L'Aventurier de l'Amour [Caley]

Première ennéade de Karfias de l’An 15:XI
Second mois d'été

Installé au pied d'un vieux chêne, le barde dispensait son art.

Au gré se ses multiples voyages, Balthazar avait joué devant tous les auditoires ; des grands mécènes imbus de leur personne qui, l'espace d'un moment de grâce, s'étaient inclinés devant sa virtuosité ; des mélomanes les plus critiques qui n'avaient pu que saluer sa technique et sa poésie ; jusqu'aux paysans les plus incultes qu'il avait su émouvoir en leur livrant l'essence de la beauté.

Il avait sillonné tant de routes que ses innombrables chants ne pouvaient plus les compter. Les cités vaanies, il est vrai, avaient sa préférence ; on y célébrait plus volontiers son art. Ici, à Diantra, les choses étaient toujours plus complexes. Les gens du peuple, comme partout, adoraient la musique, mais il se trouvait toujours un rabat-joie pour le pointer du doigt ; on le traitait comme un dangereux agitateur, on jugeait ses chants irrévérencieux, on l'accusait de pervertir les braves gens et de les détourner de leur bonne morale. Comme si le seul fait d'écouter son art et de se laisser transcender par la beauté et l'émotion faisait de vous une mauvaise personne.

Pour une raison que Balthazar ne comprendrait jamais, les péninsulaires semblaient détester être heureux.

Ils étaient toujours nombreux à le voir se produire, pourtant. Il n'était de public qu'il n'ait su conquérir ; les plus virulents des prêtres néerites eux-mêmes se laisseraient séduire, il en était certain - à condition qu'ils lui en laissent le temps avant de le faire cramer, et il n'était pas certain de vouloir prendre ce risque. Il se contentait donc de chanter pour les braves gens, ceux qui ne le jugeaient pas ou presque, ou qui se laissaient entraîner par les rythmes et la poésie - ils s'en voudraient plus tard d'être si faibles, mais pour l'heure, ils étaient tout à lui.

C'était jour de marché, et il régnait un parfum de fête dans les faubourgs de la capitale. Il faisait beau et chaud ; un sublime coucher de soleil s'en venait ainsi clôturer une journée toute aussi sublime, et les badauds semblaient soulagés de voir la température baisser légèrement. Il est vrai que la chaleur estivale les rendait amorphe, ce qui ne manquait pas d'amuser Balthazar ; ces gens n'avaient clairement jamais mis les pieds à Sol'Dorn.

« La prochaine pièce, mes amis, est une oeuvre vaanie. Vous ne l'avez probablement pas entendue ici, de ce côté de la mer ; alors, savourez cette occasion unique. »

Il prit le temps de réaccorder son luth. Le chant qu'il allait maintenant déclamer ne figurait guère à son répertoire, d'ordinaire ; la raison pour laquelle il chantait aujourd'hui cette chanson se confondait avec la raison de sa propre présence dans les faubourgs de Diantra.

« Ce chant, mes amis, parle de la rencontre du Prince de l'Amour et de sa Princesse de Beauté. »

Les paroles en elles-mêmes étaient grossières et mal agencées, du point de vue de Balthazar lui-même ; mais les harmonies de sa voix claire et de son luth sauraient compenser ses défauts et sublimer sa force poétique. Ce chant restait celui de l'amour, et le barde le chantait pour rendre service à un amoureux ; n'était-ce pas la première vocation de l'artiste ?

« Il était un homme sans nul autre pareil
De nos jours connu comme Anculio le Bel.
Ce prince aux palais regorgeant de trésors
De cœur était bien plus riche encore.
Sa mise toujours coquette séduisait ces dames
Et au premier regard fille devenait femme.

Bretteur émérite c'est d'une poigne d'acier
Qu'en tous lieux à toute heure il brandissait l'épée.
Le glaive tendu telle une tige turgescente
A tout moment pouvait se planter dans une fente.
Toute une nuit de passes d'armes endiablées
Ne pouvait même au matin l'épuiser.

Toujours à l'affût d'une antre inconnue
Sa lame preste jamais ne s'est rompue.
N'écoutant que son courage au mépris du danger
Il n'est d'orifice que son glaive n'ait percé.
Ainsi en tous lieux à toute heure,
Le héros aux lauriers recueillit toutes les fleurs.»

C’était jour de marché pour beaucoup de monde et pour Caley également. Une fois par ennéade, elle se rendait dans les différents marchés et étals de la ville pour y faire quelques emplettes. Souvent, Vahram l’accompagnait. L’enfant adorait la ville, mais cette fois, Caley préféra le laisser aux bons soins de leur voisine. Elle adorait son fils, mais la jeune femme a toujours été une solitaire. Parfois, elle ressentait le besoin d’être tranquille et faire ses courses avec un garçon très curieux n’était pas de tout repos et nécessitait une vigilance constante. Du coup, elle était seule avec son panier sous le bras et sa culpabilité de mère indigne.

Elle sortait tout juste de l’échoppe d’un tailleur. Vahram avait besoin de nouveaux vêtements. Normalement, le côté pratique prônait toujours sur le reste, surtout pour son fils qui trouait systématiquement tous ses vêtements, mais cette fois elle s’était laissé aller à une petite folie : une chemise avec un ruban de dentelle cousu aux ourlets. Ce n’était rien d’affriolant ni de bien chic, mais le tissu était de bien meilleure qualité que ses achats habituels et on ne parlait même pas de la dentelle. Caley ne s’offrait jamais rien. Elle donnait tout à son garçon. Du coup, elle se sentait affreusement coupable d’avoir cédé à une telle frivolité, surtout que personne ne la verrait jamais sur elle, ce genre de vêtement étant porté sous la robe ou pour dormir. Ascanio aurait ri de la voir ainsi culpabiliser pour ce ridicule bout d’étoffe, lui qui l’avait couvert des soieries les plus fines pendant le bref intermède où ils ont vécu ensemble. Bon, tant pis! Elle pouvait bien se permettre une petite coquetterie tant qu’elle n’en faisait pas une habitude.

Il était temps pour elle de rentrer, mais alors qu’elle s’apprêtait à quitter le marché, la présence d’un ménestrel attira son attention. Caley en avait croisé plus d’un durant ses voyages et en avait même escorté de ville en ville. Non seulement ils permettaient à la population de se divertir, ils étaient aussi une source non négligeable de nouvelles fraîches. Caley trouvait dommage qu’ils aient si mauvaise réputation ici, mais Diantra et les régions plus au nord ont toujours été très conservatrices. Comme elle n’était pas si pressée par le temps, elle décida de s’arrêter pour l’écouter un peu.

Le chant débuta innocemment. À vrai dire, le ménestrel était fort doué et avait une très jolie voix, mais plus il chantait, plus les paroles révélaient leur double sens. Les gens comprenaient-ils la même chose qu’elle? Personnellement, ça ne la choquait pas vraiment. Elle avait entendu des chansons paillardes bien pires durant son errance. À vrai dire, elle réprima même une envie de rire. Ascanio aurait adoré cet homme. C’était tout à fait son genre d’humour puéril.

Captivé par les mélodies enchanteresses, l'auditoire était conquis. Comment pouvait-il en être autrement ? Balthazar en avait séduit de bien plus difficiles ; il aurait pu craindre que ces péninsulaires soient trop béotiens pour se montrer réceptifs au raffinement de son art, mais il les avait subjugués sans peine. Après tout, comparé aux rustres qui interprétaient un peu plus loin des chants paillards moquant Goar le Hutin ou Godfroy l'Effroyable, comment le grand Balthazar aurait-il pu demeurer dans l'ombre ?

