Demain je serai grande et forte… pas aujourd’hui.

5ieme jour de la 3ieme enneade de Karfias 17, Xieme cycle

Sous le soleil de plomb, encadrée par trois mages du C'nros, la daedhelle avançait.

***

Na'ri lui avait rendu Nessys, mais avait gardé Noisette. Pris hors contexte, il s'agissait d'un choix assez étonnant, car l'esclave était bien plus facile à supporter que le cheval.  Il ne regardait personne de travers, ne cherchait pas l'attention de son entourage, ne se vengeait pas du moindre affront supposé, et surtout, faisait en général ce qu'on attendait lui, et ce avec une application et un sérieux tel que l'Eldéenne le trouvait adorable.

Shyn'tae avait néanmoins une explication toute trouvée à ce mystérieux phénomène :  la prêtresse espérait peut-être que l'absence de la créature démoniaque empêcherait la Phor'dur de se mettre dans une nouvelle situation impossible. C'était en toute objectivité une erreur d'appréciation :

Premièrement, déjà remise en question par les osts et certains de ses hommes(1), ayant perdu une Ordalie(2) et sans défense vu ses blessures, elle n'avait pas besoin de faire quoi que ce soit de notable pour être dans une situation impossible. Pour l'heure, elle ne comptait rien faire qui puisse empirer ladite situation.

Deuxièmement et surtout, le C'nros disposait de montures. Il suffisait que la Phord'ur se serve.

Ce matin, Nessys faisait des travaux d'écriture. Shyn'tae avait jugé sa calligraphie largement insuffisante, et lui avait imposé un cours de rattrapage intensif. Elle craignait qu'à la place de développer un style qui lui soit propre il apprenne à reproduire le sien, mais c'était là un compromis certes gênant mais qu'elle jugeait acceptable.

Ce matin, en raison d'une synchronisation coïncidentale dont seuls les Osts avaient le secret, On avait demandé au C'nros une grande partie de ses effectifs les plus qualifiés, et, une fois le branle bas de combat terminé, la Phord'ur s'était trouvée avec ce qui restait de la réserve. Ce jour là, toutes les unités ne seraient pas entièrement satisfaites du de son institution. Etant donné qu'elle n'avait pas encore appris à multiplier les mages, c'était malheureusement tout à fait d'inévitable.

Ce matin, Na'ri n'était pas venue la visiter, ce qui, au regard des habitudes qu'avait prise la prêtresse était étonnant. Cela tombait neanmoins bien, car les diplomates se rendaient à Sol'dorn. Il lui suffirait de prendre un cheval, de laisser la reserve avec un programme d'entrainement rigoureux, et elle pourrait les accompagner. Cela faisait quelque jours qu'elle travaillait avec eux et le haut prêtre de Tesso à la meilleure façon d'exploiter l'Ordalie prochaine de Kerath à leur avantage. La daedhelle avait sourit en repensant que son père ne pourrait pas se lancer dans l'opération avant une bonne ennéade. Cela valait la peine d'être infirme pour quelques jours. Elle l'espérait en tout cas.

C'était pour cette raison qu'elle se trouvait maintenant dans cette grande salle de pierre fraiche et sombre, au fond d'une grand table autour de laquelle des drows plus âgés devisait d'une mielleuse porteuse à la fois de milles promesses, menaces et mensonges. Observer le ballet des mots au sein de l'assemblée était fascinant. Ils dansaient tantôt comme des épées, prêts à trancher dans les egos, tantôt comme des voiles de soie sensuels et plein de douceur. C'était apaisant, jugeait-elle. Les position évoluaient lentement, comme poussées par des courants marins. La décision de l'Obok était une pièce de plus, qui, bien utilisée, pouvait pousser les lourds vaisseaux de la décision à accélérer s'ils ne voulaient pas s'échouer sur les récifs.

Shyn'tae avait rempli la part des interventions qu'on attendait-elle, en raisonnable représentante d'un état major certes décidé à obtenir une issue favorable, mais également de plus en plus pressé par le temps. Ce n'était que bien plus tard que Xy'thloryth s'était discrètement introduit dans la pièce pour chuchoter à son oreille. Le drow à l'allure desséchée était un vétéran, qui avait vu moult batailles et dont la violence sur le champs de bataille n'égalait que le respect et l'inquiétude qu'il suscitait chez ses pairs. C'était aussi un militaire rigoureux dont la jeune Phord'ur avait apprécié les entrainements. Elle en sortait certes en général aussi abimée qu'humiliée, mais il fallait reconnaitre qu'elle avait ainsi énormément appris.

Un événement inattendu était arrivé au C'nros en son absence, et on requérait immédiatement sa présence.  Elle avait haussé une oreille incrédule en l'écoutant, puis soupiré. Une lueur d'agacement s'était éveillée dans son regard sanguin, et elle s'était levée en silence sans interrompre les discussions en cours pour quitter la salle. Son salut avait été respectueux, puis elle avait disparu.

***

La daedhelle chevauchait aux cotés de son escorte de mages guerriers, dos à la grande cité.  Les deux sœurs que Shyn'tae avait choisi pour son escorte n'étaient pas les meilleures de ses combattants, mais elles étaient largement qualifiés pour l'escorter jusqu'à la cité assiégée. De plus, la Phor'dur les savaient hésitantes à tenter quoi que ce soit qui puisse provoquer la colère de la Ditrown da're. Il était vrai que ce n'était pas là quelque chose qu'elle aurait souhaité non plus. Mais parfois, on manquait d'options, reflechit-elle en conduisant le cheval aux jambes.

Xy'thloryth, puisqu'il avait fait l'effort de faire le messager, s'était joints à elles pour le retour. C'était étrange d'ailleurs. Elle aurait cru le vieux trop fier pour s'abaisser à de telles corvées. Ses camarades chevauchaient en silence. Un frisson la parcourut.


La Phord'ur n'arriva jamais au camp sud.


(1): Surtout les plus ambitieux, abrutis ou audacieux, voire même une combinaison des trois à la fois. C'était son point de vue, il n'engageait qu'elle, car au fond, cela aurait pu décrire les drows dans leur ensemble.
(2): Même avec panache, car que voulez-vous, lorsqu'on est de mauvaise foi, on trouve toujours quelque chose à redire.

