Cela faisait longtemps, mon ami | Thordril.

8ème jour, 1ère ennéade de Bàrkios.
Second mois de l'Automne | Année XXI | XI Cycle.
Thanor – Forge Hargrund.

Une sensation étrange restait en travers du gosier du Roi. S’il connaissait maintenant plutôt bien les caractères et les personnalités des Hauts-Conseillers, et s’il s’attendait parfois à être désarçonné par l’un ou l’autre de ces membres siégeant, la discussion du jour avait été fort désagréable. Abandonner la cité de l’Est était impensable pour Harald, et sans doute même pour une grande partie des Nains, les Almiens en premier lieu.

Combien furent tués pour reprendre la cité, par trois fois ? Combien de combats furent menés, depuis les contreforts de la cité troglodyte jusqu’aux plus profonds des niveaux ? Et surtout… Qu’est-ce que la reprise de ladite cité avait apporté au royaume ?

Le renouveau. Le renouveau de l’union, de la couronne, de son pouvoir et de sa reconnaissance. En reprenant Almis, le Zagazorn fut à nouveau réuni sous une seule entité : la couronne du Zagazorn. Véritable symbole, la cité était certes sous perfusion depuis toutes ces années, mais le jeu en valait la chandelle. Car si l’endroit était encore hanté par la présence de l’ancien Grand Temple de Mogar aujourd’hui détruit – et siège d’une Mare Noire aux propriétés inconnues – la Perle du Nord était un symbole important, et une cité Naine qui méritait que l’on se batte pour elle.

Glumtol était un Nain intelligent… Mais proposer l’abandon de la cité de l’Est aussi tôt face à une menace point encore parfaitement caractérisée, était une bêtise absolue. Et un aveu de faiblesse en plus d’un point de vue déshonorant. Certes, la Voix de Thanor désirait sauver des vies… Mais il souhaitait surtout fermer le robinet des dépenses, résumant tout ceci à de simples colonnes de plus et de moins… Peut-être, un jour, la question de l’abandon de la ville de l’Est devra se poser… Mais point aujourd’hui.

Glumtol et les autres conseillers sont de braves Nains. Ce sont des amis… Ce sont des gens importants… Mais s’il doit exister un contre-pouvoir en ce bas-monde, l’autorité royale doit demeurer plus forte que l’indépendance d’une cité. Peut-être Harald devait-il remettre Thanor sous l’égide directe de la couronne, comme ce fut le cas par le passé, avant le Voile.

Alors qu’il déambulait tout en réfléchissant, Harald se fit surprendre par le linteau presque trop petit d’une des portes de la forge Hargrund. Il entra, grondant sourdement comme pour pouvoir reprendre contenance, avant de se faire entendre des membres du clan de désormais légendaire jeune forgeron :

« Baruk, fiers Hargrund ! Par Ikthor, où se trouve Thordril, mon ami ?! »

La clameur avait enflé, et j’en avais pris connaissance ce midi, lors de mon bon repas, assez copieux mais pas trop. Le Groman-Rik était à Thanor et avait convoqué un Haut Conseil de la plus haute importance. Il était donc revenu de sa deuxième expédition vers le volcan, qui avait agité bien plus que la terre et éventré bien plus de choses que la roche de la montagne. J’avais été occupé avec les elgis, aussi je n’avais pas participé à cette expédition. Pas plus qu’à la ferveur de Braähm, persuadé qu’il fallait voir un signe de Mogar dans cette manifestation de violence. La colère du Père. Je ne l’avais vu que quelques fois, et une fois avant qu’il s’en aille vers son destin, funeste, je venais de l’apprendre.

L’émotion était vive, et la culpabilité grande. Bien que jamais je n’aurai pu convaincre le grand Braähm d’abandonner ces idées, j’avais le sentiment que j’aurai pu y faire quelque chose. Le regard que j’avais vu en lui n’était pas le sien, mais celui d’un fou, d’un vieillard fou. Il ne semblait plus dans son état normal, celui que j’avais connu. D’une certaine manière, il s’était condamné seul. Certaines paroles disent qu’il s’était jeté dans un océan de lave, et que même après cela sa folie ne s’était pas éteinte. Je lui rendrai hommage à ma manière, lorsque je serai seul. Je ne voulais pas que quelqu’un me voit le regretter, afin de ne pas être assimilé à ses idées.

