Le retour du Silencieux [Solo]

Karfias, nuit du quatrième au cinquième jour de la seconde ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Thaar… Ma première fois dans cette ville que nous avons bêtement laisser filer entre nos doigts. Je suis arrivé dans la journée, un doeben comme les autres qui a des affaires en ville. Ma première destination a été comme prévu la résidence du prêtre que je suis venu remplacer. S’il était idiot, s’il avait suivi ses ordres à la lettre, ma tâche serait plus simple. S’il ne l’était pas il faudrait que j’improvise. Je n’entrai pas en contact avec lui au début et ne fis que l’observer. Cela faisait très exactement neuf ans qu’il était là, et s’il savait que ce jour viendrait, il savait aussi qu’il n’avait aucun moyen de détecter quand. Il avait probablement été effrayé plusieurs fois au début de ces neuf années et développé une paranoïa aigue, craignant chaque ombre depuis… C’était un destin tragique, mais ce devait me faciliter le travail. Qu’il me remarque ou pas, s’il respectait aujourd’hui encore ses vœux, c’était qu’il ne s’en était jamais écarté. Et si lui ne les avait pas respecté, il y en avait sept autres comme lui que je pouvais remplacer.

Leurs vœux sont au nombre de huit, mais trois sont importants pour ce qui m’amène ici, le silence d’abord, le service éternel à Tesso ensuite, et pour finir l’interdiction de fonder une famille. Si certains gardaient une sanité impeccable, en général ceux qui vénéraient le mieux Kiel, les autres devenaient fous, mais tant qu’ils respectaient leurs vœux cela n’avait aucune sorte d’importance. On leur livrait un esclave par an qui ne devait jamais quitter vivant leur demeure financée par leur service à Tesso, pour le reste, ils en faisaient ce qu’ils voulaient. C’était un sujet de discussion entre nous, comme personne ne revenait jamais de ces missions qui duraient littéralement une éternité on ne savait pas nécessairement ce que les prêtres faisaient des corps. Chacun de nous avait des théories mais tous n’étaient pas prêts à les partager, et après tout, chacun de nous aurait un jour la responsabilité de s’occuper de ses propres corps d’esclave selon ses désirs. Quand on m’avait confié le plus ancien des Somnolents en poste à Thaar – certains nous appelaient comme ça au sein du culte, au premier pas en dehors du Puy – je n’avais pas partagé mes théories et j’espérais secrètement de ne pas tomber sur un idiot sans créativité.

L’enquête porta ses fruits et le Somnolent ne fit rien qui allait contre ses dogmes, ne prononçant pas un seul mot de la journée et rentrant particulièrement tôt chez lui. Une irrégularité qui ne causerait pas tant de problèmes que ça.

Il restait quelques interrogations mais toutes seraient levées lorsque j’entrerais dans cette petite demeure non loin de l’entrée des soieries. La demeure n’avait rien de luxueux et beaucoup auraient pu penser que ce n’était qu’un débarras sans ouverture sur l’extérieur. Ils auraient presque raison, mais un passage qui allait de ce débarras à une cave bien équipée transformait l’hideux bâtiment en un endroit un peu plus vivable. Il y avait trois entrées, celle qui menait au débarras et deux passages plus secrets qui menaient directement à la cave de l’extérieur. J’en connaissais un et l’autre n’était connu que de celui que je venais remplacer. Quand on me remplacerait moi dans cinq, dix, cent ans, on donnerait l’emplacement de celui que j’ignorais à l’autre, et le cycle continuerait jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de culte de Tesso au Puy. Autant dire pour toujours.

Mais le moment est venu et je me laisse glisser dans un conduit juste assez large pour ma silhouette. J’heurte rapidement le fond et le boyau s’élargit juste assez pour que je puisse m’avancer accroupi dans le noir. Je continue sur une dizaine de mètres et il s’ouvre sur un espace que je sais être au dessus d’une poutre en bois tout ce qu’il y a de plus classique de l’autre côté. Assis dans l’entrée du boyau je me penche en avant pour la faire coulisser assez facilement et m’ouvrir un espace. Tout est silencieux et je remercie ceux qui ont élaboré ce passage. Je jette un œil en dessous la tête à l’envers et me fige alors qu’une odeur nauséabonde me prend au nez. Un Somnolent, sans surprise, qui fait je ne sais quoi sur un plan de travail, le dos tourné. Il est dans sa tenue noire qui le tient près du corps et porte ce masque blanc aux trois ouvertures dont je vois les attaches, mon jumeau en cet instant. Il n’y a pas âme qui vive dans la pièce mais je comprends assez rapidement que ce sont différents morceaux des huit esclaves qui sont agencés en de petites constructions. Je souris. Un artiste.

