Aux combattants anonymes[Urgoll]

Le quatrième jour de la troisième ennéade de Barkios de l’An 14:XI, quelque part dans les méandres de l'arène des Grands Sablons

Debout. Elle était debout. La drow aurait voulu gambader au travers Thaar, courir à en perdre haleine pour fêter la bonne nouvelle. Sur le sol de pierre froid de sa chambre particulière -un grand luxe aux sablons- la drow faisait danser maladroitement ses petits pieds légers. Na'ri la renvoya bien vite dans sa couche.

***

La championne, puisque c'était apparemment ce qu'elle était, alternait entre phases d'excitation et d'angoisse, avec des moments de dépression, sous le regard compatissant de ses soigneurs. Apparemment, après les coups répétés qu'elle avait subit à la tête, c'était quelque chose d'attendu, tout comme sa tendance à oublier une part dangereusement importante des évènements qu'elle traversait. Comment les célèbres griffes de l'avatar d'Uriz s'étaient-elles retrouvées à ses cotés dans son lit? Voilà un mystère qui l'effrayait peut-être plus qu'il n'aurait dut. A moins que ce ne soit pas assez, la magicienne ne parvenait pas à se décider.

Au troisieme jour, se trouvant à peu près stable sur ses jambes fines et fragiles, elle put se lever. Et quelques heures plus tard, elle parvint à échapper à la vigilance de Na'ri: Cette dernière, que Shyn'tae hésitait à renommer en "oeil d'aigle", était certes perspicace, mais n'était pas non plus infaillible.

Le pas hésitant, en tunique légère, la noirelfe était donc parvenue à se glisser dans le couloir en profitant du départ de sa gardienne. Ses pas l'amenèrent jusqu'à la chambre du haut prêtre de Zhak'bar. De nombreuses questions la taraudaient à son sujet. Et pour avoir des réponses, le mieux était toujours de poser les questions. Ce n'était peut-être pas très raisonnable, souffla la petite voix de la raison au fond de sa tête. Sauf qu'elle ne l'entendait pas vraiment, ces jours-ci. Apparemment, c'était aussi un symptôme courant. Mieux aurait donc fallu la garder dans sa chambre.

La petite main vint frapper à la porte, puis elle la poussa, sa tête apparaissant félinement dans l'encadrure.

-Toc Toc Toc. Puis-je entrer, Triumvir? Son visage était interrogatif, ses yeux emplit d'une curiosité légèrement enfantine. Son visage portait une expression étrangement pensive ou mélancolique . Sur son visage, quelques fins très blancs au visage là où les combats avaient laissé des griffures qui s'effaceraient probablement avec le temps. Sans attendre la réponse, elle se glissa félinement, bien qu'un peu maladroitement dans la pièce. Des bandages couvraient son épaule gauche et le haut de son bras avant de disparaitre sous la tunique. Elle portait ledit membre en bandoulière.

"Partez. fut-il soufflé avec une véhémence fade. Vous reviendrez bien assez tôt."

Tandis que la drow blessée se glissait dans la pièce, une débauche de robes et de tenues drows la quittèrent, dans un murmure contrarié mais servile. L'un des soignants fit mine de s'attarder, ses mains se tendant un dernier cataplasme... Un grondement, une lueur ensanglantée, et il se ravisa, suivant prestement le chemin pris par ses confrères, lorgnant sur l'intruse avec l'écho d'un agacement. Mais il n'était pas en position d'avoir à y redire : leur patient n'en faisait qu'à sa tête, ce n'était pas une nouveauté.

Dans le brusque vide et silence qui succéda à la présence des soigneurs, la drow n'eut plus aucun mal à englober la pièce du regard : les deux esclaves attendant craintivement dans un coin; le panier de cadeaux dont la nourriture avait été à peine touchée, et l'or et les couteaux encore moins; l'étrange contraste entre un lit venu d'ailleurs, dans une pièce servant davantage à stocker qu'à accueillir un invité de marque; et enfin, son occupant... Gris et livide, massif mais courbé, accroupis sur sa couche défaite, ses mains gisant dans son giron, le haut de son corps nu à l'exception de l'étendue de cataplasmes lui couvrant le dos. D'entre des mèches grisâtres qui jettent un rideau sur le vaciès du drow, un regard sanglant et voilé se porta sur l'invitée surprise, tandis que des frissons agitaient encore le grand sombre.

