Amis inconnus [Pv Isíl]

Aegden se demandait pour la centième fois, au moins, si ce qu’on lui avait raconté était véridique, alors qu’il parcourait l’un des nombreux jardins d’Alëandir du regard.

Une ancienne gradée ardamirie était arrivée il y avait peu de temps dans la capitale lui avait-on dit.  Isíl Ondolindë s’était-elle présentée.
Aegden avait réellement été surpris d’entendre ce nom. S’ils avaient un  jour pu se considérer comme amis, cela faisait de très nombreuses années que les nouvelles que l’un pouvait obtenir de l’autre ne se faisaient que par le biais des diverses nouvelles pouvant circuler en Anaëh. Et encore… Après le Voile, Aegden n’avait tout bonnement plus eu aucun écho concernant l’ancienne épéïste et voilà qu’une dizaine d’année plus tard elle reparaissait de nulle part.

Une fois la surprise passée, il s’était arrangé pour faire passer un message à la jeune femme.  Cela pouvait se résumer par une simple invitation à venir le rejoindre. Il ne l’avait pas précisé, mais il était vraiment curieux de la revoir après tout ce temps.

Quant au lieu, un des nombreux jardins de la cité, il s’était tout simplement dit que c’était là le genre d’endroit qui conviendrait le mieux à une ardamirie. Qui plus est, il n’avait pas envie de la recevoir et de lui parler dans un cadre trop sérieux et officiel comme pouvait l’être son bureau à la caserne.

Il soupira en observant les diverses personnes qui passaient dans son champ de vision. Et s’il ne la reconnaissait pas après tout ce temps ? Et si elle avait tout simplement décidé d’ignorer son message ? Après tout ils n'étaient pas plus proches que deux elfes s'étant un jour croisés par hasard. Combien de temps devait-il attendre avant d’en venir définitivement à ce genre de conclusion et de s’en retourner ?

Bon, il pouvait bien attendre un peu quand même… Il avait fait exprès de lui demander de venir au moment d’un de ses rares temps de pauses. Il n’avait rien de mieux à faire. Ou alors si, certainement, mais il fallait qu’il patiente un peu…

Tient d’ailleurs, ça n’était pas elle la grande femme aux cheveux blanc, là bas ? Il fit un geste dans sa direction pour qu'elle le remarque, priant pour que ça soit effectivement elle. Il aurait l'air bien fin sinon...

Amis inconnus

Aegden – Première ennéade de Verimios, An 11:XI


Cela faisait déjà une bonne ennéade qu’Isíl s’était établi dans la capitale, suite à son départ d’un clan Noss se trouvant aux alentours de celle-ci. Elle ne souhaitait cependant pas rester trop longtemps à Alëandir, mais se réhabituer à la vie citadine était essentiel. C’était d’ailleurs l’occasion pour la jeune elfe de tout organiser avant son départ pour l’Ithri’Vaan, cette contrée qui lui semblait si mystérieuse mais si attrayante.

Néanmoins, son retour avait été accueilli étrangement. Isíl avait eu l’occasion de croiser des personnes qu’elle avait connues bien avant sa défection de l’armée, au cours de diverses missions et passages obligés par la capitale. Certains de ses contacts sur place partageaient des nouvelles concernant de vieilles connaissances qui avaient, le plus souvent, rejoint des clans Noss suite au Voile. D’ailleurs, les nouvelles allaient vite. Visiblement, averti de sa présence dans la capitale, un ami, si l’on pouvait le qualifier ainsi, avait fait envoyer un message à l’ancienne caporale ardamirie. La rencontre était fixée dans des jardins, ceux à l’Est d’Alëandir, ce qui s’avérait être un réel plaisir rien qu’à l’idée de pouvoir s’y promener.

Isíl avait donc réceptionné un bref courrier mentionnant le lieu et l’heure de rendez-vous. La missive était signée « Aegden ». Ainsi, à la lecture de ce nom, l’image d’un elfe à la chevelure rousse et au profil très élancé lui revint rapidement. Évidemment, ce ne pouvait être que lui. Cela faisait déjà quelques jours qu’elle avait été conviée à le rejoindre et l’hésitation rendait la chose nettement plus complexe. Était-il réellement judicieux de revoir quelqu’un qui lui rappellerait l’époque des missions hors d’Ardamir, avec Nahadiel ? Finalement, Isíl décida que cela n’avait que peu d’importance. Elle devait combattre cette époque, laisser ce douloureux passé s’évanouir dans les méandres de sa mémoire. Cela faisait déjà bien trop longtemps qu’elle se trouvait hantée par de sombres pensées.