Je ne me sentais pas plus en confiance avec Harald. Je pensais le cerner, au moins comprendre son caractère, après l’avoir côtoyé à plusieurs reprises. Je le voyais comme un Groman Rik bienveillant envers son peuple, magnanime, négociateur, celui qui réunit le peuple, les Clans.  Jamais la violence n’avait été injustifiée. Je ne pouvais pas l’imaginer avoir tué Braähm de sang froid, un vieillard qui se serait sûrement transformé en ermite, seul dans les montagnes. Je ne comprenais pas. Pourquoi les nains de légende devenaient ainsi?

La seule chose de commune entre ces deux individus: le mogarium les imprégnait au plus près. L’un un médaillon, l’autre une couronne. Se pourrait-il que la mentalité du Père ressorte, à leur manière, à travers ces bijoux? Je sentais mon propre médaillon me peser, me tirer vers le bas. Je le pris dans la main, et je le regardais. Dans un reflet étrange, je me contemplais, curieux et apeuré. Qu’allais-je devenir, serviteur de cette chose? Je ne pouvais pas me le retirer. Pour le ranger où? Non, il était en bien meilleur sécurité avec moi.

Puis finalement, il vint. Le seul dawi capable d’être reconnu et salué, sans escorte ni garde. J’étais à ce moment là dans notre entrepôt de matières premières, regardant les stocks et réorganissant au mieux les denrées restantes. Le charbon brûlait vite, et il fallait toujours le déplacer afin de laisser de la place à la prochaine livraison.

Des Baruk résonnaient dans la pièce principale, avec son haut plafond. Les mains pleines de suie, je m’avançais au milieu des nains qui reprenaient déjà leur travail.

“Baruk Groman Rik. Venons dans mon bureau, tu veux bien?”

Je déglutis un peu en lançant cette phrase. Je n’avais rien à cacher au Roi, mais plutôt à mon Clan. Je n’avais pas envie de montrer à quel point les derniers événements m’affectait. Et j’appréhendais la tournure de la conversation. Une fois la porte fermée soigneusement, je me retournais vers lui. Mille pensées traversaient ma tête. Mille questions. Je ne savais pas par où commencer. Je ne pipais mot.

L’accueil était chaleureux. Il fallait l’avouer : jamais Harald n’avait reçu mauvais accueil lors de ses visites, que ce soit dans la loge clanique des Hargrund, à Thanor elle-même, ou dans les autres endroits du royaume des Nains. Toujours accueilli par des sourires, des « Baruks » tonitruants et des accolades fermes et fortes, il se prêtait à l’exercice avec envie et facilité. Même, il l’appréciait, d’une certaine manière. Et se retrouver au cœur de cette loge d’où était partie, jadis, les prémisses d’une quête visant à reforger l’ancienne couronne des Grands Rois, avait ce petit quelque chose de nostalgique et de mélancolique qui arracha quelques sourires sincères et doux au Barbe-Sanglante.

Lorsqu’arriva le légendaire Thordril, Harald le gratifia d’une accolade sincère et de toutes les appellations traditionnelles du monde Nain lorsque deux amis se revoient pour la première fois depuis longtemps. Mais l’attitude du forgeron était… Nouvelle. Etrange, même… Certes, il était plein d’une suie encore fraîche, et il était aisé de se rendre compte qu’il venait d’arrêter une tâche bien précise pour saluer le Roi. Reconnaissant cela, et l’action faite par Thordril, Harald ne s’inquiétait point outre mesure, mais son visage se referma légèrement lorsque le timide forgeron demanda à se rendre dans son bureau. Le suivant sans broncher, Harald prit place dans une des assises du bureau libre de toute frivolité, et de toute richesse superflue.