Il existe une règle immuable et éternelle que chacun se doit de suivre pour s’assurer de réussir : tout complot se doit d’être discuté à la lumière d’une unique chandelle. Alors Xy'thloryth, préférant mettre toutes ses chances de son côté, fit passer sa main au-dessus de la mèche de la chandelle en question pour l’allumer afin qu’elle serve d’unique source de lumière pour leur conjuration. Comme tout bon maître de cérémonie il attendit une seconde avant de regarder un par un les membres de sa conspirations rassemblés autour de la chandelle. Ke’lshan et Firal le regardaient d’un regard neutre qui lui faisait froid dans le dos mais il n’en montrait rien, après toutes ces années dans le C’nros il savait que l’institution était remplie de requins et que s’il laissait tomber une goutte de sang dans l’eau tout son plan tomberait, sans mauvais jeu de mot, à l’eau. C’étaient en réalité bien ces deux-là dont il se méfiait le plus mais si on ne prend pas de risque l’on n’avance pas et puis c’était un risque qu’il était prêt à prendre car peu importait où le plan échouait sa tête allait tomber de toute façon alors il n’était pas vraiment à ça près. Toutefois ça ne lui plaisait guère de faire reposer l’essentiel de son plan sur deux individus aussi incertains mais quand on n’a pas le choix on fait avec. Il se tourna ensuite vers Tash’var qui avait l’air un peu agacé. Le drow d’à peine trois siècles n’avait pas été difficile à convaincre, sans doute avait-il vu une belle occasion ou peut-être était-ce parce qu’il s’ennuyait, ça Xy’thloryth n’aurait su le dire avec certitude mais peu importait en réalité, le principal c’était qu’il faisait ce qu’on lui disait. C’était le mage le plus impétueux, le plus impatient aussi, la fougue de la jeunesse sans doute et par ces traits de caractère volatiles le vétéran se disait que finalement il pouvait être aussi, si ce n’est plus, dangereux que les deux sœurs.

« Bon qu’est-ce qu’on fait encore là ? » Demanda Tash’var, les bras croisés sur la poitrine, un air renfrogné au visage qui lui donnait un air plus boudeur que réellement courroucé. « On connait déjà le plan ça ne sert à rien de radoter ! » Décroisant ses bras il avait accompagné sa dernière phrase de mouvement amples et outre son impatience c’était surtout son impertinence qui agaçait Xy'thloryth ; comme il le répétait souvent : la jeunesse n’excuse pas tout.

« Peut-être que pour toi ça ne sert à rien mais répéter une dernière fois comme tout va se passer est toujours utile, crois-en mon expérience. »

Le vieux mage guerrier expliqua tout ça sur un ton professoral, il ne lui manquait que des lunettes à remonter de temps en temps pour que le tableau soit complet, en essayant de cacher sa lassitude car, même s’il ne l’admettrait jamais : il trouvait que Tash’var n’avait pas tout à fait tort. Cependant il avait déjà vu des plans bien plus robustes s’écrouler parce que dans le feu de l’action les participants n’avaient pas pu se rappeler ce qu’ils devaient faire et s’il savait une chose c’était que l’apprentissage passe par la répétition. Du coin de l’œil il observa les deux sœurs en se demandant si elles allaient intervenir mais elles restèrent de marbre alors il poursuivit.

« Alors, Ke’lshan et Firal vous allez escorter vous savez qui demain jusqu’à Sol’Dorn. Ensuite on lui laisse un moment, du moins le temps que j’aille vérifier que tout est bon de ton côté Tash’var. Donc tu attendra bien dans le tournant, tu viens dire à Shyn’tae que c’est vraiment urgent et là… » sa voix baissée il frappa d’un coup sec du poing dans sa paume. « Bam ! On lui saute dessus, on la maîtrise et puis on l’amène jusqu’au coin que Top’kek a trouvé. »
« Et pourquoi on ne la tue pas sur la route ? »
« Parce que ça laisse des traces, réfléchis un peu Tash’var ! » En réalité la dernière chose que voulait Xy'thloryth c’était bien que Tash’var se mette à réfléchir.
« Du coup on la tue à la planque ? »
« Alors euh… non. »
« Pourquoi ? »
« Est-ce que j’en pose moi des questions ?! » Devant le silence du jeune mage un sourire satisfait fleurit sur les lèvres du vétéran. « C’est bien ce que je me disais. » En réalité c’était surtout parce que Xy'thloryth avait des comptes à régler qu’il ne voulait pas tuer Shyn’tae immédiatement et puis quitte à avoir sa cible à portée de main autant en profiter. « Ensuite on rentre gentiment au camp, on dit qu’elle est partie faire un truc… »
« Quoi comme truc ? » L’interrompit le plus jeune de l’assemblée.
« J’en sais rien moi, un truc secret ! T’as qu’à dire qu’elle est allé se taper des mercos à Frontière et qu’elle est tombée folle à amoureuse de l’un d’eux pour ce que ça change. »
« Vous pensez vraiment qu’ils vont croire ça ? »
« Tu commences à vraiment trop poser de questions Tash’var. » Après l’avoir foudroyé une énième, et il l’espérait dernière, fois son cadet, Xy'thloryth entreprit d’expliquer la dernière phase de son plan. « Donc après un peu de temps je deviens par défaut le nouveau Phord’ur vu que je suis le doyen du C’nros à Sol’Dorn ; et Tash’var si tu continues à m’emmerder c’est toi qui va faire la paperasse pour t’assurer que ceux qui peuvent contester mon nouveau titre soient loin d’ici. » Son sourire triomphal revint en voyant la moue désapprobatrice de l’impatient. « Des questions ? » Les deux sœurs secouèrent lentement la tête avant d’être imitées par Tash’var qui n’avait pas vraiment envie de poser d’autres questions. « Parfait. Dans ce cas : à demain. »

Pour signaler que la séance était terminée il passa à nouveau sa main au-dessus de la chandelle pour l’éteindre. Quelques secondes plus tard il reconnut la voix de Firal pousser un juron. Xy'thloryth devait admettre qu’éteindre la lumière avant que tout le monde ne soit sorti n’était peut-être pas la meilleur idée qu’il ait eu toutefois il fallait admettre que ça avait de la gueule.

