Pour l'Amour de Néera ~ Clémence et Andran

Elenwenas de la Troisième Ennéade de Karfias,
Été de l'An XVII du Onzième Cycle,
Sainte-Berthilde, Marquisat de Sainte-Berthilde,
avec Clémence HADJAOUI.

Aujourd'hui était le jour des prières hebdomadaires pour Néera, la DameDieu. Malgré leur proximité avec Othar, les Marcheurs Austères ne pouvaient pas dédaigner la divinité principale de la religion pentienne. C'était parfois trop long, mais hélas nécessaire. Un simple mauvais moment à passer, si tant est que ce moment était aussi horrible que cela. Alors tout les chevaliers, les non-chevaliers et même le petit personnel allait au Temple pour prier Néera. Pour Andran, ce n'était pas désagréable. Se réfugier près des Dieux n'était pas déplaisant, au contraire. Il pensait à autre chose qu'à l'Ordre ou même à Clémence, qui hantait de plus en plus son esprit.

Sa protégée occupait beaucoup ses pensées et même son cœur en ce moment. Sans cesse à essayer de savoir ce qu'elle ressent au fond d'elle, et à comprendre ce qu'il ressentait lui-même, le chevalier avait du mal à avoir l'esprit en paix pour se consacrer aux Dieux. Cela dit, il arrivait à faire abstraction dans ce genre de moments charnières.

À leur retour de la dévotion, tout le monde prit le temps de discuter. Il n'y avait pas eu d'entraînement donc aucune nécessité de se laver, et il était trop tôt pour manger. Alors, c'était comme un instant de pause. Sauf que pour Andran, les choses seraient différentes. Le regard noir et la voix sèche, Markus convoqua son inquisiteur et son maître dans son bureau. Une fois au deuxième étage du donjon, le Grand Maître demanda à Reold d'aller chercher Clémence. L'humeur de Markus ne se détendait pas. Cela devait être grave, mais Andran eut quelques idées en tête.

Un silence de plomb régnait sur la salle, où les deux hommes attendaient patiemment que Reold leur ramène la jeune femme. Andran craignait surtout qu'elle ne s'effondre face à la froideur dont faisait preuve Markus, et qui était parfois difficile à encaisser. Un petit moment plus tard, on frappa à la porte et Reold ouvrit, suivi de Clémence. Markus congédia son Maître et invita Clémence à s'asseoir devant son bureau. Andran s'assit à côté d'elle, et Markus se plaça en face d'eux. Le chevalier prit discrètement la main de l'estrevine pour l'encourager à rester brave.

« Ce matin se tenait les dévotions pour Néera, et il ne me semble pas vous y avoir vu. Je me trompe ? » demanda Markus d'une voix si froide qu'elle montrait clairement que sa question était rhétorique.

Le Grand Maître tourna la tête vers Andran, le regard toujours aussi noir, si ce n'est plus quand son chevalier était concerné.

« Mes conditions étaient claires. J'accepte de la garder tant qu'elle ne fait pas jaser de quelle que manière ce soit. » reprit le vieillard. « Alors pourquoi n'est-elle pas venue à ces dévotions ?! » tonna-t-il soudainement en tapant sur le bureau. « Une ancienne esclave, je veux bien. Saltimbanque contre son gré, à l'extrême limite, je peux l'accorder. Mais une non-pentienne ?! Ne te moquerais-tu pas un peu de moi, Andran ?! N'abuserais-tu pas trop des mensonges ?! Ou alors tu as peut-être oublié que nous faisons partie d'un Ordre RELIGIEUX dédié au Dieu qui prône la VÉRITÉ !? Qu'est-ce que tu attends, hein ?! Quelles sont tes desseins ?! Que le Haut-Prêtre condamne notre Ordre ? Que l'on devienne tous des hérétiques quand tout le monde saura qu'une non-pentienne arbore nos couleurs ?! Quand est-ce que tu vas arrêter de mettre notre Ordre en danger ?! »

Markus bouillonnait de colère, il avait les joues rouges et serrait la mâchoire. Il regardait Clémence et Andran tour à tour, sans réussir à se détendre. Il ne cessait de grimacer, comme s'il se retenait de porter des coups envers l'un ou l'autre.

« Qu'est-ce que nous faisons maintenant ? Je suis désolé, mais je ne peux pas garder une non-pentienne en ces lieux. »

Andran comprenait ce qu'il sous-entendait et baissa la tête. Il était partagé entre la colère et la tristesse. Surtout, il avait peur pour la promesse qu'il a faite envers Clémence. Il ne pouvait plus réfléchir, ne plus penser à autre chose qu'à elle et à tout ce qu'il ressentait pour elle et au déchirement que ce serait d'être séparé d'elle.

Alors qu’elle était en train de finir de ranger la vaisselle du matin, Reold vint trouver la jeune métisse. Il l’appela simplement par son prénom avant de lui faire signe de la tête pour qu’elle l’accompagne. Elle trouva cela étrange mais obéit sans plus se poser de questions. Elle lui emboîta le pas, ne comprenant pas vraiment où il la conduisait. Elle le suivit à travers la cour, puis en direction du donjon… Il ouvrit la porte de ce bâtiment dans lequel elle n’avait jamais mis les pieds. Elle savait que l’intendant logeait là aussi, peut-être pouvait-elle lui être utile ?… Elle monta les premiers étages sans trop s’inquiéter puis, voyant que le Maître de l’Ordre se dirigeait vers l’escalier montant au dernier niveau, elle se figea. Sans être jamais venue, elle savait ce qui se trouvait là-haut. C’était le bureau de Markus… Et elle prit soudainement peur.
N’entendant plus les pas résonner sur le parquet derrière lui, Reold s’arrêta et se tourna vers la jeune femme. Il pouvait lire dans ses yeux l’émotion qui allait croissante. Il soupira et se rapprocha d’elle pour lui prendre le bras doucement, lui commandant gentiment de continuer à avancer.

-S’il vous plaît, Clémence…

L’attitude du chevalier et son air grave ne l’encougeaient pas à se calmer mais elle se mit de nouveau en marche. Elle n’avait pas vraiment le choix… Et Reold ne le lui laissait pas de toute manière. Telle une accusée, il acheva de l’escorter jusque devant le bureau de Markus. Il ouvrit la porte, la précéda, la fit entrer avant de repartir en fermant derrière lui. A l’invitation du Grand-Maître, elle eut une seconde d’hésitation avant de s’exécuter. Le regard d’Andran ne lui disait rien qui vaille et elle sentait la peur lui nouer de plus en plus le ventre…
A peine assise, l’Inquisiteur lui prit la main comme pour la soutenir devant ce qui s’annonçait être une épreuve. Les premiers mots de Markus cinglèrent, lui glaçant le sang et figeant ses muscles. Elle entendait à peine les mots tant l’attitude du vieil homme l’effrayait et elle ne parvint même pas à répondre à sa question, réalisant à peine qu’il n’attendait pas qu’elle le fasse. Elle sursauta lorsque les poings frappèrent violemment le bureau, sa main se resserrant d’autant sur celle de son protecteur. Puis le ton monta tandis qu’il accablait de plus en plus Andran à cause d’elle. Des larmes silencieuses perlèrent sur ses joues mais aucun sanglot ne la secoua alors que la voix de Markus tonnait encore et toujours. Elle était prostrée, incapable de bouger alors que le déluge ne semblait plus s’arrêter.

Finalement, il y eut une accalmie… Puis le Grand-Maître fit comprendre qu’elle ne pouvait rester plus longtemps parmi eux. Le silence emplit finalement la pièce. Le vieux chevalier posait sur eux un regard furieux et Andran n’osait plus rien dire, conservant les yeux baissés. Clémence se sentait comme en équilibre au bord d’un gouffre et elle ne pouvait compter sur personne pour la rattraper. Markus se tenait derrière elle, prêt à la pousser pour le grand saut… Et il n’y avait qu’elle pour l’arrêter.
Au prix d’un énorme effort, elle fit enfin entrer de l’air dans ses poumons et prit la parole.

-Je… Ne supportant pas le regard que le Grand-Maître posait sur elle, elle baissa les yeux pour ne plus le voir et rassembler son courage afin de poursuivre. Je pourrais pleinement adopter vos croyances…

Elle sentait sur elle les regards des deux hommes silencieux. Elle se sentit oppressée mais elle devait aller jusqu’au bout de sa démarche. Faire comprendre qu’elle ne faisait pas cela par défaut ou dans le seul but de ne pas se voir chassée… Qu’il y avait une véritable raison derrière et cet ultimatum n’était qu’une façon de le réaliser et prendre conscience qu’elle aurait peut-être dû le faire auparavant. Ses larmes de peur ne cessaient de couler le long de ses joues alors qu’elle continuait.

-Je n’ai pas été éduquée dans une religion ou une autre m… mais j’ai vécu deux fois plus longtemps dans votre culture que dans la mienne. J’en ai appelé à Néera plus d’une fois… Si je dois demeurer dans votre pays, je dois adhérer pleinement à vos coutumes. Me convertir au pentianisme n’est pas un sacrifice, je le suis déjà en partie… Je… n’ai simplement pas reçue l’éducation adéquate.

