Le début d'une nouvelle vie | Andran & Clémence

Andran ne savait pas s’il devait la croire quand elle lui disait qu’elle s’était blessée toute seule. A l’instar du chevalier quand elle apportait du réconfort à sa protégée, Clémence lui avait pris doucement les mains. Il n'avait pas attendu pour serrer un peu la prise en retour. Elle lui raconta alors qu’elle avait eu une seconde d’inattention et qu’elle s’était tapé le doigt avec le battoir pour essorer le linge.

« Vous ? De l’inattention ? C’est bien la première fois que j’entends cela… » Laissa-t-il échapper en se radoucissant mais en restant sérieux.

Il soupira longuement, comme pour laisser s’échapper la colère pour faire place à son calme habituel quand il était avec Clémence. Il fut presque heureux de savoir que personne ne voulait se venger de la soirée d’hier soir en s’en prenant à elle. Dans le fond, il se sentait bête. Il avait bouillonné de colère en un instant, et ce n’était pas fréquent. Mais, même si la blessure de la jeune femme n’était qu’une égratignure, il ne voulait pas que quelqu’un cause du tort à sa protégée. Cela pouvait lui rappeler son ancienne condition d’esclave, et, de toute façon, Andran lui a fait cette promesse. Il était déterminé à la tenir.

« Je… Vous avez raison. Mais cela me ferait du mal que l’on vous cause du tort. Vous le savez bien, maintenant. » répondit-il d'une voix presque étranglée de tristesse.

C’était là une bien étrange vérité. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne se pensait pas capable de réagir ainsi il y a encore quelques jours. Il savait bien que son ressenti vis-à-vis d’elle avait changé. Elle n’était plus une simple protégée, et ce depuis le jour où il connaissait tous ses secrets. Ils étaient chacun devenus un confident pour l’autre depuis leur balade en forêt, et encore. Un homme ne s’énerve pas quand il voit sa confidente blessée au pouce d'un petit hématome. L’affection que portait Andran envers la jeune femme allait au-delà d’une relation de confidence et de protecteur. On se rapprochait d’une très forte amitié, ou alors d’une relation presque paternelle et étrange, comme si Clémence était sa fille chérie et lui le père intransigeant. Sinon, il ne lui aurait jamais prise dans ses bras, ni même fait un bisou sur la tête. Il le savait, et elle s’en doutait probablement. Il ne le lui disait pas, voila tout. Il était trop craintif de sa réaction.

« Reprenons notre leçon. » dit-il en ravalant difficilement sa salive.

Le chevalier porta les yeux sur le parchemin sur lequel elle avait écrit les lettres qu'il avait dicté. Ce n’était pas un travail de scribe, mais pouvait-elle faire mieux dans sa situation ? Il l’invita à persévérer, d’autant plus qu’elle semblait apprécier cette leçon. Alors il relança l’exercice, même s’il avait du mal à ne pas repenser à tous ces évènements qui ont bouleversé la relation qu’il avait Clémence. Ce qui occupait toutes ses pensées était son ressenti à elle. N’était-il resté que son protecteur ou son héros ? Ou alors son ressenti avait-il changé, pour elle aussi ?

Clémence détourna les yeux. Oui, elle avait été déconcentrée dans sa tâche et, se souvenant pourquoi, elle avait senti son cœur se serrer et s'emballer en même temps. Posant les yeux sur sa page d'écriture, elle essaya de le calmer en se forçant discrètement à respirer de manière régulière. Elle espérait qu'Andran ne remarquerait rien et ne lui demanderait pas ce qu'il s'était passé pour qu'elle en arrive là. Elle ne voulait pas avoir à lui expliquer que son attitude du matin l'avait troublée et que le fait de l'apercevoir avait suffit à la perturber au point de se blesser. C'était si stupide... Ou tout du moins en était-elle convaincue.

Le chevalier eut de nouveaux mots qui laissèrent la jeune femme une peu perplexe. Elle tourna son visage vers lui, sondant son regard discrètement comme si elle pouvait y trouver des réponses aux questions qu'elle se refusait elle-même de se poser. Et elle crut bien faire quand, si tôt sa déclaration faite, il l'invita à reprendre le cours de la leçon. Il ne s'épancherait pas sur cette phrase où il avouait sans le dire qu'il tenait à elle... C'était qu'il n'y avait pas matière à le faire dans ce cas.
Clémence fit de nouveau face à sa feuille et reprit la plume en main. Andran lui demanda d'écrire de nouvelles lettres et elle s'y essaya, commençant par tenter de la retrouver sur le parchemin du chevalier avant de s'exercer à la recopier sur le sien. Entre chaque lettre, elle changeait de position, soit au niveau du poignet, soit au niveau de l'angle de la plume. La voyant peiner, le chevalier finit par venir à son secours. Il passa derrière elle et l'aida à trouver la meilleure posture, tant pour elle que pour cet objet si délicat qu'elle tenait entre trois de ses doigts. Elle reprit après quelques minutes, appliquant avec soin les conseils de l'Inquisiteur. Non seulement elle éprouva plus de confort dans cet exercice mais elle nota une très nette amélioration dans son écriture. La plume semblait bien plus facile à manier, la pression sur le papier plus simple à doser et les accrocs sur le grain se firent moins fréquents. Finalement, la rédaction de ses lettres s'améliora bien plus rapidement si bien que les dernières étaient très lisibles, bien que loin d'être parfaites.

L'estrevine était déjà fière d'elle et observait la feuille avec un petit air amusé et heureux. On notait l'évolution sur cette simple page. Les premiers traits à peine lisibles tandis que les dernières lignes montraient une constance dans l'exercice de rédaction. Cela ressemblait toujours au travail d'un enfant mais ses efforts semblaient déjà payer et c'était si précieux pour une première fois...
Finalement, elle se tourna vers Andran, avide d'en savoir un peu plus. Elle posa la main sur la feuille où se trouvaient les lettres qu'il avait écrite lui-même au tout début.

-Elles sont mises au hasard, c'est bien cela ? A quoi ressemble votre alphabet une fois qu'elles sont dans l'ordre ?

C'était la base de toute langue, elle s'en souvenait. En écrivant, elle s'était rendu compte qu'il y avait sans doute un peu plus de points communs entre leurs deux langues qu'elle ne l'aurait cru. Ils avaient simplement une manière différente de calligraphier les lettres et de les prononcer. Sans doute pourrait-elle trouver quelques points de repères en rapprochant ce qu'il lui restait de connaissances avec ce qu'Andran était en train de lui enseigner. Ayant déjà appris à écrire une fois, elle ne partait certes pas de zéro mais cela faciliterait sans nul doute son instruction.

Non sans penser aux échanges qu'ils ont eu depuis ce matin, Andran regardait Clémence dans sa difficulté à écrire. Il la voyait changer d'angle et de positionnement du poignet en permanence. Finalement, il se mit derrière elle et plaça délicatement la plume entre ses doigts pour qu'elle la tienne correctement, tout en plaçant son poignet pour qu'elle puisse écrire de la meilleure manière possible : confortable et sans abimer la plume ou le parchemin.

Cela eut l'effet escompté : elle écrivait des belles lettres avec une certaine régularité dans la taille et l'alignement. Avec une bonne ennéade d'exercice, elle saura écrire comme les meilleurs scribes de la Péninsule. Lorsqu'elle remplit complètement le parchemin, elle semblait heureuse. Même si le chevalier était distrait, il ne pouvait pas lui sourire en retour. Elle arrivait à faire face. Son passé était revenu à la surface hier soir, et le lendemain même, elle recouvrait le courage et la force de surmonter tout cela. Andran était fier d'elle.

« Oui, en effet. Je trouve que l'alphabet n'a pas réellement besoin d'un ordre précis. Mais, dans le pire des cas, il n'est pas difficile à retenir. Tournez la feuille, et vous allez écrire les lettres que je vous dicterai… dans l'ordre cette fois. »

Andran se mit en face d'elle, de l'autre côté du bureau, et dicta les lettres dans l'ordre de l'alphabet, une à une. Il admira son travail, de loin, même s'il se perdait souvent à regarder ses yeux, son nez ou même sa tresse. Une tresse qu'elle n'avait jamais arborée auparavant, d'ailleurs. Andran ne s'en était pas rendu compte, mais pourquoi s'était-elle nouée une tresse ? Dans le fond, il trouvait ça… laid. Il avait l'habitude de voir des tresses sur des hommes, comme Angirv ou même Owain. Sur des femmes, cela donnait un air différent, un air trop masculin. En fait, Clémence était bien plus belle quand ses cheveux de jais restaient lisses et raides. Il acheva la dictée des lettres et regarda de plus près l'écriture de l'estrevine. C'était un très bon début.

« Vous n'avez plus qu'à retenir cet ordre, désormais. » dit-il d'une voix enfantine avec un sourire. « Cela dit, bien que cela ne me ravisse pas, j'ai d'autres choses à faire. La leçon est terminée. »

Andran embrassa à nouveau la jeune femme sur le front, et se dirigea vers la porte, avant de s'arrêter après avoir mis la main sur la poignée. Il se tourna vers sa protégée.

« N'hésitez pas à me trouver si vous avez besoin de moi, quelque soit la raison et même si vous la trouvez bête ou inutile. »

Et il quitta la chambre de Clémence, toujours perdu dans ses pensées. Il hésitait. Devait-il mettre des limites à sa relation avec elle ? Ou devait-il laisser les choses aller ? S'il se sentait bien avec elle, c'est qu'il y a une raison, non ?

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Le lendemain, dans l'après-midi plus frais que d'habitude, la jeune femme vint trouver Andran pour lui proposer de sortir. Comment pouvait-il refuser une telle opportunité ? Il n'arrivait pas à lui refuser quoi que ce soit, de toutes façons. Alors il se vêtit d'une tunique et d'un manteau noirs, plus simples mais plus épais que la tenue qu'il avait porté durant la balade en forêt. Il gardait toujours son épée, et les autres l'avaient coiffés et brossés à nouveau. Tout s'était passé dans la bonne humeur : la triste soirée d'avant-hier semblait être définitivement oubliée. Clémence ne lui avait pas dit ce qu'elle avait en tête, et ils quittèrent la ville pour les plaines avoisinantes.