« Je suis heureux de te voir en forme, et en bonne santé mon ami. » Lui dit-il, avant de se rendre compte qu’au travers des mires du jeune forgeron, passaient un millier de questions. La situation devint… Gênante… Et fit froncer les sourcils du Roi craignant qu’une mauvaise nouvelle ne vienne troubler ces retrouvailles. « Que se passe-t-il ? » Lui demandait-il, plantant dans les mires du forgeron un regard perçant et lourd trahissant son inquiétude naissante. « Parle sans crainte mon ami. »

Harald savait lire les autres dawis. Les sentir heureux, préoccupés, inquiets. Et il semblait que je ne cachais point ma préoccupation, seulement mes pensées. Les yeux perçants du Roi me regardèrent dans les yeux. C’était difficile à supporter. Ses premières paroles ne respiraient que la sollicitude et une inquiétude sincère. Il était difficile pour moi à cet instant de coller l’image du Roi dans l’expédition avec le dawi présent devant moi, assis calmement. Pouvais-je imaginer que toutes les rumeurs étaient infondées? Que tous les dires et les récits de cette expédition ne racontaient pas avec exactitude ce qui s’était passé? Je savais que les récits étaient vrais. Les morts étaient bien morts et personne n’aurait pu inventer l’existence de ces nains de lave, capable de se mouvoir et de survivre dans les chaleurs d’un volcan.

Les instants passaient, et je n’avais toujours pas dit un seul autre mot. Je n’étais même pas assis, et mes jambes n’en avaient pas envie. Aucune question ne s’était détachée, mise en avant. Je voulais connaître la vérité, la plus profonde vérité, sans aucune animosité. Mais il y avait beaucoup de choses. Et comment ne pas paraître accusatoire? Je n’avais pas envie de défier le Roi dans ses décisions, ni d’avoir l’impression de le faire. Je me rassurais en me disant qu’il ne pouvait rien se passer de tragique, en ce lieu, ni maintenant. Il fallait tout de même prendre la parole. Je ne pouvais pas continuer à rester silencieux!

Et finalement, ce fut une question très simple qui m’apparut. J’étais même étonné qu’elle n’apparut pas plus tôt, tant cette perte pouvait être cruciale.

“Où est donc passé son médaillon, en Mogarium? Le cadeau que je lui avait offert, qu’est-il devenu?”

Le silence était long… Très long… Trop long… Et Harald, peu à peu, comprit qu’en plus d’une inquiétude profondément ancrée dans le cœur et l’esprit du jeune forgeron, se trouvait un malaise de plus en plus palpable. Que pouvait-il bien se passer dans l’esprit du fils de la fournaise ? Qu’attendait-il ? Que craignait-il ?

Une chose fit soudainement son éclat dans l’esprit du Roi. Glumtol, tout à l’heure, avait insinué qu’Harald n’était là que pour commander, décider et ordonner, et non chercher conseil. Une forme d’autoritarisme reconnue au Roi qui, pourtant, depuis toutes ces années, se voulait force d’ouverture et de discussions, de débats et d’améliorations. Pourtant, la mort de Braähm et d’Ararün, des mains de Harald et selon sa propre décision et justice, semblait avoir jeté sur Harald une aura de cruauté, de dictature et de règne sévère et… Injuste ?

Alors, si cela s’était posé dans l’esprit de la Voix de Thanor, serait-il possible que Thordril, lui aussi, pense se trouver face à un Nain aussi dur que cruel ? Et, lorsque la question tomba, Harald comprit : tout cela avait en effet rapport avec le destin funeste de Braähm et d’Ararün – mais surtout celui du premier cité – et le métal qu’il portait. Le Mogarium.

Métal rare parmi les plus rares, indestructible parmi les indestructibles, il était un symbole de pouvoir doublé d’un rapport ésotérique. Nommé en hommage au Père dans les temps où le peuple entier le vénérait et l’aimait, aujourd’hui, l’intérêt était surtout porté sur sa rareté et son symbole de puissance, passée ou future. Son nom n’était plus associé au Père… Mais peut-être qu’au final, rien n’avait changé ? Est-ce que des trois à porter aujourd’hui ce métal rarissime, Thordril serait le seul à demeurer intègre ? Sain ? Et le même qu’auparavant ? Se pourrait-il qu’Harald et Braähm aient cédé à ce métal ?