Andran était noué. S'il avait douté de ses propres sentiments jusqu'à ce moment, aujourd'hui, il était sûr : être loin de Clémence était inconcevable. Quand elle prit la parole, les deux hommes la regardèrent, alors que son visage baignait sous les larmes. Ce qu'elle proposait était plausible. Et l'inquisiteur regagnait espoir. Le Grand Maître, lui, était désormais plus surpris qu'énervé.

« Elle a raison, Grand Maître. » ajouta l'inquisiteur aux mots de Clémence. « Il n'est pas trop tard. Et si notre Ordre lutte contre l'hérésie et que c'est écrit dans notre texte, il n'est pas écrit comment. Croyez-vous sincèrement que le clergé nous reprochera le fait d'avoir fait en sorte qu'une personne se convertisse à notre religion ? »

Le ton d'Andran marquait une certaine assurance dans son argumentation. Il était prêt à tout pour que Clémence reste parmi eux, au moins jusqu'à un jour où elle pourra faire sans eux, si tant est que cela soit possible. Markus restait pensif, se léchant les lèvres comme pour se retenir d'hurler de colère une nouvelle fois.

« Essaierais-tu de manipuler nos textes à ton avantage, Straggen ? »
« Le fait est qu'il n'y a pas d'âge pour adopter la religion pentienne, n'est-ce pas ? Il n'est jamais trop tard pour se tourner vers Néera ? Qu'est-ce que cela vous coûte ? Cela prouvera aux yeux du peuple qu'elle n'est pas une infidèle, et vous n'aurez plus de problème concernant la religion. Je me trompe ? »
« Prêt à tout pour la sauver, hein ? Je te reconnais bien là, Straggen… »

Le ton de Markus trahissait une certaine sympathie sur cette dernière remarque. Il connaissait Andran et savait qu'il avait toujours été ainsi. Le chevalier comme dans les légendes, le protecteur de la veuve et de l'orphelin, le bras armé de la justice. Le Grand Maître se radoucit légèrement. Il se tourna vers Clémence.

« Soit. Tu feras les démarches nécessaires auprès des prêtres de Néera. Si j'apprends que tu t'y dérobe ne serait-ce qu'une minute, je vous exclus tout les deux. C'est clair ? Quant à toi, Andran, tu as menti une nouvelle fois. Je suspends ta prime du mois Karfias, et je te mets à l'amende de cinq cents pièces. Cela coule de source, mais tu seras garant de son apprentissage et le seul responsable de ses actes. Si j'entends parler d'un seul impair, UN SEUL, je n'hésiterai pas à vous exclure, est-ce clair ?! »

Andran ne répondit que par un simple hochement de la tête. Markus les congédia et le chevalier sortit en gardant la main de Clémence. La pauvre était rongée par la peur. Il l'emmena jusque dans la Cour qui était désormais déserte, et le chevalier prit le visage de sa protégée, essuyant ses larmes et lui baisant le front, avant de la serrer fort dans ses bras.

« Je suis désolé, Clémence. » dit-il d'une voix presque étranglée. Lui-même avait eu très peur, et c'était rare. « Je suis avec vous. Je serai toujours là pour vous. Je ne vous abandonnerai pour rien au monde, Clémence. Je vous le promets. »

Le chevalier avait légèrement desserré la prise, de peur tout de même d'étouffer la jeune femme. Il ne pouvait pas ne pas penser à ce qu'elle était prête à faire pour rester ici… peut-être pour lui, finalement ? Elle allait se convertir. Un homme pieux comme Andran savait ce que cela représentait, pensant qu'elle refuserait toujours de se convertir. Lui qui ne savait pas si elle ressentait des choses à son égard, peut-être avait-il là une jolie preuve ?

« Je m'en serais voulu pour toujours si vous aviez été exclu. Vous n'imaginez pas à quel point je suis ravi de savoir que vous restez près de nous. »

Le chevalier rompit son étreinte et regarda Clémence dans les yeux. Avec ses paumes, il essuya les dernières larmes sur ses joues et passa les pouces juste en dessous de ses yeux. Ce qui sera sûrement son pire moment ici était passé. Au moins, les questions qu'il se posait après son entre-vue avec Reold ne se posaient plus. Il était prêt à attendre qu'elle s'ouvre à lui, et lui continuerait d'être affectueux et aimant…

A l’injonction de Markus, Clémence se contenta de hocher la tête pour signifier qu’elle avait compris. Il était plus calme mais il avait toujours ce regard noir qu’il avait depuis le premier jour… Certes, leur Ordre l’obligeait à lui venir en aide mais, s’il avait le choix, le Grand-Maître lui tendrait-il vraiment la main ? Elle en doutait de plus en plus.
Andran prit une nouvelle sanction avec double peine. Sans doute pour marquer les esprits mais l’estrevine commençait à en avoir assez d’être la cause de tout ce qu’il devait endurer. Il lui avait déjà fait savoir que son devoir de chevalier et son Ordre étaient sa raison de vivre et son seul but dans la vie. Tout ceci était menacé… par sa faute.

Finalement, l’Inquisiteur l’attira dehors après un dernier coup de semonce de Markus et elle le suivit sans un mot. Ses joues étaient toujours noyées de larmes et elles ne cessèrent de couler que lorsqu’ils descendaient vers le rez-de-chaussée. Une fois dans la cour, Andran l’arrêta et sécha ses joues. Il eut de nouveau pour elle tous ces gestes qu’il lui avait déjà adressé. Elle le laissa faire et, quand vint l’étreinte, elle ne la perçut pas de la même manière que la précédente. Elle fondit de nouveau en larmes, évacuant toute la peur qui l’avait tenaillée au cours de cet entretien. Son visage enfoui dans sa tunique, elle passa ses mains dans son dos et referma ses mains sur le tissu tandis qu’elle pleurait comme elle l’avait rarement fait en sa présence. Cela dura un long moment durant lequel le chevalier ne bougea pas.

-Pourquoi est-ce encore vous qui vous excusez alors que c’est moi qui vous attire des ennuis ? Lâcha-t-elle alors que ses sanglots s’amenuisaient.

Andran relâcha enfin son étreinte mais elle ne chercha pas à s’en défaire pour autant. En cet instant, elle s’y sentait bien et un peu plus en sécurité. Lorsque leurs yeux se croisèrent à nouveau, ses joues étaient de nouveau trempées alors qu’il les avait séchées l’instant d’avant. Il chassa encore ses larmes, la couvrant d’une douceur qui -une fois de plus- lui faisait du bien et la troublait en même temps.

-Oui, je reste. Mais n’est-ce pas reculer pour mieux sauter ? Elle se retira d’entre ses bras en reculant d’un pas. La peur était passée et elle laissait à présent place à cette frustration face à cette succession de situations qui les mettaient toutes dans des postures de plus en plus inconfortables. Ce n’est pas la première fois qu’il me regarde avec désapprobation et j’ai l’impression que je ne conviendrai jamais, que pour eux ma place n’est pas ici.

Reold non plus ne l’avait pas ménagée. Certes, il avait été sous le coup de la colère lorsqu’il avait appris qu’elle était autrefois une esclave saltimbanque et elle pouvait bien l’en excuser. Mais, cette fois, il l’avait jetée dans la fosse sans un mot et à peine une once de délicatesse qui n’avait servi qu’à la faire avancer de nouveau vers son bourreau prêt à lui couper la tête. Si elle lui avait accordé un tant soit peu de confiance, il l’avait perdu désormais. Elle était contrariée, presque en colère mais de plus en plus désemparée. Les efforts qu’elle avait fournis n’avaient visiblement pas aidé à arranger sa situation et elle craignait autant pour elle que pour Andran qui se retrouvait sur la sellette pour l’avoir soutenue tout ce temps.

La tristesse de Clémence touchait le chevalier en plein cœur. Cette situation n'était pas vraiment de sa faute à elle. Le chevalier aurait pu trouver une autre solution que de l'amener ici, mais il avait décidé de l'abriter et de l'aider. Mais, pour une fois, il se sentait impuissant face à sa peur. Pourtant il n'était pas prêt de baisser les bras.

« En vous prenant sous mon aile, j'ai accepté de supporter tout les risques que votre personnalité et votre éducation supposeraient. C'est ça, être chevalier, même si certains ont tendance à l'oublier. Markus est un grand homme, simplement aigri par l'âge. Il en faut peu pour le calmer, vous l'avez bien vu. »

Andran soupira. Depuis le début elle ne convenait pas à un tel milieu que celui des chevaliers d'Othar. Il le savait, mais il ne pouvait pas lui dire pourquoi elle demeurait ici depuis une ennéade. Tout le monde croyait qu'il était amoureux d'elle, et, forcément, il serait mal venu d'exclure l'éventuelle future épouse de l'inquisiteur. Pour eux, sa présence n'était qu'une question de temps. Reold était dans la confidence, et pourrait facilement appuyer ces rumeurs. Et il était son ami, alors il ferait sûrement tout pour qu'Andran fasse avancer sa relation. Cela dit, ce dernier n'osait pas le dire à Clémence. Mais il avait dans l'idée d'approfondir sa relation.