"La Comète... gronda-t-il bas, son timbre vibrant légèrement. Beau combat. Après un temps, lourd. Comment as-tu vaincu l'humain ?"

La procession des soigneurs franchit la porte, l'un après l'autre, jetant à la noirelfe un regard teinté d'agacement qu'elle ignora, toute concentrée qu'elle était sur la figure du drow assis sur le lit de l'autre coté de la pièce.

Il lui paraissait plus petit, moins noir moins vivace que dans ses souvenirs. Shyn'tae fronça les sourcils, oreilles félinement baissées. Son sourire s'effaçant un instant. Avait-il à ce point mal pris la défaite? C'était peu probable, le drow avait eu l'air quelqu'un que le défi faisait vivre. Aucune raison qu'il ne puisse accepter de perdre dans ces conditions. Bien que désarçonnée, elle contourna le panier plein de cadeaux pour s'asseoir en tailleur sur le sol. On aurait dit une enfant venue écouter les histoires du grand père. Sauf que les roles étaient étrangement inversés.

- Shyn'tae ira aussi, triumvir… La drow l'observait, légèrement interrogative. "Merci... Beau peut-être. Mais surtout incertain jusqu'au bout. Il était parvenu à m'attraper… Alors je l'ai roué de coups de pieds jusqu'à ce que son pied que votre magie avait affaibli se brise. Le mien a par miracle survécu. Ca s'est joué à très peu de chose. Il était bon. La drow hésita un instant, avant de reprendre..
- Après le coup qu'il m'a porté avec son bouclier, j'ai cru que la magie du Prime dragon allait nous dévorer tous deux. Elle n'est jamais venue. D'accord, vous avez failli me noyer sous le sable, mais je m'attendais à mourir. Pourquoi? Son regard s'était fait perçant, emplit de curiosité. Déjà, il l'avait invitée à parler. Ensuite.. et bien… il manquait quelque chose, c'était le moins qu'on pouvait dire.

Le drow écouta... Mais son attention semblait légère. Les explications de la sombre lui tirèrent à peine l'ombre d'un rictus, tandis que ses paupières s'abaissaient lentement, son regard s'égarant. La question le ramena quelque peu, tandis que son poignet, l'air de rien, reprenait un mouvement familier. Attirant avec paresse de la magie.

"Le Prime Dragon était d'humeur joueuse... souffla le grand gris. Une simple dague suffit a m'échapper un sort. Sans m'avoir touché. Alors..."

Un haussement d'épaules marqua son manque d'intérêt par la question... Et lui arracha un frisson, alors que ses muscles tressautaient sous les cataplasmes. Les paupières se fermèrent brièvement, crispées, alors qu'il poussait un profond soupir. Le mouvement de sa main se fit plus brusque... Et soudainement, une flammèche naquit dans le creux de sa paume immobile. Rouvrant les yeux, le sombre baissa la tête, pour en observer la lumière changeante, son faciès gris se réchauffant, un peu, à sa vue. Son autre main, quant à elle, maintenant l'afflux.

"Venir jusque dans les marais de Faelia... A présent, descendre dans l’arène... Et vaincre. Ce n'est pas commun, pour une mage de l'Etude Noire. commenta distraitement Urgoll'Ven. Que cherches-tu, Shyn'tae ?"

Le Haut prêtre était étrangement absent, distant. Puisqu'il venait de parler de son escapade dans les marais, la drow se remémora leur trajet, et le drow qui l'avait tant intimidée. Ce n'était pas celui qui se tenait devant elle à cet instant. L'avait-on remplacé subrepticement par une copie imparfaite? Non, le problème était tout autre. Tu ne sers à rien. Cette pensée, qu'elle savait être adressée à elle-même, s'imposa à elle un instant, y faisant bouillir la si familière angoisse… combustible pour le rage qui brula alors brièvement en elle. Elle s'efforça de fixer la flamme qui était nait dans le paume du mage. Le faire l'apaisa. La mage était consciente du mépris que la plupart des mages de l'immatériel portaient aux disciplines élémentaires. Shyn'tae s'en fichait, comme elle se fichait de la plupart des conventions(1). Au contraire, elle avait toujours été fasciné par cette magie qui promettait de modeler durablement la matière et les energies pour créer des oeuvres aussi bien éphémères qu'éternelles. Il y avait une grande beauté à cette simplicité.