Le desert, entre Sol'dorn et le camp sud

Xy'thloryth ne comprenait pas la jeune Phord'ur. Il ne comprenait pas non plus, comme beaucoup, comment la nouvelle Ditrown Da're avait pu la mettre à cette place là. Où plutôt il avait une idée. Peut-être avait-elle peur que quelqu'un cherche à la détrôner, et avait donc donné la fonction à son animal de compagnie. Cela faisait depuis le début du siege qu'elle lui cassait les couille. Elle était très forte à ce jeu là, se prendre réellement pour une dirigeante alors qu'elle n'était qu'une gamine à peine sortie du berceau, une arriviste arrogante. Le C'nros était la risée des osts, cela ne pouvait plus durer.  

L'Renor Crysto serait de retour dans quelques jours. La gamine avait perdu une ordalie contre l'Obok Senger du 2ieme Ost, c'était un animal blessé. Elle avait été remarquablement prudente jusqu'à présent, mais Xy'thloryth savait qu'il suffisait d'être patient. Il savait aussi qu'il suffirait de tenir à distance les crétins, et lorsque la Ditrown da're arriverait, elle aurait un véritable Phord'ur à la barre.

Il était temps d'agir, tout était prêt. Il n'y aurait pas d'autres occasions comme celle-là

Il donna le signal.

La tension avait grandi dans le ventre de la fameuse gamine, telle une boule dure faite d'angoisse solidifiée. Cette boule s'était nourrie de détails, de reflexions et surtout d'une intuition dont elle ne parvenait pas à se défaire. Pourquoi Xy est-il ici. Une seule réponse s'imposait. Tu es coincée.  Et c'était vrai, comme d'habitude. A cet endroit, le chemin faisait un détour qui faisait qu'il n'était visible ni de Sol'dorn, ni du camp sud.

Elle éperonna brusquement son cheval et se coucha sur sa selle.

Si cela avait été noisette, elle avait une vague idée de ce qui se serait produit, et elle lui aurait donné une friandise. Mais ce n'était pas Noisette. La bête hennit, se cabra, et propulsa sa cavaliere dans les airs sous le regard heberlué de Xy'thloryth, Ke'Ishan et Firal, lesquels n'avaient pas prévu que la monture fasse partie de la conspiration.

Shyn'tae se vit tomber au ralentit alors que le cheval galopait au loin. Finalement, elle regrettait Noisette.

Ce fut la derniere chose qu'elle pensa avant que sa tête ne heurte un rocher et qu'elle perde connaissance. Les trois mages regardèrent un long instant la daedhelle étalée par terre sur le dos, manifestement inconsciente.

Firal fuit la premiere à ouvrir la parole.
- Xy, que fait-on?"
- Vous en avez beaucoup des questions débiles? Ramassez-là et emportez là  jusqu'à la planque. Et ne m'appelez pas sous ce diminutif stupide, nous n'avons pas élevé les Morgal ensemble."
- Excusez-moi Maitre Xy'thloryth"

Ce plan était parfait.

***

Le camp sud, un peu plus tard

Xy'thloryth fut le premier à rejoindre le camp. D'un sourire léger, il rassura ses complices restés sur place. Tout se déroulait exactement comme il l'avait prévu, ou presque. Le drow eut un instant envie de rire, mais cela aurait certainement éveillé les soupçons.  Il se retint donc et traversa le camp pour s'approcher du bureau couvert de paperasse derriere lequel  la gamine s'était tenue jusqu'à present. Une dague gravée aux marques de Kiel et une statuette hideuse y étaient aussi posées. Le daedhel se pencha pour les observer de plus prêt chaque objet. La dague était finement travaillée, il pourrait bien la garder en souvenir, et la glissa donc à sa ceinture.

D'une pichenette il fit tomber la statue. Elle roula au sol.

Et il s'assit.

Maitre Liss'na et les autres agitateurs du même genre seraient très occupés dans les prochains jours. Trop pour venir le déranger. Cela risquait d'affecter les missions des Osts, mais ils sauraient se débrouiller. De plus, toute cette affaire de siège n'était qu'un simulacre d'operation militaire. S'il n'en tenait qu'à lui, on aurait déjà brulé cette cité et ses habitants. Le plus dur serait d'expliquer les raisons de la disparition de la gamine.

A sa grande surprise, la rumeur enfla d'elle-même. Il lui suffisait d'avoir l'air surpris et désolé qu'elle ne soit pas rentrée pour qu'on lui raconte moult histoires fascinantes.

Pour l'un elle avait déserté par incapacité à supporter la pression liée à sa charge. Pour un autre parce qu'elle serait allée rejoindre une ténébreuse amante humaine qui l'aurait enchantée (sa préférée, car il était un grand romantique), et pour un troisieme qu'elle était en mission secrète pour l'avatar d'Uriz. Cette dernière rumeur l'agaçant prodigieusement, il avait pris soin de faire taire son auteur.

Ce plan était encore plus parfait qu'il ne l'avait imaginé. A moins que ce ne soient les drows qui soient stupides. En bon Eldéen, Xy'thloryth choisit la premiere hypothèse sans hésiter.

Cela lui donnait envie de visiter son nouvel animal de compagnie.

Assise sur la corniche de la tourelle, surplombant les tentes de la Doth’Ka, elle admirait au loin la ville drôlement assiégée de ses yeux sanguins, orange, qui venaient à s’assombrir à mesure que la nuit déposait son voile sur les terres de l’Est. Les bruits du camp s’estompaient peu à peu ; il y a deux ans, au commencement de ce siège, ces mêmes bruits ne cessaient jamais, au mieux se relayaient-ils lorsque les bâtisseurs et autres soldats rendaient grâce aux dieux sombres, s’arrêtant pour prier. Désormais, les nuits étaient calmes. Pensait-elle à tous ces ouvriers, ces esclaves épuisés sous les ordres incessants des gardes. Pensait-elle à leur sort… indifférente.