« Quand nous aurons entamé votre conversion, tout rentrera dans l'ordre, vous verrez. Si Markus avait voulu vous exclure pour un oui ou pour un non, il l'aurait déjà fait. Vous n'avez rien à craindre de lui… il est agri mais n'a pas oublié son sens de la justice. »

Andran ne pouvait pas en vouloir à Markus, qui protégeait l'Ordre, ni à Reold, ni aux autres qui se protégeaient aussi. Ils avaient peur, c'est normal. Certains avaient tempérés leurs craintes et faisaient abstraction, pas d'autres. Et dire que l'inquisiteur était connu pour ne pas apprécier les étrangers… les choses avaient bien changé depuis quelques jours.

« Écoutez, Clémence. Tant que je serai là, je vous protégerai. Souvenez-vous, j'ai failli donner ma vie pour vous. Ce n'est pas maintenant que je baisserai les bras, et sûrement pas après tout ce que nous avons vécu ensemble. »

Andran inspira profondément. Il n'avait jamais connu autant de désagréments, et pourtant, Othar sait qu'il avait souvent de l'audace. Tuer deux chevaliers dont la trahison n'était pas avérée au moment où ils furent exécutés était pourtant un acte plus important et risqué que de protéger une jeune femme. Soudainement le chevaler eut une mine triste.

« Je ne veux pas vous sacrifier… » dit-il alors que ses yeux s'embrumaient de larmes. « Et je ne le ferai pas. Je resterai près de vous quelles que soient les conséquences. Vous êtes ma protégée, ma confidente… et je suis votre protecteur, votre chevalier… je vous suis dévoué, et que mon souffle soit damné si je vous abandonne ne serait-ce qu'une seconde. »

Le chevalier sourit tristement puis baisa à nouveau le front de la jeune femme. Il répéta ce geste deux fois. Clémence était trop importante à ses yeux pour qu'il puisse imaginer la sacrifier au profit de l'ordre. Mais ce fait le laissa coi. Il pensait de plus en plus à ses sentiments. Était-ce cela, l'amour paternel ? Un père ne sacrifiait jamais sa fille chérie… enfin, les pères les normaux, plus précisément.

-J'ai l'impression que ses yeux me foudroient à chaque fois qu'il les pose sur moi et cela fait deux fois qu'il vous punit parce que vous avez voulu protéger ce que je suis. On me pardonne d'avoir été saltimbanque parce que je ne l'ai pas voulu mais je n'ai pas non plus voulu être une étrangère ou une "hérétique".

On l'excusait la vie qu'elle avait abandonné parce qu'elle n'y avait pas d'attrait. On lui concéderait son égarement concernant ses croyances à partir du moment où elle suivait la voix de ses hôtes. Mais il y avait des choses qu'elle ne pourrait jamais changer pour parvenir à se fondre totalement dans le décor... Elle aurait toujours son accent, elle aurait toujours cette couleur de peau et elle viendrait toujours d'un autre pays. Est-ce que cela aussi on finirait par le lui reprocher dans quelques jours ? Andran voulut la rassurer en lui disant que Markus aurait pu la chasser bien plus tôt s'il l'avait souhaité. Clémence ne pouvait pas en être convaincue mais elle serait bien obligée de laisser le temps faire son oeuvre et lui apporter les réponses à ses craintes. Elle soupira profondément, lâchant prise pour l'instant.

-Nous verrons bien...
-Écoutez, Clémence. Tant que je serai là, je vous protégerai. Souvenez-vous, j'ai failli donner ma vie pour vous. Ce n'est pas maintenant que je baisserai les bras, et sûrement pas après tout ce que nous avons vécu ensemble.

Ces mots la touchèrent et elle baissa temporairement le regard. Ils se connaissaient depuis deux ennéades seulement mais il s'était passé tellement de choses en si peu de temps... Certaines étaient même de petits miracles pour elle mais -et elle l'ignorait- aussi pour lui. Jamais elle n'aurait pensé pourquoi faire confiance à un homme autre qu'un membre de sa famille un jour. Elle avait cessé d'espérer récupérer sa liberté. Parler de son passé à un autre lui avait semblé impossible jusqu'à cette soirée à l'auberge. Elle redécouvrait ce que c'était que de pouvoir compter sur quelqu'un sans jamais en douter... Oui, ils avaient vécu tout cela ensemble et cela les avait indéniablement rapprochés. Même si la finalité de leur relation restait encore à déterminer.
Mais si elle était touchée par ses intentions, elle avait du mal à ne pas s'y opposer un tant soit peu.

-Vous n'avez pas à tout sacrifier pour moi... Lui dit-elle sur un ton plus calme.
-Je ne veux pas vous sacrifier… et je ne le ferais pas. Je resterai près de vous quelles que soient les conséquences. Vous êtes ma protégée, ma confidente… et je suis votre protecteur, votre chevalier… je vous suis dévoué, et que mon souffle soit damné si je vous abandonne ne serait-ce qu'une seconde.

Clémence resta pantoise devant cette nouvelle promesse assortie d'une certaine déclaration. Celle qui lui faisait comprendre qu'il tenait effectivement à elle. Assez pour risquer de perdre sa place dans l'Ordre... Elle n'eut aucune réaction durant quelques secondes avant de finalement fermer les yeux dans un soupir. Comment continuer à lui dire non après cela ? Alors, pour la première fois, elle franchit d'elle-même le pas qui les séparait et laissa son front venir se poser sur son menton. Elle resta ainsi un petit moment avant de se redresser, croisant de nouveau le regard d'Andran.

-Vous voulez bien me conduire au Temple de Néera ?... Lui demanda-t-elle comme un véritable souhait de sa part.

Même si elle n'était encore jamais sorti sans lui et qu'elle ignorait où se trouvait le lieu de culte de la Déesse-Mère, elle aurait certainement pu se débrouiller toute seule ou demander à quelqu'un d'autre. Elle ne portait plus Reold dans son cœur mais il aurait pu s'assurer lui-même qu'elle faisait bien la démarche qu'elle avait promis en l'accompagnant au Temple. Mais non, c'était de lui dont elle avait besoin et dont elle désirait la compagnie. Lui et personne d'autre.

Le chevalier sourit légèrement. Sans être totalement rassurée, elle ne pleurait plus, recouvrant une certaine lucidité. C'est normal qu'elle ait peur. Markus est un homme sévère. Sévère mais juste, comme on dit souvent. Mais on ne le surnommait pas le Vieux Sage pour rien. Andran avait foi en lui, malgré les évènements récents. Il avait foi en Reold, parce que c'est son ami, et maintenant qu'il est dans la confidence, il comprendrait surement pourquoi l'inquisiteur la protégeait tant.

« Oui, allons-y. Je connais un prêtre très sympathique. Je ferai en sorte que ce soit lui, votre tuteur. »

Le point positif, c'est que tout les soucis allaient être derrière eux désormais. Son passé, sa religion… si elle avait encore des problèmes avec cela, Andran ne comprendra plus. Sa couleur de peau ? Si elle avait été un problème, cela ferait depuis bien longtemps que ce serait remarqué, tout comme son accent. Markus ne la côtoyait pas assez souvent pour que ce soit un problème, et les autres auraient évoqué cela avec le temps.

Andran emmena Clémence hors du sanctuaire de l'Ordre. Ils marchèrent relativement lentement dans les grandes rues de la ville et ce jusqu'au Temple. Une fois à l'entrée, le chevalier se tourna vers sa protégée. Il lui prit les deux mains et les serra doucement, plantant son regard sur le sien. Il était craintif, mais ne le montrait pas. Il ne voulait pas que Clémence n'ait peur.

« Tout va bien se passer. Votre initiation prendra un peu de temps, mais cela n'a rien de compliqué. Ensuite il y aura une cérémonie qui symbolisera votre attachement définitif à Néera. »

Il avait un ton qui voulait rassurer la jeune femme. Après tout, elle ne perdait rien à faire tout cela, bien au contraire. Andran n'avait pas envie de lui reprocher son passé. C'était trop facile et cela ne servirait à rien. Si les autres se montraient aussi matures et logiques, ils feraient de même. Il l'espérait du fond du cœur.

« Père Otheron est un très bon prêtre. En plus, comme tous, ils sont tenus au silence. Si vous avez envie de lui confier des secrets sur quoi que ce soit, n'hésitez pas. Il ne les répétera à personne, comme Sœur Odile. J'apprécie garder vos secrets, mais aucun chevalier ne pourra reprocher à un prêtre de Néera d'avoir gardé le silence. Alors, dites-lui tout ce que vous avez sur le cœur.  »

Contrairement à ce qu'elle croyait à l'époque, Odile n'avait rien dit à Andran de ce que Clémence lui avait dit. Otheron serait pareil, c'est le rôle de ces prêtres et une très grande qualité. C'est pour cela que le chevalier les affectionnait, et la jeune estrevine avait besoin de rencontrer d'autres personnes.

« Ne pensez pas à ce que vous a dit Markus, d'accord ? Ne pensez pas non plus aux autres chevaliers, en fait. Soyez-vous même. Et surtout, ne craignez pas pour votre sécurité. Je ne serai jamais bien loin. »

Andran appela rapidement un initié en lui demandant de lui ramener Père Otheron pour pouvoir discuter avec. L'initié accepta humblement et s'en alla. Le chevalier soupira par le nez. Il caressa doucement les joues de Clémence. Il souriait timidement, espérant qu'elle lui retourne le sien. Elle était si belle quand elle souriait. Sa confiance ne devait pas vaciller maintenant. Il y tenait. Il tenait à son sourire, à sa confiance… il tenait à elle.