La date fatidique arriva et Isíl se rendit aux jardins indiqués dans la lettre. Lettre qu’elle avait pris soin de ranger dans une des poches de son pantalon. Il était bleu, tirant sur le noir, presque intégralement camouflé par de hautes bottes de cuir couleur de jais ainsi que par une sorte de longue redingote fendue sur les côtés, d’un profond bleu nuit, ornée de fils argentés. De plus, deux épées de facture elfique, fixées à sa taille par une épaisse ceinture noire étaient dissimulées par la redingote. D’ailleurs, celle-ci avait été taillée pour l’hiver, un hiver plutôt doux, car il n’en était qu’à ses prémices. Ainsi, ces coloris sombres se prêtaient plutôt bien à la saison, bien que l’on aurait pu croire que ceux-ci jureraient avec la pâleur de sa peau ou même de ses cheveux. Pourtant, il n’en était rien et cela faisait d’ailleurs ressortir sa longue chevelure nacrée parsemée de fines tresses de par et d’autre, dont quelques mèches, plus courtes, encadraient un visage paisible.

Son regard, en bonne investigatrice, se tournait vers les passants, vers ceux qui flânaient, ceux qui patientaient, ceux qui marchaient ou se pressaient vers des buts inconnus. La jeune elfe tourna la tête pour contempler une autre allée, puis, ses yeux se posèrent sur un homme qui se tenait à l’écart, debout et droit, imperturbable. Il lui fit signe, mais elle l’avait déjà reconnu. Elle sourit discrètement puis s’avança vers Aegden pour aller le saluer.

C’était bien elle. Elle s’approchait avec un discret sourire qu’il lui rendit.

Surprise, soulagement, peut-être un peu d’appréhension aussi. Aegden se retrouvait devant une elfe devenue une simple vague connaissance  depuis des dizaines d’années.

-Isil. Fit-il en guise de salutation. Ça pour une surprise ! Ça fait quoi ? 30, 40 ans ?

Une quarantaine d’années pouvait paraître bien peu dans la vie d’un elfe. Mais les dernières avaient étés particulièrement riches en événements, au point de les faire passer pour une véritable éternité.

Jetant un très rapide coup d’œil à son interlocutrice, il lui adressa un fin sourire. Elle semblait à la fois changée et identique à l’image qu’il gardait d’elle. Grande et élancée, ses cheveux d’un blanc nacré encadrant un visage ovale aux yeux bleus en amande. Pourtant, il y avait autre chose. Son expression peut être. Elle semblait plus réservée sans doute. Mais ça n’était qu’une impression. Comment savoir ?

Il fit quelque mètres, l’invitant à le suivre. Autant ne pas rester plantés comme des piquets au milieux des jardins… Son air s'assombrit à nouveau après quelques pas.

-Je dois t’avouer que je ne m’attendais pas à te revoir un jour.  Bon on à jamais étés proches, mais tu as disparue d’un coup. Il sembla hésiter un instant, fixant un point invisible devant lui, puis la pointes de ses oreilles s’affaissa un peu en arrière tandis qu’il croisait à nouveau le regard de la jeune femme. Je me suis même demandé si…Je me suis demandé si le Voile n’avait pas eu raison de toi. Tu n’aurais pas été la première.

Ça n’était peux être pas forcément le mieux à dire pour entamer une conversation. Largement pas. C'était même plutôt maladroit. Pourtant, il se devait d’être franc. Il l'avait toujours été de toute façon, quitte à parfois tomber dans la brusquerie.

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Aegden – Première ennéade de Verimios, An 11:XI


Une fois face à face, Isíl nota deux cicatrices sur le visage d’Aegden, dont l’une plus longue que l’autre. Cependant, le souvenir qu’elle conservait de leur dernière rencontre, qui, en effet, remontait à quelques décennies, ne faisait pas apparaître de marques sur son visage. Prenant conscience qu’elle fixait sa joue droite depuis trop longtemps et ne souhaitant pas le mettre mal à l’aise, elle détourna donc le regard.