« Je l’ai récupéré. » Lui dit-il, tout de go. « Et je l’ai placé dans le trésor de la couronne. Il n’était pas à moi, et je ne souhaite pas l’avoir autour de mon cou. Pourquoi ? » Lui demandait-il ensuite. « Souhaites-tu le récupérer ? »

De la même manière qu’Harald sentait mon malaise, je sentais, dans sa manière de me répondre, une certaine inquiétude. Mais pas de la prudence, comme moi. Il n’avait aucune raison d’avoir peur. Quelque chose, dans la rapidité de sa réponse, dans ses paroles, était différent de sa manière habituelle de parler. Posée, calme.

D’un coté, je fus légèrement rassuré. Il m’avait répondu franchement. S’il l’avait porté, je pense qu’il me l’aurait également dit. Mentir n’était pas vraiment digne d’un nain, surtout sur un tel symbole. Il l’avait gardé précieusement, avec ses biens les plus précieux. Il savait bien qu’un autre dawi aurait rêvé de s’en saisir. Et à quel prix pour lui, pour sa communauté, pour tout le Zagazorn. Je ne savais plus quoi penser. La pire erreur aurait été de le laisser auprès de sa dépouille, où quiconque aurait pu le récupérer. Et je ne le laisserai pas une chose pareil se produire.

Maintenant venait déjà une décision importante. J’aurai imaginé récupérer son médaillon et le garder, sans faire d’histoire. Mais finalement, peut être était-il mieux sous la protection du Roi? Mieux gardé, mieux protégé. Et le Roi ne comptait pas le porter, donc si ce métal avait des…intentions, il en serait protégé également. Quant à moi, je ne savais même pas ce que j’en aurai fait. Le faire fondre? Le cacher? L’enterrer? Toutes ces options étaient ridicules. Au fond de moi, je ne savais même pas pourquoi j’aurai voulu le récupérer. Pour avoir un souvenir de mon compagnon disparu? Ou bien pour protéger d’autres nains, au cas où?

“Non, garde le. Je dirai même: garde le scellé, qu’il ne voit pas la lumière et que personne ne puisse mettre sa pogne dessus.”

Je finis par m’asseoir sur une chaise, un peu désabusé.

“Que le Père soit maudit s’il peut communiquer avec nous à travers ce métal. Il trouvera le moyen de nous rendre fou.”

Quelque-chose courait dans les veines du jeune forgeron. Quelque-chose de grave, ou quelque chose de sérieux. Quelque-chose… Qui, à n’en point douter, était dû ou tournait autour de ce fameux métal retrouvé il y a quelques années, et réutilisé pour pouvoir reforger la couronne des Rois, que Harald portait aujourd’hui. Et, d’ailleurs, sa prise de position quant au destin du médaillon de Braähm, est sans équivoque : le métal rarissime de ce monde qui portait malheureusement le nom du Père hantait l’esprit du jeune forgeron au point de le rendre aussi maussade que Glumtol un jour de disette.

S’asseyant à son tour, Thordril semble soudainement… Epuisé. Ou… Quelque-chose s’y approchant. Il maudit alors le Père et, ce faisant, prouve une chose : ce n’est point le Père ni sa malédiction de folie transitant par le médaillon qui aura conduit Braähm à sa perte. C’était Braähm, tout simplement.

« Ce n’est pas le Père qui aura fait cela. C’est Braähm. Tout simplement. » Dit-il, comme pour conclure sur le propos de Thordril. Mais, au lieu de cela, il reprit : « Quelque-chose aura changé en lui. Mais je n’y vois pas l’œuvre de ce médaillon. J’y vois seulement… L’influence du Père au sein de ce Temple que vous avez retrouvé. Ton cœur y aura fait face… Mais pas le sien. » Dit-il, soufflant longuement. D’un geste maîtrisé et simple, il agrippa sa couronne et la déposa sur le bureau à ses côtés. « Ce… Cette couronne ne me parle pas. Elle ne m’aura jamais parlé, ni n’aura jamais influencé quoi que ce soit. Est-ce que ton médaillon te parle à toi, Thordril ? »