Clémence se sentait un peu moins bien qu’à l’accoutumé. Cette entrevue avec le Grand Maître l’avait sévèrement ébranlée, elle qui commençait à peine à se remettre des épreuves qu’elle avait traversé. Elle qui avait laissé s’effondrer ses barrière au contact de l’Inquisiteur pour lui permettre de mieux la comprendre. Elle était émotionnellement épuisée, aussi, leur rythme de marche lui convint parfaitement, n’ayant pas l’énergie d’aller plus vite. Andran avait-il fait exprès de se caler sur elle ?
Elle découvrit le Temple avec un oeil plus las que d’ordinaire, passant sur les colonnes et les représentations de la Déesse sans la moindre émotion autre qu’une grande fatigue dans le regard et de la lourdeur sur les épaules. Elle soupira légèrement après qu’Andran lui ai expliqué ce qui l’attendrait pour sa conversion au pentianisme. Elle ne regrettait d’avoir proposé cette démarche mais elle aurait préféré que cela se passe dans d’autres circonstances et sans que cela n’impacte le maintien de sa présence dans l’Ordre. Formulé de la sorte, cela devenait un ultimatum et plus une question de foi. Certes, cela ne changeait rien au fait qu’elle aurait sans doute fini par demander à adopter cette religion mais la destination et le chemin pour s’y rendre…

L’estrevine fronça légèrement les sourcils, intriguée par le fait que l’Inquisiteur appuie autant sur le devoir de confidentialité des prêtres de Néera. Que pourrait-elle avoir à dire de plus à Otheron que ce qu’elle avait déjà lui avait déjà confié à lui ? Mais elle ne posa pas la question à voix haute et Andran lui donna quelques conseils avant de faire appeler le fameux prêtre vers lequel il voulait l’orienter. Elle lui rendit son sourire timide alors qu’elle sentait ses doigts effleurer une nouvelle fois ses joues. Elle détourna les yeux pour contenir son coeur qu’elle sentait s’emballer. Elle aurait voulu se soustraire à son regard en allant se dissimuler dans ses bras mais se retint. Comment son geste serait-il interprété ? Et puis, il n’étaient pas seuls...

Otheron pointa le bout de son nez rapidement. Il était toujours un prêtre disponible et c'est aussi pourquoi Andran l'appréciait. Il s'approcha lentement, saluant le chevalier et sa protégée en inclinant légèrement la tête, sans oublier d'étirer un léger sourire bienveillant.

« Je vous salue mon père. Je vous présente Clémence. C'est mon amie dont j'aimerais que vous soyez le tuteur pour l'initier à la religion Pentienne et à la DameDieu. »

Le prêtre resta silencieux, fixant la jeune femme, toujours avec le même sourire. Andran n'avait pas hésité sur le choix du mot. Cela l'étonnait lui-même. C'est ce qu'elle était, de près ou de loin, dans tout les cas. Il ne voulait plus cacher l'affection qu'il lui portait. Otheron pouvait être dans la confidence, il était un homme de confiance.

« Normalement, je ne fais plus de tutorat. Mais, je te dois bien cela, Sire et tu sais que j'apprécie t'aider. Je vais la prendre sous mon aile, tu peux me faire confiance. »

Le prêtre se mit devant Clémence. Il avait bien vu qu'elle était mal à l'aise, et qu'elle n'avait pas la mine à prendre des leçons de théologie dès aujourd'hui. Andran tenait surtout à ce qu'elle se libère l'esprit devant le prêtre. Ce n'est pas qu'il ne voulait pas être son confident, mais l'inquisiteur tenait à être prudent depuis les évènements récents. Parler à quelqu'un qui ne doit rien à personne serait plus facile.

« Je vais vous laisser seuls, tout les deux. Vous lui expliquerez comment se déroulera son initiation, mon Père. » Il reprit les mains de Clémence et les serra doucement en approchant son visage du sien. « Détendez-vous, d'accord ? Libérez votre souffle de toutes ces choses qui vous pèsent. Je ne serai pas loin, et je reviendrai vous chercher quand vous aurez terminé. » chuchota-t-il d'une voix douce.

Le chevalier lâcha les mains de sa protégée et s'éloigna d'eux, se dirigeant vers un jardin à proximité. Père Otheron convia Clémence à entrer à l'intérieur. Sans un mot mais sans manquer de bienveillance, il l'emmena jusqu'à une petite salle, assez lumineuse mais qui serait parfaite pour son initiation… et aussi pour sa confession. Si toutefois elle confiait ses problèmes au prêtre.

« Je ne sais pas ce que Sire Andran vous a raconté, mais l'initiation dure plusieurs ennéades, le temps de vous apprendre les valeurs de Néera, ses dogmes, ses cérémonies et ses valeurs. Vous le savez sans doute, la DameDieu prédomine la religion pentienne, et tout savoir sur elle et sur la manière dont on lui rend hommage est primordial. »

Otheron avait une voix douce, malgré son âge relativement avancé. Sa voix ne trahissait pas son âge, même si ses cheveux commençaient à montrer des mèches blanches et quelques rides creusaient son visage. Il était totalement imberbe, et avait les yeux marrons foncés. Mais, comme tout prêtre de Néera, il savait déceler le mal-être et la gêne en chaque personne. Et Clémence ne se cachait même pas. Il la fit s'asseoir sur une chaise, pendant que lui resta debout.

« Jeune fille. Je ne l'ai pas demandé à Sire Andran, mais je vois bien que vous êtes troublée. Et lui aussi l'était. Peut-être voulez-vous me parler de quelque chose ? Je suis tenu au Silence, rien de ce que vous pourrez me dire ici ne sortira de cette salle. »

Le prêtre prit une chaise et s'assit devant Clémence. Son trouble était palpable, et Otheron savait pourquoi Andran tenait à ce qu'il s'occupe d'elle. La confiance que le chevalier lui portait était indéniable. S'il s'agissait d'une simple initiation à la religion pentienne, Andran aurait sûrement demandé à quelqu'un d'autre de le faire… sauf s'il avait une idée derrière la tête.

Clémence avait répondu silencieusement à Andran, hochant simplement de la tête, puis elle le regarda s'éloigner jusqu'à ce que le prêtre requiert son attention. Elle le suivit et entra dans la pièce qu'il lui désignait. Elle la parcourut du regard, étudiant la décoration certes sommaire mais où plusieurs figures de la Dame-Dieu étaient présentes. Elle en reconnut certaines mais, pour les autres, elle ne put que supposer qu'il s'agissait également d'elle ou de l'un de ses symboles. Elle écouta sagement Otheron lui expliquer dans les très grandes lignes ce qui l'attendait. Sur son visage se lisait encore quelques fragments des émotions qui l'avaient traversée et que l'étreinte d'Andran n'avait pas su totalement effacer... La peur, la tristesse, la culpabilité et la colère aussi, un peu...

-Je ferais ce qu'il faudra. Se contenta-t-elle de répondre.

Le prêtre la convia à s'asseoir, Clémence se doutait que cela risquait d'être long, même pour un premier enseignement. Seulement, à sa grande surprise, il ne lui parla pas de religion... Il s'enquit plutôt de savoir ce qu'elle avait et elle fronça légèrement les sourcils, interloquée. Il aurait pu simplement se dire qu'une païenne dans un lieu saint pouvait se sentir mal à l'aise mais il semblait comprendre que là n'était pas le problème. Ni l'Inquisiteur ni elle ne se sentait bien en arrivant et elle pensa aussitôt aux derniers évènements pour fournir une explication à leur comportement.

-Ce que vous avez vu, c'est le fruit de la conversation que nous venons d'avoir avec le Grand Maître de l'Ordre d'Andran. Il m'abrite depuis presque deux ennéades et il était furieux en comprenant que je n'étais pas pentienne. Il a menacé de m'expulser et à sanctionné Andran.

La jeune femme avait encore l'impression d'entendre les poings frappés sur le bureau et la voix du vieil homme tonner plus fort que la foudre. Elle n'avait pas quitté le donjon depuis dix minutes et son esprit ne semblait pas avoir quitté l'antre de Markus...
Réalisant ce qu'elle venait de dire, l'estrevine à l'accent chantant baissa les yeux, ses doigts jouant entre eux avec malaise.

-Nous vous méprenez pas mon père, c'est moi qui ai demandé à venir ici et j'aurais fini par le faire tôt ou tard. J'aurais voulu simplement que ce soit un acte de foi plutôt qu'une contrainte... Et... Le Grand Maître me fait particulièrement peur.

Elle avait hésité à finir sa phrase mais c'était sans doute ce qui éclairerait le plus son comportement que le religieux trouvait si à fleur de peau. Cette confrontation l'avait ébranlée, même si elle était parvenue à y faire face. C'était un effort pour la majorité des personnes de devoir affronter une personne furibonde qui a des motifs valables de vous en vouloir. C'était pire encore pour elle de tenir un tant soit peu tête à un homme... qui plus est aussi en colère.

Le prêtre écouta avec attention la jeune femme. Il ne la coupa pas, et ne laissait transparaitre aucune émotion. S'il tenait Andran (et nombre de ses frères) en haute estime, il est vrai que Markus est un homme spécial. Il est très difficile à cerner et le prêtre ne l'a jamais vraiment apprécié. Cela dit, ce n'est pas ce qui l'étonnait le plus.

