l'habitude peut-être ? Grimeldha ne bougeait guère, marmonnant parfois, sans plus porter d'attention à ce qui se passait autour d'elle. Lentement, l'os se mit à pousser. Rurk frissonna, et la vieille dawi l'apaisa de quelques mots, tandis que le flot arcanique poursuivait son ouvrage, seulement perceptible pour un observateur via la croissance, discrète de l'os.

Quand elle en eut fini, plusieurs heures plus tard, la dawi tritura la corne pour en vérifier la fixité, et récolta un mouvement de tête agacé du bélier. Ce dernier avait de nouveau deux cornes. S'étirant, entendant moult os craquer, Grimeldha descendit de son tabouret et, Rurk sur les talons, alla trouver Thordril Hargrund. Tout sourire, la vieille lui paya son prix, avec un supplément de 3 souverains. C'est qu'il avait été efficace le bougre !

Le saluant une bonne fois, elle s'en retourna avec sa bête dans les rues de Lante.