- Que cherches-tu, Shyn'tae ?" Les yeux rubis quittèrent de la flammèche pour se poser dans ceux du gobelin. Le silence s'empara de la pièce alors que la petite drow hésitait sur la réponse. A son expression, il était évident que ce n'était pas la crainte qui l'empêchait de s'épancher.

- Je ne sais pas" Parvient-elle finalement à avouer avec un peu de morosité. "J'aurais aimé vous répondre que c'était pour vaincre. C'était peut-être ce que j'aurais répondu avant ces jeux. Je me serais trouvée présomptueuse. Mais… La victoire est sans importance." Elle tendit le bras droit vers le tas de cadeaux. Le gauche reposait, amorphe, sur ses cuisses nues.

Il parait que je suis riche. C'est utile. Mais cela m'indiffère. Je suis heureuse pour ce que cela va apporter au Puy, mais votre victoire aurait certainement été préférable à cet égard. Tout le monde semble croire que je devrais être extatique devant cette victoire", continua-t-elle avec détachement. Extatique elle ne l'était clairement pas. Elle avait clairement beaucoup réfléchi au sujet, et continuait manifestement à cet instant même.

"La vérité, c'est que je n'ai jamais pensé à gagner… Je crois… Lorsque j'entreprends quelque chose, c'est pour aller jusqu'au bout. Je le fais pour moi, j'aurais pu abandonner dans l'arène. Ca aurait été censé. Mais je pense que je me serais dégoutée. Tout comme j'aurais pu ne pas aller vous chercher pour vous demander de vous accompagner. J'ai espéré un instant que vous refuseriez, ca aurait été bien pratique. Mais j'aurais été déçue. Déçue de ne pas savoir… savoir si j'en étais capable. Et après… j'ai juste continué… Et j'ai eu de la chance." Son visage pensif s'éclaira d'un sourire sincère.
"Par contre... Face à l'impossible, lorsque tout semble perdu... c'est là que j'ai l'impression de vivre vraiment!" Le sourire avait grandit et sa voix cristalline résonna d'accents enthousiasmes, son regard pétillant.

- Mais vous.. si ce n'est pas indiscret… Que recherchez-vous? Qu'est ce qui vous a porté jusque là? Le fin visage était redevenu sérieux. Ce n'était peut-être pas le genre de question qu'on posait à un Haut prêtre, mais après tout pourquoi pas?

(1): Excepté celles qui permettaient de rester en vie. Celles-là étaient importantes, car rester en vie, c'est bien.

Elle ne sait toujours pas faire court. Ayant déjà souffert sa loquacité, le grand drow n'en fut pas surpris et la laissa parler cette fois, continuant son geste, maintenant son sort, fixant les rougeoiements s'agitant dans sa main. Écoutait-il seulement ? Sans doute. Ses mires sanglantes s'agitaient derrière ses paupières mi-closes, ses oreilles, saillantes d'entre les mèches plaquées contre son crâne, frémissant à certains mots. D'une manière surprenante, l'enchaînement de ces derniers parvint à redresser l'extrémité des lippes subtilement crispées, donnant naissance à une esquisse de sourire.

"... Le goût du risque. Est-ce cela qui viendra à bout de Shyn'Tae Vaen're ? dit négligemment le sombre, les mires s'égarant dans quelques souvenirs, l'ombre d'un rictus amusé se répandant sur son faciès, sans qu'il ne quitte les flammes des yeux. C'est une faim qui, jamais, n'est rassasiée."

L'ombre d'amusement ne fit pas long feu. A peine éveillé par cette présence, le drow sombra à nouveau dans un silence pesant, habité par le léger sifflement des flammèches dansantes, et celui de la respiration du sombre au poumon endommagé. Il ne donnait pas l'impression de s'en lasser, son geste se poursuivant avec régularité, tandis que son faciès buriné se se renfrognait. Lentement. Légèrement. Comme rampantes sur les contreforts de sa mâchoire, ses lippes s'étirèrent d'une bien laide manière... Évoquant la douleur, et la rage que fait naître la conscience d'une plaie suppurante. Les flammèches se firent plus chaotiques.