Une fois loin de la ville, ils s'arrêtèrent près d'un champ de blé sans aucune bâtisse à l'horizon. La jeune femme finit par lui dire qu'elle voulait faire une course de cheval. Une idée curieuse, mais une bonne idée. C'était un bon moyen de passer un nouveau agréable moment et de se changer les idées, loin des autres. Othar seul sait que cela lui faisait du bien. La plaine offrait un parcours simple et légèrement irrégulier, mais rien de bien dangereux. Aucun virage difficile, aucun chemin tortueux.

« Celui qui gagne peut réclamer ce qu'il veut de l'autre en temps voulu ? » demanda-t-il avec un souris narquois.

Sans attendre de réponse, il traça avec son épée une fine ligne de départ sur la terre et remonta en selle, positionnant Nirazam dessus. Clémence suivit rapidement et se plaça sur la ligne de départ. Andran donna le top départ, et les deux s'élancèrent sur la piste comme s'ils jouaient ce qu'ils avaient de plus cher au monde. Après plusieurs tours, le protecteur s'inclina de peu face à sa protégée. Au fond de lui, le chevalier était frustré d'avoir perdu, même s'il n'était pas le meilleur cavalier de l'Ordre, mais il ne pouvait jamais ressentir de mauvaises émotions bien longtemps quand il était avec Clémence. Il retrouva la jeune femme et il mit pied à terre avant de l'aider à faire de même.

« Bravo, Clémence, vous êtes une excellente cavalière. » la félicita-t-il avec un sourire plein de fierté. « Alors ? Que me demanderez-vous de faire ? Vous avez peut-être une idée en tête ? »

Alors qu'elle venait de finir d'écrire le dernier trait, Clémence reposa la plume dans l'encrier et regarda le parchemin. Cela faisait beaucoup de lettres mais elle avait l'impression qu'il y en avait un peu moins que dans son alphabet à elle... Elle se faisait cette réflexion lorsqu'Andran lui fit savoir qu'il devait retourner à ses obligations. Cela l'attristait un peu que la leçon soit déjà finie mais elle avait déjà appris beaucoup pour une première fois et elle avait suffisamment de matière pour parvenir à s'exercer toute seule quelques temps. Alors qu'il prenait congé, il s'approcha d'elle et... déposa un nouveau baiser sur son front. Il se retourna aussitôt pour se diriger vers la porte et il ne vit pas son trouble suite à ce geste dont elle n'arrivait pas à définir la signification. C'était son protecteur... Peut-être était-ce sa façon de le symboliser ? Un baiser paternel ?

Lorsqu'il fut sorti, Clémence chassa une nouvelle fois ces pensées de son esprit. Elle se tourna vers la feuille qu'elle venait d'achever et l'observa un instant avant d'en chercher une nouvelle. Au prix de plusieurs essais, elle parvint à reconstituer l'alphabet oliyan et confirma qu'il était composé d'un peu plus de lettres que le péninsulaire. Ce venait du fait que sa langue comptait certains accents comme des lettres à part entière contrairement à celle d'Andran. Elle les analysa avec soin pour tenter de déceler les similitudes et les différences et ainsi parvenir à le mémoriser pour aisément. Après avoir mis les deux alphabets au propre, la jeune femme les conserva sur un coin du bureau et jeta les brouillons. Se faisant, elle réalisa que ses doigts étaient ornés de tâches d'encre... Cela l'amusa et elle sortit pour aller se laver les mains en cuisine et aider Hans à préparer le dîner. Elle ne parviendrait pas à effacer complètement le noir de ses doigts mais ce n'était pas grave du moment que l'essentiel était parti. Elle recommencerait dans la soirée, essayant de reconstituer l'alphabet de tête...

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Oui, Clémence avait eu envie de prendre l'air et était allé trouver Andran afin de lui demander si c'était possible. Elle était prête à attendre quelques jours si nécessaire, elle ne voulait pas le soustraire une nouvelle fois à ses obligations et accaparer son temps. Cela faisait deux sorties en trois jours en fin de compte et elle aurait du entendre que ce n'était pas le meilleur moment... Mais l'Inquisiteur accepta aussitôt, visiblement ravi. Elle suggéra néanmoins qu'ils partent seulement après l'entraînement du matin, prétextant ne pas vouloir l'empêcher d'y participer. Elle en profita pour se rendre en cuisine et passa une grande partie de sa matinée avec Hans, jusqu'à ce que le chevalier soit fin prêt et vienne la chercher. Il était propre, bien habillé et soigné comme lors de leur précédente escapade. Elle ne put s'empêcher de se demander s'il avait une raison particulière de vouloir de faire beau à chacune de leur sortie, ignorant que c'était de la faute de ses camarades qui le charriaient à son sujet.

La jeune femme ne connaissant pas la région, elle se laissa guider par Andran qui semblait les mener au hasard. Sessiz était heureux de pouvoir se dégourdir les jambes à nouveau et témoignait toujours le même attachement pour cette humaine si douce avec lui et qui semblait le comprendre sans être pourtant capable de communiquer avec lui. Alors qu'ils marchaient au pas, chacun sur leur monture, Clémence exposa une idée qui venait de lui traverser l'esprit...

-Je me demande s'il court vite... Dit-elle en caressant l'encolure de l'hongre.

Le chevalier comprit qu'elle proposait qu'ils fassent la course et elle ne contesta pas. Elle n'en avait jamais fait et était plutôt novice en terme d'équitation mais elle avait confiance en Sessiz pour ne pas lui faire de mal et en Andran pour leur trouver un cadre propice à un tel exercice. Tandis que le chevalier préparait la ligne de départ, elle déposa sur le sol et à distance de leur parcours un sac qu'elle avait accroché à sa selle, s'assurant ainsi que son contenu serait préservé.
La course se déroula sans trop de difficultés pour l'estrevine. Son cheval était à la fois agile et rapide, bien plus que Nirazam qui était conçue pour la guerre. Sans compter que sa cavalière était bien plus légère et fine que l'Inquisiteur. Ainsi, elle remporta la victoire en quelques tours. Lorsqu'elle s'arrêta, elle se retourna vers lui et l'attendit avec un large sourire sincère. Elle ne s'attendait vraiment pas à gagner contre lui...

Il l'aida à mettre pieds à terre... Elle n'avait jamais essayé de le faire seule, pourtant, elle y parviendrait sans doute. Il voulait être galant et elle le laissait faire sans s'avouer qu'elle appréciait son attitude. Il la félicita et elle lui répondit en étirant un peu plus son sourire. Il s'enquit aussitôt du sort qui l'attendait sans en sembler vraiment inquiet. Ce n'était qu'un jeu après tout, rien de plus. Clémence sembla réfléchir puis répondit avec une lueur de malice dans le regard.

-Vous avez dit "en temps voulu"... Alors je vais garder ma requête pour le jour où j'en aurais une qui aura un réel intérêt.

Elle ne savait pas vraiment quoi lui demander dans l'immédiat mais cela viendrait très certainement plus tard. Elle était d'avis que ce genre de faveur devait être conservée pour une occasion particulière. Or, cette sortie n'avait rien de très différente de la première finalement. Ils passaient un bon moment, voilà tout...
Prenant les rênes de Sessiz, elle se dirigea vers le sac qu'elle avait déposé et le récupéra. Andran la rejoignit et elle se mit de nouveau en marche, prenant la direction de quelques arbres qui se trouvaient de l'autre côté du champ et près desquels ils étaient passés à plusieurs reprises durant leur course. Il s'agissait d'un petit bosquet composé de plusieurs dizaines de chênes et de hêtres. En s'approchant, Clémence remarqua bien vite que quelques arbres séparaient le champ d'une sorte de petite clairière verdoyante. Un véritable havre de paix miniature au milieu des cultures. Elle les attira donc à l'intérieur du petit bois et ils laissèrent leurs chevaux brouter tranquillement tandis qu'elle dévoilait enfin le contenu de son sac.

-Hans m'a aidée à préparer ceci. Il y avait là tout ce qu'il fallait pour un déjeuner en pleine nature. Une couverture, deux assiettes, deux séries de couverts, deux verres, une gourde pleine, une terrine, du pain, quelques légumes à croquer, des fruits et quelques biscuits fourrés à la gelée de groseille cuisinés le matin-même. Ce n'est pas grand chose. C'est... Simplement pour vous remercier de ce que vous faites pour moi. Du temps que vous m'accordez. Tout ce que vous faites m'aide et m'apporte beaucoup.

Il lui avait déjà confié qu'il aimait passer du temps avec elle. Leur planifier cette petite excursion et faire en sorte que ce soit un moment agréable était le moins qu'elle pouvait faire... Il lui offrait sa protection, la défendait devant ses frères d'arme, était prêt à lui offrir tout ce dont elle avait besoin au niveau matériel, prenait le temps de l'écouter, s'était proposé pour lui réapprendre à lire et à écrire... Elle remerciait l'Ordre de l'héberger en contribuant aux tâches quotidiennes mais elle n'avait pas vraiment les moyens pour rendre la pareille à Andran. Jusqu'à maintenant, elle n'avait pu que l'écouter et le conseiller concernant son frère et cela s'arrêtait là... Elle aurait voulu pouvoir faire plus et Hans s'était bien volontiers associé à elle dans ce but.

Il savait qu'elle garderait ce petit gage pour plus tard et cela le faisait sourire. Cela dit, il avait un bon pressentiment à ce sujet. Clémence n'est pas une femme prévisible, certes, mais rien ne laissait présager de quelque chose de déplaisant. Il n'insista pas, tandis qu'elle partit ramasser le sac qu'elle avait posé avant la course et dont le contenu était inconnu du chevalier. Sans en dire plus, il l'a rejoignit et ils se dirigèrent vers un très joli bosquet paisible, où seuls le vent et les oiseaux étaient audibles.

Une fois l'endroit parfait trouvé, elle ouvrit le sac, laissant découvrir de quoi faire un bon déjeuner. Il comprenait alors la raison de cette petite escapade. Enfin, la raison principale. Andran avait du mal à cacher sa stupéfaction. C'est la première fois que c'est elle qui lui offrait quelque chose. Elle lui raconta que c'était pour le remercier de tout ce qu'il avait fait pour elle. C'était quelque chose qu'il appréciait, c'est vrai. Ils avaient beau être sortis deux fois en quelques jours, cela ne le dérangeait pas. Mais le geste attentionné de Clémence ne le laissa pas de marbre. Elle venait de lui prouver que tous ses efforts n'étaient pas vains. Il prit alors la couverture et la secoua pour la déplier avant de la poser délicatement sur le sol herbeux, avant de reposer ses yeux sur ceux de la jeune femme.