« Aegden. » imita-t-elle. « En effet, cela fait au moins 40 ans que nous ne nous sommes pas croisés. » ajouta la jeune femme d’un ton pensif.

L’elfe sembla jauger les changements qu’avaient opérés ces quarante dernières années sur Isíl et elle se permit donc de faire de même. Après tout, il était plutôt normal de constater des différences entre une personne connue des années de cela et celle que l’on rencontrait à nouveau.

De prime abord, il avait l’air beaucoup plus sûr de lui qu’à l’époque. Il dégageait une assurance qu’elle ne lui avait pas prêté quelques années plus tôt, bien qu’elle n’avait pas eu la prétention de réellement le connaître. À l’époque, les missions s’enchaînaient et il n’était pas toujours évident d’explorer ou même de conserver des relations, quelles qu’elles soient.

Il avança sur quelques mètres, lui faisant signe de le suivre, ce qu’elle fit naturellement. Lui emboîtant le pas, Isíl regardait au loin, comme si elle avait souhaité regarder au-delà de la nature hivernale du jardin. Son regard se porta sur Aegden alors qu’il énonçait une nouvelle phrase. Peut-être avait-il peur du silence ou peut-être était-il sincèrement intéressé par les évènements qui avaient marqués la « disparition » de la jeune ardamirie. Néanmoins, elle le laissa poursuivre et remarqua une pointe d’hésitation dans sa phrase.

Il semblait gêné d’aborder le sujet, à tel point que lorsque leurs regards se croisèrent, elle songea à tourner la tête pour éviter le malaise mais se ravisa instantanément. À dire vrai, elle ne connaissait pas sa situation ni son point de vue vis-à-vis des récents évènements mais répondit malgré tout :

« J’ai quitté l’armée locale d’Ardamir il y a de cela quelques années, peu après la débâcle d’Ellyrion. Tu n’y étais pas, je crois ? Ce qui explique ma soudaine disparition. Étant donné que je n’avais plus de missions, je suis restée à Ardamir. » dit-elle d’une voix assurée.

Elle fronça alors légèrement les sourcils, plissant les yeux. Que voulait-il dire par là ?

« Que veux-tu dire par « Si le Voile n’avait pas eu raison de moi » ? Je ne suis pas certaine de saisir… » l’interrogea-t-elle.

Le Voile n’avait pas engendré que des merveilles et des miracles de la nature, certes, mais sa vision était possiblement biaisée par l’expérience qu’elle avait pu faire au sein du clan Noss ainsi que par rapport à sa perception nouvelle de la Symphonie. Avait-il été victime du Voile ? Elle attendait le bon moment pour creuser un peu plus le sujet.

Ralentissant son pas, il se mit à la fixer de travers. Qu’est-ce qu’il entendait par là ? N’était-ce pas évident ? Ardamir n’avait pourtant pas été épargné, pourquoi Isil avait-elle l’air aussi circonspecte ? Malgré l’incompréhension, il lui répondit le plus simplement possible.

-Il y a eu des disparitions. Beaucoup d’elfes déjà affaiblis par le mal de l’éternité n’ont pas supporté tout ce chaos. Sans parler des conflits qui ont pu éclater.

Il poussa un soupir. Il ne gardait évidemment pas un souvenir très réjouissant de cette époque. Il suffisait d voir son visage pour le constater… D’ailleurs il frotta un court instant sa joue, sans doute sans même s'en rendre compte. Il était visiblement perdu dans ses pensées. Puis, laissant retomber sa main, il reprit. L’air un peu absent s’évapora au fur et à mesure qu’il parlait pour laisser place à la sévérité habituelle du visage de l’elfe.

-Tellement d’elfes ont subitement décidé de quitter les cités, beaucoup ont certainement disparus, ou n’ont pas supporté le choc d’un changement aussi radical. Bref. J’ai cru que tu faisais partit de l’un de ces pauvres souffles et que tu étais morte.

Ça l’agaçait de devoir insister sur ça. C’était bien assez désagréable à dire la première fois.

-Tu es resté enfermée chez toi ces onze dernières années pour ne pas être au courant de ça ? Ironisa-t-il.