"Pose pareille question à nouveau, et mes mains trouveront ta gorge. Tu danseras alors d'une toute autre manière..." souffla-t-il, froid comme les geôles glacées de la Voilée.

Disant cela, sa grande carcasse sembla grandir, gonfler, s'emplir d'une hostilité orageuse, ses mires fixant brusquement avec une intensité dérangeante les flammes se contorsionnant au creux de son battoir. Les arabesques, jusque-la gracieuses, se firent plus heurtées, chaotiques, brusques, comme paniquées... Avant que, soudain, la pogne ne se referme en un poing massif. De magie, il n'en attirait plus. Le rougeoiement disparut. Pendant un instant le grand drow demeura immobile, crispé... Avant qu'il ne relâche un lourd soupir, détournant les yeux, jetant sur les esclaves recroquevillés dans leur coin, un regard las et sanglant.

"Tu peux prendre ton or et en jouir en à Thaar à l'envie, en te faisant bien voir. Maintenir une bonne entente avec eux nous serait utile." lâcha-t-il.

"Pose pareille question à nouveau, et mes mains trouveront ta gorge. Tu danseras alors d'une toute autre manière..."

Shyn'tae eut un mouvement de recul, ses oreilles s'abaissant craintivement tel un chat qu'on venait de . Les menaces d'un Triumvir n'étaient pas à prendre à la légère. Au moins avait-il préféré la parole au geste, car l'opposé aurait été des plus désagréable. Ses yeux passèrent du drow à sa magie, contemplant son instabilité, assistant au chaos qui s'empara des motifs  un instant auparavant si stables dans leur maitrise. Pourtant, les traits tendus de la drow s'adoucirent bien vite. Avait-elle touché un point sensible?

Elle s'aperçut qu'elle avait jusqu'à présent vu le Haut prêtre comme une sorte de machine fanatique, un être dont la personnalité se réduisait à sa fonction au sein du Puy. C'était stupide bien sûr, il était un drow comme les autres, avec sa personnalité et sa complexité. Une fonction s'endossait comme un manteau, et elle induisait un certain nombre d'attente chez celui qui l'habitait. Devant elle se tenait un mélange étrange entre la fonction et l'individu, qui semblaient ne plus travailler symbiose l'un avec l'autre. Le pire était qu'il ne cherchait qu'à peine à donner le change… Voilà quelque chose qu'elle connaissait bien. En tout cas elle comptait bien s'abstenir de le forcer à mettre son avertissement à execution.

- Merci, je ferai cela. Cela servira le Puy," répondit-elle rapidement.  En effet on ne sentait chez la sombre guère d'enthousiasme à l'idée d'organiser des fêtes chez les Thaari. Puis le sourire que la menace du triumvir avait effacé du joli minois revint, félin.

- Non en effet, je ne m'attends pas à la voir rassasier." Manifestement elle assumait cette réalité. " C'est ainsi que les dieux nous ont fait. Ses yeux rubis se firent plus perçants, elle hésita, inclinant la tête, ses doigts fins caressant machinalement la garde simple de la lame à ses cotés. Puis, semblant avoir pris une decision, elle continua, son corps gracieux et félin tendu.

- Mais.. on m'a souvent dit "tu ne sers à rien." Elle fit la grimace et continua. Elle semblait réfléchir tout en parlant, son regard absent. "La vérité… je ne veux pas laisser d'autres m'enfermer. Choisir pour moi. Je veux décider seule. Apprendre qui je suis. Ce que je peux être. Les risques, sont une conséquence. Je pense que… lorsque je me trompe, Haut prêtre, je crois que j'en apprend plus sur moi-même que lorsque je réussis." La drow souriait, soulagée.

- Tomber, puis se relever. C'est… excitant. La souffrance.. pas que celle du corps… L'humiliation, le doute… puis la résilience, et le rebond. Encore et encore. Ils font aussi honneur aux dieux. Elle rougit alors jusqu'au bout des oreilles. Du moins… j'espère que ca leur plait. Je suis mal placée pour me prononcer.