« Le héros au cœur d'acier ignorait la tendresse
Jusqu'au jour béni où il rencontra sa princesse.
La trouvant en danger, belle et vulnérable
Anculio lui offrit sa main secourable. »

Quel dommage qu'il lui faille chanter ces paroles grotesques. Mais le Prince avait lourdement insisté. « Vous chanterez mon épopée par toute la péninsule s'il le faut », avait-t-il demandé, « et lorsque les paroles résonneront en ses oreilles délicates, ma licorne de miel comprendra que cette chanson parle d'elle ; elle viendra alors vous trouver, et vous la conduirez sur le chemin du retour. » Balthazar n'était pas convaincu, mais il n'avait pu refuser. D'abord, parce que le Prince était un authentique et fervent adorateur d'Arcam, même si Balthazar le soupçonnait de ne savoir d'Arcam que ce qui avait trait au plaisir de la chair, et de méconnaître à peu près tout le reste. Il le faisait aussi parce que le Prince semblait sincèrement épris de cette Caley ; Balthazar y voyait l'occasion parfaite de s'attacher l'amitié d'un puissant protecteur. Après tout, il avait beau ne vivre que pour l'Art, force lui était d'admettre que l'Art ne se pouvait manger.

« Il protégea la belle de vauriens perfides
Les muscles saillants sous une chaleur torride.
Elle tomba amoureuse et c'est le teint livide
Que la belle découvrit qu'elle était toute humide. »

Au départ, Balthazar avait craint que le Prince ait commis la bêtise d'écrire les textes lui-même ; il avait finalement été soulagé de constater que le Prince s'était adjoint un nègre littéraire bien mieux inspiré que lui. Les textes demeuraient simplistes, mais cela eut pu être pire.

La fin, néanmoins, se gâtait, et Balthazar avait eu tout le mal du monde à trouver les bons arrangements pour assortir cette composition salace d'un semblant de bon goût. Il devinait que sur la fin du chant, le Prince avait repris la main sur l'écriture.

« Elle se nommait Carley et était pure et fraîche
Telle la rosée du printemps, la peau douce d'une pêche.
Idôlatrant son héros, toute émerveillée
"Seigneur" lui dit-elle "comme est longue votre épée."
Anculio, voyant combien l'était belle
Passionnément lui téta les mamelles.
Car ayant chassé les bandits menaçant sa vertu
C'était bien justice qu'il pût la voir nue. »

Balthazar conclut le chant d'une mélodieuse improvisation sur son luth, concluant par des notes longues et chaudes un final qui ne manqua pas d'électriser la foule, tant la musicalité-même frisait l'érotisme. Impétueux, solide tel un roc, Balthazar déroulait son art. Les Diantrais, il en était certain, n'avaient jamais rien entendu de semblable ; c'était comme si les sons de son luth étaient amplifiés par l'effet de quelque magie, et que les notes, plutôt que de mourir instantanément, survivaient, résonnaient en écho un long moment, pour s'éteindre enfin dans une époustouflante apothéose. Tel un roc, je déroule ma mélodie, songea-t-il, et il se demanda si le "roc et déroule" ferait un nom intéressant pour décrire sa musique.

C’était, à bien des égards, une chanson plutôt commune qui ne réinventait rien dans le genre. On racontait depuis toujours l’histoire de l’homme qui n’a jamais connu l’amour jusqu’au jour où sa route croisait celle d’une jolie jouvencelle. D’un battement de cil, elle le faisait fondre pour ensuite couler des jours heureux dans les bras de son héros. Toutes les filles ont, un jour ou l’autre, rêvé d’être l’une de ces héroïnes, y compris Caley, mais dans son cas, elle avait envie de dire que l’inverse était aussi vrai. Une femme pouvait sauver un homme. Ne l’avait-elle pas fait à plusieurs reprises pour Ascanio au point où elle se demandait comment il a fait pour vivre aussi longtemps. C’est aussi pourquoi elle adressait de multiples prières à défaut d’être dans les parages pour surveiller ses arrières. Même si cette ode ne reflétait pas exactement leur histoire, son ton humoristique lui rappelait beaucoup trop le Prince Marchand et la rendait nostalgique. Caley préférait rentrer avant de se donner en spectacle devant tous ces gens.

Serrant son panier contre elle, Caley n’avait pas fait quelques pas que de la bouche du ménestrel sortit son nom. Enfin, presque. Carley, Caley… La différence était suffisamment minime pour qu’elle s’arrête et se retourne. « Quel était le nom du héros déjà? Anculio… Ascanio? Non! Ça ne peut pas être lui. Il n’est pas aussi grotesque! » Pourtant, elle savait très bien que oui. Son époux n’était pas un grand intellectuel, mais avait un don certain pour les jeux de mots douteux, voir grossier et ça l’amusait. Cette chanson ne racontait en rien leur histoire, sauf si on inversait les rôles. « Ah non! Pauvre fille, tu te fais des histoires! C’est juste une chanson paillarde, un truc idiot pour divertir les gens. Ascanio t’a oublié. Depuis le temps, s’il avait voulu te retrouver, il serait venu te chercher. » Caley, malgré ses efforts, n’arrivait pas à se convaincre. Il y avait une chance infime qu’Ascanio soit réellement derrière tout ça. Sinon, peut-être que le ménestrel a passé par Thaar récemment et qu’il apportait des nouvelles. Oui, ça, elle pouvait le demander. Aller lui parler et poser quelques questions. Ils ne se douteraient de rien. Il fallait juste s’assurer qu’elle resterait de marbre si elle entendait une nouvelle à propos d’un éventuel mariage du Prince de la soie avec une riche potiche. Ça serait difficile, mais elle pouvait l’accepter, mais s’il lui annonçait sa mort, une part d’elle disparaîtrait avec lui.

Elle attendit que la foule se disperse un peu avant d’oser s’approcher. Caley profita de ce moment pour répéter dans sa tête les questions qu’elle pourrait lui poser. Elle n’aimait pas trop parler avec les gens à moins d’y être obligée. Elle appréciait la franchise et n’aimait pas qu’on tourne inutilement autour du pot la rendant un peu trop brusque selon certains. Si elle voulait savoir quelque chose, elle posait la question et puis c’est tout. Cette fois, elle ne voulait pas trop avoir l’air intéressée. Elle devait donc jouer le jeu de la jeune femme sous le charme du ménestrel venu s’enquérir des dernières nouvelles. « Bonjour, comment allez-vous? En voilà une chanson drôle! Puis-je savoir d’où vous venez? Je ne pense pas vous avoir déjà vu ici… Ça ne devrait pas être trop compliqué à demander! » Pour quelqu’un d’autre, peut-être. Caley s’était à peine plantée devant le ménestrel qu’elle lui dit sans détour.

« Monsieur, d’où vient cette chanson? »

Caley eut l’air mortifiée par sa propre brusquerie, mais un mélange d’inquiétude et d’espoir brillait clairement dans ses yeux.

« Désolée, je ne voulais pas être brusque, mais c’est important... »

Elle qui voulait simplement lui demander les dernières nouvelles, c’était raté.

Le barde présenta à l'importune un visage impassible. Il ne se formalisa pas de son incivilité ; il avait l'habitude d'être abordé de tant de manières que plus grand chose ne l'étonnait.