« Ce n'est peut-être pas grand chose, mais je n'ai pas besoin de plus pour prendre du plaisir. J'apprécie beaucoup votre geste. Vraiment. J'espérais vous entendre me dire cela un jour ou l'autre, et cela m'est très gratifiant. »

Il accompagna sa réponse d'un large sourire plein de sincérité et de reconnaissance. Il était quelqu'un de simple. Les bijoux en diamants et les soies exotiques n'étaient pas nécessaires pour lui faire plaisir. C'était là un autre point commun avec ses frères d'armes : ils se contentaient de peu. Par la suite, il aida Clémence à installer la nourriture et les couverts avant de s'asseoir en tailleur sur la couverture. Cela lui rappelait les repas où ils étaient tout les deux tétanisés face à l'autre. Aujourd'hui, ils partageaient un repas avec le sourire, comme s'ils se connaissaient depuis longtemps. Il ne cessait pas de la regarder comme s'il admirait une œuvre de sculpture, tout en mangeant la terrine de chevreuil avec du pain et des cornichons.

« Vous avez tout fait avec Hans ? Il semble être un bon professeur, lui aussi, à ce que je vois. C'est très bon. » la complimenta-t-il sans lâcher son regard. « Vous n'avez pas des souvenirs de vos repas, en Estrevent ? L'autre jour vous m'avez dit que vous faisiez des gâteaux avec votre famille. Les repas estrevins sont-ils similaires aux nôtres ? » demanda-t-il à la jeune femme.

Il était toujours curieux de connaître son passé. Il était intéressant au delà du fait qu'il était agréable pour elle et qu'elle aimait en parler. Et, qui sait, un souvenir d'un plat pourrait lui revenir et elle pourrait alors le cuisiner ou essayer de le reproduire. Le chevalier soutint son regard lorsqu'elle lui répondait, ne pouvant cesser de constamment penser à sa beauté. Il remarqua qu'elle avait les cheveux détachés, et que ce n'était pas souvent.

« Vous n'avez pas attaché vos cheveux aujourd'hui. Je trouve que cela vous va à ravir et que cela vous donne un air radieux. » laissa-t-il échapper.

Andran ravala sa salive, gêné. Même s'il le pensait, il se doutait que le moment était mal choisi, ou alors qu'il était tout simplement trop tôt pour s'oser à de tels compliments, aussi légers soient-ils. Et puis, il ne voulait pas se faire des idées, et surtout, il ne voulait pas lui faire croire certaines choses. Le chevalier ne souhaitait pas faire rejaillir sa crainte des hommes à causes de quelques maladresses.

« Pardon. » s'excusa-t-il en baissant le regard.

Clémence était heureuse, sa petite surprise avait eu l'effet escompté. Andran était un homme simple qui se satisfaisait de peu de choses, préférant visiblement les gestes aux cadeaux. Alors, même si elle n'avait rien, elle découvrait qu'elle était en capacité de lui faire plaisir malgré tout. Ses mots le touchèrent autant que la façon dont elle avait choisi de le remercier et elle sentit un poids s'envoler. Un poids qui lui pesait sur le cœur et l'estomac. Ensemble, ils installèrent le pique nique, disposant les aliments soigneusement emballés sur la couverture, distribuant assiettes, couverts et verres et servant l'eau et le pain. Puis ils s'assirent et commencèrent à manger.

-Je n'ai pas vraiment de mérite. Je ne saurais probablement pas le refaire sans Hans...

Ils avaient cuisiné la terrine avec ce qu'il restait de chevreuil et les biscuits avec la gelée faite la veille. Clémence apprenait beaucoup de choses en même temps, que ce soit en terme de cuisine ou d'écriture. Elle sentait que cela l'épuisait mais elle ne voulait pas arrêter pour autant. Cela lui faisait beaucoup de bien car c'était si différent que la vie qu'elle menait auparavant. Elle n'avait jamais passé autant de temps au même endroit ces quinze dernières années... Andran lui avait dit qu'il serait beaucoup sur les routes mais il l'était bien moins qu'une troupe de saltimbanques et ils logeaient à chaque fois avec un toit au-dessus de la tête et pas une toile de tente.
L'Inquisiteur évoqua à nouveau le passé heureux de sa protégée et elle se fit une joie d'y replonger. En étant onze autour de la table, les repas ressemblaient beaucoup à ceux qu'ils avaient organisé après leur première sortie. Tout le monde mettait la main à la patte en fonction de ce qu'il savait faire. Il n'y avait pas que les femmes en cuisine mais les hommes aussi. Clémence était préposée au nettoyage des fruits et des légumes et elle mettait la table. Digne avait commencé à l'aider aussi du haut de ses trois ou quatre ans. Il mettait les cuillères au début. Puis les fourchettes. A la fin, il parvenait à mettre les assiettes en les prenant une par une. Il y avait toujours une bonne ambiance. Les repas étaient composés de plusieurs bols de viande et de légumes. Les aliments différaient un peu de ceux d'ici et les plats étaient épicés d'une tout autre manière. Elle aimait beaucoup le couscous mais serait bien incapable d'en faire...

Alors qu'elle achevait de décrire les repas d'Ithri'Vaan, Andran eut des mots qui la surprirent tant qu'elle en resta coi durant quelques instants. Puis elle détourna les yeux, passant une main sur sa chevelure de manière gênée. Il avait complimenté son sourire quelques jours plus tôt, maintenant il la trouvait radieuse avec les cheveux détachés... Mais à quoi jouait-il ?... Elle était à la fois troublée et confuse, incapable de comprendre ou même d'accepter de comprendre ce qu'il se passait. Pourtant, quelqu'un d'autre -externe à la situation- l'aurait sans doute vu aussi bien que le nez au milieu de la figure...
Un silence des plus oppressant s'installa, bien vite interrompu par les excuses du chevalier. Clémence sentit ses épaules se redresser sans parvenir à le contrôler. Elle ne savait pas pour quoi il lui demandait pardon exactement. Oui, elle avait un lourd passif avec les hommes, mais elle s'interdisait d'y penser avec lui, convaincu qu'il était différent. Quelques secondes supplémentaires s'écoulèrent avant qu'elle n'ouvre enfin la bouche, parlant d'une petite voix.

-Ce n'est rien... Vous ne pensez pas à mal.

Jusque là, Andran ne s'était toujours préoccupé que de sa personne. C'était la première fois qu'il s'attachait à un détail physique, à son apparence. Cela la perturbait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre et ses mots étaient là plus pour la convaincre que pour l'excuser vraiment. Il s'était emporté pour un simple pouce bleuté, craignant qu'on lui ait fait du mal... Comment pourrait-il vouloir lui en faire lui-même ?

-Je... Je ne suis pas... habituée.

Jusque là, les compliments qui lui avaient été adressés n'étaient jamais venus des bonnes personnes et ils étaient bien loin de ceux que lui faisaient le chevalier. On s'attachait à sa beauté, à son corps, à ses formes, à son étrangeté... Alors oui, certes, il la complimentait mais de manière très différente. Oui, cela la gênait mais pas tout à fait de la même manière et elle n'aurait su vraiment dire pourquoi. Peut-être qu'Andran pourrait lui expliquer... Elle n'était pas fermée à l'idée de lui parler encore de ce qu'elle avait vécu pour leur permettre de mieux se comprendre... Qu'elle comprenne ce qu'il avait voulu traduire à travers ses mots autant qu'il comprenne ce qui la perturbait dans ce qu'elle venait d'entendre.

Andran sentait cette boule revenir à la charge pour lui tirailler le ventre. Il ne sait pas pourquoi il faisait cela. Ce n'est pourtant pas sa beauté physique qui la rendait si attachante à ses yeux… enfin, c'est sûrement ce qu'il croyait. Pourtant, il n'avait rien dit de tel depuis leur rencontre. Peut-être parce que c'était trop tôt ? Le chevalier se souvenait bien avoir longuement regardé la jeune femme alors même qu'elle était prise en otage par les bandits. Mais, il y avait une pointe de curiosité plus que d'attirance physique à ce moment là.

Andran n'arrivait plus trop à regarder Clémence directement dans les yeux. Et la gêne apparente de la jeune femme confirma certaines de ses craintes. Lui n'était pas moins gêné par cette situation, cela dit. Et, sans nul doute qu'elle relativisait ses mots parce qu'elle avait peur de blesser son protecteur, qui se sentait déjà mal à l'aise d'avoir parlé trop vite.

« Je le sais. Je ne voulais pas vous troubler. » finit-il par dire. « Simplement… le fait que vous… » Le chevalier cherchait désespérément ses mots pour éviter d'exacerber le trouble de la jeune femme. « Vous êtes à mes côtés depuis longtemps, et… depuis, vous avez changé et je trouve cela agréable. »

Andran se sentait ridicule, presque idiot. Qu'est-ce qui avait changé réellement ? Elle-même ou le regard qu'il lui portait ? Avant, il s'abstenait de ce genre de compliments, étant donné son vécu trop récent. Maintenant que tout cela s'éloignait peu à peu, il sentait une sorte d'envie ou de besoin de la regarder… et de le lui faire savoir. Mais est-ce que c'était quelque chose que l'on pouvait dire à une “amie” ? Et, malgré l'affection presque paternelle qu'il avait à l'égard de Clémence, est-ce que c'est quelque chose qu'un père confie à sa “fille” ? Il ne savait même pas ce que disait un père à son fils…

« Avant vous étiez sombre, froide, et distante. Je comprends absolument cette attitude, rassurez-vous. Simplement, je pensais ne jamais réussir à vous aider. Cependant, aujourd'hui, je ne sais pas si ce n'est que de mon fait, mais vous êtes chaleureuse et radieuse. Cela me fait plaisir. » rajouta-t-il.

Avec du recul, il ne savait pas vraiment si cet aveu était opportun. Il restait gêné par la situation, et se sentait fautif d'en être toujours la cause. Il était toujours maladroit et ambigüe dans ses mots, trahissant son esprit troublé par son ressenti. Pourtant, il ressentait toujours un besoin de lui faire part de ses pensées. Après tout, elle était la personne concernée, et la seule touche de douceur dans sa vie de chevalier.

Clémence ne savait plus où se mettre et les mots d'Andran ne l'éclairaient pas davantage sur ce qui avait motivé ce compliment sorti de nulle part. Quel était le rapport entre la façon dont elle coiffait ses cheveux et le fait qu'elle ait changé ? Tout cela était confus... Mais la confusion venait-elle d'elle ? Ou bien de lui ? Dans un cas, cela signifierait que c'était elle qui ne parvenait pas à avoir les idées claires. Dans l'autre, c'était le chevalier qui avait l'esprit embrouillé et n'arrivait pas à s'exprimer correctement.
Mais comment savoir d'où venait se trouble ?