Deux individus passèrent en contrebas, enveloppés de capes sombres, discutant des dernières nouvelles. Elle les toisa à peine du regard avant de se lever et d’emprunter l’échelle qui menait à la base de la tour de bois. L’envie irrépressible de rôder parmi les ombres l’avait prise, elle dont les ténèbres étaient sa demeure.

Dépassant des palissades solidement construites, évitant des murets de pierre et traversant des placettes au diamètre restreint par les installations accueillant les différents représentants – le camp sud était le lieu de tous les rassemblements, là où l’État-Major se réunissait et où les relations avec les grandes villes vaanies étaient établies –, elle errait silencieusement dans les allées semblant comme dessinées par un maître d’œuvre. À chaque pas, ses soieries noires effleuraient sa sombre peau telles un cours d’eau se déversant lentement sur de fins et froids galets. La fraîcheur de la soirée s’installait avec monotonie, pourtant, elle ne ressentait pas son étreinte.

La bannière du C’nros flottait à quelques pas, délimitant les abords du campement des mages ; elle aperçut un sombre assis sur un muret, non loin d’elle. Il semblait aiguiser son long couteau avec une sérieuse application. Elle alla à sa rencontre.

« Pourquoi ici, Nuirre ? » demanda-t-elle à son attention, en un noirelfe siffleur et sensuel.

L’individu leva la tête, esquivant les courbes chaleureuses que laissaient transparaître les habits de la femelle, et riva ses yeux dans les siens avant de retourner à son couteau.

« Ça parle beaucoup en ce moment, Dyv’.

- La Phord’ur ?

- Yep. Deux jours qu’on l’a plus vue. Elle aurait déserté, à ce qu’il paraît. »

Tournant la tête, fixant les quelques mages affairés au loin, elle soupira.

« Le nouveau ?

- Il prend plaisir à son nouveau poste. Un vétéran, le plus ancien. Mais il a pas l’air à l’aise avec la paperasse, à ce qu’on m’a dit. »

Après un grognement qui eût suivi le dérapage du couteau, elle poursuivit.

« Et aucun geste du Barra ni du Venorik Kyorl…

- Ils sont occupés ailleurs, Dyv’. Et puis, à part nous, qui en a quelque chose à foutre de sa disparition ?

- Elle m’avait semblée apte au poste.

- Dis ça aux mages…

- Ils n’ont que le pouvoir en tête. Si c’était mon cas, je serais Venorik Kyorl. Or, les choses se passent très bien comme ça.

- Mmh… Toujours est-il que leur histoire de désertion, ça tient pas.

- Elle ne semblait pas rechigner à quoi que ce soit.

- Mais c’est vrai qu’elle a perdu une ordalie. Contre son père…

- J’ai l’ai déjà vu en action… Lui, je veux dire. Crois-moi que ça n’aurait pas été simple de la remporter, pour chacun de nous.

- Tu te prends d’affection pour elle ?

- Non. Mais si on veut mener ce siège à bien, faudrait arrêter les conneries et instaurer un peu d’ordre. D’autant plus qu’Al’Serat n’avait aucun problème avec elle.

- Oui, mais avec son départ…

- C’est pas une raison, on n’est pas des chiens. Merci pour la discussion, Nuirre. »

Tournant les talons, elle s’échappa dans les ombres de la place dans une singulière rapidité.

***

Ajustant son cuir sombre, vérifiant que ses mouvements n’étaient pas impactés par les légères protections qu’elle portait, elle glissa ses armes, deux dagues d’acier odelin, dans les recoins en partie dissimulés de son habit, avant de sortir de la tente. La nuit régnait désormais, maîtresse des intrigues et complots qui se déroulaient sous son emprise. Des torches flanquaient les abords des chemins de terre du camp, rendant davantage service aux Non-drows qu’à la race nyctalope, qui n’en avait de toute évidence pas besoin.

Restant immobile un court instant, arrangeant ses idées, les fixant une à une dans l’ordre qui lui semblait le plus logique, elle réfléchissait aux derniers événements. Une désertion ? Rien ne menaçait le camp, ni le bon déroulement des opérations. Une prise de panique ? La Phord’ur avait jusque-là semblé faire preuve d’un certain sang-froid. Une autre rumeur tendait à faire croire en son amour pour une humaine, mais quoi de plus étrange de quitter son poste pour une telle raison, alors que l’arrivée de la Ditronw Da’re était imminente ? Elle était certaine qu’une telle disparition relevait du complot, et comptait bien prendre part à son élucidation. Si personne n’avait souhaité y prêter attention, serait-elle présente pour tenter de réguler la situation, qui commençait, à son goût, à dégénérer.

Alors qu’elle voulut se rendre au campement du C’nros, où elle aurait pu en apprendre plus sur cette affaire et, pensait-elle, demander audience au nouveau Phord’ur, trois drows discutaient non loin, dont l’un semblait tout juste arrivé. Tout en marchant, elle prêta une oreille attentive à leur conversation.

« Il vient d’arriver, et il a pas l’air content !

- Tu veux dire moins que d’habitude ?

- Je veux dire qu’il vaut mieux éviter son sillage pendant qu’il est là.

- De qui vous parlez ? fit-elle en s’immisçant sans gêne.

- De l’Obok Senger du IIe. »

Ce qui se rapprocha le plus d’un éclair de lucidité fusa dans sa tête : l’Obok Senger avec lequel elle avait chassé quelques ennéades auparavant n’était pas là par hasard, a fortiori deux jours après que sa fille avait disparu – si tant est qu’il soit là pour cela.

Tournant les talons, elle changea de direction pour se diriger vers l’entrée du camp par lequel lui et son escorte devaient être arrivés, déterminée à obtenir toutes les informations qu’il possédait sur la situation.