Je me laisse tomber et rajoute rapidement et à l’aide d’un petit couteau un neuvième corps à la scène d’horreur avant de monter sur le mobilier pour replacer la poutre. J’ai toute la nuit devant moi et j’ai déjà en tête quelques ajustements pour me rendre l’endroit plus agréable. En passant sous la trappe qui me permettra plus tard de remonter dans le débarras et de me rendre dans le temple de Tesso le plus loyal de la cité je remarque un couteau comme celui que je porte planté dans le bois, maintenant en place un petit morceau de tissu qui renferme certainement ce qui doit être la langue du Somnolent. Je ne peux empêcher un petit sifflement admiratif au regard de sa piété.

J’essaierais de lui faire honneur.

Le matin vient bien vite alors que j’ai passé tant de temps à m’occuper de cette demeure qui serait mienne pour l’éternité. Je n’ai pas encore trouvé le deuxième passage mais j’ai commencé les recherches et je n’ai pas prévu de les arrêter avant de l’avoir trouvé. Tesso me pardonnera si je peux le servir au-delà de ce qu’on me demande de faire maintenant je n’hésiterais pas. Mais avec le jour viennent mes nouvelles responsabilités, et au moment de la journée lors duquel l’autre se rendait au temple je ne peux faire autre chose que de quitter le bâtiment. Je ne me promène bien sûr pas avec ma tenue complète, elle est dissimulée sous mes vêtements de ville et le masque est dans un sac de toile que j’amène partout avec moi. Si ma demeure est proche des Soieries pour une raison que j’ignore, ce n’est pas là que se trouve le temple de Tesso et je n’ai donc pas besoin d’être richement vêtu. Il n’est pas si éloigné donc tout va bien mais il ne paie pas de mine et je suis encore une fois assez déçu, on n’aurait jamais appelé ça un temple au Puy, ni à Sol’Dorn, mais il y a une marque dans un des murs, presque imperceptible, un symbole gravé qui n’a aucune signification particulière.

Quand j’entre je me sens tout de suite plus à la maison alors que trône une statue qui représente notre dieu tutélaire. Je disparais dans une ombre dans laquelle l’autre Somnolent disparaissait à chaque fois et j’en sors changé alors que l’hideux masque me couvre le visage. Je me dirige vers l’endroit où il s’agenouillait pendant huit ans et fais la même chose, sans un mot, sans un regard jeté aux alentours, je deviens un meuble dès ce moment là. L’autre Somnolent de ce temple n’est pas encore arrivé et je l’attends avant de commencer autre chose. Lui a été envoyé au moment où Sol’Dorn s’est faite encercler, pour préparer le terrain, mais il ne sait rien de ces elfes. Et s’il n’a pas encore renoncé à sa langue je suis prêt à m’écarter un peu des dogmes pour m’en faire un allié. Mais la seule masquée dans le temple est cette peau claire, une humaine ou une elfe, voire un mélange des deux. Que ce soit le mauve, le vert, le rose, ou même sa peau légèrement bronzée, tout me crie qu’elle n’est pas faite pour se rôle et dans un autre contexte elle n’aurait été bonne qu’à servir d’esclave au mieux. Mais j’étais encore nouveau ici et chaque chose viendrait dans l’ordre.

***

Je le vois entrer et pour une raison que j’ignore encore l’observe quelques instants, comme si quelque chose me dérange dans son comportement. Pourtant, il fait la même chose que l’autre, il est au même endroit, il sort de la même ombre… Je souris sous mon masque, le jeu continue. L’autre arrive quelques minutes plus tard et prend aussi sa place. Ils ont toujours fait partie des meubles et à part ma première fois ici où j’avais été effrayée par cette apparence et ce masque ils n’avaient jamais remué. Seulement, peut-être un an plus tôt l’un d’entre eux avait commencé à avoir un comportement différent. Aucun autre des adeptes ne l’avait remarqué, et quand j’avais été seule avec lui dans ce temple il s’était rapproché de moi pour me sussurer quelque chose par rapport au retour du Silencieux. C’était tout, et il était retombé dans un mutisme total alors que toutes ses nouvelles habitudes étaient devenues la norme. Je ne peux que soupçonner à ce moment là qu’il va faire exactement la même chose que l’autre, et j’attends de voir.