A travers mon tablier et mon habit, je faisais tourner mon médaillon, pensif, soucieux. L’émotion n’était pas qualifiable. Un mélange d’inquiétude mais aussi de réflexion. Harald ne souscrivait pas à ma théorie. C’était bien dommage, car moi j’en étais convaincu. Enfin pas complétement. L’oeuvre du Père, oui. Il me rappela ce sombre moment où nous avions arpenté ce gigantesque temple dédié au Père. Nous étions rentrés dans cette salle sombre, pleines de statues. Mais surtout avec cette présence, cet être maléfique, qui aurait pu nous tuer sans toucher. Ce jour là, ça avait été la première fois que j’avais vu de mes propres yeux de la magie. Mais une magie effrayante. Puis nous avions ramené une tablette brisée, qui appartenait sans doute à cette créature, avant de trouver le Mogarium. Posé sur les murs comme une multitude d’yeux brillants.

Je secouais la tête, pas totalement convaincu par Harald.

“Certes, mais le Mogarium vient de ce temple également. Si le temple subissait l’influence du Père, alors peut être que le métal aussi.”

Entretemps, le Roi avait ôté sa couronne, et la déposa. Je le regardais avec curiosité, suivant sa pogne dans son geste. Harald était convaincu que sa couronne n’aura jamais d’influence sur lui, et ne lui parlait pas. Je ne savais pas comment l’influence d’un dieu pouvait s’exercer. Forcément à travers d’une voix? Je n’étais pas assez spirituel pour m’avancer là dessus.

Je saisis mon médaillon, cette fois à la vue d’Harald. Je le regardais, et je soupirais.

“Non, je n’entends pas de voix, encore moins une provenant de mon médaillon. Mais je ne sais pas, il y a quand même quelque chose d’un peu..surnaturel lorsqu’on le porte. Une impression, pas plus.”

Sa couronne déposée sur la table, Harald n’y posa plus une seule fois les yeux. Il avait bien compris que l’esprit du forgeron était non seulement embrumé par les craintes mystiques ou divines, mais aussi, par une certaine émotion. Profonde, s’il en était une ; handicapante, selon toute vraisemblance. Soufflant doucement cette fois-ci, le Roi posa sur Thordril un regard plein de compassion. Tel le paternel posant sur son fils des yeux d’émotions, Harald écouta attentivement… Et comprit. Thordril ne changerait sans aucun doute pas d’avis… Alors, il faudrait faire quelque chose de fort, très fort.

« Braähm cachait ses attitudes félonnes derrière une impulsion divine. Je ne te ferais pas l’affront, mon ami, de te rappeler lequel d’entre nous aura fait bien des choses, parce que, selon lui, le Père lui parlait encore et encore. » Dit-il, parlant évidemment de Dun Eyr le fanatique qui aura provoqué une guerre civile. « Les dieux existent. Nous le savons. Certains les ont vus, entendus. D’autres ont parlementé avec eux. Rien de tout ceci n’est faux, ni inconnu. Toutefois… » Il pause, doucement. Il avait une chose à dire, et il le dirait aujourd’hui. « Ces Braises choisies sont rares. Et, dans notre histoire, ces rares Braises bénies des dieux, n’auront rien fait de mal. Ils auront bâti des cités, conquis des régions, combattus les Elfes, les Drows et les Humains, dédiés des Temples et créés des runes. Braähm n’a rien fait de tout cela. Dun Eyr non plus. » Dit-il, argumentant son propos. « Tu n'es pas obligé de me croire. Moi non plus, je n’ai pas le savoir divin, ni l’aide des Dieux. Je ne devise point avec eux, et ne les reçois point dans mes rêves. Ma caboche ne m’appartient qu’à moi. Tu peux te rassurer derrière l’intervention du divin, mon ami. Ou tout simplement accepter que Braähm, tout ami qu’il aura pu être, t’auras trahi, toi aussi. Comme il m’aura trahi, moi. Ainsi se sont déroulées les choses, malheureusement… » Conclut-il… Avant de reprendre, pointant la couronne du doigt. « Si tu ne me crois pas… Si tu es persuadé que quelque chose se trame de dessous le métal, toi qui maîtrises les métaux mieux que quiconque… Alors, fond la couronne. Et fond ton médaillon, et celui de Braähm. Qu’ils ne fassent plus qu’un, et soient placés dans le coffre royal où aucune autre pogne ne pourra mettre la main dessus. Cette couronne a été reforgée grâce à toi. Si elle doit disparaître, il en va de ta décision, aujourd’hui. Après tout… » Il la regarda, repensant alors au pourquoi du comment du renouveau de cette couronne qui devait être un symbole politique de richesse et de pouvoir retrouvé. Par cette couronne, Harald voulait profiter de son serment à Brynhild et de la présence de dirigeants du monde, pour faire leur montrer que les Nains s’étaient remis du Voile, et étaient une force et un peuple qu’il fallait craindre et respecter. « … Ce n’est qu’une couronne. »