Sa blessure le faisait toujours souffrir lorsque Murrpau allait suffisamment lentement pour être au trot mais pas assez vite pour aller au galop faisant sauter Kerath sur sa selle, dans ce genre de situation il faisait ralentir ou accélérer sa monture pour éviter que la plaie ne s’ouvre à nouveau. C’était pénible mais de toute façon c’était lui qui dictait la vitesse à laquelle avançait la colonne alors personne ne pouvait se plaindre. Cependant certains avaient voulu protester à son départ, prétextant qu’il n’était pas vraiment en état de bouger et que c’était aller contre l’avis des prêtres de Kiran ; ce qui n’était pas tout à fait faux et un avis qu’il entendait tout à fait mais voilà s’il restait encore un jour de plus alité il finirait par devenir fou et il préférait être blessé que rester inactif. Alors il s’était levé pour aller préparer son félin à pointe, à la grande joie de Kays et Oshovah qui voyaient leur devoir, littéral pour le coup, de garde prétoriens s’achever. Les deux soldats avaient donc emboité le pas à leur général encore torse-nu alors qu’il se dirigeait vers les enclos pour récupérer l’harnachement nécessaire. C’était d’ailleurs une bonne chose qu’il se fasse voir par le reste de ses drows, les daedhels avaient en général la mauvaise habitude d’oublier qui commandait lorsqu’ils ne voyaient pas leurs supérieur pendant quelques temps.

Ce fut donc avec un certain soulagement car enfin il allait pouvoir faire quelque chose, ne serait-ce que simplement bouger, pour rejoindre le prochain exercice qui se trouvait en dehors du camp. Plutôt que de laisser leurs conquêtes pourrir alors les seigneuries libérées du joug despotique étaient mises à contribution, se transformant donc en grand terrain d’entraînement, que ce soit pour les manœuvres et parfois des jeux de guerre. Des entraînements qui étaient bien meilleurs avec la participation du C’nros même si ce dernier avait perdu un peu de son importance auprès des osts mais ce n’était pas une raison pour ne pas travailler avec ; malgré ce que pouvaient dire les soldats tout le monde préférait avoir des mages de guerre de son côté plutôt qu’en face. Toutefois, une fois arrivé à destination, Kerath se rendit compte, lors du premier conseil avec ses officiers et les mages les plus importants qui avaient fait le voyage avec, que quelque chose n’allait pas du tout avec l’affectation desdits mages.

Les questions que le généra posaient aux mages, principalement pourquoi est-ce que ceux qu’il voulait n’étaient pas présents, étaient répondues au pire par un haussement d’épaule et au mieux par quelque chose de vague qui n’était pas vraiment une réponse. Le Senger ordonna donc l’annulation de l’exercice, les troupes passèrent la nuit dans la nature parce que rentrer de nuit était déconseillé, puis le lendemain ils reprirent la route du camp nord. Et il semblait que tout faisait en sorte d’énerver Kerath qui, déjà, avait ordonné aux mages de ne pas venir le voir s’ils voulaient rester en vie, car la météo s’était invitée. En effet l’ennemie de toujours du Senger avait rappliquée, décidée à bien lui pourrir la journée comme il fallait. Mais cette fois la pluie était bien plus pénible que d’ordinaire car elle embourbait les chariots et autres machines qui étaient transportées, forçant la colonne à s’arrêter régulièrement pour désembourber les chariots, ce qui était malheureusement fréquent, et pour réparer les essieux voir parfois les remplacer ce qui coûta une nouvelle journée aux troupes à cause de tout le retard accumulé.

Alors une fois arrivé au camp nord il ne s’arrêta pas pour se changer, il resta en selle, prit une quinzaine de soldats avec lui pour aller au camp sud chercher des réponses vers la seule personne qui s’occupait de l’affectation des mages : sa très chère fille. Il arriva donc aux portes du camp dans son armure rouge et sur un Murrpau encore ruisselant, Tiu’kor flottant au-dessus de lui, appuyant les regards courroucés de son maître par les propres, lançant des couinements énervés sur ceux qui ne se poussaient pas assez vite du chemin du félin à pointe. En effet Kerath n’allait pas ralentir, si quelqu’un était trop lent, stupide, ou les deux, pour rester sur le chemin de Murrpau c’était tant pis pour lui, au mieux il allait se prendre un coup de félin à pointe et au pire il finirait écraser. Le général se dirigea donc vers la tente de sa très chère fille, en faisant ce qu’il pouvait pour contenir sa colère alors qu’il voyait tant de mages simplement discuter comme si de rien n’était.

Elle avait accéléré le pas à l’approche des portes, encore grandes ouvertes à la suite du passage des soldats. De nombreux gardes à la mine renfrognée y étaient postés, comme intimidés par ce qu’ils venaient de voir : une cohorte de guerriers en rogne, suivant un meneur tout aussi aigri qui avait semblé vouloir régler ses comptes.

Voyant les battants se refermer sous l’effort de massives silhouettes, elle jeta un regard vif dans la direction du chemin principal qui s’engouffrait à l’intérieur du camp, adjacent à celui qu’elle avait emprunté, et y aperçut l’arrière-garde du détachement à une centaine de pas. Leur destination lui parut claire : la tente du sous-dirigeant du C’nros. L’Obok Senger avait-il eu vent de la disparition de sa fille ?

Arrivée à hauteur du rassemblement, où les soldats venus du camp nord venaient de s’arrêter devant les premières tentes du C’nros, elle aperçut Nuirre, appuyé contre une barrière de bois qui bordait le chemin, son long couteau à la main. Lui accordant un regard, elle distingua un léger mouvement au niveau de ses doigts, qui semblaient comme l’inviter à approcher.

« Toujours au bon endroit au bon moment, toi…

- Mmh. Tu as vu ?

- Oui. Il faut que je lui parle.

- Je m’abstiendrais, à ta place.

- Garde tes conseils. La tente du Phord’ur ?

- (Soupir) Oui, dépêche-toi si tu veux l’intercepter. »

Ne prenant la peine de poursuivre la conversation, elle esquiva la barrière sur laquelle il était assis pour contourner l’amas de soldats qui obstruaient le passage, gênant les quelques gardes qui rôdaient à cette heure, surveillant les activités de la zone. Plus loin se tenaient de maigres sorciers, qui se concertaient autour d’un feu magique au sein du camp du C’nros ; elle les esquiva également sans leur prêter d’attention, tandis qu’eux l’avaient dévisagée d’un air mauvais, comme désapprouvant sa présence. Réprimant un grognement, elle poursuivit sa route jusqu’à apercevoir une bête massive et quadrupède à l’allure féline qu’elle connaissait bien.