C'est ainsi qu'Ils nous ont faits... Le sombre ne souffla mot alors que sa semblable parlait. Ses poings s'ouvraient et se refermaient, ses mires sanglantes s'étrécirent, rendant d'autant plus nerveux les deux esclaves, qui n'osaient pas bouger. A la respiration lente et profonde du grand drow s'opposaient la leur, contenue, rapides... L'un, un jeune humain, déglutit à de nombreuses reprises, puis murmura, alors que la maîtresse drow finissait de parler :

"Monseigneur désire... ?" fit-il dans un olyan délicat, hésitant.

Brusquement, il le regretta : au lieu de fixer le vide, le géant aux yeux de sang le regardait à présent. Fatigué, amoindri par sa convalescence... L'humain n'en frémit pas moins quand la grande main grise lui fit lentement signe d'approcher. Risquant un regard nerveux vers l'autre drow, il obéit, tout son être se crispant à l'approche de l'être gris qui, même ployant sur sa couche, pouvait le regarder dans les yeux... L'esclave baissa le regard, mais il ne lui fut pas permis de demeurer ainsi : Urgoll'Ven lui releva le menton du bout des doigts. L'esclave ne savait où regarder. Le sang. Il voulait juste ne pas avoir à le voir de si près.

"...Tu parles toujours trop. souffla dans un drow gutturale la voix grondante. Avec une brusque inspiration, il déclama avec froideur. Car nos épreuves leur sont une ode, tu choisiras sous Leurs regard. Souffre, saigne... Soit, pour leur gloire."

Lentement, le battoir vint enserrer le cou de l'humain, dont les yeux s'écarquillèrent, papillonnant, cherchant une échappatoire. Tout aussi délicatement, le pouce se logea sous le menton, tandis que les autres doigts se resserraient sur la nuque, en agrippant, l'arrière, serrant... Lentement. Ainsi, la trachée n'était qu'à peine écrasée, mais la gorge, douloureusement, était tordue, le pouce faisant pression, s'enfonçant dans la mâchoire, gênant la déglutition. Amplement, Urgoll'Ven respirait, ses paupières se réduisant à deux fentes, ses lippes frémissant, ébauchant un rictus.

"Je... Pitié... Que... Puis-je ? soufflait, de plus en plus difficilement, l'esclave.
- Vit et meurt pour Leur plaire." lâcha le sombre, son timbre s'animant, légèrement, d'une vibration déplaisante.

Tout aussi tranquillement qu'il avait saisi l'esclave, le grand drow le força à s'agenouiller, comprimant sa gorge d'une manière toujours plus suffocante. Le visage de l'humain changeait peu à peu de couleur. Son bras commençant à trembler sous la pression, le grand gris ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, son visage se vida. Masque froid.

"Puisque tu vis encore, sans doute tes souffrances leur sont-elles agréables. D'une quelconque manière." Ses mots n'exprimaient que lassitude.

Brutalement, il ouvrit la main. L'esclave eut une brusque inspiration de surprise, hoquetant, avant de reculer précipitamment, tentant de remercier sans que sa voix ne s'exécute encore parfaitement. Sans chercher le regard de Shyn'tae, le drow se détendit le bras par des gestes souples...Et dans un même temps, attira à nouveau la magie, crispant légèrement les traits de son visage. Au bout d'un instant, une nouvelle matière prit forme dans sa pogne : du sable. Bientôt, il s'écoula en de minuscules cascades, qui s'évanouirent au fil de leur chute, selon la volonté de leur créateur, hors de son giron.

Lorsque l'esclave avait ouvert la bouche, Shyn'tae avait su qu'un drame allait se produire. Elle retint un soupir et observa la scene se dérouler sous ses yeux. Le haut prêtre semblait avait été particulièrement agacé par son discours. L'esclave obéit, le gobelin se saisit de sa gorge. La drow se leva tel un félin, son bras pendant, l'autre effleurant machinalement la garde de la lame à son coté.

Le haut prêtre déclamait avec froideur des platitudes sur les dieux et leurs désirs. Il le pouvait car avait-elle fait mieux? Le timbre du mâle durcit, devint déplaisant alors qu'il continuait. Shyn'tae devint impassible. Il serrait plus fort, la magicienne se demanda s'il allait vraiment tuer l'esclave sur un coup de colère.

"Puisque tu vis encore, sans doute tes souffrances leur sont-elles agréables. D'une quelconque manière."