Le reste de la journée me fait légèrement oublier ça alors qu’il y a un peu de passage. Des gueux qui veulent échanger des histoires à dormir debout contre quelques pièces, des marchands qui font semblant de ne pas l’être et qui réclament des informations sur leurs concurrents… La plupart des gens ne viennent qu’une seule fois et oublient le temple ensuite, alors qu’ils avaient entendu qu’il n’y avait pas meilleur que Tesso pour les échanges d’informations. Seulement, on n’est pas au Puy, et personne n’a les moyens de faire ça ici. Ce n’est pas complètement vrai. Vénérer Tesso avait commencé comme un passe-temps assez amusant pour quelqu’un comme moi qui avait décidé que ce n’était pas si drôle de ça de passer ses journées à compter son or, de quoi entendre des histoires à dormir debout et en raconter, d’autant plus que personne ne nous avait jamais demandé de réguler le commerce comme nos collègues eldéens le faisaient – ou c’étaient en tout cas les racontards de Doebens frustrés qui venaient de temps en temps me cracher dessus pour m’expliquer à quel point j’étais une fausse prêtresse. Mais tout le monde savait cela impossible à Thaar, et il ne restait que les responsabilités amusantes. Mais au fur et à mesure, c’est devenu quelque chose en lequel j’investissais l’or que ma famille m’avançait, et je me dotais de moyens de vérifier certains dires, surtout quand je connaissais le marchand en question et qu’il oeuvrait contre les miens.

Quand la fin de la journée est là j’entends des soupirs agacés non loin de l’ombre dans laquelle les deux passent de masqués hideux à Doebens respectables. Je suis à moitié dissimulée non loin, ne montrant pas que je m’intéresse à cette affaire, mais je vois un des deux s’échapper en courant à moitié et l’autre attendre avant de sortir à son tour. Je suis un peu frustrée alors que savoir lequel était lequel m’aurait apporté une information intéressante, mais ils sont habillés exactement de la même façon à tout instant et une capuche leur dissimule le visage quand ils n’ont pas ce masque. Je me promets de ne pas l’oublier à nouveau le lendemain et de questionner celui qui a l’air doué de parole, voire les deux en même temps.

C’est bien ma veine. J’ai à peine achevé ma première année qu’on me colle un hérétique dans les pattes. Je l’ai fui hier, ou j’aurais fini par rompre un de mes vœux sans le vouloir. Ce ne serait certainement pas le premier que je brise, mais il y a quelque chose dans sa façon de faire qui me dérange, une sorte d’égoïsme idiot qui va directement à l’encontre de notre rôle à tous, celui qui nous est attribué par Tesso lui-même. Il risque de tous nous entraîner dans un chaos qu’on ne pourrait contrôler, et il me forcera éventuellement à aller contre mon dogme, alors autant que ce soit sous mes conditions. Je soupire avant de ressentir une main sur mon épaule. « Qu’est ce qui va pas ? » Je tourne la tête dans la direction de la voix et aperçoit la gamine qui me regarde avec des yeux ronds. « Rien, retourne écrire, tout va bien. » Je la regarde s’éloigner avec un petit sourire. Une humaine élevée – ou justement pas – au Puy, seize ans tout au plus, et nous approchons du plus important moment de sa vie, un moment où je briserais un ordre, un deuxième après le vœu de silence, pour lui laisser une chance d’aller voir autre chose. Avant de partir, on nous demande quel genre d’esclave on aimerait recevoir, et je n’oublierais pas ce sourire horrible qu’on m’avait servi à ma réponse.

En quittant la demeure je lui précise qu’il faut absolument qu’elle se cache dans le passage secret si elle voit qui que ce soit approcher, même moi, et qu’elle devait y rester jusqu’à ce que plus d’un jour soit passé ou que j’aille l’y trouver. Puis je me rends au temple, comme tous les jours.

Je suis le premier à arriver et je fais l’erreur d’être en avance alors que je reste perturbé par l’arrivée de ce nouveau Somnolent. La Grande-Prêtresse tourne la tête dans ma direction pour me regarder et je sens qu’elle me dévisage. Je vais me poster devant l’autel où j’officie mais elle décide autrement et m’adresse la parole comme elle n’a plus fait depuis qu’elle a compris qu’elle n’obtiendrait rien de moi de plus que ce message que je lui ai servi à mon arrivée. Je comprends à ce moment là qu’elle me confond avec le nouveau venu mais je ne peux pas tellement le lui communiquer alors qu’il n’y a qu’un endroit où j’ai jamais brisé mon vœu de silence. L’autre décide de ce moment là pour arriver et elle l’interrompt lui aussi dans ce qu’il fait pour qu’il nous rejoigne dans ce qui était son bureau. Je n’y étais jamais entré et le découvre en même temps que l’autre, de façon beaucoup moins démonstrative que lui. Elle tique en le remarquant elle aussi et me dévisage encore une fois. L’instant d’après c’est lui qu’elle regarde et je comprends qu’elle est plus perceptive qu’elle n’en a l’air et que ce costume n’est pas qu’un costume de spectacle, aussi agréable à regarder qu’il soit.