La jeune femme préféra rester sur sa position première. Elle ne devait pas se faire d'idées... Il était si facile de mal interpréter les paroles de quelqu'un pour leur donner le sens que l'on désirait. Elle ne voulait pas être ce genre de personnes. Elle ne voulait pas se méprendre. Elle ne voulait pas risquer de s'engager sur une pente glissante... Et se retrouver blessée à l'arrivée.
Alors, elle prit sur elle et releva enfin la tête pour trouver le regard d'Andran et le soutenir quelques instants.

-Je vais mieux, c'est vrai... Merci de l'avoir remarqué.

Clémence espérait que cela suffirait à clore le sujet et elle s'efforça de lui sourire, certes avec difficultés mais sincérité aussi. Elle ne pouvait que lui être reconnaissante de l'attention qu'il lui portait depuis le début. C'était la raison même de ce repas après tout. Evidemment, elle n'était pas encore totalement tirée d'affaire mais le serait-elle jamais vraiment ?... La proximité d'un homme ou un geste malheureux ne raviverait-il pas tous ses souvenirs ? Elle ne le saurait peut-être jamais.
La jeune femme baissa de nouveau les yeux et, voyant le repas qui les entourait toujours, elle prit un petit saladier de crudité et en proposa au chevalier. Elle voulait changer de sujet mais elle ne savait pas comment s'y prendre ni vers quoi elle pouvait faire tendre la discussion. Alors qu'il se servait, elle remarqua ses bagues, comme si elle les voyait pour la première fois. Ce n'était pas le cas bien sûr mais elle ne s'était jamais posé la question de la raison pour laquelle il les portait... Pourtant, deux jours plus tôt, il avait eu ce geste sur l'anneau d'argent alors qu'il parlait de son aîné...
Elle reposa finalement le bol avant de se servir elle-même puis désigna ladite bague.

-Celle-ci vous vient de votre frère, n'est-ce pas ?

Oui, ce n'était pas le meilleur sujet de discussion du monde que de parler des bijoux d'un homme... Mais elle éprouvait les plus grandes difficultés du monde à un trouver un autre, là, maintenant, tout de suite...

La réponse de Clémence figea le regard d'Andran sur les troncs d'arbres plus loin derrière la jeune femme. À chaque fois qu'il la complimentait, il faisait face à un mur qui écourtait le sujet le plus rapidement possible plutôt que de lui rendre la pareil, ou même de clairement le repousser. Pourquoi ? Il ne le savait pas. Peut-être qu'il était seul à ressentir un réel changement dans son cœur, finalement ? Ou alors elle ne voulait pas le lui dire par peur de sa réaction et de le décevoir ?

Quand elle lui tendit un bol de salade fraiche, il se servit timidement, sans grande conviction. Il était toujours perdu dans ses pensées. Son regard était presque vide. Et, alors qu'elle désigna son anneau en argent sur son index droit, il le fixa de ses yeux bleus. Un douloureux souvenir remonta dans son esprit et cela le rendit encore plus triste. Il inspira profondément pour ne pas lui répondre d'une voix étranglée par la tristesse.

« Elle était à ma mère. » répondit-il. « C'est la première chose qu'il m'a envoyé quand il avait essayé de renouer le contact. C'est le seul souvenir que j'ai d'elle. Elle ne se séparait jamais de cet anneau, je n'ai jamais su pourquoi. »

Avec son pouce droit, il tritura sa bague comme si cela l'aidait à se calmer. Il reprenait légèrement le sourire en pensant à quelque chose de moins morose. Un souvenir cocasse qu'il gardait en tête depuis toujours.

« Une fois, je le lui ai pris en cachette, pensant que cette bague avait une vertu ou un pouvoir spécial. Quand elle l'a su, elle ne m'a jamais dit le contraire, sûrement parce que j'étais trop jeune pour qu'elle brise mes fantaisies. » Il perdit subitement tout sourire, et sa mine redevint morose et sinistre. « Aujourd'hui, cet anneau a un pouvoir : il me permet de me souvenir de visage du ma mère et des bons moments que j'ai passé avec elle. »

Le chevalier clignait frénétiquement des yeux pour lutter contre les larmes qu'il sentait monter en lui. Il ne voulait pas faire preuve d'une telle faiblesse devant Clémence. Il était sûrement trop orgueilleux pour cela, et cela ne ferait que rajouter une couche de gêne et de malaise sur ce repas. S'il arriva à contenir les larmes de ses yeux, il ne pouvait plus feindre le bien-être et la gaieté dont il faisait si souvent preuve quand il était avec sa protégée.

En voyant le visage d'Andran s'assombrir, Clémence ferma les yeux et se maudit pour avoir posé la question. Eux qui se trouvaient déjà dans une situation des plus gênantes, voilà qu'elle devenait carrément inconfortable. Le chevalier ne vivait visiblement pas son passé familial de la même manière qu'elle. Là où elle avait choisi de chérir ces années de bonheur et d'en entretenir le souvenir heureux, lui ne faisait que replonger dans les tourments de cette séparation forcée et des conséquences qui s'en étaient suivies... Et elle venait de le relancer là-dessus... Elle se sentait à la fois mal à l'aise et coupable d'avoir choisi un tel sujet. Parler de sa famille -même si elle pensait à son frère- n'était évidemment pas une bonne idée dans un tel contexte...

Qu'est-ce qui lui avait pris ?

Andran lui répondit malgré tout et son cœur se serra de le voir souffrir ainsi, et plus encore en sachant que c'était sa faute. Elle avait envie de se terrer dans un trou de souris pour cela, ce serait le moindre des châtiments. Cependant, ce n'était pas elle qui souffrait en cet instant. Son cœur lui hurlait de s'en aller mais son esprit le lui interdit. Les rôles s'étaient quelque peu inversés et elle ne pouvait pas se résoudre à s'en aller et le laisser ainsi.,Alors, au prix d'un effort certain, elle prit une inspiration et ouvrit la bouche.

-Je suis désolé... Pour votre mère, pour vous... Et pour avoir abordé le sujet.

Est-ce que cela pourrait être suffisant ? Quelques mots pour demander pardon ? Non, et elle le savait. Elle sentait son cœur un peu plus soulagé par l'initiative mais encore insatisfait par la maigreur de cette démarche. Alors, elle fit le choix de prendre davantage sur elle et d'outrepasser le mal être qui la tenaillait sans discontinuer depuis plusieurs minutes. Elle étendit un bras en direction d'Andran et saisit délicatement sa main. Elle le serra avec une douceur qui se voulait réconfortante. Se faisant, elle s'efforça de soutenir son regard en essayant de dissimuler toutes les émotions qui la traversaient en cet instant, telles que la culpabilité, la gêne et la confusion.

-On... devrait parler de quelque chose de plus léger... Votre femme peut-être ? Vous ne m'avez jamais parlé d'elle...

Les péninsulaires ne portaient aucun signe distinctif faisant valoir qu'ils étaient mariés ou non. La plupart des chevaliers de l'Ordre avait une épouse, elle avait perçu quelques bribes de conversation à ce sujet durant les repas. Elle s'était toujours demandé pourquoi Andran ne parlait jamais de la sienne. Car, pour elle, il était nécessairement marié...

Andran n'entendait presque plus Clémence, ni la nature, comme si les oiseaux et le bruit des feuillages agités par le vent n'existaient plus. Il était perdu dans sa profonde tristesse, essayant de ne plus y penser pour ne pas s'effondrer. Les mots de la jeune femme n'eurent aucun effet. Pourtant il ne pouvait pas réellement lui en vouloir, elle qui voulait s'intéresser à lui et à l'origine de son anneau d'argent. Elle ne pensait pas à mal, et il en était conscient.

Le chevalier leva légèrement les yeux quand il la voyait s'approcher pour lui prendre la main droite et la serrer doucement. Quand il regarda sa protégée, il remarqua qu'elle le fixait déjà, et elle soutint son regard pâle. Il faisait de même, et se regardèrent ainsi pendant de longues minutes. Andran ne pouvait pas refuser une telle initiative. Au moins, elle avait à cœur de se rattraper. Finalement, son protecteur se détendit légèrement, jusqu'à ce qu'elle fasse allusion à sa femme.

Quelle femme ? De quoi parlait-elle ? La tristesse du chevalier se métamorphosa en stupeur en un rien de temps. Il pencha légèrement la tête sur le côté, fronçant les sourcils, comme s'il l'observait jusqu'à ce qu'elle commette un crime. Le pire, c'est qu'il en était venu à se demander pourquoi elle croyait qu'il est marié. Il n'avait jamais parlé d'elle, et il aurait sûrement pensé à elle avant de penser à ses chevaliers pour abriter Clémence. La question le laissa perplexe, mais elle avait chassé sa pauvre mère de son esprit.

« C'est vrai. » répondit-il avant de garder le silence plus longtemps qu'elle ne l'aurait voulu. On en aurait presque cru qu'il cherchait à décrire une femme au hasard pour lui mentir.

Le chevalier se mit à réfléchir à cette question. L'un de ses frères d'armes, Hermann notamment, aurait-il affirmé qu'Andran était marié pour être sûr d'avoir le champ libre ? Ce serait trop petit, et surtout trop grotesque. Un chevalier ne ment pas, et encore moins un fidèle d'Othar et Hermann ne mentirait pas pour si peu. Des femmes, il pouvait en séduire cinq à la minute, alors pourquoi ferait-il cela alors qu'ils croient tous que l'inquisiteur est amoureux ? Mais, somme toute, certains étaient déjà mariés, comme Reold, Owain à l'époque, et d'autres sont fiancés, comme Eljer. Peut-être qu'une réflexion de fil en aiguille lui fit penser qu'Andran était marié aussi ?

« Sûrement parce que je n'ai pas d'épouse. » avoua-t-il, sans que cela ne lui fasse un quelconque effet. « Je n'ai jamais été marié, ni même fiancé pour tout vous dire. »

Andran se mit à songer à leur discussion au début du repas. Était-ce pour cela qu'elle se refusait d'exprimer ce qu'elle ressent ? Lui s'y essayait parfois de manière maladroite et alambiquée, mais il savait que Clémence n'était plus qu'une simple protégée. Il détestait les mariages politiques, et lui n'avait aucune valeur de ce point de vue. Alors, pour lui, d'une certaine manière, il était presque heureux de ne pas avoir de contraintes conjugales.