Et soudain, il le relâcha, las et sans la moindre passion. L'oreille droite de Shyn'tae s'abaissa, frémissante sous l'effet d'un tic nerveux. Comprenait-elle bien ce qu'elle avait devant elle? La sombre douta. C'était impossible. Inconcevable. C'était elle qui se trompait certainement. Où était la fougue, l'extase? Avait-il la foi... ou juste l'éducation et l'habitude pour le maintenir debout? Shyn'tae ne pensait pas avoir jamais sentit la chaleur intérieur qu'était censé procurer la conviction religieuse. Mais elle l'avait vue chez les autres.

Le haut prêtre était un animal blessé. C'est ainsi qu'ils sont les plus dangereux, souffla la voix de la raison. Il l'agaçait lui aussi. Ne pouvait-il pas se prendre en main lui aussi? Les pieds nus firent trois pas, le corps blessé se déhancha. Et le sable coula vers le plafond, en arabesques évoquant étrangement des flammes. La magie coulait doucement, les ondes dans les motifs se mêlaient à celles que produisaient l'elementaliste. C'était la premiere fois qu'elle faisait appel à sa magie depuis le combat, et elle en fut étonnée de la stabilité.

Enfin, c'était discutable, reconnut-elle. Sa contrariété n'aidait en rien à la stabilité du sortilège qui faisait danser le sable. Et le voir ainsi instable nourrissait à son tour ladite contrariété.

- C'est l'inverse. Je ne le fais pas pour plaire aux dieux. Je le fais parce que c'est ce que je veux faire. Je décide. Si je le faisais pour Lui, qu'est ce que j'aurais d'autre que son mépris? Il est le conflit, pas l'obéissance. C'est Kerhel qui veut des pantins pour lui plaire. Autant le triumvir était las, autant c'est la colère qui habitait le regard de la jeune daedhelle.

- Je ne sais pas ce qui vous est arrivé, et je ne vais pas vous dire quoi faire. Personne ne le peut.

Le sort s'interrompit brusquement, le sable reprit sa course normale. La sombre s'en retourna, suprêmement agacée pour s'éloigner d'un pas décidé quoiqu'un peu tremblant. Que venait-elle de dire exactement à un Triumvir? On verrait bien, il l'avait bien cherché. Et surtout, il lui faisait autant peur que pitié, ce qui n'était pas dans l'ordre des choses.

En percevant cette magie autre, le grand sombre s'était tendu... Avant de contempler silencieusement les grains aller selon une autre volonté. Le silence. Le vide qui résonnait, face à la colère d'une jeune sombre. Il n'y répondit pas davantage. L'ombre d'un sourire amer rodait, mais n'atteignit pas la commissure de ses lippes crispées. Sermonné par une enfant de trois siècles... Nul embrasement, nulle défense. Bien des mots auraient pu franchir ses lèvres... Combien auraient, eux aussi, sonné creux ? Combien était-il seulement capable de prononcer ? Rien. Pour l'heure, l'indifférence le terrassait comme le plus insidieux des poisons. Le Gobelin n'invectiva ni ne retint la Comète qui filait, vers son prochain défi. Vit à ton gré, et découvre... Urgoll'Ven s'abima à nouveau dans la contemplation sans but des grains dans sa main, et du rythme régulier du mouvement de son poignet.

Dans le recoin de la pièce, les deux esclaves attendaient toujours, frémissant, l'un déglutissant encore avec difficulté. Le grand drown semblait de nouveau loin... Les heures s'écouleraient à nouveau, avant que les soigneurs ne reviennent. Du moins, c'est ce à quoi s'attendaient les non-êtres. Malheureusement, le Gobelin releva un temps la tête, regardant pesamment dans leur direction. Un changement... Ce fut trop subtil pour les esclaves, ignorant en terme de magie. Le survivant ne put qu'hurler avec un sursaut quand les piques jaillirent du mur et empalèrent son semblable.

Rien. La curiosité morbide du sombre n'avait pas fait long feu, alors que le mourant se tortillait, dans les affres d'une fin prématurée. Offrir une vie aux dieux... Un être sans attrait. Rien... La tête lourde de cette usage, l'élémentaliste la laissa retomber, observant avec une obstination lasse de l'eau se former dans le creux de sa paume et y tournoyer, sans but.