Murrpau se tenait là, patientant tandis que son maître mettait pied à terre à côté de ce qui avait été il y a quelques jours encore la tente de sa fille. Approchant avec grâce, freinant son ardeur et sa hâte, elle se planta à quelques pas du Seigneur de guerre, les mains dans le dos, avant d’élever la voix dans le silence qui abritait depuis peu les messes basses des mages.

« Obok Senger, j’aimerais m’entretenir avec vous. »

Elle n’avait daigné s’annoncer, ni même saluer comme il se devait le Seigneur de guerre d’un ost craint et reconnu, et pour cause : le rôle qu’elle avait joué quelques temps plus tôt à ses côtés, lors de la chasse du despote qu’ils étaient parvenus à occire, avait été percé à jour ; sa qualité de garde silencieuse n’était désormais plus inconnue au Senger, ni même les caractéristiques si mystérieuses et rustres qui seyaient à de pareils individus. Elle n’avait aucun compte à lui rendre, et lui n’en avait aucun non plus, aussi l’urgence de la situation lui avait-elle fait écourter les retrouvailles.

Après qu’il l’avait remarquée et qu’elle avait entendu ses paroles, elle entreprit d’en savoir plus quant à ses informations en tentant de l’informer de la disparition de sa fille, qui, ne le savait-elle encore, avait eu raison de l’organisation des troupes du C’nros dans le camp nord.

« C’est à propos de la Phord’ur Vaen’re. Vous ne la trouverez pas dans cette tente… Elle manque à l’appel depuis deux jours. »

Il avait faire passer Murrpau au galop pour arriver au plus vite dans la tente assignée à Shyn’tae, tant pis pour la tente si elle ne tenait pas le choc, et régler rapidement cette affaire pour pouvoir rentrer dans sa petite forteresse. Il n’avait en réalité envie que d’une chose : se débarasser de la boue tiède qui s’accrochait à son armure et qui s’était incrusté entre les plaques du félin. Même quand il arrêtait de pleuvoir la pluie n’arrêtait pas de l’emmerder. Mais non, il ne pouvait pas faire ça car quelqu’un s’était débrouillé pour ruiner un exercice auquel il voulait participer. A croire que ruiner ce que Kerath voulait faire était devenu un thème récurrent de Shyn’tae ce qui commençait à doucement les lui briser. D’ailleurs c’était justement le bon moment pour aller directement lui dire de bien vouloir arrêter parce que sinon ça risquait de mal se passer. Toutefois ça pouvait très bien mal se passer sans qu’elle ne dise quoi que ce soit car Kerath n’était pas vraiment connu pour sa patience et il en avait déjà atteint les limites. Déjà il pensait à faire exécuter quelques mages pour incompétence, Shyn’tae se trouverait peut-être parmi eux, peut-être pas, il laisserait ça au hasard, ça serait un peu à la discrétion de Tesso, ou de Meingal. Les deux divinités se débrouilleraient bien entre elles, ça n’était plus vraiment de son ressort une fois l’ordre donné.

Mais pour le moment il devait se retenir de ne pas régler sommairement l’affaire, ce qui était de plus ne plus difficile alors que son regard roulait d’un mage à l’autre. Une fois arrivée devant la tente en question il mit pied à terre, grognant à cause de sa blessure. Shyn’tae avait intérêt d’avoir une très bonne excuse ou la protection d’Uriz.

Murrpau avait vu Dyviir s’approcher, contrairement à son maître trop occupé à se dépêtrer avec ses étriers, il avait découvert ses crocs luisants pendant qu’il ajustait sa position, recevoir toute la masse de son imposant cavalier en armure d’un côté n’était pas chose aisée à gérer. Kerath ne fit pas attention à la garde silencieuse qui se trouvait désormais à côté de lui, si ce n’est qu’il fit signe aux soldats l’accompagnant de ne pas intervenir.

« Fait vite. » Répondit-il en grognant alors qu’il commençait à avancer vers la tente.

Murrpau se mit sur l’autre côté, le signe lui était aussi destiné alors l’animal se concentrait sur ce qui les attendait dans la tente, ses oreilles dressées. Kerath avait appris depuis bien longtemps que la peur et le doute pouvaient détruire une armée bien plus vite qu’un millier de lames, après tout c’était un peu ce qui était arrivé au quatrième ost, alors il avait appris à rester stoïque peu importe la situation. Cette capacité lui était particulièrement utile lorsqu’il devait recevoir de mauvaises nouvelles sur le champ de bataille mais ça pouvait aussi servir en dehors comme ce fut le cas devant la tente de sa fille. L’Obok Senger s’arrêta juste devant l’entrée puis se tourna vers Dyviir.

« J’espère qu’elle est morte sinon je vais m’en occuper personnellement. »

Il n’attendit pas de réponse et il entra sans demander la permission, de toute façon ce n’était pas comme si il y avait quiconque pour l’en empêcher, Tiu’kor entra en même temps piaillant tout son soûl, suivit par Murrpau de sa démarche toute féline. Toutefois le bagron se fit vite éclipser par la voix cassante de son maître habituée à aboyer des ordres sur un champ de bataille.

« T’as trente seconds pour m’expliquer tout ce bordel ou je te fais redécouvrir Kiel ! »

En réalité il aurait dit exactement la même chose et de la même façon s’il s’était retrouvé devant Shyn’tae. Il avait crié suffisamment fort pour que le son soit aisément audible bien en dehors de la tente, il ne laissa pas le temps à son occupant de répondre avant d’avancer d’un pas pesant vers le bureau ; évidemment Kerath n’hésitait pas user de violence pour plus ou moins toutes les situations, c’était entre autres pourquoi il était contre-indiqué de l’amener lors des négociations avec les hauts-prêtres de Sol’Dorn. Actuellement Xylophone n’avait qu’une chance pour éviter de se prendre une table dans la gueule. Quant à Murrpau, peut-être avait-il compris la menace verbale, peut-être qu’il réagissait simplement au langage corporel de son maître, dans tous les cas ça ne changeait rien au fait que ses crocs étaient découverts et ses griffes à l’air libre grattaient le sol.