Ce faisant, il la jaugea du regard ; elle portait des vêtements de bonne facture mais sans l'ostentation familière aux Vaanis, et son regard était trop humble pour imaginer qu'elle fut noble. Son visage doux n'était pas mangé par une maladie de peau et elle ne semblait pas avoir de problème de poids, ce qui sous-entendait un certain confort de vie ; mais elle n'en demeurait pas moins une femme du peuple.
Balthazar comprit dès lors qu'elle ne pouvait pas être celle qu'il cherchait : on lui avait toujours parlé d'une Princesse. Dommage.

« Il n'y a pas de mal, dit-il d'une voix douce. Quand tant de gens passent leur vie à courir après des choses futiles, il est bon de voir que la musique aussi déchaîne les passions. Ce chant n'est que l'un des murmures du Prisonnier, damoiselle ; les bribes d'une plainte mélancolique du Maître des Fantaisies, que j'ai humblement tenté, avec mon modeste talent et ma modeste voix, de restituer devant vous. »

Ses euphémismes touchaient au mensonge, tant il est vrai que son talent était immense - et il le savait. Mais il n'aimait pas s'en vanter : sa voix miraculeuse et son aisance à créer et jouer les mélodies n'étaient que les dons d'Arcam. Il préférait mentir plutôt que de se montrer prétentieux, ce qui, en soi, restait tout de même une forme de prétention. Mais Arcam lui-même n'était-il pas un peu menteur ? Balthazar avait également dissimulé la vérité sur la nature du chant ; il préférait ne pas perdre son temps à expliquer à une inconnue qu'il recherchait une femme qu'elle ne pouvait certainement pas connaître.

Qu'importe ! Les spectateurs s'étaient comme d'habitude montrés fort généreux. Balthazar constata avec satisfaction que son chapeau, posé en évidence au sol, débordait de pièces de monnaie. Les gens commençaient à se disperser puisqu'il semblait avoir fini. Il reprendrait sa mission plus tard ; en attendant, la nuit était à lui.

« Le Soleil a enfilé sa capuche, et la Lune vient d'ôter sa jupe », dit Balthazar en désignant le ciel qui peu à peu s'assombrissait. « La nuit tombe, et je dois maintenant trouver un abri. Demain, le chant de l'Amour emplira de nouveau ces lieux, mais je ne peux encore dire où il résonnera ce soir. »

Comment ne pas répondre à une simple question… Voilà un bel exemple de ce que Caley détestait plus que tout. Non seulement il tournait autour du pot et était à la limite de la condescendance, mais il ne s’était pas non plus gêné pour la juger. Un regard pour déterminer si Caley n’était pas assez jolie ou assez riche pour mériter son attention. Apparemment, c’était le cas, car il lui servit une réponse vide de sens a une question pourtant très claire et prétexta ensuite le coucher du soleil imminent pour se retirer.

« Monsieur, mon nom est Caley Aldaron. Dans la chanson, Carley… j’ai pensé que… Je veux juste savoir si oui ou non cette chanson a un lien quelconque avec Ascanio Vossula. »

Oui ou non, c’est tout ce qu’elle voulait entendre. Pas des fioritures ou de belles paroles pour charmer, juste les faits dans leur plus simple expression. S’il lui répondait non, elle partirait sans rien dire de plus. Elle irait récupérer son fils, le ferait manger avant de lui raconter une histoire pour l’aider à s’endormir. S’il disait oui… En fait, s'il disait oui, Caley ne savait pas du tout ce qu’elle ferait.

« Par la barbe de Berangar ! S'écria Balthazar, stupéfait. Avez-vous bien dit ce que vous avez dit, ou est-ce mon imagination fertile qui me joue des tours ? Loué soit le Prisonnier ! La bonne fortune me sourit enfin ; cela fait si longtemps que je vous cherche. »

Il ne laissa pas Caley digérer l'incongruité de ses propos et l'entraîna aussitôt par le bras, loin des gueux et des gens laids indignes de leur auguste compagnie à tous les deux.

« J'ai tant entendu parler de votre histoire », dit-il tout en marchant avec elle, sans d'ailleurs se soucier de savoir où il l'emmenait. « Une histoire si poignante, si bouleversante... une histoire d'amour si belle et si triste à la fois, cela ne s'invente pas, même avec la créativité qui est la mienne - et elle est immense, je vous le confesse, ma modestie dût-elle en souffrir. J'espère que vous me pardonnerez mon manque de tact, ô Princesse ; je déborde d'envie de me jeter à vos genoux et de vous baiser les pieds, mais je vois bien que vous faites exprès de vous habiller mal pour duper les pauvres, et je ne tiens pas à gâcher votre couverture. Aussi me contenterais-je de vous complimenter et de vous flatter, si vous me le permettez. »

Là, il marqua enfin une pose, après avoir débité toutes ces paroles si vite que Caley n'avait pas dû avoir le temps d'en assimiler la moitié.

Donc, cet homme la cherchait? Trop choquée par cette découverte, Caley ne protesta pas lorsque le ménestrel passa son bras au sien pour l’amener avec lui. De cette diarrhée verbale, la jeune femme ne retint presque rien. Elle n’était même pas certaine de ce que ça signifiait, mais elle savait qu’Ascanio était derrière tout ça. Il n’y avait que lui pour penser à un truc pareil. Comment allait-il? Était-il en santé? Est-ce que sa famille lui faisait encore des misères? Son père savait-il ce qu’il faisait? Après toutes ces années, il pensait encore à elle... Un sourire fleuri sur ses lèvres pour disparaître presque aussitôt. En entendant le mot princesse, elle revint brutalement à la réalité. Oui, une princesse par le mariage, mais elle avait l’air de tout sauf d’une princesse.

« Non... » Elle dégagea son bras, soudainement embarrassé. « Je ne suis pas une princesse. Je ne suis rien, simplement une femme qui aime un homme même si tout nous sépare... » Elle regarda sa main. Le travail de la terre avait noirci ses ongles et couvert sa paume de callosité. Est-ce qu’Ascanio allait encore la désirer en la voyant. Allait-il la trouver répugnante et enfin réaliser son erreur? Caley rêvait de leurs retrouvailles depuis tellement longtemps, mais si les choses tournaient mal? Non, elle devait se maîtriser. Elle ne connaissait pas encore toute l’histoire et avant de s’imaginer toute sorte de faussetés, elle devait en savoir plus.

« Écoutez, je dois aller récupérer mon fils. Si vous cherchez un endroit où loger cette nuit, je vous offre l’hospitalité. En échange d’un lit et d’un bon repas, vous pourrez peut-être me raconter toute l’histoire. Est-ce que ça vous convient?  Et appelez moi Caley, tout simplement.»

Le comportement de la Princesse ne manquait pas de surprendre Balthazar, qui commençait à la trouver fort excentrique. Il en vint dans un premier temps à se demander comment Ascanio Vossula avait pu s'enticher d'elle ; il ne tarda pourtant pas à apporter, de lui-même, certaines réponses. Elle lui offrait le gîte sans qu'il n'ait eu à réclamer quoi que ce soit, et elle s'exprimait avec tant de simplicité qu'on aurait pratiquement pu croire qu'elle était sincère lorsqu'elle reniait sa condition de princesse. Balthazar ignorait pour quelle raison elle semblait obligée de jouer le rôle de l'humble femme du commun ; peut-être s'agissait-il d'un jeu. Après tout, les puissants étaient ainsi, leurs fantaisies étaient à la mesure de leur fortune : elles n'avaient guère de limites.