« Je ne sais pas qui vous a mis une telle idée dans la tête » dit-t-il en haussant les épaules, avec un sourire timide.

-Oh...

Clémence ne cacha pas sa surprise. Oui, elle avait sincèrement cru qu'il était marié... Tout s'expliquait. S'il avait une femme, il aurait été normal qu'il lui parle d'elle après tout. Ils seraient sans doute déjà allé la voir aussi car il l'aurait alors imposée à son épouse bien plus qu'à l'Ordre en définitive. Pourtant, il n'avait jamais parlé d'autre chose que de sa mission et de son Seigneur. Elle se sentait idiote soudainement, elle n'avait pas réfléchi plus loin que cela et elle-même était bien incapable de dire pourquoi. Avait-elle voulu fermer une possibilité ? Car, plus Andran se montrait physiquement attentionné envers elle, plus elle y croyait dur comme fer...

-Je ne sais pas... Cela me semblait... logique.

Fuyant le regard du chevalier dans un geste rendu soudainement plus timide, elle posa ses iris vertes et marrons sur leurs mains et réalisa qu'elles étaient toujours unies l'une à l'autre. Elle se remémora alors tous les gestes que l'Inquisiteur avait pour elle depuis quelques jours... Il avait pris son visage dans ses mains, il avait baisé son front, il l'avait prise dans ses bras, il l'avait complimenté... Elle dévia alors un peu plus les yeux alors qu'elle sentait son cœur s'emballer soudainement. Qu'est-ce qui lui prenait tout à coup ? Une vague de chaleur envahissait peu à peu son ventre avant de céder place à une peur nouvelle... Elle commença alors à retirer sa main lentement de l'emprise d'Andran.

Elle semblait si surprise qu'Andran la regarda à nouveau d'un air interrogateur. Il fut un moment où il avait pensé qu'elle lui avait posé la question pour esquiver la situation gênante et tendue. Mais sa réaction lui prouvait le contraire. Cela dit, il n'avait jamais discuté amour, relations conjugales et autres choses… gênantes. Elle avait vécu comme une esclave presque toute sa vie, il se doutait qu'elle n'était jamais tombé amoureuse. Quant à lui… lui. Le chevalier était complexe en la matière.

« Logique ? Qu'est-ce que cela signifie ? » répéta-t-il, incrédule.

Andran voyait qu'elle commençait à fuir son regard, et elle lui lâcha la main. Ils se tenaient depuis longtemps, mais il ne s'en était pas rendu compte. Comme elle, sûrement. Le chevalier ne savait pas trop comment interpréter ce “logique”. Si elle sait que la politique encadre les mariages, elle pourrait penser que son protecteur n'a pas pu échapper à la règle. Ou alors insinuait-elle qu'elle en avait une parce qu'il le mériterait ou parce qu'il est séduisant ? Cela pourrait aussi être une question d'âge ? Peut-être était-ce ce qui la repoussait, craintive d'être de trop ?

Finalement, elle ne savait même pas pourquoi elle avait réfléchi ainsi. Andran lui pensait surtout qu'elle n'osait pas le lui dire. Ou alors tout ceci était inconscient. D'un autre côté, il n'avait pas forcément bien expliqué pourquoi il complimentait son physique, et ne se sentait pas capable de lui expliquer pourquoi il cherchait tant à connaître son ressenti à elle. Lui qui voulait un bon moment avec elle… un fiasco. Il inspira profondément, alors qu'il regardait Clémence dans les yeux.

« Vous m'avez invité à manger en tête-à-tête pour que nous passions un bon moment et je crois bien avoir tout gâché. » confessa-t-il d'une voix monotone. « Ce n'est pas ce que j'espérais. Je suis vraiment désolé. » s'excusa-t-il. Mais il n'était peut-être pas trop tard ? Le jour où ils sont partis cueillir des plantes et des fruits s'était terminé sur une bonne note. Pourquoi pas cette fois-ci ? « S'il n'est pas trop tard, nous pourrions trouver quelque chose à faire pour essayer de rentrer à Sainte-Berthilde avec le sourire ? » proposa-t-il.

Andran lui demanda d’être plus explicite mais elle s’en trouva bien incapable et resta interdite un long moment. Elle tenta plusieurs fois d’entamer une phrase, cherchant visiblement ses mots, avant de parvenir enfin à articuler une pensée de manière cohérente.

-Je… Je ne sais pas… Beaucoup d’hommes de ce pays sont mariés. J’étais convaincue q… Elle soupira. Oubliez ça, s’il vous plaît…

Elle se sentait ridicule tout à coup. Depuis plusieurs minutes, son coeur passait par une succession d’émotions contradictoires. La crainte, la culpabilité, une sorte de joie, la honte, la gêne… L’un comme l’autre avait bien essayé de remettre cette sortie sur le droit chemin mais il semblait que les choses allaient de mal en pis. Ils en venaient à ne plus savoir où se mettre ou même à ne plus parvenir à se regarder… Andran fit visiblement le même constat en s’attribuant la responsabilité de ce désastre et il s’en excusa.

-Non, ce n’est pas votre faute. C’est la mienne… Pardon.

Il ne cherchait qu’à lui être agréable mais son compliment avait provoqué chez elle une réaction incontrôlée. Elle avait ensuite abordé le pire sujet qui soit avec cette bague en espérant leur changer les idées… Elle avait fait tout ceci pour le remercier mais la sortie s’avérait bien moins agréable que la précédente. Qu’est-ce qui avait changé pour que les choses dérapent de la sorte ?
Andran émit l’espoir qu’il ne soit pas trop tard pour améliorer l’ambiance qui se chargeait de plus en plus en émotions aussi fortes que pesantes. Clémence lui sourit timidement, partageant son souhait de voir ce moment devenir un peu plus agréable… Soudain, elle eut une pensée lui effleura l’esprit, comme si quelque chose venait de lui revenir. Elle reprit le sac prestement et fouilla à l’intérieur. Il était une chose qu’elle avait emmené et qu’elle avait laissé à l’intérieur le temps du repas. Ressortant la main, elle tenait une petite boîte que le chevalier devait assez bien connaître… Car elle contenait l’un des jeux de cartes qui avait été utilisé la veille pour la bataille.

-J’ai bien aimé votre jeu d’hier… Proposa-t-elle timidement.

L'ambiance se détendit légèrement, même si elle restait fort pesante. Le chevalier fronça les sourcils quand il voyait Clémence farfouiller dans son sac à la recherche de quelque chose. Sa stupeur ne s'arrangea pas quand elle sortit la petite boite qui contenait les cartes. Il gloussa discrètement lorsqu'elle avoua qu'elle aimait bien la bataille.

« C'est une bonne idée. » accepta-t-il avec un petit sourire.

Clémence distribua les cartes pendant que son protecteur rangea la nourriture sur le côté pour qu'ils puissant avoir une petite place pour jouer. Ils jouèrent un long moment quelques parties, leur permettant d'oublier un peu le début du pique-nique. Au moins, ils rentreraient de bonne humeur, ce qui susciterait moins de questions que s'ils revenaient tristes et gênés. Une fois la quatrième partie achevée sur la deuxième victoire de Clémence, ils se décidèrent à ranger leurs affaires et à rentrer. Le tout s'achevait sur une note positive. Andran aura bien d'autres occasions de penser au reste.

Ils arrivèrent à Sainte-Berthilde un peu plus tard. Ils ne s'étaient pas pressés. Ils mirent pied à terre une fois les portes franchies et marchèrent jusqu'au sanctuaire de l'Ordre. Personne n'était à la cour, il était encore sûrement trop tôt pour l'entrainement. Ils rentrèrent à l'intérieur de la salle à manger. Certains étaient partis faire la sieste, pendant que d'autres discutaient simplement dans la salle à manger avec une chope d'infusion. Alors qu'il vit Andran arriver, Reold lui proposa aussitôt d'installer le matériel pour s'entraîner, même s'il lui proposa quelque chose d'autre que les combats amicaux. L'inquisiteur les suivit, sans oublier de souhaiter une bonne fin de journée à Clémence. Une journée qui s'achèvera comme les autres.

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Deuxième jour de la troisième ennéade de Karfias,
Été de l'An XVII du Onzième Cycle

Le lendemain matin commença bien différemment cela dit. Tout le monde se leva à l'aube, certes, mais à peine eurent-ils tous fini de se préparer que Markus Stansen en personne convoqua tout le monde à se réunir dans la Chapelle. Une réunion improvisée qui ne rassurait pas grand monde, et encore moins Andran. Une fois tout le monde réuni, le Grand Maître se mit à aborder de nombreux sujets. L'entraînement, le trésor, l'intendance et même Clémence et Andran. Il savait tout, c'était logique. Reold lui devait la vérité, et il la racontait sûrement sans détournement. Forcément, Markus savait que l'inquisiteur avait défendu Clémence l'autre soir, et il était le premier à croire qu'Andran était amoureux. D'une voix froide et sèche, le Grand Maître s'adressa à son frère d'arme.

« Il me semblait vous avoir dit de vous tenir à carreau, tout les deux. Et pourtant, j'ai récemment entendu parlé d'une altercation entre toi et les autres ici présents. À SON sujet. »

Andran les regarda tous un par un, comme s'il cherchait le coupable. Il le connaissait, pourtant, et il ne pouvait pas lui en vouloir. Cela dit, le chevalier savait bien ce qui tiquait Markus. Lui non-plus n'acceptait pas le fait qu'il ait menti. Passerait-il l'éponge plus facilement que les autres ? Certainement pas.

« Je suis désolé, Grand Maître. Je lui ai fait cette promesse. » s'excusa Andran d'une voix qui semblait presque trahir de l'hypocrisie.
« Que tu nous amènes tes amoureuses ici passe encore, Straggen. Les protéger malgré leur passé, c'est autre chose que je peux comprendre. Leur donner ta chambre, est un autre droit que je t'accorde. Mais le mensonge n'est pas quelque chose auquel j'adhère particulièrement, et tu le sais bien. Alors, je me suis mis d'accord avec Reold, et j'exige une sanction. » Markus avait toujours une voix sèche, froide.
« Pour elle ? Elle n'y est pour rien ! » se révolta Andran, toujours prompt à soutenir sa protégée. Avec le recul, il avait peur que cela ne soit pas une bonne idée.
« Non, non, non, en effet. Et puis, d'après nos frères d'armes, hormis ce fameux soir, elle n'a rien à se reprocher et fait son travail correctement. C'est TOI qui sera sanctionné puisque c'est TOI le menteur. Je serai magnanime car tu as des circonstances atténuantes. Soir et matin, c'est toi qui fera les lits pour tout le monde, y compris Reold, pendant une ennéade. La sanction prend lieu dès ce soir.
« Très bien. »

Pourquoi chercherait-il à contester une punition aussi minime ? De toutes façons, cela ne ferait qu'aggraver son cas, d'autant plus que le fait que Markus croyait Andran amoureux semblait le rendre plus souple. Et, de toutes façons, ses sentiments étaient trop ambiguës pour que le chevalier puisse lui dire qu'il n'est pas amoureux. Cela ne changeait pas grand chose, en soi : il voulait rester près d'elle. Ou du moins qu'elle reste près de lui.