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Aegden – Première ennéade de Verimios, An 11:XI


Le visage d’Aegden s’était assombri instantanément et sa main vint frotter sa joue striée des deux cicatrices qu’elle avait remarquées plus tôt. Elles y étaient certainement liées. D’ailleurs, évoquer le Voile et lui demander plus de précisions sur ce qu’il entendait par là ne ravivait visiblement pas de bons souvenirs. Isíl souhaitait s’enquérir de son état et lui demander de développer sa pensée mais elle se ravisa, décrétant qu’il était sûrement trop délicat d’en parler, pour le moment. Alors elle se contenta d’acquiescer d’un hochement de tête. Mais la jeune elfe sentait que l’atmosphère devenait pesante, que l’agacement le gagnait.

« Ne t’en fais pas, je ne suis pas sans savoir tout ça, mais je ne l’ai pas vécu de la même façon. Lorsque le Voile a débuté, je décidé de partir d’Ardamir. J’avais déjà quitté l’armée locale, je n’avais plus vraiment de but, et puis j’ai commencé à réellement ressentir la Symphonie. Alors j’ai rejoint un clan Noss, c’est ce qui m’a semblé le plus sage à l’époque. » dit-elle en adoptant un ton serein, presque nostalgique.

Elle marqua une courte pause, le temps d’un silence, d’une respiration puis elle répondit finalement à sa question, bien que rhétorique :

« Donc non, je ne suis pas restée enfermée chez moi et ce n’était pas faute d’en avoir grande envie, à force d’enchaîner des missions pendant des décennies tu finis par devenir casanier. » ajouta-t-elle avec un léger sourire.

Ils continuaient de marcher à travers les jardins, croisant peu de monde. En effet, beaucoup préféraient s’y promener en d’autres saisons, mais, selon Isíl, l’hiver était une toute aussi bonne occasion de parcourir les points de verdure d’Alëandir. Après avoir passé une décennie en pleine nature, cela lui paraissait important de ne pas l’oublier, surtout en ville. C’était une bouffée d’air. Même dans les Cités de l’Anaëh. Elle tourna alors la tête vers Aegden, repensant à ce qu’elle avait pu entendre depuis son arrivée à Alëandir.

« Au fait, j’ai ouïe dire que tu étais monté en grade, je me trompe ? » énonça-t-elle, curieuse d’en apprendre plus.

Elle ralentit alors la cadence, se laissant distraire l'espace d'une seconde par une sorte de buisson d’aubépine puis se concentra de nouveau sur leur conversation.

Ainsi donc elle avait fait partit de ces elfes qui avaient subitement changé de vie sous prétexte de soudain entendre la symphonie… Il n’avait pas une très bonne opinion de ceux qui avaient pris ce chemin. Encore moins de ceux qui avaient désespérément tenté de convaincre leurs prochains de faire de même. Même s’il ne pensait pas qu’Isíl ait fait partie de ces derniers, il eut envie de faire une remarque mais il se rendit très vite compte que c’était un peu trop déplacé, voir inutilement méchant et l’oublia aussitôt.

De toute façon l’elfe aux cheveux blancs eut heureusement la bonne idée de changer de sujet.

-J’ai été nommé commandant il y a  peu de temps, oui. Son air agacé s’adoucit un peu. J’ai été le premier surpris je crois.

Il adressa un sourire un peu plus franc à la jeune femme.  Il n’était pas du genre à se vanter, ni à rechercher gloire et honneur.  Il était néanmoins réellement fier d’en être arrivé là. Mine de rien, ça lui prouvait qu’il pouvait être plus qu’utile. Qu’il faisait et qu’il pouvait continuer à faire ce qu’il pensait nécessaire pour les siens. Il se rendit soudain compte qu’il s’était brusquement tût, laissant la jeune femme sur une réponse vague.

-Mais puisque tu es visiblement déjà au courant inutile de m’attarder là-dessus. Je ne t’ai pas invitée à discuter pour parler de moi. Avec un fin sourire et sans méchanceté aucune, il changea brusquement de sujet à nouveau.Qu’est-ce qui t’a fait venir en Alëandir si tu étais au sein d’un clan noss ? Ils ne sont pas réputés pour  avoir une opinion particulièrement bonne des cités. Tu risques d’avoir du mal à rentrer…’’chez toi’’, non ?