« Ce serait pour moi un honneur et un privilège que de loger sous votre toit et de partager votre couche, Ô Princesse », dit-il, oubliant qu'elle avait rejeté ce titre quelques secondes auparavant.

Il était certes un peu surpris qu'elle l'invite si promptement dans son lit, mais il n'ignorait pas qu'il plaisait aux grands de ce monde de disposer de leurs serviteurs selon leur bon plaisir. Balthazar, pourtant, n'était pas un esclave ; la Princesse l'avait-elle bien compris ? Il hésitait à la questionner sur ce point, car il ne souhaitait pas la vexer. Et puis, les préceptes d'Arcam n'invitaient-ils pas à la satisfaction des désirs ? "Quoiqu'il arrive, veille à son bonheur", avait demandé Ascanio Vossula. Généreux et serviable, Balthazar avait promis d'accéder à sa demande ; il tiendrait parole.

« Très bien. Dans ce cas, suivez-moi. »

Caley l’entraîna le long de l’une de ces grandes avenues qui menaient jusqu’aux portes de la ville. Ils avaient quand même un bout de chemin à faire avant d’atteindre la propriété de la jeune femme et ce n’est qu’après avoir franchi les portes de la cité qu’elle brisa le silence. Tant de choses se bousculaient dans sa tête qu’elle peinait à mettre de l’ordre dans ses pensées.

« Je comprends que vous étiez à ma recherche à la demande d’Ascanio, c’est ça? Est-ce qu’il veut que je rentre? Est-ce que je peux retourner auprès de lui alors que son père a menacé de me tuer si je mettais les pieds à Thaar... »

Malgré son désir de retrouver son époux, Caley n’a jamais pensé qu’elle pourrait éventuellement retourner en Ithri’Vaan. En revenant à Diantra, elle avait mis fin à de longues années d’errances. Aujourd’hui, elle avait reconstruit la maison de son enfance et repris les affaires de son père. L’idée de laisser tout ça lui faisait un pincement au cœur, mais elle avait déjà prouvé que pour Ascanio elle ferait n’importe quoi, y comprit laisser derrière ce qu’elle avait reconstruit de ses mains.

« Je ne m’attendais pas à ça… Honnêtement, j’ai cru qu’Ascanio m’oublierait, que ça serait plus facile ainsi. Son père était convaincu que c’est ainsi que ça se passerait, qu’à l’instant où je ne serai plus devant lui, je deviendrais qu’un vague souvenir. Il avait tort, visiblement. Il pensait aussi que je profitais d’Ascanio, que j’en voulais qu’à son argent, mais c’est faux et je ne crois pas qu’il puisse comprendre à quel point il se trompe... »

Le monologue de la Princesse laissait Balthazar songeur. Il s'était imaginé qu'une femme transportée par les tourments de l'amour se serait empressée de prendre le premier bateau pour Thaar sans poser plus de questions. Caley Aldaron était du genre prudente. La prudence est l'ennemie de la passion, pensait le barde. L'amour passionné se devait d'être fou, irréfléchi, dangereux même. Or, voilà qu'au lieu de se réjouir, elle énumérait une à une les raisons qui pourraient la retenir ici à Diantra. Elle était prête à se condamner à une vie d'ennui et renoncer à un bonheur qui lui semblait trop compliqué à atteindre.

Il ne pouvait pas décemment la ramener à Thaar si cela n'était pas son désir ; ce serait faire offense à Arcam. Ce serait offenser l'amour. Et puisqu'ils avaient encore un peu de temps avant d'arriver chez Caley, il résolut de profiter du reste du trajet pour creuser la question. Mieux valait qu'au moment où il révélerait les détails de sa mission, il sache à quoi s'en tenir.

« Tiberio Vossula vous a chassée, c'est un fait ; n'avez-vous jamais regretté d'avoir cédé ? N'avez-vous jamais éprouvé le désir de retourner conquérir ce qui est à vous ? Le cœur d'Ascanio Vossula vous appartient, Princesse. Certes, il a beaucoup d'affection à donner aux femmes, mais l'amour véritable, c'est à vous qu'il le porte et à vous seule. Cela ne vaut-il pas quelques risques ? »

« Bien sûr que j’ai regretté et je le regrette encore aujourd’hui, mais c’était la seule option. Son père avait juré de le destituer s’il ne me reniait pas et le fils comme le père sont terriblement obstinés. Tibério nous avait déjà envoyés à Eofel pour qu’on se fasse oublier. Là-bas, Ascanio a commencé à dépérir. Il n’était pas heureux et la menace du père pesait de plus en plus. Je peux être heureuse avec presque rien. J’ai passé une bonne partie de ma vie au beau milieu de la forêt à vivre de ce qu’elle me donnait. Je sais me débrouiller, mais Ascanio n’aurait jamais pu vivre de cette façon. Je voulais qu’il soit heureux et j’ai fini par croire que ça ne pourrait jamais être vraiment le cas si son père mettait sa menace à exécution. Quand on aime quelqu’un, il faut aussi savoir le laisser partir même si ça nous brise le cœur. Je ne voulais pas qu’il perde ce qui lui revenait à cause de moi… Tout ce que je souhaite, c’est son bonheur. Peut-être qu’il y aurait eu d’autres solutions et je suis certaine qu’Ascanio les a envisagés, mais je m’en serais voulu encore plus si le sang avait coulé. »

Il n’en fallait pas plus pour qu’elle se sente misérable. Caley ne voulait pas pleurer, surtout pas devant un inconnu, mais cette conversation avivait des sentiments douloureux encore très vifs à son esprit. Il avait raison. Elle aurait dû se battre, mais à ce moment-là, elle croyait avoir pris la meilleure décision. Aujourd’hui, elle apprenait que non seulement Ascanio ne l’avait pas oublié, mais qu’il l’aimait sincèrement même après toutes ces années.

« Et il n’y avait pas que moi, mais Vahram qui n’était qu’un bébé à l’époque. J’avais toutes les raisons de craindre pour sa sécurité. Aujourd’hui, c’est un bon petit garçon, très serviable et gentil. Il rêve de rencontrer Ascanio, mais je ne voulais pas lui faire de faux espoirs. Et aujourd'hui, c'est possible. Bon sang, il sera fou de joie! Toutes ces prières ont finalement été entendues... »

Balthazar étant un homme d'art, son tact et son doigté ne sauraient être mis en défaut ; il n'était pas impossible, cependant, que ses questions aient brusqué la Princesse. Celle-ci était visiblement émue au moment d'exposer les raisons qui l'avaient conduites à prendre le large. Elle en venait à se justifier, alors qu'elle n'aurait pas dû y être forcée. Sceptique au premier abord, Balthazar se prit d'affection pour cette femme. Elle n'a pas renoncé par manque de courage. Elle s'est sacrifiée pour qu'au moins l'un d'eux puisse poursuivre ses rêves. C'est cela, justement, qui demande un véritable courage. C'est fort. C'est beau. Voilà un sujet de chanson. Il imaginait déjà les premiers arrangements dans un coin de sa tête, tout en se demandant en parallèle si Ascanio Vossula était le genre d'homme à mériter qu'on fasse pareil sacrifice pour lui. Certainement pas. Méritait-il une femme si courageuse, si dévouée, si forte ? Certainement pas. Mais Balthazar savait fort bien qu'en amour, le mérite n'a nullement sa place. Caley Aldaron s'était entichée d'un homme qui ne comprendrait jamais le sens du geste qu'elle avait accompli ; c'était dommage, mais c'était ainsi.