« L'Ordre des Marcheurs Austères vous abrite ? » demanda-t-il, interloqué, avant de comprendre le pourquoi du comment. « Oh, je crois comprendre. Sire Andran sanctionné… C'est grâce à lui que vous y siégez ? »

Il reconnaissait bien le chevalier. Le chevalier comme il les aimait, celui qui protège tout ce qui ne le peuvent. Le héros du peuple. Mais visiblement, Clémence ne savait pas tout de la relation entre Andran et Markus. Peut-être que le chevalier ne voulait pas effrayer la jeune femme avec de telles histoires. Or, ce n'était pas au prêtre de tout lui raconter.

« Il est vrai que Sire Markus Stansen est une personne très froide. Cela ne va pas en s'améliorant avec l'âge. » laissa-t-il échapper, sans vraiment vouloir critiquer le personnage.

Otheron resta silencieux un instant. Forcer la foi n'était pas quelque chose de courant, même si la peur renforce souvent ce sentiment. Nombreux sont ceux qui se réfugient derrière les dieux pour exprimer leurs peurs et demander à ce qu'ils les apaisent. Mais le prêtre espérait profondément qu'elle avait une once de foi en elle, que tout ceci n'est pas une mascarade pour échapper à Markus Stansen.

« Je comprends que vous ayez peur de Sire Markus. La foi viendra avec la sérénité. Dans votre état, je préfère m'abstenir de vous donner des leçons. Nous les commencerons demain. Pour l'instant j'aimerais en savoir plus sur vous. Juste vous. »

Le prêtre tenait à ce qu'elle pense à autre chose. Comme si Markus n'existait pas, ni Andran, ni qui que ce soit. Juste elle et lui dans un monde parallèle. Elle devait penser à autre chose, ne serait-ce que pour s'aérer l'esprit pour qu'elle puisse plus facilement apprendre et retenir les leçons qu'il lui donnera.

« Comment êtes-vous arrivé jusqu'ici, depuis combien de temps vous y vivez, comment en êtes-vous arrivé à être abrité par des chevaliers otharites … ? Si cela ne vous dérange pas, j'aimerais que vous me racontiez un peu votre vie, en somme. Je vous rappelle que je suis tenu au Silence, et que rien ne sortira de cette salle. »

Alors qu'Otheron se questionnait sur le fait que l'Ordre soit son refuge, Clémence ne sembla pas comprendre... Et puis, se remémorant son arrivée et les mots de l'Inquisiteur, elle réalisa que le prêtre avait en effet de quoi être surpris. Elle baissa les yeux, à la fois gênée et interloquée.

-Oui... D'habitude, Andran me présente comme sa protégée. Je ne sais pas pourquoi il ne l'a pas fait tout à l'heure.

Il était vrai qu'ils s'étaient rapprochés et que leur relation allait au-delà que ce qui avait été convenu initialement. "Ami" était le moindre terme, bien qu'elle n'aurait su dire si c'était là tout ce qu'ils partageaient... Cependant, lorsqu'il s'agissait de la définir auprès d'un autre, pourquoi ne pas rester sur le fait qu'il veillait sur elle et assurait sa sécurité ? Cela aurait permis à Otheron de mieux la situer ainsi...
Le religieux semblait connaître un peu le Grand Maître. Suffisamment pour savoir que ce n'était pas quelqu'un de facile et depuis assez longtemps pour avoir été témoin de l'évolution des choses. Mais, puisque cet entretien l'avait ébranlée, il ne voulait pas parler de religion ce jour-là... Clémence fronça alors légèrement les sourcils. Pourquoi être venu dans cette pièce dans ce cas ? Et la réponse vint bien vite...

Encore une fois, on voulait savoir qui elle était, d'où elle venait, comment elle était arrivé là... Elle ferma les yeux dans un soupir. Combien de fois avait-elle dû raconter son histoire ou laisser quelqu'un la dévoiler pour elle ces dernières ennéades ? Au moins trois. Et voilà que venait la quatrième.

-Autant que vous sachiez... Laissa-t-elle échapper à mi-voix.

Alors elle lui raconta... L'Ithri'Vaan, sa famille, l'esclavage, la troupe, les danses privées, les bandits, l'arrivée d'Andran, ces deux dernières ennéades dans l'Ordre... Elle ne sentait mieux aux côtés de l'Inquisiteur mais l'insécurité restait bel et bien présente. Cela faisait deux fois que ce qu'elle était -ou avait été- avait failli la voir mettre dehors.

-Je reste dans ce pays parce que j'y suis bien obligée mais, même si Andran me dit le contraire, je ne suis pas sûre que je serais vraiment acceptée un jour... J'ai l'impression de surtout attirer le mauvais œil...

Ce n'était certes pas objectif comme observation mais c'était ce qu'elle ressentait. C'était la première fois en dix-huit ans qu'elle s'était senti bien, sereine... Et, le jour-même, tout c'était effondré. La vie avait repris son cours quelques jours... Puis Markus la convoquait. Son bonheur semblait à portée de main mais plus fragile qu'un château de cartes. Elle avait laissé ses barrières à Châteauvieux et l'avait fait en acceptant de se reposer entièrement sur Andran mais elle commençait presque à le regretter. Sans cela, elle ne se sentirait certainement pas aussi vulnérable aujourd'hui.

Otheron écouta tout ce récit avec attention. S'il n'était pas expérimenté, il aurait sûrement été impressionné par ce récit. Mais, avec toutes les plaintes qu'il entendait par des personnes toutes différentes les unes des autres, cela ne l'étonnait pas réellement. Le prêtre n'était cependant pas là pour juger de cela. Il devait apporter la foi et le réconfort.

« Sire Andran est… différent. C'est vrai. Son altruisme est rare. » commenta-t-il.

Un altruisme que peu de ses frères partageaient vraiment. Le tiers, au plus. Markus était moins buté, avant, lui aussi. Otheron ne pouvait pas lui dire que le chevalier avait tort, mais il ne pouvait pas non plus dire que la jeune femme avait raison. Mais le prêtre était surpris de savoir qu'Andran était prêt à tout pour la protéger. C'est bien la première fois qu'il mettait en danger son propre serment envers l'Ordre.

« Attirer le mauvais œil ? Mais, jeune fille, vous avez un protecteur dévoué, n'est-ce pas ? S'il est venu jusqu'à vous, qui sait si ce n'est pas la volonté de Néera ? »

Le dévouement était une qualité aussi rare qu'importante, Clémence ne semblait pas du même avis. Pourtant, Andran n'était pas un chevalier à négliger. Avec le temps, il s'est taillé une réputation… sinistre d'une part, mais grandiose de l'autre. Il donnait la mort facilement, aimait se battre et aimait la guerre, c'est vrai, mais Néera seule sait à quel point son honneur et son dévouement étaient infaillibles.

« Je vois. Il est le seul à vous accepter comme vous êtes, n'est-il pas ? Ou du moins, l'un de seuls. »

Lui qui était pourtant si méfiant envers ceux qui venaient de l'Est, qui qu'ils soient, il y a encore quelques mois. Cela dit, d'autres Marcheurs Austères n'étaient pas aussi méfiants. Quoique, dans le Nord, il est difficile de se targuer d'une telle qualité. Le prêtre baissa légèrement la tête, d'un air désolé. Il garda le silence un long instant.

« Néera nous a crée ainsi. Tantôt affaibli par la douleur, tantôt galvanisé par l'espérance. » dit-il simplement de sa voix toujours bienveillante. « La DameDieu a voulu que vous rencontriez ce chevalier, Sire Andran. Ce dernier vous a apporté toute l'aide qu'il a pu. Il vous a secouru des bandits, et vous a offert des moments que vous n'avez pas vécu depuis votre enfance. Et vous en avez tiré plus que de la satisfaction. » Il s'arrêta, comme s'il voulait qu'elle donne la réponse elle-même. « Vous en avez tiré de l'espoir. L'espoir que tout ce cauchemar prendrait fin, et que vous pourriez enfin vivre plutôt que survivre. Et c'est pour cela que vous avez baissé la garde, je me trompe ? »

Alors que Clémence venait de beaucoup parler, elle apprécia de garder enfin un peu le silence. Otheron n’avait affiché aucune réaction particulière en apprenant tout ce qui lui était arrivé. Pas d’horreur, pas de colère, pas d’incompréhension dans ses yeux. Seulement un peu de compassion alors qu’elle lui parlait de tout cela avec plus de détachement que ce qu’elle avait fait avec Andran ou Odile. La force de la répétition peut-être, à moins que l’avis du néerite à ce sujet ne lui importe pas.
La métisse écouta le prêtre lui parler de la Dame-Dieu et de la volonté qu’elle avait peut-être mise dans sa rencontre avec l’Inquisiteur. Il la questionna sans le faire vraiment et elle ne sembla pas voir où il voulait en venir, si bien qu’il acheva lui-même son propos. De l’espoir, oui, elle en avait eu. Elle ne pouvait le nier… Mais cela lui avait beaucoup coûté et elle en venait à penser que cela n’avait pas été une si bonne idée que cela en fin de compte.