Il trouvait cela étrange de parler de la forêt dangereuse qu’était l’Anaëh comme d’un véritable chez soi comme l’était la cité pour lui. Mais il se doutait que c’était là une question de culture…

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Aegden – Première ennéade de Verimios, An 11:XI


Le changement de sujet aidant, Aegden sembla se radoucir un peu, abandonnant l’air fermé qu’il avait pris plus tôt. Elle avait bien fait et n’avait pas pour but de se retrouver dans une situation gênante. « Lorsque l’on est un tant soit peu sage, on apprend à éviter les discussions sujettes à discorde. » pensa-t-elle, satisfaite d’avoir réussi à faire dévier la conversation. Elle observa la transition et l’écouta en silence. Un sourire se dessina bientôt sur ses lèvres et Isíl se surprit à penser qu’il était beaucoup plus agréable de le voir ainsi.

« Je pense que tu as de quoi être fier, je te félicite. »

Il était évident qu’elle était sincère. Elle aurait certainement aimé, elle aussi, se retrouver aux commandes de la garde locale d’Ardamir, mais il lui était apparu comme impossible de rester dans la garde après ce qu’il s’était passé. Bien qu’elle conserva de bons souvenirs de cette expérience militaire, il n’en demeurait pas moins que la disparition de Nahadiel avait été de trop. Aegden, lui, avait eu le courage, la force nécessaire pour y faire ses preuves. Et il pouvait s’en féliciter. C’était une chose gratifiante que de voir ses efforts récompensés.

En repensant à tout cela, elle se rendit compte qu’il y eut un long silence. Mais cela ne la dérangeait guère. Isíl n’éprouvait pas le besoin de combler les vides. Elle aurait pu continuer à marcher des heures durant dans ces jardins, avec lui. Ce fut donc Aegden qui brisa le silence. À sa question, elle comprit que la conversation reprenait un tournant périlleux. Un sentiment d’anxiété l’envahit, qu’elle réprima aussitôt afin qu’il ne le remarque pas dans sa voix. Elle s’arrêta alors de marcher, attendant qu’il fasse de même puis plongea son regard dans le sien. Isíl semblait chercher quelque chose de rassurant au fond de ce regard, de ces yeux anthracites. Alors, hésitante, elle commença :

« Eh bien… Il s’est avéré que c’est une manière de vivre qui m’a convenu pendant un temps. Pour être honnête, et ça ne va pas te plaire, j’ai décidé de me réaclimater en venant à Alëandir pour préparer mon départ... »

Elle inspira longuement, presque certaine de le heurter puis reprit :

« Hors de l’Anaëh. »

La jeune elfe était consciente de l’effet que cela pouvait avoir sur lui. Mais il lui avait posé la question et elle ne s’imaginait pas lui mentir. Isíl soupira, à la fois soulagée mais également mal à l’aise, persuadée qu’il ne comprendrait pas son geste.

La pointe de ses oreilles se haussa alors que la jeune femme se tournait vers lui. Elle affichait un air grave qui l’intriguait. L’inquiétait même. Avait-il dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Evidemment imbécile. A quoi tu t'attendais en demandant ça?! 

La dernière phrase d’Isíl lui fit l’effet d’un violent coup de poing. S'il ne s'était pas déjà arrêté, il se serait brusquement figé. Ses oreilles dressées par la curiosité se couchèrent à la manière d’un chat en colère.

-Dit moi que c’est une blague. Sa voix était très légèrement montée dans les aigus à cause de la violente montée d'émotions. 

Il ne voyait que ça. Un elfe sensé ne pouvait pas décider de faire ça, à moins d’y être contraint. Et Isíl n’avait pas l’air contrainte. Isíl qui était une ancienne combattante. Isíl qui n’avait donc pas l’excuse d’une quelconque candeur.

Mais elle ne plaisantait pas. Elle était parfaitement sérieuse.

Elle s’apprêtait à disparaître à nouveau. Cette fois, il y avait bien trop de risques qu’elle se trouve incapable de réapparaître, même dix ans plus tard. Il ne pouvait pas l’accepter. Même s’ils n’avaient pas étés les plus proches des amis, il ne pouvait pas la laisser faire ça.