La petite mise au point avait eu le mérite de lui clouer le bec. Si bien qu'il demeurât silencieux pour le restant du chemin. Des choses seraient dites plus tard ; mais mieux valait qu'ils aient un toit au-dessus de la tête.

« Est-ce encore loin ? » demanda Balthazar, qui certes était patient, mais n'en demeurait pas moins homme.

« Oui, c’est à côté. » Caley pressa sensiblement le pas. Elle n’avait pas l’habitude de parler beaucoup, surtout pas de ses sentiments. S’exposer de la sorte était terriblement embarrassant et exposait une vulnérabilité qu’elle préférait garder pour elle. Du coup, à la remarque du ménestrel, elle se referma comme une huître et ne dit plus un mot. De toute façon, ils approchaient de la chaumière où se trouvait Vahram et Caley ne voulait pas qu’il entende des bouts de conversation qu’il ne comprendrait pas. Elle connaissait trop bien la curiosité de son fils, mais il était jeune et ne saisissait pas les histoires de grandes personnes. Elle lui expliquera bien assez tôt pour Ascanio, mais elle voulait trouver les mots justes. Faire un aussi grand voyage allait peut-être lui faire peur et il n’aimerait probablement pas perdre ses amis.

Ils entendirent les enfants avant de les voir. Ils poussaient des cris stridents en se poursuivant dans la cour. Vahram était le plus petit du groupe, mais pas le moins énergique. Il se faisait facilement distancer par les plus grands, mais ça ne l’arrêtait pas pour autant. « Vahram! » L’enfant dévia dans sa course pour se précipiter vers les adultes. « Maman ! » Il se jeta sur les jambes de sa mère. « Surveille tes manières, nous avons un invité ce soir. »

L’enfant jeta un coup d’œil inquiet vers l’inconnu. « Bonsoir, monsieur… C’est qui ? » Cette question s’adressait à sa mère. Caley s’agenouilla pour être à la hauteur du garçon. L’enfant savait que, lorsqu’elle faisait ça, c’était toujours du sérieux. D’habitude, il y avait une punition d’impliquée, mais il ne souvenait pas d’avoir fait quelque chose de mal récemment. « Ce monsieur m’a apporté des nouvelles de ton père. »

« Ah oui !? On va le voir ?!

« Très bientôt, je l’espère, mais nous allons en parler à la maison. J’ai faim et je suis certaine que notre invité aussi. »

Caley se releva et Vahram commença à s’intéresser de plus près à l’étranger. Contrairement à Caley, Vahram adorait parler, surtout à des étrangers. « Maman va prier à toutes les ennéades au temple pour papa. Elle dit qu’il en a besoin, mais elle ne dit pas pourquoi. Chaque fois, elle est triste. »

« Vahram, n’embête pas notre invité ! »

« Mais maman, je ne l’embête pas ! » Cela dit, l’enfant continua à babiller, posant en l’espace de quelques minutes à peine tout un tas de questions à son nouvel interlocuteur. Avait-il déjà vu un dragon ? Tué un dragon ? Est-ce qu’il était un chevalier ? Est-ce qu’il connaissait un chevalier ? Il avait une drôle de façon de parler, d’où venait-il ? Heureusement pour lui, l’intérêt de Vahram s’évanouit rapidement. Dès que la maison fut en vue, il se précipita sur la porte laissant Balthazar souffler un peu. « Je ne lui ai pas dit exactement qui était Ascanio. Il sait qu’il est son père, mais pas plus. Je ne voulais pas qu’il parle et attire l’attention des gens inutilement sur nous. Nos voisins trouvent déjà ça étrange que je sois seule... »

La maison de Caley était plus grosse que la moyenne des chaumières de paysans et tout près se dressait l’écurie. L’intérieur restait assez modeste, mais confortable avec sa grande pièce principale et son âtre où Caley préparait à manger. On sentait ici et là l’effort de la jeune pour la rendre jolie comme le bouquet de fleurs à la fenêtre et d’autres petites babioles ici et là, mais l’aspect pratique primait sur le reste. « La chambre est de l’autre côté de cette porte. Vous dormirez dans mon lit et moi je partagerai le lit de Vahram. Ça vous convient ? »

« Maman, j’ai faim ! »

« Un instant ! »

Caley disparut brièvement dans la chambre avant de revenir pour disposer sur la table des aliments dont un pâté de viande acheté le jour même au marché et de la bière. « Heureusement que j’ai acheté le pâté. Vahram, va te nettoyer un peu, j’ai l’impression que tu t’es roulé dans la poussière. » Visiblement, Caley en avait plein les bras. En étant seule pour gérer l’écurie et la maison, elle n’arrivait pas toujours à rejoindre les deux bouts. Elle s’assurait que son fils soit confortable et ne manque de rien, mais se privait beaucoup dans le processus. Lorsqu’elle s’assit enfin, elle soupira, soulagée de pouvoir enfin se reposer les jambes. « Ça serait mieux si le pâté était chaud… » Elle se leva et plaça le pâté dans le four creusé à même la cheminée. Elle alluma ensuite le feu et l’attisa jusqu’à avoir une belle flambée. Vahram revint, le visage nettoyé. « Voilà c’est mieux avec un petit nez brillant. À table maintenant. » L’enfant à table, elle lui servit un morceau de pain avec du beurre et fit de même avec leur invité en attendant que le pâté soit chaud. Vahram le mangea avec appétit avant de se tourner vers le ménestrel. « Dites, est-ce que papa est aussi sévère que maman pour les bonnes manières ? » Derrière, Caley lança un regard indiquant que Balthazar avait tout intérêt à bien réfléchir avant de répondre.

Pauvre gosse, songea Balthazar. Il n'avait rien de plus extraordinaire que n'importe quel chiard, mais il était touchant à sa manière, avec sa curiosité débordante, si typique des enfants de son âge. Sa mère semblait se plier en quatre pour lui offrir une vie décente et une éducation convenable. Qu'il grandisse à Diantra, il deviendrait un honnête palefrenier ; ce n'était pas le genre de destin qui bouleverse un monde, mais c'était une existence satisfaisante. Thaar va le corrompre et le détruire, pensait le barde. Il est si jeune. Il oubliera si vite que sa mère a tenté de faire de lui un garçon tempéré et vif, à même de comprendre la valeur des choses. Balthazar avait conscience de tout cela. Mais son rôle n'était pas de l'empêcher. A chaque homme son destin ; le sien est peut-être de vivre la vie de démesure des princes vaanis.

« Ton père est... très gentil », se contenta-t-il de répondre à l'enfant.

Il savait bien qu'il répondait à côté de la question, mais il ne voulait ni lui mentir, et il ne pouvait pas non plus dire la vérité. Le fait est que le Prince de la Soie était gentil, à sa façon. Il n'avait pas le cœur noir de certains de ses semblables. Mais la notion de bonnes manières lui est étrangère. Les bonnes manières sont l'apanage des gens du commun, et les princes vaanis n'ont rien de commun. Peut-être aurait-il rendu service au jeune Vahram en lui révélant cette vérité crue, mais ce n'était pas à lui d'en décider.

« Tu lui ressembles beaucoup », ajouta-t-il, se disant que c'était le genre de choses que le garçon avait envie d'entendre. Cette simple remarque prononcée à la légère lui fit d'ailleurs prendre conscience que c'était absolument faux : Vahram ressemblait fort à sa mère, mais rien dans sa petite tête de poupon n'évoquait les traits du Prince de la Soie. Curieux, se dit Balthazar ; mais après tout, les enfants ne ressemblent pas toujours à leurs parents.