Quelqu’un qui nous aurait laissé rentrer dans la pièce et qui ouvrirait la porte à ce moment ne tomberait pas sur les mêmes nains. D’un Roi et d’un forgeron légendaire, nous étions passés à vieux amis, puis à un lien familial. Sa couronne déposée, il semblait qu’Harald avait quitté son rôle de Roi pendant quelques instants. Sa voix était calme, posée. Ferme mais rassurante. Il ne cherchait pas à convaincre mais n’était pas convaincu par mon propos, mes convictions. Lorsqu’il fallait passer au divin, il fallait avouer que je n’étais pas dans mon élément. La spiritualité était très opposée à mon art très physique, sensuel. Bien que les Elfes m’avaient montré une autre manière de forger, je ne pouvais déroger à comment je l’avais appris, comment je le ressentais. La spiritualité, la magie, jusqu’à maintenant je l’avais laissé aux autres, sans m’en soucier. Aujourd’hui, j’avais été témoin de trop de choses pour tout simplement les ignorer. Et je n’avais pas été très rassuré par ce que j’avais vécu. J’étais encore trop jeune pour contrebalancer ces expériences avec des moments plus sages, plus merveilleux.

Il me mettait aussi au défi, il défiait mes convictions. Il suggéra, sans donner d’ordre, sans me forcer la main, que me débarrasser du mogarium, de tout faire fondre ensemble et de sceller le tout, à tout jamais. Je n’étais pas du tout convaincu par cette solution. Il fallait bien reconnaître que Braähm, affaibli mentalement, diminué physiquement, pouvait très bien avoir perdu la tête seul, sans l’influence de quoi que ce soit. Se mettre à parler du Père ou de tout autre dieu, c’était sa manière à lui de l’exprimer. Le mogarium n’y était peut être pour rien, mais est-ce que pour autant son idée du Père ne lui était pas venu de ça? Le métal avait eu une si grande force, lorsque nous l’avions vu la première fois. Peut être avait-il été influencé par ce biais.

Je ne savais plus quoi penser, quoi faire. Détruire de l’art, ce n’était pas envisageable. Ne rien faire ou ne pas prendre de résolution, peu responsable. Je ne pouvais pas fermer les yeux sur la mort de Braähm. Mais pas non plus ignorer les paroles d’Harald. Je grommelais.

“C’est plus qu’un simple métal tout de même, tu ne peux pas le nier. Mais son influence vient peut être de là où nous avons mis les pieds pour le trouver, voilà tout.”

Par ces paroles, je ne le savais pas encore au moment de la prononcer, j’avais presque invoqué une mauvaise prophétie sur ma personne. Comme si les deux seuls à pouvoir subir une influence du Père, jusqu’à la folie, n’étaient que moi et Braähm. Et comme ce dernier était désormais mort…Il fallait maintenant espérer que mes paroles ne deviennent pas une prédiction.

Sur le moment, j’étais simplement en train de constater, et d’accepter, que les divergences de point de vue étaient bien plus importante que je ne l’imaginais. Que cela ne nous empêchait pas de continuer notre vie pour autant. Alors que mon ami m’avait quitté, il y a bien plus longtemps que lorsqu’il avait été puni successivement par cette créature de feu et par le Roi.