Il serra les poings. La jeune femme pouvait voir de la colère dans ses prunelles, c’était le plus évident. Pourtant il n’y avait pas que ça. Son amie pouvait aussi apercevoir de l’inquiétude et de la tristesse. Il ne comprenait évidemment pas. Voulait-il seulement vraiment comprendre ?

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Aegden – Première ennéade de Verimios, An 11:XI


Évidemment, Isíl s’attendait à cette réaction de sa part. Il était, comme beaucoup d’autres de son espèce, complètement réfractaire à l’idée de quitter la Prime Forêt, mais surtout, les cités elfiques. Encore qu’il fut relativement tolérant quant à l’évocation de son passage dans un clan Noss mais quitter l’Anaëh, cela ne passerait pas. Elle ressentit le changement d’ambiance comme s’il s’était brusquement mis à pleuvoir sur les jardins. D’ailleurs, le ciel s’était couvert et elle n’était pas sans savoir qu’il pleuvait de temps à autre en période hivernale. Son regard se porta de nouveau sur Aegden qui semblait désemparé et sa phrase se perdit dans le silence ambiant. Isíl n’osait pas répondre, elle détourna encore une fois son regard de celui du commandant de la garde, fixant à nouveau les nuages qui s’épaississaient au-dessus d’eux.

Ses yeux faisaient à présent des allers-retours nerveux entre Aegden et le sol. Plus qu’il ne paraissait en colère, il semblait mélancolique.

«  J’imagine que te donner mes motivations n’y changera rien ? » fit-elle, quelque peu embarrassée.

Elle soupira. Pourquoi avait-il fallu qu’il aborde de tels sujets ? « Il ne pouvait pas deviner. » murmura calmement une voix intérieure. Il était vrai que les mystères étaient sa spécialité et elle ne pouvait pas lui en vouloir de faire preuve de curiosité, surtout après tant d’années. Mais la situation s’avérait délicate à présent. Que comptait-il faire ? Il n’allait tout de même pas l’empêcher de partir contre son gré. En était-il capable ou respectait-il malgré tout son choix sans pour autant être d’accord avec celui-ci ? Devait-elle partir et le laisser dans ces jardins, avec ses interrogations et sa colère ? Isíl n’avait pas l’intention de laisser la discussion se terminer. Elle aurait voulu qu’il comprenne, mais y était-il disposé ? À cet instant, trop de questions se bousculaient dans sa tête

Le vent s’intensifia alors. Elle n’avait pourtant pas remarqué de brise au cours de leur promenade. L’air s’humidifia. Il n’allait pas tarder à pleuvoir et ils se tenaient là, face à face, chacun dans leurs pensées.

« Il va pleuvoir. Tu veux peut-être aller t’abriter ? »

Elle joignit le geste à la parole et pointa du doigt un banc qui se trouvait couvert par un auvent.

Je m’en fiche de m’abriter. Eu-t-il envie de lui hurler. Il n’avait pas remarqué le vent ni les quelques gouttes de pluie qui commençaient à s’abattre sur les jardins. Le temps avait décidé d'être moqueur et s'accordait parfaitement avec son humeur. Comme lui il était passé de calme à agité et maussade.

Il avait bien envie de rester là, en plein milieux, juste par pur esprit de contradiction parce qu’il était contrarié.
Pourtant, avec toute la mauvaise grâce du monde, il la suivit jusqu’à l’abri qu’elle avait désigné. Il ne s’assit pas sur le banc, se contentant de s’appuyer dos à l’un des piliers soutenant l’auvent.

-Non ça ne changera rien à ce que je pense. Mais je voudrais quand même savoir ce qui t’as mis cette idée stupide dans la tête. Gronda-t-il

Il se força à respirer un grand coup et se calmer un peu. Il était en colère, mais s’il ne voulait pas finir par faire fuir son interlocutrice, il fallait qu’il cesse de se comporter comme un gamin. Au fond de lui il espérait sans doute pouvoir convaincre Isíl que ses raisons n’étaient pas valables et la faire changer d’avis.

-Et puis, ne me dit pas que je suis le seul à être opposé à cette idée quand même. D’autres ont dû déjà essayer de te dissuader non ? Pourquoi s’obstiner ?

Il fixait le sol, comme s’il ne voulait surtout pas croiser le regard de l’ancienne épéiste. Comme si son seul regard pouvait le faire changer d’avis.