-Oui, c’est vrai. Andran voulait que je lui fasse confiance et que je m’ouvre à lui. Faire tomber mes barrières était le seul moyen… Mais maintenant je me sens si… vulnérable. Je me repose entièrement sur lui parce qu’il me l’a demandé mais j’ai l’impression que je ne peux plus faire autrement désormais. Lorsqu’il n’est pas là, je ne peux plus me tenir près d’un homme sans prendre sur moi pour de ne pas me paralyser de frayeur. S’il doit sortir du sanctuaire de l’Ordre, je garde la clef de ma chambre dans ma poche en permanence. J’ai besoin de lui… Parce qu’il me protège, parce qu’il est le seul en qui j’ai confiance et qui ne me donne pas l’impression d’être si différente que cela. Mais je ne fais que lui causer des problèmes.

Clémence s’arrêta, pestant contre elle-même.

-Je ne sais même pas pourquoi je vous raconte tout ça…

Elle regarda ses doigts se triturer nerveusement entre eux tandis qu’elle se repassait ses propres paroles en tête, ainsi que celles du prêtre. Il y avait une chose dans ce qu’il avait dit qui lui posait question…

-Et pourquoi la Dame-Dieu se serait-elle penchée sur moi ? En quoi le sort d’un païenne la préoccupe ? Ou… Elle l’a fait pour Andran, mais pourquoi ? Pourquoi moi ?

Le prêtre comprenait un peu le lien qui unissait Clémence à Andran. Elle lui faisait confiance, et a alors offert sa confiance au chevalier, mais seul lui en bénéficiait jusqu'à aujourd'hui. Face aux autres, la jeune femme avait toujours du mal. Seul le temps la guérirait, mais elle devait déjà le savoir. À sa question, Otheron sourit. Un sourire de bienveillance, sans aucune forme de moquerie.

« Vous me racontez tout cela parce que vous enfouissez cela dans votre esprit, et que vous aviez besoin de l'exprimer. » répondit-il. 

Le prêtre se leva, pensif. Que ce soit pour Andran, pour Clémence, ou pour les deux, Néera avait quelque chose en tête. Néera n'ignore pas les infidèles, elle leur tend la main vers la foi. C'est comme ça que le prêtre pensait. C'était une erreur pardonnable, et c'est toute la raison de la conversion.

« Je n'ai pas la réponse à votre question. Qui sait ce que souhaite la DameDieu pour sa création ? Qui sait ce qu'elle réserve à ses fidèles et aux infidèles ? Je ne peux pas parler en son nom, et je ne peux pas me targuer de savoir ses desseins. Libre à vous de découvrir ce qu'elle a prévu pour vous, ou alors de choisir une autre voie, ne croyez-vous pas ? »

Face à l'hésitation de Clémence, le prêtre lui adressa un nouveau sourire chaleureux.

« Nous en avons terminé pour aujourd'hui. Vous avez vécu une journée éprouvante, et je vais vous laisser songer à ce moment. Je vais vous raccompagner. »

Otheron emmena Clémence jusqu'à l'entrée du Temple. Une fois dehors, Andran attendait en bas des escaliers. Quand il vit la jeune femme et le prêtre, il remonta rapidement les marches. Le prêtre souriait toujours.

« Nous avons bien discuté avec Clémence. Je vais vous laisser. À demain, mes chers. » dit-il avant de s'éloigner.

Andran lui souriait en retour et, une fois le prêtre rentré à l'intérieur, il posa ses yeux sur Clémence, et lui prit les mains comme s'il ne l'avait pas vu depuis longtemps. Pourtant il n'était pas inquiet, mais simplement soucieux. Il espérait qu'elle avait joué le jeu, qu'elle s'était confiée à Otheron. Elle pouvait faire d'une pierre deux coups : régler son problème religieux, et avoir une personne à qui se confier sans que cela ne fasse scandale. Et avec un prêtre comme Otheron, si altruiste et bienveillant, il pensait qu'elle pouvait facilement regagner le moral.

« Vous allez mieux ? » demanda-t-il, simplement, d'une voix douce et presque désolée.

Il joignit les deux mains de la jeune femme devant lui et les baisa avant de les lâcher doucement. Le chevalier inspira doucement, regardant longuement sa jeune protégée dans les yeux. Elle semblait épuisée par cette journée. C'était normal, en vérité. Andran ne pouvait pas ne pas comprendre tout cela. Markus était une épreuve difficile. Contrairement à elle, le chevalier s'était adaptée à son caractère difficile, avec le temps. Depuis son gain d'influence au sein de l'Ordre et le duo qu'il formait avec Reold, il était confiant et n'hésitait pas à l'envoyer bouler quand il le pouvait. Mais Clémence était un point faible, et Markus le savait.

« J'espère que vous avez réussi à lui parler. Ce n'est pas facile, je le sais, mais vous en aviez besoin, je le sais et je l'ai tout de suite senti. »

La réponse d’Otheron quant aux intentions de la Déesse était très nébuleuse et elle baissa la tête. A quoi pensait-elle ? Bien sûr qu’il n’en savait rien… Qui le savait hormis un être dont elle ne pouvait que contempler la demeure dans le ciel ? Alors, elle hocha simplement de la tête en signe de connivence. Elle n’avait pas le choix de toute manière. Le prêtre conclut leur entretien ainsi et la raccompagna. Andran les attendait et le rejoignit rapidement avant que le religieux ne prenne finalement congé, leur donnant rendez-vous le lendemain. Clémence acquiesça et le regarda s’éloigner jusqu’à ce que l’Inquisiteur prenne ses mains. Elle se tourna alors vers lui et ne répondit pas à sa question, prenant visiblement le temps de la réflexion. Il baisa alors ses doigts et elle sentit son coeur manquer un battement de surprise. Ce n’était pas un geste ordinaire… Du moins le pensait-elle mais le doute restait permis. Elle plongea dans la confusion et la suite ne fut pas pour l’aider.

Clémence n’en montra rien mais elle resta interdite aux dernières paroles d’Andran. Il avait senti qu’elle avait besoin de parler mais au lieu de l’entretenir lui-même, il l’avait invité à voir Otheron… Pourquoi ne s’était-il pas chargé lui-même de jouer les confidents ? Pourquoi l’orienter vers le prêtre ? Ses secrets lui étaient-ils trop lourds à porter ? Voulait-il mettre de la distance entre eux ? Ou avait-il d’autres raisons de ne plus vouloir lui prêter l’oreille ?
Elle ne posa aucune de ces questions à voix haute. Quelque soit la réponse, elle était persuadée qu’elle ne lui plairait pas et elle en eut soudain le coeur lourd. Lui qui venait de s’alléger avec ce baiser offert à ses mains…

-Je lui ai raconté mon histoire. C’est à peu près tout.

On ne pouvait pas vraiment dire qu’elle allait mieux. Elle était triste, lasse et en proie aux doutes. Milles questions lui tournaient dans la tête à propos de son présent, de son futur, de sa vulnérabilité, d’Andran, des intentions de Néera, de Markus, de Reold, de l’Ordre… Des questions auxquelles elle n’aurait pas de réponses dans les minutes à venir de toute manière. Et puisque l’Inquisiteur ne voulait apparemment plus qu’elle se confie à lui…

-Je voudrais rentrer. J’ai besoin de me reposer. Prétexta-t-elle d’un ton monocorde et légèrement enroué. Ce n’était pas totalement faux mais elle voulait aussi respecter la volonté d’Andran en ne lui parlant pas de ses tourments dont -en plus- il faisait en partie l’objet.

Andran constata rapidement que Clémence ne voulait pas trop en parler. C'était le but de la manœuvre, en soi. Markus ne pouvait la forcer à lui parler de ses sentiments, et Otheron ne lui devait rien. Et Andran sera tranquille à ce niveau-là car plus personne ne pourra dire qu'il était un menteur, même si c'était une promesse et qu'être son confident lui plaisait bien, en soi.

« D'accord. » répondit-il simplement, avant d'ouvrir la marche vers le retour.

Une nouvelle fois, ils prirent leur temps pour rentrer. Le malaise et le silence dominaient l'ambiance. Clémence était fatiguée et lui ne voulait pas la brusquer. Sa maladresse habituelle serait sûrement moins bien perçue que quand elle est de bonne humeur. Une fois arrivés, ils se séparèrent. Andran lui embrassa le front avant qu'elle ne s'en aille se reposer. Le chevalier se dirigea vers la salle à manger, où, quand personne ne s'entraînait, tout le monde passait leur temps. Une fois rentré, il constata qu'un chevalier avait pris la place de l'autre. Terrance était parti pour Arétria, voilà que Kolgrim revenait de son séjour au Duché d'Erac. Ce n'était pas forcément préférable, même si Andran adorait Kolgrim. Il était altruiste, comme Spahi, Hermann ou même Reold. Terrance était dans un entre-deux entre l'altruisme et la malveillance. Quoi qu'il était plus souvent gentil que méchant.