Cela l’avait surprise qu’il avait préféré ne pas relever le caractère étrange de la situation, lui qu’elle avait auparavant dupé, masquée, dissimulée derrière un rôle dans le simple but de satisfaire son envie meurtrière ; il lui avait au contraire intimé de s’exprimer sans ambages quant à cette intrigante nouvelle. Elle qui s’attendait à le trouver contrarié était soulagée que son hostilité soit désormais tournée vers un seul individu : celui qui se trouvait dans la tente, qui qu’il puisse être.

Le toisant d’un air interrogateur tandis qu’il avançait, elle trouva opportun de suivre le Seigneur de guerre, qui comptait confronter le Phord’ur. Vétéran du C’nros, elle l’avait aperçu à plusieurs reprises au détour d’une allée, entretenant fréquemment des conversations secrètes avec d’autres mages du camp sud ; le pensait-elle mâle à alimenter les braises des complots et autres machinations de l’ombre, aussi s’amusait-elle à l’imaginer découvrir les secrets les plus compromettants que possédaient la Doth’Ka et ses espions… Sans doute aurait-il davantage été dans son élément en comptant parmi ses rangs. Elle n’avait pourtant pas imaginé qu’il prendrait son nouveau rôle au sérieux au point d’accepter le risque d’expliquer la situation à la Ditronw Da’re sous peu.

Arrivant à proximité des battants en toile, elle ne laissa transparaître aucune émotion aux états d’âme du Senger, qui semblait maintenant avoir un avis définitif sur l’utilité de sa fille. Aussi acquiesça-t-elle à ses propos en clignant lentement des yeux.

« Allons voir. » lança-t-elle en avisant le bagron et le félin à pointes, qui, était-elle étonnée, les suivaient.

Les hurlements du Seigneur de guerre semblèrent déraciner les attaches de la tente, provoquant une onde de choc si tonitruante que l’individu qui s’y trouvait avait été surpris par le vacarme si soudain. Bondissant de sa large chaise, leur faisant maintenant face, Xy’thloryth se tenait là, planté sur ses appuis, prêt à essuyer les assauts de ses opposants. De tous, ce fut néanmoins Dyviir qui fut la plus discrète : ayant précédé les bêtes du Senger, elle s’était mise de côté et attendait bras croisés contre la solide toile dont était confectionnée la tente, dans la pénombre des bougies allumées sur la table ornée, si bien qu’elle avait semblé ne pas être remarquée du Phord’ur. Kerath avançait, déchaînant sa colère, tandis que Murrpau grognait, toutes griffes dehors.

Elle observait la scène avec attention, faisant montre d’un calme à toute épreuve. La confrontation entamée, elle riva son regard sur celui qu’ils étaient venus rencontrer : Xy’thloryth s’apprêtait à répliquer, tandis qu’elle analysait chacun de ses faits et gestes, l’étudiant tel un rare animal, acculé et forcé de dénouer le mystère de cette disparition.

C'était un euphémisme que de qualifier Xy'thloryth de membre honorable du C'nros. Cela faisait bien trois cent ans que le mage avait rejoint l'institution. Il y avait peu à peu appris à maitriser les éléments. Il y était devenu Maitre. Il ne comptait plus ceux qu'il avait vu partir, de bien des façons différentes, dont certaines qu'il préférait oublier. Xy'hloryth était à la fois un mage et un vieux guerrier. Il aimait dire qu'il partageait les traditions des deux mondes, entre l'amour des choses bien faites et de l'élégance si souvent rencontrée chez les mages et le respect de l'ordre naturel des choses tant apprécié des guerriers drows.

Autant il était profondément respecté de ses subordonnés, autant il ne fallait mieux pas l'emmerder. Il aimait les plans, mais n'aimait pas la politique. A cet égard, être dirigé par une gamine l'avait fait sortir de ses gonds. Que les trouffions du second Ost se permettent ensuite d'utiliser ce prétexte pour manquer de respect à SON INSTITUTION était intolérable. Alors il avait pris les mesures qui s'imposaient. C'était dommage, car Shyn'tae aurait pu avoir du potentiel, si elle avait été moins insupportable. La Ditrown da're serait bien obligée de s'y faire, d'autant plus que rien ne le reliait lui au regrettable événement.

Cela faisait maintenant deux jours que Shyn'tae avait disparue. Les choses reprenaient leur cours. Les drows étaient des experts en paperasserie. Cela s'expliquait aisément. Lorsqu'on n'est jamais certain que quiconque ne disparaisse prématurément dans un accident, il est fondamental d'assurer une transition aussi transparente que possible.

Xy'thloryth était forcé de reconnaitre que Shyn'tae avait plutôt bien fait les choses, même si elle l'avait vu s'écarter des manières traditionnelles de travailler avec les Osts. Elle avait objectivement été à leur petits soins, leur avait beaucoup trop donné, et le Maitre avait peur que les guerriers aient oublié que tout ne leur était pas dus et qu'ils aient perdu tout respect pour le C'nros.

Le nouveau Phord'ur détestait cela, mais il allait devoir donner un tour de vis à tous ses enfants trop gâtés. Restait à trouver comment. Telle était la pensée qui trottait dans son esprit pendant que l'apprenti qu'il avait choisi triait les documents écrits de la main de Shyn'tae, aidé en cela par Nessys, l'esclave de cette dernière.

Lui-même, débout légèrement en retrait, avait été interrompu dans ses pensées par le tumulte en dehors. Un froncement de sourcil plus tard, son oreille effilée s'était tendue dans la direction du vacarme qui témoignait de l'arrivée d'un opportun probablement illustre.

- Quelle est encore cette pagaille.. " Avait-il murmuré en ce redressant pour scruter l'entrée de la tente d'un œil critique.