La réunion s'acheva par une courte prière. Une fois terminée, tout le monde partirent vaquer à leurs occupations, tandis qu'Andran alla vers les chambres, pensant que tout le monde n'avait pas fait son lit. Quelle barbe. Mais il aurait pu subir tellement pire que ce n'était pas un drame. Mais il remarqua que la porte de la chambre de Clémence n'était pas tout à fait fermée. Curieux, il l'ouvrit puis vit que la jeune femme était encore là.

« Eh bah dis-donc ? Toujours pas repartie au travail ? » dit-il d'un ton malicieux.

En la regardant, il voyait qu'elle se tripotait les cheveux, tout brillant et fraichement taillés. Il constata les quelques mèches qui jonchaient le sol. Elle s'était coiffée, aujourd'hui. Elle avait taillé et lavé ses cheveux noirs. Silencieux et étonné, il admira ses cheveux désormais tout beaux. Il se souvint alors de son compliment de la veille. Mais, hier, ses cheveux étaient plus sales et un plus longs.

« Vos cheveux sont magnifiques. » laissa-t-il échapper.

Un large sourire étira ses lèvres. Il s'approcha de l'estrevine jusqu'à tant d'être devant elle. Il la fixa, et se permit même de toucher sa chevelure. Douce, soyeuse… cette sensation était agréable. Il prit quelques mèches soit pour les redresser derrière ces oreilles, soit pour les admirer doucement sur sa main.

« Vous êtes splendide, Clémence. Mais vous m'avez caché votre coquetterie… »

Clémence se retourna subitement en entendant une voix à l'entrée de sa chambre. Elle était si concentrée sur ce qu'elle faisait qu'elle n'avait pas entendu les pas s'approcher et n'avait pas vu la porte s'entrouvrir davantage. Elle découvrit Andran sur le seuil, un sourire en coin lui signalant que son injonction n'était autre qu'une plaisanterie. Dans un autre temps et avec quelqu'un d'autre, elle y aurait cru et aurait dû se justifier avant de retourner au travail, la joue sans doute rougie par une correction... Mais elle se détendit bien vite en voyant son protecteur et ses joues s'échauffèrent pour une toute autre raison...

L'Inquisiteur avait immédiatement remarqué sa chevelure. Autrefois sèche et abîmée, elle était désormais souple et soyeuse. Elle avait bénéficié d'une coupe qui les avait raccourci de quelques dizaines de centimètres mais qui était nécessaire étant donné leur état. Quelques soins plus tard, ses cheveux ondulaient gracieusement derrière elle, descendant désormais jusqu'au milieu de ses omoplates.
Posté devant elle, Andran les manipula pour en éprouver la douceur et ajuster leur position. Clémence sentit toute sa poitrine se resserrer sur elle-même face à cette attention nouvelle. Elle le laissa faire cependant, incapable de le repousser. Sa proximité la troublait mais ne l'incommodait pas de la même manière que celle des autres hommes. Magnifique et splendide, tels furent ses mots. La métisse détourna les yeux dans un demi-sourire timide, gêné mais appréciateur aussi. Il la trouvait coquette et elle ne savait pas si elle devait prendre cela pour un compliment ou une sorte de reproche...

-Hm... C'est Elise qui me l'a proposé. Je n'ai jamais vraiment pris soin de moi, elle m'a donné quelques conseils...

Les seules fois où elle s'était un tant soit peu souciée de son apparence, c'était lorsqu'elle enfilait cette tenue de danseuse. Elle devait alors se faire aussi exotique que possible et tout faire pour attirer les regards. Le reste du temps, elle n'était qu'une esclave ou une shaman. Elle n'avait pas l'opportunité de tenter de se faire belle. Et puis, pour quoi l'aurait-elle fait ? Elle n'avait pas vraiment envie de plaire aux hommes plus que ce n'était déjà le cas après tout. A présent, elle était en sécurité et plus personne n'avait le droit de la toucher sans son accord... Alors, lorsque la femme de ménage lui avait proposé de prendre un peu de temps pour elle, elle avait bien voulu accepter.
Clémence releva la main, montrant l'objet qu'elle tenait toujours et qu'elle était en train d'utiliser lorsque le chevalier était arrivé.

-Et elle m'a offert une brosse à cheveux.

Elle appréciait le geste d'Elise. Les deux femmes s'appréciaient assez... L'estrevine ne doutait pas que l'employée de l'Ordre avait appris sa condition précédente et que c'était ce qui avait motivé sa proposition mais cela partait d'un bon sentiment. Elle avait pris soin de ne pas évoquer le passé de l'ancienne esclave et elles avaient passé un assez bon moment toutes les deux, Clémence découvrant la sensation de prendre soin de soi et d'apprendre à s'aimer un minimum.

Andran continuait de caresser ses cheveux comme si c'était la première fois qu'il en voyait. Il osa même prendre plusieurs mèches pour humer son odeur. Il avait l'impression d'avoir un linge tout propre et tout neuf en face de lui… mais un linge qui venait de loin. Ce n'était pas désagréable. Quand il regardait la jeune femme, il ne pouvait s'empêcher de penser à qui elle était avant. Elle changeait, devenant une femme comme une autre finalement. Enfin, à certains détails près. Mais ceux-ci ne repoussaient pas Andran.

« Ce n'était pas une critique, Clémence. Bien au contraire, cela me fait plaisir de savoir que vous faîtes attention à vous. Cela prouve que vous relevez la tête toujours plus haut face à votre passé. Et… j'imagine qu'une femme préfère avoir le cheveux doux et soyeux plutôt que secs et cassants. »

Les seules femmes qui avaient été présentes dans sa vie étaient ainsi, pourquoi pas Clémence ? La beauté est quelque chose qui s'entretient, et Andran s'y connait, lui qui faisait tout pour ne pas paraître trop vieux et qui soignait son apparence depuis toujours. Tout les moyens étaient bons pour cela, et le tout partait d'une bonne hygiène de vie. Quand Clémence lui montra la brosse, le chevalier sourit avant de reposer les yeux sur sa protégée.

« Je ne savais pas que vous étiez aussi complices. » s'étonna-t-il.

La jeune femme cachait-elle cette amitié avec la femme de ménage pour se permettre de passer des moments sans qu'il ne soit là ? Si tel était le cas, il ne saurait pas vraiment comment le prendre. D'une certaine manière, elle avait besoin d'avoir des amies. Mais, de l'autre, il avait cette sensation étrange quand il l'imaginait avec quelqu'un d'autre. Une sensation qu'il ne saurait expliquer.

« Mais dites-moi. Ce n'est pas ma réflexion d'hier qui vous a mis cette idée dans la tête ? » dit-il d'un ton malicieux.

Un sourire malicieux étirait ses lèvres. En vérité, elle était encore plus belle aujourd'hui. Mais, le ton malicieux qu'il avait employé avait du mal à masquer sa curiosité.

L'attitude d'Andran était de plus en plus étrange aux yeux de la jeune femme. Ce n'était pas la première fois qu'un homme sentait ses cheveux mais sa façon de faire était différente... Il ne le faisait pas avec un air prédateur ou comme s'il s'appropriait une part d'elle. Elle restait un individu à part entière dont il appréciait seulement la nouvelle apparence. Cependant, son geste la gêna plus que le précédent et elle tourna un peu plus la tête pour le lui faire savoir. Elle reprit finalement possession de sa chevelure doucement, les retirant les mèches des mains du chevalier dans un geste délicats pour venir les placer sur son épaule. Ce faisant, elle lui adressa un sourire timide, lui demandant silencieusement de ne pas se froisser de la voir se soustraire à son contact. Elle l'avait laissé la toucher bien plus longtemps que ce qu'elle n'avait jamais fait jusque là. Elle n'était pas insensible à ses attentions mais... C'était un peu trop pour elle désormais.

Andran découvrit la relation entre les deux femmes et s'en montra assez surpris. Il était vrai qu'elle ne lui avait jamais parlé d'Elise jusque là mais il y avait une excellente raison à cela.

-C'est assez nouveau. Je crois qu'elle a entendu parler de mes... mésaventures.

C'était une bien étrange coïncidence que la femme de ménage se soucie d'elle juste après que l'Ordre ait découvert qu'elle était une esclave avant l'intervention de l'Inquisiteur. Clémence n'imaginait pas que les deux évènements soient sans rapport, même si elles n'en avaient pas parlé une seule fois durant leur petite séance beauté. A moins qu'Elise ait justement pris garde de ne pas aborder le sujet afin de le lui faire oublier. L'estrevine ignorait les rumeurs qui courraient concernant les sentiments qu'Andran nourrissait peut-être à son égard et ne pouvait donc faire le rapprochement avec cette question, même si le fait qu'ils aient profité de deux sorties en tête à tête aurait pu lui mettre la puce à l'oreille... Le chevalier, en revanche, ne manqua pas de faire le lien avec leur conversation de la veille.

-Non ! Clémence se figea après cette réponse quelque peu précipitée et se reprit aussitôt. Non, Elise me l'avait proposé le lendemain de ce fameux dîner... Nous avions le temps aujourd'hui.