Balthazar mangea avec appétit. Les Diantrais se montraient généreux avec lui, mais il était toujours agréable de profiter d'une table bien dressée. Il était étrange de voir la Princesse supporter si facilement la servitude qu'imposait son exil. Entre la cuisine et le môme à surveiller, elle semblait constamment occupée. Loin de l'épuiser, cette frénésie semblait au contraire la combler. Son mari était incapable de vivre sans domestiques ; elle serait incapable de vivre avec.

Le barde prit un air détendu et, s'adressant à Caley, déclama à dessein un discours des plus amphigouriques :

« Souffrez que j'use d'un langage plus châtié, chère âme, de telle sorte que mes dires ne puissent être saisis de ce chérubin, mais il serait bel et bon que je m'entretienne avec vous hors d'atteinte de ses jeunes oreilles, sitôt que nous aurons achevé ce succulent festin. »

Vahram rayonnait littéralement sous l’effet du compliment. Touchée, Caley lui caressa doucement la tête. Naturellement, ça ne pouvait pas être vrai, le garçon n’étant même pas le fils d’Ascanio, mais la remarque le rendait heureux. À son âge, peu suffisait à lui donner le sourire.

« Merci! »

L’enfant babilla à propos de ce qu’il avait fait aujourd’hui et de la portée de chatons que ses amis et lui ont trouvée dans l’étable du voisin. À la fin du repas, la fatigue commença à le rattraper. Il bâilla longuement et se frotta les yeux. La journée l’avait épuisé et il était l’heure d’aller le mettre au lit. Ça tombait bien, car Balthazar souhaitait parler à Caley.

« Très bien, je vais aller le mettre au lit. J’en ai pour quelques minutes. Allez, vient Vahram, tu dors sur ta chaise. »

« Non, ce n’est pas vrai... »

Malgré ses protestations, il suivit quand même sa mère dans la chambre. Caley l’aida à enfiler sa chemise de nuit et le borda.

« Tu es un brave garçon et je suis très fière de toi... »

Elle déposa un baiser sur son front.

« J’ai hâte de voir papa. »

« Je suis certaine qu’il a hâte aussi... »

Le garçon sourit, les paupières lourdes. S’il pouvait toujours être aussi facile à mettre au lit. Ça montrait juste à quel point il s’était dépensé avec les petits voisins. Caley attendit quelques minutes en lui fredonnant une berceuse jusqu’à ce qu’il soit endormi et comme promis, elle retrouva Balthazar dans la grande pièce.

« Il dort, mais ne parlons pas trop fort. Je vous écoute. »

Ils pouvaient enfin parler ; Balthazar prit néanmoins son temps. A la faveur de la nuit, l'agitation au-dehors était retombée. Les piaillements de l'enfant, qui avaient duré pendant tout le repas, ne résonnaient plus dans la pièce. Balthazar appréciait ce calme. La lueur d'une bougie éclairait la table, donnant à ce tête à tête intime des airs de conciliabule.

D'une voix basse mais parfaitement audible, le barde entama son récit.

« Après votre départ, votre époux n'est pas rentré à Thaar tout de suite. Il s'était mis en tête de vous trouver et de vous ramener, malgré l'opposition de son père. Malheureusement, au hasard de ses pérégrinations, il s'est heurté à un nouvel obstacle. Un obstacle autrement plus redoutable que la colère de Tiberio Vossula. »

Balthazar fit une courte pause, ménageant un effet de surprise. Ce qu'il avait à révéler était sérieux et n'avait rien d'une histoire à suspense qu'on raconte aux amateurs d'épouvante, mais les habitudes du conteur avaient la vie dure.

« Il se trouve que... disons, par maladresse, le Prince de la Soie a attiré sur votre couple la malédiction de Tyra la Voilée. Celle-ci l'a frappé d'un Interdit : si le destin doit vous réunir, vos retrouvailles seront de courte durée. Tyra s'emparera aussitôt de vos souffles, et la mort pourrait bien n'être que la moindre des conséquences. Cette épée de Damoclès plane encore aujourd'hui sur vos têtes ; si bien que, pendant un temps, votre époux a dû renoncer à vous chercher. »

Nouvel effet d'attente ; la pauvre Caley devait être mortifiée si elle imaginait que l'histoire s'arrêtait là. Il faut dire qu'à ce stade, les retrouvailles des tourtereaux étaient plutôt mal engagées. Balthazar la fixa un instant, l'air grave, prenant peut-être un certain plaisir à jouer avec ses nerfs. Finalement, il reprit, un petit sourire en coin :

« Pourtant, une solution s'est présentée à lui. Ce qu'un dieu fait, un autre peut le défaire. Votre époux est venu me trouver, parce que j'ai voué mon existence à Arcam, le dieu des volontés, celui que les péninsulaires détestent au grand jour et adorent une fois la nuit tombée. J'ai accepté de l'aider. Toutefois, vous devez savoir, madame, que mon aide a un prix. »

Il marqua une nouvelle pause, alors qu'il en arrivait à son moment préféré. Il ne fit pas durer l'attente trop longtemps, cette fois-ci, craignant sans doute que la maîtresse des lieux, à bout de nerfs, n'en vienne à le vilipender.

« Le Prince et vous-même, vous vous êtes unis dans cette ville décadente, dans la maison de Néera ; vos noces ont été célébrées par un clergé corrompu, qui ose prôner la liberté pour tous les Hommes de faire leurs propres Choix, alors qu'il traque et punit tous ceux qui ne suivent pas ses préceptes. Je veux que vous acceptiez Arcam. Je veux que vous célébriez votre union sous l'égide du dieu des volontés. C'est mon prix pour intercéder en votre faveur et lever l'Interdit qui, aujourd'hui encore, vous sépare de votre mari. »

« Oh, Ascanio… » Si seulement il l’avait écouté, ils n’en seraient pas là, mais Ascanio laissait trop souvent son impulsivité dicter sa conduite avec des conséquences parfois désastreuses. Cette fois, il avait atteint un tout autre niveau. Honnêtement, Caley était totalement dépassée par cette histoire et à côté, les menaces de Tibério étaient dérisoires. La colère d’un homme n’était rien comparé à celle d’une divinité. Que serait-il arrivé si Caley avait décidé de le retrouver sur un coup de tête ? Un regard sur lui et s’en aurait été fini ? Un bien cruel destin pour une femme qui n’avait pas la moindre idée avant aujourd’hui que cette malédiction pesait sur ses épaules. Même en sachant cela, qu’est-ce qu’une simple mortelle comme elle pouvait faire contre ça ?

Malgré tout, il y avait un espoir. Caley écouta attentivement le ménestrel qui partageait son information avec une lenteur insupportable. Un autre dieu pouvait défaire ce qui a été fait par un autre. D’accord, mais comment ? Balthazar pouvait le faire, mais pas sans un prix. Très bien, qu’est-ce qu’il voulait ? Caley était sur le point de bondir par-dessus la table lorsqu’il lâcha sa condition. De toutes les faveurs qu’il aurait pu lui demander, il exigea la chose que Caley ne voulait pas abandonner.