Au moins, Andran put écouter avec les autres le récit de Kolgrim sur cette réunion militaire avec le Duc et tout son entourage. C'était enrichissant, intéressant disait-il. Lui-même put entendre de la bouche de son inquisiteur toute l'histoire avec Clémence. Les bandits, Châteauvieux, son séjour ici et caetera. Kolgrim ne rentra pas dans le jeu de ses frères d'armes : il ne se moquait pas, ne le chargeait pas de reproches. Tout ce qu'il faisait, c'était s'intéresser à elle, à lui, et à leur relation. Le jeune chevalier s'isola avec son inquisiteur pour en discuter. Les deux étaient de proches amis, après tout. Mais Andran appréciait son geste. Pour une fois qu'il n'aurait pas le droit à des moqueries sur Hermann ou même à des piques parce qu'il avait caché la vérité, il ne pouvait pas ne pas être ravi. Kolgrim l'écouta posément, sans se moquer. Il avait senti dès le début que Clémence était un sujet sensible pour Andran. Et, comme il le disait si bien “Laisses les autres parler, et fais ce que tu as à faire.” Othar sait à quel point il avait raison.

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Tariho de la Troisème Ennéade de Karfias,
27ème jour de Karfias, Année XVII du Onzième Cycle,
Sainte-Berthilde, Marquisat de Sainte-Berthilde,
avec Clémence HADJAOUI.

Cela faisait trois jours que Clémence avait commencé ses leçons de théologie et de religion auprès du Prêtre Otheron. Andran l'accompagnait à chaque fois, s'assurant de sa protection. Le chevalier lui donnait toujours des leçons d'écriture, de lecture et de langue quand elle n'était pas trop épuisée et quand elle avait le temps. Cet après-midi, une autre leçon était prévue. Il retrouva Clémence dans sa chambre. Depuis quelques jours, elle avait changé à son égard. C'était son ressenti, mais elle semblait plus distante, plus froide. Le chevalier essaya de passer outre durant la leçon. Aujourd'hui, c'était une dictée. Sur un parchemin, elle devait écrire le long paragraphe qu'il lisait à voix haute. La jeune femme faisait d'énormes progrès. Elle avait une belle calligraphie, quoi qu'elle trahissait ses origines, mais c'était lisible et féminin. Elle lui allait très bien.

Une fois la dictée terminée, ils corrigèrent ensemble avec elle son travail. Quelques fautes par-ci par-là, mais rien de scandaleux. C'était du bon travail. Mais, là encore, il remarqua qu'elle n'était pas pareille qu'avant. Quelque chose avait changé, et cela ne le rassurait pas. Mettait-elle des barrières entre elle et lui par rapport à leur relation ? Souhaitait-elle rester sur une relation “amicale” ? Ces questions turlupinaient l'esprit d'Andran, qui avait la boule au ventre à l'idée d'en parler à la jeune femme. Une fois la leçon bouclée pour de bon, il se décida à prendre son courage à demain.

« Clémence… je… j'aimerais vous parler de quelque chose. »

Le chevalier s'appuya sur la droite du bureau proche de Clémence qui était sur le fauteuil. Il la regardait dans les yeux d'un air aussi triste que sa voix.

« Depuis quelques jours, j'ai l'impression que vous avez changée. » Il se gratte le front, hésitant sur les mots qu'il devait choisir pour lui en parler sans la froisser. « Avant vous aimiez me parler, vous me demandiez de vous accompagner quand vous vouliez quitter la ville… »

Il se sentait stupide. Cela pouvait être le fruit de son imagination, rien de plus ? Ou alors c'était inconsciemment lui qui voulait mettre des barrière ? Ou peut-être qu'il ne se faisait pas d'idées ? Il devait le savoir. Le chevalier inspira profondément.

« J'ai l'impression que vous êtes plus froide, plus distante avec moi. » finit-il par avouer. « Je ne vais pas dire que je suis parfait, car ce n'est absolument pas le cas. Je fais de mon mieux pour que vous vous sentiez bien, et je sais pertinemment que ce n'est pas forcément assez. Mais, je ne sais pas ce que j'ai bien pu récemment faire ou dire pour que vous soyez froide à mon égard… »

Depuis le premier entretien avec le prêtre, Clémence avait changée. Elle ne se montrait plus aussi naturelle avec Andran, lui souriait moins, dissimulait ce qu’elle ressentait, répondait très brièvement à ses questions et parlait peu de manière générale… Les autres membres de l’Ordre n’y avaient sans doute pas vu grand chose puisqu’elle avait toujours été mal à l’aise avec eux. En revanche, l’Inquisiteur ne pouvait passer à côté. Lui semblait toujours égal à lui-même, enfin plus ou moins… Elle avait mis les quelques changements qu’elle avait observé sur le compte de cette distance qu’il avait voulu instaurer entre eux sans qu’elle ne comprenne pourquoi et sans qu’il ne lui explique sa démarche.

L’estrevine progressait très vite au cours de ses leçons avec le chevalier. Elle récupérait les automatismes acquis durant son enfance, connaissait désormais l’alphabet par coeur et reconnaissait les sons qu’ils formaient. Il lui restait encore beaucoup de notions à acquérir en matière de grammaire et d’orthographe mais cela venait petit à petit. Le fait de déjà connaître la langue et savoir la parler sans erreur y était pour beaucoup. Sans compter qu’elle passait un peu de temps à travailler seule chaque jour, penchée au-dessus du bureau, recommençant les exercices de la fois précédente pour achever de les assimiler pleinement.
Cela fonctionnait et Andran était satisfait de ses progrès. Elle le remercia d’un sourire certes discret mais sincère avant de commencer à ranger, jetant les brouillons, mettant de côté les résultats finaux et refermant le flacon d’encre. Alors qu’elle achevait de tout remettre en ordre, l’Inquisiteur vint s’installer à ses côtés et elle leva sur lui des yeux à la fois interloqués et inquiets. Lorsque quelqu’un vous dit qu’il veut vous parler, cela n’a rien de bon en général… De son point de vue en tout cas.

Andran aborda un sujet qui la laissa quelque peu perplexe. En quoi son attitude le dérangeait puisque c’était lui qui l’avait voulu ? C’était plutôt étrange… Ou s’étaient-ils encore mal compris ?
Pourquoi les choses semblaient-elles toujours si compliquées et malaisantes entre eux ?…

Elle garda le silence quelques instants, cherchant ses mots.

-L’autre jour, vous sentiez que j’avais besoin de parler mais vous m’avez conduite chez le prêtre… Certes, pas que pour cela mais vous teniez à ce que je lui parle à lui, et non à vous. J’ai compris vous ne vouliez plus jouer ce rôle envers moi et -même si je ne sais pas pourquoi- je respecte votre choix. Je suis désolée si vous me trouvez trop froide en retour, je dois trouver le juste milieu j’imagine.

Il avait voulu prendre ses distances, elle prenait les siennes. Peut-être un peu trop ? Elle ne comprenait pas où le chevalier voulait en venir avec elle et elle s’était contentée de se protéger de cette manière. Elle avait trop baissé ses barrières avec lui et s’attachait à les rebâtir lentement.

Andran écarquilla les yeux. Elle croyait qu'il voulait mettre des distances ? Tout ça parce qu'il voulait qu'elle parle au prêtre ? Le chevalier ne comprenait plus rien. Il voulait simplement qu'elle parle au prêtre car c'était plus facile, et qu'elle n'aurait pas à en rendre compte devant Markus. S'il avait su qu'elle l'interpréterait ainsi, il aurait sûrement agi différemment. Il déglutit difficilement sa salive.

« Ce n'est pas ça… c'est que… » Le chevalier soupira. Encore une maladresse alors qu'il ne voulais que son bien.  « Je voulais que vous parliez à ce prêtre car il ne doit rien à Markus contrairement à moi. »

Il se sentait bête. Il se redressa et fit quelques pas autour du siège de Clémence avant de se replacer à l'opposé du bureau. Il ne sait pas si elle comprendrait, bien que ses raisons ne soient pas si idiotes que cela. Pour rien au monde Andran ne voulait prendre ses distances avec elle, au contraire. S'il était prêt à sacrifier l'Ordre pour elle, ce n'est sûrement pas pour qu'elle soit froide en retour. Mais pourquoi n'arrivait-il pas à lui avouer tout cela ?

« Écoutez, j'apprécie nos moments en tête-à-tête, et j'apprécie vous connaître toujours plus. Si vous avez envie de me dire des choses, je ne peux pas vous le refuser, mais je veux simplement éviter de nous mettre Markus à dos parce que j'aurais gardé cela pour moi. Et puis… l'autre jour, je savais que je ne serais pas la bonne personne pour parler de tout cela, je me trompe ? »

Andran baissa la tête, fixant le sol. Il n'était pas tout le temps cette bonne personne même s'il faisait de son mieux. Or, si elle pensait qu'il voulait mettre de la distance, et qu'elle faisait tout pour, peut-être n'était-ce pas ce qu'elle souhaitait ? Il était perdu, et, étrangement, il avait peur d'avoir mis inconsciemment un terme à leur relation naissante. Cela attristait son cœur. Lui qui demandait à d'autres comment il devait s'y prendre avec elle…

« Je ne veux qu'il y ait de froid entre nous. Vraiment. Je suis désolé que vous l'ayez interprété ainsi, ce n'était pas ce que je voulais. » dit-il d'une voix triste et sincère. Il posa les yeux sur ceux de la jeune femme. « Depuis la convocation de Markus, j'essaie d'être prudent mais… force est d'admettre que cette situation ne me convient pas. Nous avons vécu beaucoup trop de choses fortes en émotion pour que cela se termine ainsi, vous ne pensez pas ? »