Beaucoup de pensées tournaient en boucle dans sa tête depuis qu'ils étaient rentrés de leur dernière escapade. Si elle se posait quelques questions depuis plusieurs jours, savoir qu'Andran n'était pas marié les avait démultipliées de manière exponentielle. Elle se repassait chaque scène où il avait eu un geste envers elle. Cela avait commencé par cette rose qu'il lui avait offerte... Une attention anodine à l'époque mais, depuis, il se montrait de plus en plus souriant, de plus en plus proche, de plus en plus tendre et de plus en plus physique aussi. Il n'avait jamais ourdi la moindre union et ne semblait pas être un homme à femmes, contrairement à d'autres sur qui elle avait entendu quelques remarques, plaisanteries et anecdotes au cours de leurs repas. En présence des autres, l'Inquisiteur était quelqu'un de terne. Mais lorsqu'il était avec elle...
Elle voyait bien qu'ils se rapprochaient, mais de quelle manière ? Et avaient-ils tous les deux la même vision de ce qu'il se passait ? Elle l'ignorait et ne pouvait se résoudre à en parler plus clairement. Elle continuait d'être troublée par ses attentions de plus en plus nombreuses. Pourtant, elle appréciait sa compagnie, c'était indéniable. Et, chaque fois qu'elle devait interrompre ses marques d'affection, elle s'en sentait soulagée sur le coup avant de réaliser qu'elle l'avait peut-être blessé, chose qu'elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas qu'il pense qu'elle le repoussait sans pour autant parvenir à accepter ce qui se trouvait juste sous ses yeux. Les émotions se succédaient en elle, passant du plaisir de son contact à la peur irrationnelle et de l'espoir pour une chose qu'elle ne parvenait pas à définir à la culpabilité d'avoir peut-être tout gâché par son attitude craintive...

Évidemment, son passé n'était plus un secret pour personne. Il serait logique que Hans et Elise aient entendu Andran raconter à ses frères d'armes l'histoire de Clémence. Mais, si cela les poussait à être gentils et agréables, alors tant mieux. Bon an mal an, Elise n'était pas une noble, donc certainement plus ouverte à une femme comme Clémence.

La réaction immédiate de sa protégée à sa question le surprit. Il pensait simplement la taquiner, et elle réagissait presque vertement à son interrogation. Qu'est-ce que cela cachait ? Un refus net et précis, ou ne voulait-elle pas lui avouer la vérité ? Andran hésitait à la pousser dans ses retranchements, mais il ne voulait pas la blesser pour si peu. Cela dit, si elle ne voulait pas de lui en tant que “protecteur paternel” ou quoi que ce soit d'autres, elle pouvait le lui dire. Quitte à le savoir, autant que ce soit le plus tôt possible. Même si cela serait difficile à encaisser dans tout les cas.

« Je… je ne voulais pas vous froisser. Pardon. » s'excusa-t-il.

Andran se sentait bête face à sa réaction. Il avait tant de mal à la comprendre et à savoir ce qu'elle avait au fond d'elle. Mais il avait posé sa question d'une manière malicieuse… il ne pensait pas la blesser, simplement la taquiner. Un beau raté. Cependant, il n'insista pas, de peur qu'elle ne se refroidisse encore plus ou même qu'elle ne se mette en colère. Il changea alors le sujet.

« C'est vrai, vous aviez du temps aujourd'hui. » répéta-t-il. « Et vous en aurez un peu plus d'ici une ennéade. J'ai été puni par le Grand Maître pour avoir menti à tout  le monde et je dois faire le lit pour tout le monde. Nul doute que je dois beaucoup à Reold dans la légèreté de cette sanction. Le fait est que ça vous fera ça de moins à faire. » dit-il en soupirant.

Markus l'avait puni parce qu'il en avait le pouvoir. Si les autres avaient pu le faire, ils l'auraient fait. Tout ceci ne servait qu'à rappeler à l'inquisiteur qu'il avait des devoirs et des obligations envers les autres et que le mensonge n'était pas une bonne chose. De toute manière, Clémence aurait fini par le savoir, alors autant le lui dire lui-même. Cela dit, il craignait qu'elle ne se mette martel en tête pour si peu. Andran relativisait. S'il l'avait dit ne serait-ce qu'à Reold, il aurait pu réagir objectivement. Mais l'inquisiteur ne regrette pas son geste, car il avait au moins tenu sa parole envers Clémence.

« Ne vous inquiétez pas trop pour cela. Ce n'est pas grand chose, et je ne vous en veux en aucun cas, si tant est que vous ayez ce sentiment. Je ne regrette pas de leur avoir caché la vérité. Si je leur avais tout dit, tout ne se serait moins bien passé. »

Andran garda le silence, baissa la tête sur ses mains qui tiraient sa tunique vers le bas pour la remettre correctement en place. Il avait l'esprit ailleurs, perdu dans ces divers moments passés avec Clémence. Il se souvenait avoir décidé de la garder pour espérer lui apporter l'aide dont elle avait besoin. Mais tout se déroulait au delà d'une simple protection, et, en plus de le hanter, cela commençait à l'effrayer d'autant plus que, plus il était démonstratif, et plus Clémence le repoussait. Néanmoins, il n'était pas obligé de faire tout cela non plus. Peut-être est-il temps de demander conseil auprès de Reold, ou d'un autre chevalier qui serait à même de répondre à ses questions. Andran y songeait de plus en plus.

Clémence avait l'impression de ressentir une lourdeur dans la voix de l'Inquisiteur tandis qu'il s'excusait de son geste. Comme le poids d'émotions bien tristes alors qu'elle venait de lui retirer ses cheveux des mains. Son sourire n'avait donc pas obtenu l'effet escompté. Elle avait l'impression de se trouver dans une impasse où elle n'arrivait pas à comprendre les intentions du chevalier autant qu'il semblait ne pas comprendre ses réactions. A chaque fois qu'il tentait de se rapprocher, elle finissait par prendre peur et se sentir inconfortable devant une situation qu'elle ne maîtrisait pas et dont elle ne parvenait pas à savoir ce qu'elle cachait et cela semblait attrister le noble à chaque fois...

-Vous ne me froissez pas, Andran... Confia-t-elle timidement.

Elle n'avait pas souvent prononcé son prénom depuis leur rencontre. Cela lui était étrange et plaisant à la fois...
Elle n'ajouta rien de plus pour essayer de lui faire comprendre qu'il ne lui faisait aucun mal en vérité. Mais elle se trouva bien incapable d'en dire plus. Elle-même n'était pas certaine de ce qu'il se passait et elle ne voulait pas risquer de détruire ce qui existait entre eux par de maladroites paroles... Alors elle se contenta de simplement l'écouter lui apprendre qu'il avait été sanctionné pour avoir tenu sa promesse auprès d'elle. La punition était certes légère mais la symbolique était bien là. Et c'était suffisant à ses yeux. La décision -qu'elle devina venir de Markus qu'elle n'avait plus recroisé depuis son arrivée- lui semblait injuste alors qu'elle savait ne rien pouvoir y faire.

-Je suis désolée... Je vous attire beaucoup d'ennuis. Et ce depuis le premier jour... Dit-elle avant d'esquisser un triste sourire en repensant à leur rencontre.

Elle avait cru comprendre que l'Inquisiteur n'avait que rarement été blessé. Cependant, par sa faute, il avait failli mourir lorsqu'il était venu la secourir. Ensuite, il avait manqué voir son Ordre lui tourner le dos en découvrant qu'il leur avait caché l'ancienne vie de l'estrevine et il obtenait finalement une sanction à cause de son silence... A cause de sa promesse. Il ne lui en voulait pas mais elle ne pouvait que se sentir coupable d'être à l'origine de tout cela.

Le chevalier s'attendait à cette réaction, même s'il lui avait dit que cela ne servait à rien de s'en excuser. Il aurait pu ne pas être puni, et c'était ce qu'il voulait lui faire comprendre. Mais il ne pouvait pas lui reprocher d'être soucieuse de sa situation. Après tout, sans son protecteur, elle aurait sûrement été exclue depuis un moment.

« Il ne faut pas voir le verre à moitié vide. Vous ne m'apportez pas que des ennuis. Une blessure et une punition à deux ronds ne sont pas grand chose face aux moments que nous avons passé ensemble. »

Il gloussa en étirant un sourire timide. Ces petits souvenirs refaisaient surface et ils n'étaient pas déplaisants. S'il avait la possibilité de repartir à zéro, il aurait sûrement fait pareil… à ça près qu'il n'aurait pas ciblé le bandit avec le bouclier. Mais l'heure n'était plus aux petites discussions en tête à tête et encore moins à l'évocation de ces souvenirs.

« Bon. L'entraînement commencera bientôt, et vous avez sûrement du travail. Je vous laisse finir de vous préparer. À plus tard, Clémence. »

Avec un sourire timide, Andran sortit de sa chambre et sortit dans la cour. L'entrainement commença rapidement, et les chevaliers entrainèrent leur endurance pour aujourd'hui. Ils portaient de lourds objets sur les épaules ou sur le dos et devaient tenir le plus longtemps possible, ou alors ils faisaient le tour de la cour jusqu'à épuisement. Après cet entraînement tout aussi intense que les autres, ils partirent tous se laver, avant de se changer. Andran profita de l'avance qu'ils avaient sur l'heure du déjeuner pour convier Reold à discuter dans ses quartiers. Le Maître ne comprenait pas trop, mais ils s'isolèrent quand tout le monde quitta les quartiers communs. Reold se tint devant son siège pendant qu'Andran s'assit sur une chaise devant le bureau.

« Qu'est-ce que tu as, mon cher ? Ta sanction ne te plait pas ? » demanda Reold d'un ton narquois.
« Mais non. » Andran garda le silence, hésitant. Pouvait-il vraiment parler de ça ? Même avec son ami ? « Tu… Quand tu revois ton épouse ? Comment ça se passe ? »

Reold soupira. Visiblement, il avait compris où son ami voulait en venir. Il était trop intelligent, et le sous-entendu n'était pas très discret de la part de l'inquisiteur.

« Des problèmes avec ta dulcinée ? »
« Vous dites cela pour m'embêter et vous savez réellement qu'il n'y a rien entre Clémence et moi ou vous croyez que je suis vraiment amoureux ? »
« Les deux. Moi j'ai bien compris que tu lui tournais autour depuis un moment. Sinon tu ne lui aurais pas acheter un cheval, et tu ne t'isolerais pas aussi souvent avec elle. Et surtout, tu aurais déjà dit au Grand Maître que ce n'est “que” ta protégée. »
« C'est plus compliqué que ça, je crois… Je ne pense pas être amoureux, mais je ne peux pas dire que je ne ressens rien. »
« Tu ne sembles pas en être convaincu… Et si c'était vraiment le cas, tu nous l'aurais dit depuis un moment, ou alors tu n'aurais pas choisi Othar. »
« Je n'en sais rien. Depuis que je la connais, j'ai changé à son égard, c'est un fait. Mais je ne sais pas si c'est de l'amour. »
« Oui, oui. Je m'en doute. Expliques-moi tout. »

Andran soupira longuement. Allait-il vraiment exposer ses peines de cœur à son ami ? Il hésitait toujours, mais il avait besoin de réponse à ses questions. Reold était une bonne oreille, mais pas le meilleur avec les femmes. Néanmoins, il était d'une sagesse rare et c'est pourquoi il avait sûrement les meilleurs conseils à donner.