« Vous me demandez de renier Néera, c’est ça ? »

Il aurait pu lui demander sa maison, son argent, ses chevaux, tout ce qu’elle possédait, y compris son propre corps. Caley aurait tout donné, sans hésitation, mais là il lui demandait de sacrifier quelque chose en quoi elle croyait, une part de ce qu’elle était. Ce n’est pas comme si elle était particulièrement loquace à ce sujet ou qu’elle entretenait une haine particulière pour tous ceux rejetant Néera. Elle avait tellement voyagé et rencontré des gens différents sur les routes qu’elle prônait plutôt la tolérance. Vivre et laisser vivre, voilà sa devise. Sa foi, elle la gardait pour elle-même, quelque chose d’intime qu’elle ne souhaitait pas partager. Caley a beaucoup donné dans sa vie. Elle a sacrifié bien des choses et elle le ferait encore et encore, mais renoncer à ça, elle ne pouvait pas, même pour Ascanio.

« Je… »

Caley ne savait pas quoi répondre. Pourtant, elle n’avait qu’à dire oui pour pouvoir le retrouver, mais le prix qu’on lui demandait… « Ce qu’un dieu fait, un autre peut le défaire. » Une idée germa dans son esprit, un mince espoir auquel elle décida de s’accrocher. Rien ne lui disait que ça fonctionnerait, mais ça valait la peine d’essayer.

« Je ne peux pas… répondre maintenant. Donnez-moi jusqu’à demain soir, s’il vous plaît. Demain soir, j’aurais une réponse… »

Balthazar l’avait dit lui-même, leur mariage fut célébré dans la maison de Néera. Peut-être que Néera acceptera de les aider…

Un haussement de sourcils plissa le front du barde. La voilà qui monte sur ses grands chevaux ; la vie de palefrenière lui sied décidément. Tiens, elle est plutôt bien, celle-là ; je devrais la noter. Il hocha la tête de gauche à droite - enfin, il serait plus exact de dire qu'il hocha d'abord la tête de gauche à droite avant de la hocher dans l'autre sens, puis inversement et encore inversement, mais cela serait alourdir inutilement la narration de cette belle épopée. Surtout en insistant sur un point de détail qui, finalement, a assez peu d'intérêt pour la compréhension de l'histoire. C'est qu'il serait dommage de perdre l'intérêt du lecteur pour si peu ; ce dernier serait d'ailleurs en droit de se poser des questions et de ne pas vraiment comprendre le pourquoi du comment d'une telle divagation, voire se demander si le narrateur ne serait pas tout bonnement en train de le prendre pour un imbécile tout en se gaussant à gorge déployée - ce qui, bien sûr, est faux ; la bienveillance du narrateur ne saurait en effet être mise en doute, comme il me l'a démontré encore une fois la semaine dernière lorsque je lui ai prêté mes clés de voiture et qu'il me les a, fort dilligemment, restituées.

Balthazar hocha négativement la tête, donc.

« Renier ? Non, madame, vous n'avez pas à renier qui que ce soit. Ce sont vos prêtres néerites qui prêchent l'intolérance et imposent leurs interdits. Recevoir la grâce d'Arcam est un cadeau qui n'implique aucun sacrifice. D'ailleurs, je n'ai nulle animosité envers votre DameDieu ; c'est la jalousie de son clergé malhonnête qui m'exaspère. Je ne vous demande rien de plus que d'ouvrir votre esprit. Le Chant du Prisonnier résonne dans votre tête depuis votre plus tendre enfance, mais vous ne l'entendez pas, parce qu'on vous a dit qu'il était mal de l'écouter. L'écouter, c'est tout ce que je vous demande. Écoutez les murmures que vous vous êtes efforcée d'ignorer. A combien de rêves avez-vous renoncé, Caley, parce que vous aviez peur de vos désirs ? À combien d'ambitions, combien de rires ? Combien d'amants ? »

Le soulagement qu’elle éprouva lorsque Balthazar assura qu’elle n’aurait pas à renier qui que ce soit fut plus grand qu’elle l’aurait imaginé et se trouva ridicule d’avoir aussitôt pensé au pire. Il faut dire qu’Ascanio s’était surpassé avec sa malédiction et croire qu’elle aurait un prix important à payer n’était pas injustifié. En y pensant bien, Ascanio avait accepté de se marier sous la protection de Néera. Pourquoi ne pourrait-elle pas faire la même chose, mais pour Arcam? Elle gardait un doux souvenir de leur cérémonie, affreusement sobre aux yeux d’Ascanio qui souhaitait quelque chose de grandiose. Il s’était pourtant plié à l’exercice de bonne foi. À n’en pas douté, il allait se rattraper lors de cette deuxième cérémonie.

« Lorsque j’étais plus jeune, j’ai fait quelque chose sans penser aux conséquences et j’en ai payé le prix pendant des années. Disons que, pour faire simple, j’ai appris ma leçon et je réfléchis avant d’agir. »

Son regard s’égara pendant un instant sur la flamme d’une bougie qui brûlait non loin d’eux. À l’occasion, le souvenir d’Ori, son premier fils, remontait à la surface. Avec le temps, Caley avait oublié les détails de son petit visage, mais elle se souvenait encore de la teinte bleutée de sa peau et de la mollesse de son corps sans vie. Elle a perdu tellement de choses, mais c’est aussi à cause de lui qu’elle a un jour croisé la route d’Ascanio. Comme quoi on ne peut jamais savoir avec certitude ce qui nous arrivera dans le futur.

« D’accord, j’accepte cette condition. » Un sourire fleuri sur ses lèvres. Timide, elle détourna une fois de plus le regard. En disant oui, son retour en Ithri’Vaan devenait possible et ça la rendait heureuse. Elle savait que ça ne serait pas facile. Il y avait encore la question du père et toutes ces choses inhérentes à son statut à Thaar, mais Caley avait vécu misère par-dessus misère une bonne partie de sa vie. Peu importe ce qui lui fera face, elle passera au travers avec cette détermination tranquille qui faisait sa force.

« C'est tout? Il n'y a rien de plus? Ça me semble plutôt simple, non? On parle quand même d’une malédiction, mais je ne suis pas vraiment versé dans le sujet donc je me trompe peut-être. Comment savoir si cela va fonctionner? Je peux prendre le risque, mais je ne veux pas mettre Vahram en danger, vous comprenez? »

« Bien sûr que non, Princesse Caley, ce n'est pas tout », répondit le barde, tout sourire. « Je vous ai donné mon prix pour vous venir en aide, mais la malédiction demeure. Puisque vous avez accepté mon offre, je vais vous aider et vous guider ; mais au bout du compte, c'est vous, et vous seule, qui avez le pouvoir de lever l'Interdit. »

Toujours aussi énigmatique, le barde fit silence et se mit à fouiller les plis de son manteau ; il en tira une étrange statuette, faite d'une matière transparente comme la glace mais qui ne fondait pas. Il la déposa sur la table, de sorte qu'à la lueur de la bougie, Caley puisse mieux la distinguer. C'était la représentation miniature d'une femme tenant dans ses bras un enfant.
C'était elle-même. Avec Vahram.