Alors qu’Andran lui expliquait la raison pour laquelle il l’avait orientée vers Otheron, Clémence ne sut quoi dire. Elle fut d’abord soulagée de savoir que sa démarche n’était pas mue par une volonté de sa part de l’éloigner de lui. C’était une autre façon de protéger ses secrets… Et de se protéger lui-même… Cette dernière constatation la ramena à une pensée qu’elle avait eu quelques jours plus tôt mais elle la tût le temps d’écouter le chevalier qui était venu se placer de l’autre côté du bureau.
Elle aurait voulu interrompre l’Inquisiteur dans ses propos mais n’en fit rien. Non, elle n’avait rien eu de particulier à dire à Otheron ce jour-là. Se confier à un inconnu n’était pas dans ses habitudes… Elle lui avait un peu parlé de ses sentiments suite à l’attitude de Markus mais cela n’était sans doute pas une surprise : le vieux chevalier lui-même devait s’être rendu compte qu’il lui faisait peur. En dehors de cela, elle n’avait fait que lui conter son histoire pour qu’il sache d’où elle venait… Elle laissa Andran continuer et lui faire savoir qu’il voulait apprendre à la connaître toujours plus mais il y avait cette menace qui pèserait indéniablement sur sa tête telle une épée de Damoclès…
Lorsqu’il eut fini, elle ne lui répondit pas tout de suite et réfléchit soigneusement à ce qu’elle voulait lui répondre, à ce qu’elle lui devait et à la façon dont elle allait exprimer tout cela.

-Je comprends… Je comprends que vous ne vouliez plus vous mettre en porte à faux avec votre supérieur ou vos amis. Je comprends que le prêtre vous ait semblé être une bonne solution dans ce but. Et je comprends que vous ne souhaitez pas qu’une distance s’instaure entre nous… Elle marqua une pause. Elle n’avait pas envie de prononcer les mots qui allaient suivre mais il le fallait.

-De manière générale, je crois que je n’ai plus rien à cacher de ce qui -pour les vôtres- est une tare. Il savent que j’étais esclave, que je n’avais pas de religion jusque là et je pense qu’il ont compris le reste par eux-mêmes…

Elle avait achevé sa phrase à demi-voix, baissant les yeux. Ils n’avaient jamais utilisé le mot “viol” mais qui n’y avait pas pensé en sachant quel était son statut avant l’intervention d’Andran et en voyant sa façon d’être avec les hommes ? Que pouvait-elle avoir de plus lourd que cela à cacher ? Qu’est-ce qui pourrait encore lui nuire au point que Markus ne décide enfin de la jeter dehors ? Pourtant, l’Inquisiteur avait visiblement peur qu’il ne puisse y avoir autre chose… C’était là la preuve que c’était encore possible.

-Je comprends que vous ayez une obligation d’honnêteté envers l’Ordre et j’ignore qu’elles informations vous leur devez ou non à mon sujet… Vous avez fait tellement pour moi et cela ne vous a apporté que des ennuis. Et je ne veux pas vous mettre encore dans une position délicate.

Que ces mots étaient difficiles… Bien plus qu’elle ne l’aurait pensé, alors qu’elle prenait peut-être plus de gants qu’elle n’aurait dû pour exprimer une chose si simple. Mais était-ce pour lui ou pour elle qu’elle prenait le temps d’en venir à cette conclusion ?

-Si nous continuons à faire connaissance, vous finirez peut-être par apprendre autre chose que Markus et vos compagnons ne doivent pas savoir, alors… Je continuerai de parler au prêtre...

Andran ne savait pas ce qui pourrait lui couter des sanctions dans le passé de Clémence : il était simplement prudent. Ce n'était peut-être pas ce qu'il fallait faire pour leur relation mais c'était le mieux à faire pour que Markus les laisse tranquille quelques temps. Mais il ne sentait pas la jeune femme très attristée ni touchée par tout cela.

« Ce sera plus sûr ainsi. »

Si elle connaissait bien le vieillard, elle saurait qu'il lui est déjà arrivé de taper sur les nerfs de certains des chevaliers pour moins que cela. Elle ne savait sûrement pas non plus qu'une partie des Marcheurs Austères attendaient patiemment que le vieillard décède enfin. Une partie qui équivaut presque à la moitié. Heureusement qu'il était trop vieux pour se mettre dans la confidence des uns et des autres et savoir que sa mort était désirée.

« Je ne sais pas si vous avez d'autres choses à cacher à Markus et aux autres, mais il lui en faut vraiment peu pour qu'il sorte de ses gonds. Si tout ceci ne tenait qu'aux autres, je ne prendrais pas autant de dispositions. »

Force est d'admettre que les autres chevaliers étaient plus compréhensifs que le Grand Maître. Même si Clémence était froide avec eux, cela ne les empêchaient pas de la respecter et d'être courtois avec elle, quelque soit leur ressenti par rapport à elle. L'estrevine pouvait se démener pour Markus, cela ne changerait rien à ses yeux. C'était la différence entre Markus et les autres.

« Pour l'instant, Otheron gardera mieux vos secrets que moi. »

Et, si cela ne la dérangeait pas, tant mieux, même s'il était prêt à penser qu'elle préférait parler à lui plutôt qu'à Otheron. Espérait-il en vain ? Ce n'était pas dans son genre de lâcher les bras, Othar récompensant la persévérance. Mais, à quoi bon donner de sa personne pour rien au final ? Il pensait trop à cela. Il venait de lui avouer qu'il ne voulait plus qu'il y ait de la distance entre eux, et elle l'avait repoussé, encore une fois. En plus de perdre patience, Andran commençait clairement à perdre espoir.

« La leçon est terminée pour aujourd'hui. Vous avez sûrement du travail, et moi aussi. »

Avec un sourire forcé et la boule au ventre, le chevalier quitta la chambre pour se diriger vers la Cour. Il retrouva la majorité de ses frères d'armes, les autres étant à l'intérieur et Reold probablement dans son bureau. Andran essayait de ne pas penser à Clémence et de se vider la tête. Il ne parla même pas de leur conversation et de ce qu'il pensait actuellement. Les derniers chevaliers sortirent pour préparer l'entrainement, et Andran se concentra sur cela. Une fois les exercices terminés, il se lava, se retrouvant seul en tête à tête avec Kolgrim, qui aborda pourtant le sujet. Il était le seul dans la confidence avec Reold, désormais. L'inquisiteur raccourcit vite la discussion sur ce sujet. Ils partirent ensuite manger. Enfin, la journée s'acheva comme toutes les autres : détente, dîner, dodo.

Andran sortit et Clémence ne fit rien pour le retenir. Il avait certes approuvé son choix, le faisant même sien, mais la façon dont il venait de clore la conversation fut tel un coup de poing dans le ventre. Lorsqu’il eut disparu dans la pièce voisine, ses pas s’éloignant toujours plus, elle ferma les yeux et une larme silencieuse perla sur sa joue.
Cela avait été bien plus dur qu’elle ne l’aurait imaginé. Si elle avait cru au départ que c’était lui qui leur imposait une distance, elle avait réalisé tant de choses en l’écoutant… S’il continuait de se rapprocher d’elle, il prendrait le risque de se retrouver de nouveau en conflit avec Markus qui n’hésiterait sans doute plus à le renvoyer définitivement. Malgré cela, il était prêt à le faire pour ne pas avoir à s’éloigner d’elle… Elle était son point faible. Son talon d’Achille. Ce pour quoi il accepterait de tout perdre, y compris cette vie qui lui apportait tant de satisfaction et de joie… Quelque soit les sentiments qu’il nourrissait à son égard, ils étaient forts. Peut-être trop pour qu’il réalise pleinement ce qu’il encourrait en restant près d’elle. Voilà pourquoi c’était à elle de l’éloigner de la menace qu’elle représentait pour lui.
Cependant, en faisant cela, elle s’était rendue compte de la force de ses propres sentiments. Chaque mot avait été un supplice. Mais un supplice qu’elle était prête à endurer pour le sauver. Après tout ce qu’il avait fait pour elle, elle lui devait au moins de l’empêcher de commettre ce qui serait sans doute la plus grosse erreur de sa vie… Elle faisait cela pour lui, parce que c’était la meilleure chose à faire pour le maintenir dans la bonne voie et dans ce poste qu’il aimait tant. Elle ne voulait pas qu’il les perde pour elle… Cela aurait été égoïste de sa part. Il ne devait y avoir qu’elle dans la ligne de mire de Markus… La place d’Andran était ici. Quant à la sienne… Peut-être était elle ailleurs.

Lorsqu’elle sortit enfin de sa chambre, ses joues étaient séchés. Elle dissimula ses yeux rouges en baissant le regard, réaction qui n’avait rien de surprenante lorsque les membres de l’Ordre l’approchaient. Les chevaliers préparaient leur entraînement et elle alla s’occuper du linge afin de se retrouver seule dans un recoin isolé des lieux. Elle n’avait pas envie que qui que ce soit vienne lui parler pour le moment. Le repas fut aussi maigre que silencieux pour elle et, pour la première fois depuis qu’il l’avait sauvée, la présence d’Andran à ses côtés lui laissait une sensation particulièrement froide et malaisante dans le ventre. Elle fut soulagée que le dîner prenne fin et de pouvoir s’isoler de nouveau dans sa chambre pour la nuit...