« Ça fait un moment que j'essaie de lui faire comprendre que mon ressenti a changé avec elle et pas simplement avec des mots. Je la touche, je la prends dans mes bras, je lui serre la main… Mais, à chaque fois, elle se renfrogne, change de sujet, et me laisse sans réponse dans une ambiance froide et malaisée. Elle ne veut pas répondre à mes questions. Et quand je la touche, j'ai l'impression que c'est un mur. »
« Pffffff… Andran, Andran, Andran… » soupira le Maître. Il avait presque envie de se moquer tellement la réaction de son ami était idiote. « Il n'y a que Hermann qui pénètre tout ce qui bouge en moins d'une ennéade. Même Hirluïn prend son temps lorsqu'il s'amuse à séduire. Tu ne la connais que depuis une ennéade, et en plus, elle a un vécu douloureux. Tu crois vraiment qu'elle te dira ce qu'elle ressent comme si de rien était ? »
« Je me doute bien qu'elle a peur de me blesser, mais… »
« Ce serait le cas, pas vrai ? Tu viens me voir parce que tu penses qu'elle ne ressent rien ? Tu penses qu'elle te repousse car tu n'es “que” son protecteur, et non pas le “père” qu'elle aurait voulu avoir, ou même le confident qu'elle n'a sûrement jamais connu ? »

Andran garda le silence. La question posée de manière aussi crue le surprit, et le rendait anxieux. En un rien de temps, Reold comprenait ce qui troublait son ami. Évidemment qu'il craignait plus que tout que Clémence ne ressente rien pour lui.

« Écoutes, Andran. Tu es aussi compliqué que la politique. Et je pèse mes mots. » le tança Reold sans pour autant rire de sa réflexion. « Je connais ma femme, et celles de certains autres. J'ai même déjà assisté aux cuisants échecs de certains de nos frères. Crois-moi, si une femme veut repousser, elle repousse et elle fait bien comprendre qu'elle n'attend rien de l'autre. »
« Mais Clémence n'est pas en position de me repousser. Elle sait très bien que cela pourrait me blesser au point de la dédaigner. »
« Oui… te blesser est une chose. Se venger en est une autre. Est-ce que tu serais capable de faire cela, surtout si tu lui as promis de l'aider jusqu'au bout, je me le demande. »

Andran regarda le sol. Reold a raison : s'il bafoue sa promesse, ce serait un déshonneur. Mais l'inquisiteur, pour la première fois de sa vie, doutait de lui. Il se sentait capable de trahir sa promesse s'il se sentait si blessé. Il serait partagé entre son devoir et cette colère qu'il ressentirait dans ce cas. Pouvait-il continuer de côtoyer une femme qu'il affectionne alors qu'elle ne ressent pas la même chose ?Au fond, cela le rendait triste.

« Crois-moi, après tout ce qu'on a accepté avec Markus, si tu l'exclus, je te cogne comme je ne t'ai jamais cogné. Et je ne plaisante pas. »
« Qu'est-ce que je dois faire alors ? »
« Être patient, même si tu ne sais pas attendre, c'est la seule solution. Enfin, ça c'est si tu veux aller plus loin avec elle. Jusqu'à maintenant, tu n'as pas arrêté d'être attentionné, et les femmes adorent cela. Si tu persévères, elle s'ouvrira à toi, c'est inévitable. »
« Et si je fais tout cela pour rien, hein ? Si elle ne ressent rien ? »

Le ton qu'il avait employé ne masquait plus sa crainte de se voir repoussé indéfiniment. Et pourtant, plus elle le repoussait, plus il se sentait vexé, car, au final, elle ne lui disait rien.

« Andran. Pourquoi crois-tu qu'elle t'a invité à manger hors d'ici ? Pourquoi c'est toi qu'elle a choisi pour l'accompagner cueillir des fruits ? Pourquoi crois-tu qu'elle nous évite tous ? Tu es tellement obnubilé par ta peur de l'échec que tu ne vois même pas où tu réussis. Tu es sa seule lumière ici, son seul espoir de ne pas finir sa vie comme une esclave ou une prostituée. Tu es le seul en qui elle a confiance et le seul à qui elle oserait demander les choses les plus incongrues. Elle essaye du mieux qu'elle peut de te faire comprendre qu'elle apprécie être avec toi parce que c'est difficile pour elle, et toi, tu ne vois rien, car que tu veux tout et toujours en un rien de temps. »

Le discours de Reold fut comme un coup de poing en plein ventre. Le Maître le sentait, et sourit à son ami, comme pour essayer de l'encourager. Andran se sentait minable, bête. Il n'arrivait même plus à regarder son ami, comme un enfant qui se fait réprimandé par son père après avoir fait une bêtise.

« Si tout cela lui déplaisait, tu le sentirais. Si tu te montres patient, tu auras ce que tu voudras, que ce soit une filleule, une amie, une confidente ou même une amante. Une femme, c'est comme un jardin : il faut attendre pour avoir les plus belles fleurs. Après, libre à toi de mettre un terme à cela, mais, entre nous soit dit, ce serait la décision la plus idiote que tu n'auras jamais prise de toute ta vie. Sur ce, je te laisse méditer. »

Alors que Reold sortit, Andran resta assis sur sa chaise, au bord des larmes, réfléchissant à cette longue discussion. Son ami avait rapidement saisi le problème, à tel point que le chevalier se sentait bête et ridicule, mais il ne pouvait pas ne pas avoir peur. Mais s'il avait raison ? Si elle s'ouvrait un jour et qu'elle lui disait qu'elle ne voyait pas en lui un protecteur qu'elle dédaignera une fois qu'elle aura retrouvé une sérénité dans sa vie ?
Andran se leva finalement. Il avait encore le temps d'y penser, même s'il se résigna finalement : Reold avait sûrement raison.

Clémence baissa les yeux, assez touchée par les mots d'Andran concernant les moments qu'ils partageaient seuls tous les deux. A l'entendre, cela compensait largement les désagréments causés par sa présence... Elle appréciait bien plus cette démarche sincère qu'une vaine tentative pour la dissuader de croire que tout était sa faute. Car elle était bien la cause de tout ceci et il n'aurait rien pu dire qui lui fasse penser le contraire. En revanche, savoir qu'elle lui apportait plus qu'elle ne le contraignait... Cela avait de quoi alimenter un peu plus son moulin de doutes.

Finalement, le chevalier prit congé pour se rendre à l'entraînement. La jeune femme se retrouva donc de nouveau seule dans sa chambre sans avoir l'intention d'en sortir tout de suite. Elle laissa sa tête basculer en arrière dans un soupir désespéré. Elle voyait bien que quelque chose n'allait pas, qu'ils ne parvenaient plus à être simplement aussi sereins que lors de la cueillette mais elle ne comprenait pas pourquoi. Pourquoi étaient-ils différents l'un avec l'autre ? Pourquoi peinaient-ils à ce point à communiquer ? Comment pouvaient-ils se défaire de cette gêne qui revenait sans cesse ? Milles questions la tourmentait et, alors qu'elle était plongée dans ses sombres pensées, Elise choisit cet instant pour réapparaître, un balai et une pelle à la main. Découvrant la mine déconfite de Clémence, elle s'arrêta net.

-Ça ne va pas ?

L'estrevine lui sourit pour la rassurer.

-Si si, tout va bien. Dit-elle en posant la brosse sur le bureau avant de s'avancer pour récupérer le balai et remercier la jeune femme.
-Tu me rejoins dans la chapelle avec ? Je vais y faire un peu de dépoussiérage, tu t'occuperas du sol ?

Clémence hocha simplement la tête avant que la femme de ménage ne sorte.

Le soir venu, une fois les tâches ménagères du jour terminées et le repas préparé, tout le monde se retrouva dans la salle à manger. L'estrevine ne vit personne arriver, achevant les derniers préparatifs en cuisine avec Hans. Lorsque tous les plats furent sur la table et qu'elle chercha son protecteur du regard pour s'asseoir à ses côtés, comme d'habitude, mais elle ne le trouva pas.

-Il n'est pas là. Déclara Reold à son intention en voyant le regard perdu et inquiet de Clémence. Elle se tourna alors vers le Maître qui désigna la place qu'il lui avait gardé à sa droite. Posant un œil inquiet vers la porte du mess, comme si elle espérait vainement que l'Inquisiteur y apparaisse, elle se résigna néanmoins à aller s'asseoir près de lui. Même si elle ne le craignait, c'était sans doute celui qui lui faisait le moins peur parmi toutes les personnes attablées.
Une fois assise, elle ne mit que quelques secondes avant de se tourner finalement vers Reold.

-Où est-il ?
-Dans mes quartiers. Il a besoin d'un peu de solitude ce soir.

Clémence ne cacha qu'à moitié son trouble. Qu'avait-il bien pu se passer ?
Jusqu'à la fin du repas, elle posa régulièrement son regard sur l'entrée sans que jamais Andran ne s'y présente. Une fois la vaisselle nettoyée et rangée, elle se dirigea vers les chambres. Elle s'arrêta devant sa porte et observa celle qui donnait sur les quartiers de Reold. Elle hésita quelques secondes avant de renoncer à aller le déranger. S'il avait besoin de solitude, sa présence l'incommoderait plus qu'autre chose...

Le lendemain matin, en quittant le mess, elle croisa l'Inquisiteur qui allait manger. Elle le salua et le laissa la dépasser avant de s'arrêter... Une hésitation plus tard, elle se décida à le héler.

-Andran ?... Est-ce que tout va bien ?

Le chevalier lui sourit et la rassura.

-Oui, ne vous inquiétez pas. J'avais seulement besoin de réfléchir. Merci de votre sollicitude Clémence.

Elle hocha la tête pour lui faire savoir que ce n'était rien et lui rendit son sourire, bien qu'encore soucieuse de ce qui avait pu préoccuper le noble au point de s'isoler des heures durant. Elle n'aurait cependant pas l'indiscrétion de lui demander le sujet de ses réflexions, cela ne la concernait sans doute... Seul l'avenir lui apporterait peut-être quelques réponses et ils se quittèrent sur ces mots.