« Ce totem fut remis à votre époux par celle par la bouche de qui fut prononcée la sentence. Je l'ai béni des faveurs d'Arcam. A présent, vous avez le choix, Princesse Caley. Vous pouvez renoncer à votre amour et poursuivre la vie simple et sereine que vous menez ici avec votre fils. Ou vous pouvez prendre entre vos doigts cet objet, et vous vous souviendrez alors de ce qui fut dit entre le Prince de la Soie et le Vaisseau de la Voilée. Il ne tiendra qu'à vous ensuite de prendre la mer et de le rejoindre pour de bon. »

Caley avait donc le choix. Elle pouvait rester ici et vivre une vie simple avec son fils ou toucher cette figurine et retourner à Thaar. Là-bas, elle retrouverait Ascanio, mais également toutes les intrigues qui animent le quotidien des Princes Marchands. Rien ne serait simple, mais sa vie à Diantra n’était pas plus facile pour autant. Caley était une femme qui gérait une écurie sans l’aide de personne. Elle travaillait dur du matin jusqu’au soir pour l’avenir de son enfant. Elle subissait les remarques et les regards de ses voisins parfois insistants. Elle repoussait systématiquement toutes les avances qu’on lui faisait. Au début, on la trouvait difficile, mais Caley savait qu’au bout d’un moment, elle ne pourrait plus juste refuser. Non, elle était l’épouse d’Ascanio pour le meilleur et pour le pire. Voilà ce qu’elle espérait depuis des années, la chance d’enfin le retrouver. Il avait besoin d’elle et elle avait besoin de lui. Laisser cet endroit lui ferait un pincement au cœur, mais l’écurie continuerait à lui appartenir et peut-être qu’elle pourra faire des arrangements depuis Thaar pour que quelqu’un s’en occupe à sa place et même y revenir à l’occasion. Elle ne serait pas enchaînée là-bas. Ascanio ne ferait jamais ça.

Sans plus d’hésitation, elle tendit la main et toucha la figurine.

Si Caley devait décrire la sensation à ce moment-là, c’est comme si une porte s’était ouverte dans sa tête. Une porte dont elle ignorait l’existence jusqu’à cet instant. Derrière, il y avait le souvenir d’une conversation entre Ascanio et une femme étrange, à la fois douce et terrible. Caley y assistait, tenant un bien plus jeune Vahram dans ses bras. À quand remontait cet événement? Elle s’était penchée vers Ascanio pour caresser son visage. Elle se souvenait de ses supplications et de la tristesse dans son regard. Il avait mal fait et il le savait. Il voulait réparer ses bêtises pour ne réussir qu’à rendre les choses plus compliquées encore. Ses derniers mots avant que le souvenir ne s’évanouisse bouleversèrent Caley. Elle serra convulsivement la statuette et se retourna sur sa chaise pour que Balthazar ne la voie pas pleurer. Caley fixa en silence les flammes de la cheminée pendant un bon moment avant d’avoir retrouvé assez de maîtrise pour pouvoir parler à nouveau.

« Je ne sais pas comment vous remercier. Vous avez mon éternelle reconnaissance et s’il y a quelque chose que je peux faire pour vous, dites-le moi. »

Le barde sourit lorsque Caley choisit de s'emparer de la statuette. Il sourit encore à la vue de son trouble, au moment où Arcam lui révélait la vérité cachée. Il sourit enfin lorsqu'elle lui exprima sa reconnaissance. Une fois de plus, Balthazar le Sublime a accompli sa mission, songea-t-il. Il prit le temps de réfléchir à la récompense qu'il pouvait réclamer. Elle, pensa-t-il d'abord, attendu qu'elle devait être cruellement en manque d'amour depuis le temps qu'elle fuyait la compagnie des hommes. C'eût été lui rendre service ; elle n'en aurait été que mieux disposée à retrouver ensuite les caresses du Prince de la Soie. Mais Balthazar commençait à cerner son interlocutrice. C'était l'épouse d'un seul homme, quand bien même cet homme-là ne pouvait se contenter d'une seule femme. Et puis, il n'était pas dans ses habitudes de réclamer une telle récompense à une femme qui n'était pas prête à s'offrir.
Il saurait bien assez tirer parti de la dette morale qu'aurait désormais le Prince de la Soie à son égard. Nul doute qu'en lui ramenant sa femme, le barde allait s'en faire un protecteur aussi puissant que généreux.

« Vous avez déjà fait beaucoup pour moi, Princesse. Plus que vous ne l'imaginez. Vous avez ouvert votre esprit et écouté l'appel du Prisonnier. Je puis maintenant espérer que vous comprendrez, avec le temps, qu'Arcam est le seul parmi les Cinq qui vous donne sans rien attendre en retour. Ses chuchotements sont des conseils et ne seront jamais des ordres ; il ne tient qu'à nous de les suivre. Finalement, c'est peut-être lui, le véritable dieu du Choix. »

Il laissa là la théologie pour ce soir. Si Caley désirait connaître Arcam, Thaar lui offrirait moult occasions d'en apprendre davantage.

« Nous partirons sitôt que vous aurez eu le temps de mettre vos affaires en ordre. Je ne vous cache pas qu'il me tarde moi aussi de revoir Thaar, bien que je l'ai quittée depuis moins longtemps que vous. J'espère que le petit aime les balades en bateau, mais il est vrai qu'il était bien jeune la dernière fois. »

Il y avait effectivement beaucoup à faire avant de partir, mais il se faisait tard et Caley aura toute la journée de demain pour y penser. Dans l’immédiat, elle voulait profiter de cette petite bulle de bonheur dans laquelle elle se trouvait. Bientôt, elle retrouverait Ascanio avec la certitude d’être aimée et attendue. Elle ne demandait rien de plus.

« Vous êtes évidemment le bienvenu ici jusqu’au jour de notre départ. Toutefois, je comprends qu’il n’est pas facile de vivre avec un enfant comme Vahram. Je ne serai donc pas vexé si demain vous préférez passer la nuit dans une auberge. En attendant, je vous sers encore de la bière? »

Quelques heures plus tard, ils se retiraient pour aller dormir. Le barde occupait son lit alors que Caley partageait la couche de son garçon. Elle dormit peu cette nuit-là, son esprit trop occupé à imaginer le moment de leur retrouvailles et dès l’aube, elle commençait les préparatifs pour le départ. Il y avait beaucoup de décisions à prendre et certaines plus faciles que d’autres. L’annonce à Vahram fut facile. Le garçon avait tellement entendu parler d’Ascanio qu’il était impatient de le voir, mais son plaisir se gâcha passablement lorsqu’il comprit qu’il ne pourrait pas amener son poney avec lui. En fait, Caley ne pouvait garder aucun des chevaux. Il y avait trop de choses qu’elle ne pouvait pas garantir, du coup, le plus simple était de les vendre. Ça la décevait, mais elle n’y pouvait rien.

Ainsi, en l’espace de quelques jours, la maison se vida peu à peu. Elle prit des arrangements avec ses voisins pour la terre en culture et régla une foule d’autres détails. Lorsqu’on lui demandait la raison de son départ, Caley répondait simplement qu’elle allait retrouver son mari. Naturellement, on s’interrogeait aussi sur ce qui allait advenir de la terre, mais la jeune femme resta ferme sur ce sujet. La terre lui appartenait et elle prendrait toutes les mesures nécessaires à son entretien une fois installé auprès de son époux. À la veille du départ, Caley sortit d’une malle une robe et des bijoux, les derniers vestiges de sa vie avec Ascanio. La robe était passée de mode depuis longtemps selon les standards thaarii, mais elle lui allait encore. Elle craignait d’avoir l’air ridicule, mais c’était là le seul vêtement de riche qu’elle possédait toujours, la même robe qu’elle portait le jour où elle alla conclure son arrangement avec Tibério. Elle la porterait aussi au moment de retrouver Ascanio. Caley laissait Diantra non sans regret, mais cet avenir, elle l’avait beaucoup rêvé. Elle saisissait maintenant sa chance d’avoir un peu de bonheur.