Comme il s’y attendait, Harald vit toutes les émotions possibles et imaginables passer au travers des yeux de Thordril. La tristesse, la rancœur, la peur aussi… Mais également le courage, une certaine détermination et… Une forme de résignation. La résignation face à un évènement qu’il n’aurait de toute manière point pu modifier. La résignation face à un concours de circonstances qu’il n’aurait pu contrôler, influencer ou même comprendre, tant les rouages demandaient d’obtenir une vision d’ensemble, et un plus haut point de vue que celui d’un artisan méritant, certes, légendaire, déjà… Mais toujours aussi enclin à demeurer à l’intérieur de sa forge pour n’en sortir que lorsque l’obligation le lui commande.

Par ses mots et ses actions, Harald venait de faire un geste fort, et de prendre une position bien plus forte encore. Le jeune mais talentueux forgeron était torturé, entre ses pensées, ses compréhensions et ses sentiments… Le laisser ainsi se perdre en élucubrations et en pensées tortueuses aurait été profondément en contradiction avec les pensées du Roi, mais, surtout, cela n’aurait point été judicieux, et point bienveillant. Car, alors, Harald l’aurait laissé dans ce marasme qui aurait peut-être pu coûter cher à Thordril… Et Thordril était un ami, lui aussi. Et l’on s’occupe de ses amis comme l’on s’occupe de sa famille, du moins, chez les Nains.

« Ce n’est pas un simple métal, non… Tu as raison. Plus que quiconque, tu le sais, et tu as raison. » Dit-il, accordant alors à Thordril la justesse de ses propos. « Mais cela reste un métal. Outre ses propriétés exceptionnelles, sa signification n’est autre que celle que nous lui donnons. Positive ou négative, grande, ou mauvaise, nous sommes ceux qui décidons de l’importance de ce métal. Tout comme l’importance du lieu dans lequel il résidait tout ce temps. » Dit-il, tentant alors de rassurer le jeune forgeron sur l’endroit où ils ont trouvé le métal, jadis, et sur le fait que ni le métal ni le lieu n’étaient réellement maudits et n’offraient donc aucune malédiction. « Mon ami, cesse de te demander ce qui aurait pu se passer, ce que tu aurais pu voir, comprendre ou entrevoir, dans les dessins des Dieux et le devenir de ce monde. Nous naissons, et nous mourrons, et ce que nous faisons entre ces deux instants ne dépend que de nous, face aux évènements de la vie, de la terre et des Dieux. Pleurs Braähm… Pour ce qu’il était. Maudit le, pour ce qu’il est devenu. Maudit moi, si cela te fait du bien, pour ce que j’ai décidé de lui faire. Mais ne crois pas que tout ceci est l’œuvre des Dieux : ce sont nos œuvres à nous. Braähm à fait son œuvre, comme moi, je dois faire la mienne. » Dit-il, reprenant finalement la couronne qu’il plaça doucement sur son crâne aux cheveux épais, tressés en une longue natte descendant jusqu’au milieu de son dos. « Mon ami… » Il se lève, et pose une pogne amicale et paternelle sur l’épaule du forgeron à la peau noircie et aux poils roussis. « Tu es jeune. Tu es le forgeron le plus méritant et le plus prometteur de notre monde, mais tu reste jeune. Il te faut apprendre encore certaines choses sur la vie et les Braises qui la composent. Et cet apprentissage reste le plus difficile et douloureux de tous. En comparaison, la morsure des braises et du feu ne sont rien… » Il s’éloigne alors quelque peu, regardant autour de lui, avant de reprendre, proche de la sortie. « Sache que certaines choses vont arriver. Ces Nains de feu, que nous avons rencontré, sont peut-être un nouvel adversaire que nous devrons combattre… Ou bien de futurs alliés, bénis par d’autres divinités que les nôtres mais désireux de vivre en harmonie sur nos terres. Rien n’est moins sûr… Ce qui est certain, cependant, c’est que j’ai demandé au Haut-Conseil de se préparer à la guerre. Tu vas alors avoir bien des commandes à honorer, mon ami… Je compte sur toi, et les tiens. Nos runistes auront bien du travail eux aussi une fois le métal travaillé, car nous aurons besoin de magie pour faire face à ces êtres de feu et de cendre. » Il ouvre la porte. « A bientôt, mon ami. »