***

Ils sont tous les deux devant moi, agenouillés, l’un me regarde, l’autre regarde droit devant lui. Si je me suis trompée au début je me suis vite réajustée, en me rendant compte que le plus suspect est le deuxième à être arrivé. Et puis, j’aurais été idiote de croire l’inverse, l’autre s’étant placé dans sa démarche machinale devant le bon autel. Je me rends compte à cet instant que les deux tenues comportent des coutures qui ont été effectuées pour réparer le vêtement et que je peux les différencier avec ce détail. Je leur donne même un nom, assez peu original et relatif au nombre de coutures sur la poitrine, et je me retrouve en face de Un et Deux. Un étant celui qui m’a adressé la parole une seule fois et Deux étant celui qui se comporte bizarrement. Je réfléchis un moment à comment formuler ma question. J’ai une petite idée, et je ne me rends compte qu’avant d’ouvrir la bouche que je me suis peut-être mise en très très grand danger à cet instant là, que le jeu pourrait se terminer maintenant. Je continue pour ne montrer aucune peur et je réprime un tremblement.

La dernière fois que l’un d’entre eux a changé de comportement j’ai eu droit à un message le jour même, et j’avais compris la veille qu’il y avait eu un désagrément entre les deux, je décide de ne pas dévoiler mes cartes et de simplement tenter le coup avec une question directe. « Quel est le message cette fois ? » Deux tourne la tête vers Un et je sais avoir visé juste à ce moment là, alors qu’Un n’a pas changé de comportement. Deux se lève, se met en face de moi et porte une main vers l’arrière de son masque comme pour le détacher, alors qu’il sort je ne sais d’où un couteau de l’autre main. Je recule doucement et je ne peux plus réprimer aucun tremblement, même si je reste digne et bien droite, ne fermant jamais les yeux. Ce qui ne change strictement rien alors que l’autre ne peut de toute façon pas voir mon regard à travers le voile qui le masque. Une erreur de trop, je pense, en souriant quand même.

***

Au moment de défaire la dernière attache je sens une pression sur mon bras, alors que l’autre Somnolent s’est relevé et semble ne pas vouloir que je me démasque. Je lui accorde ça, je ne tenais pas particulièrement à ce crachat là. Il tient certainement à nos couvertures mais il va me laissera faire ce que je dois faire à cette prêtresse. Je lâche le masque mais brandit le couteau. Encore une pression et il m’agace, alors je me retourne vers lui. Un coup de pied est décoché dans mon bras et le couteau vole, et mes yeux s’écarquillent de colère. C’est un coup de poing que j’essaie d’envoyer dans son visage cette fois, et je réussis, mais il l’encaisse presque trop bien, maudits masques, le combat aurait pu se terminer dès maintenant. Un autre coup de poing que je destine à ses côtes part mais il est particulièrement vif, plus que le dernier Somnolent que j’ai affronté en tout cas. Il me saisit le bras et le tire avec une force que je n’imaginais pas et en un instant, il m’a enroulé un bras autour de la gorge et me force au sol, devant la prêtresse qui tremble.

C’est bien ma veine, un fanatique. Et je comprends assez aisément qu’il n’abdiquera pas tant que je n’aurais pas donné mon message. Je soupire du même soupir que la veille, quel idiot. Je souris légèrement simplement parce que la situation doit être inconfortable pour lui. Il ne brisera pas son vœu de silence, mais il n’avait peut-être de toute façon plus de langue, mais j’ai eu ma petite victoire en le forçant à briser un autre vœu en le faisant entrer en contact avec moi par cette petite altercation. Les quelques prochaines années promettent, je me dis, jusqu’à ce qu’il se fasse remplacer comme un objet. En attendant, j’ai abdiqué, et je partage mon message de manière plus hachée que je ne l’aurais voulu, alors que l’autre me privait presque d’air en écrasant ma trachée. « Elfes… Saltimbanques… Milynéa… » Puis les ténèbres m’engloutissent.

***

Un laisse Deux au sol et quitte la pièce comme si de rien n’était. Je ne tremble plus alors que je jubile depuis qu’il s’est retourné contre son semblable et que j’ai eu mon message. Une mission ? Ma première mission ? J’étais comme une gamine et je ris, excitée. Un avait bel et bien raison, même s’il avait été en avance, le Silencieux était revenu. Je ramassai le couteau et quittai la pièce en sautillant, laissant Deux dormir un peu, et me préparant à ne plus jamais me retrouver en sa présence sans Un pour me défendre.