Et en effet, quelques secondes plus tard, Kerath l'avait franchi, furibond, avec ses trois animaux de compagnie, accompagné d'un concert de hurlements, de grognements et de piaillement. Xy'thloryth avait beau être un ami des bêtes, il les préféraient tout de même en dehors de son bureau. Si les paroles du général n'étaient pas claires, la présence insultante du félin à pointe sous une tente inadaptée le confirmait. C'était là une demonstration de force. Ce n'était pas grave. Son ost le paierait. Mais tout de même, c'était affligeant de voir à quel point Shyn'tae les avait fait tombé bien bas pour qu'un Senger ne se rende pas compte qu'une telle attitude ne pourrait lui être que préjudiciable.

- Obok Senger, si nous faisions les choses dans l'ordre. Commencez par vous calmer. Faites sortir votre charmant félin et ce.. Bagron de ma tente. Alors vous pourrez m'expliquer ce qui justifie votre présence ici. Et je répondrai à vos questions."

En dehors des mages de guerre allaient commencer à s'approcher de la tente. La plupart resteraient à une distance très respectables. Et s'ils se comporteraient avec nonchalance, ils seraient armés.

Tous ne portaient pas Xy'thloryth dans leurs cœurs, et certains avaient réellement apprécié la petite jeune si déterminée. Mais il y avait quelque chose qui les unissait tous: un esprit de corps. Une information enflait vite. On avait vu Kerath, l'obok Senger du second ost, pénétrer dans la tente du Phord'ur, avec un félin à pointe et menacer ce dernier. Il était aussi fait mention d'un bagron en colère, mais tous s'accordaient pour croire à une blague.

leur fierté et leur indépendance rend les mages notoirement difficiles à diriger. Mais il n'y a rien qu'ils détestent le plus que de voir un non mage leur dire quoi faire

La patience de Kerath était une ressource somme toute rare et précieuse, aussi bien pour lui que pour autrui, et il était arrivé à la limite de son stock avant d’entrer alors en entendant Xylophone le général serra les mâchoires et plaqua les mains sur le bureau ; avec un peu de chance il serait assez malin pour comprendre que faire comme les mages qu’il avait reçu pour son exercice, c’est-à-dire ne pas lui répondre ou lui donner des explications si vagues que c’en était ridicule, était une très mauvaise idée. Le Senger avait donné trente secondes au mage et même s’il doutait que ce dernier allait les utiliser pour expliquer ce qui avait bien pu se passer il comptait tout de même attendre que le temps soit écoulé avant de passer à une méthode plus violente.

Mais voilà, le nouveau Phord’ur, arriva vite à la fin des trente secondes imparties, utilisant le reste du temps qui lui restait pour se présenter et expliquer que son nouveau poste était légitime. En réalité Kerath s’en moquait complétement tant que son ost avait les bonnes affectations et que ces dernières ne changeaient pas à la dernière minute le C’nros n’entendrait pas parler de lui. Malheureusement ce n’était pas le cas et il comptait bien y mettre un terme avant que ça ne devienne une habitude.

Dans l’esprit du Senger le compte à rebours arrivait bientôt à sa fin, encore quelques secondes et il pourrait passer ses nerfs sur le mage en face de lui, ce dernier ne pourrait pas dire qu’il n’avait pas été prévenu. Ainsi lorsque le temps fut écoulé Kerath changea sa prise sur la table, l’inversant pour l’envoyer pour l’envoyer voler dans la direction générale de Xylophone. Ce dernier réussit à ne pas se la prendre dans la tête contrairement à ce que voulait le lanceur, mais en même temps s’il avait réussi il aurait été un peu déçu et aurait remis en cause les compétences du nouveau Phord’ur, alors Kerath passa à sa méthode de combat favorite : le pugilat.

C’est donc un général pas content qui sauta sur le mage à la fin de son esquive, visant les bras, Kerath attrapa Xylophone pour le plaquer au sol, profitant de son poids peu commun pour l’immobiliser ; il vint placer un genoux sur le bras du vétéran pour se libérer une main tandis que la seconde tenait l’autre bras en place. De sa main libre il attrapa la gorge et serra.

« C’est la dernière fois que tu me désobéis. » Son visage à quelques centimètres de celui de Xylophone, Kerath avait grogné bien bas sa phrase avant de relever la tête et le mage put sentir une goute épaisse lui tomber sur le front. Si jamais il levait les yeux il pourrait voir un félin à pointe, la gueule ouverte qui salivait. Dehors, la quinzaine de guerriers du second ost, en entendant ce qui se passait à l’intérieur de la tente et la réaction que ça produisait chez les mages alentours, se mirent en formation défensive autour de la tente, formant un demi-cercle. Ce n’était peut-être pas très efficace contre des mages mais ils n’avaient pas vraiment le temps de réfléchir à une solution plus adaptée, ce qu’ils avaient appris à l’entraînement et sur les champs de bataille prenant le pas sur leur raison.

L'apprenti n'avait jamais rien fait de mal à personne, si on omettait ceux qu'il avait torturé ou tué dans l'exercice de ses fonctions, par ferveur religieuse ou simplement par plaisir. Aussi, ce qui advint ce jour là n'était en rien merité.

Sitôt l'irruption de Kerath et sa ménagerie constatée, il n'avait su que faire devant cette débauche de supériorité hiérarchique, et était resté planté là, la plume à la main, au garde à vous, à se demander ce qu'il devait faire ensuite. C'était probablement une excellente idée de rester immobile, supposa-t-il, car pour l'instant, même si l'Obok Senger en colère était posé devant la table, les deux mains appuyés sur celle-ci, il ne s'intéressait pas à lui. Et Maitre Xy'thloryth non plus, ce qui était une bonne chose. Peut-être que s'il restait immobile, il disparaitrait.

Sur ce dernier point, il n'avait pas entièrement tort.

Il y eu un silence alors que les deux chefs se toisaient, que le Phord'ur temporaire meublait en ajoutant les quelques présentations qui avaient été oubliées. L'apprenti nota que Kerath n'en avait manifestement rien à fiche, ce qui n'augurait rien de bon. Xy'thloryth observait le guerrier d'un air désabusé.

Soudain, tout bascula. Tout? Peut-être pas, mais en tout cas la table, si. Xy'thloryth, judicieusement placé, se poussa en dehors du chemin du mobilier que Kerath avait retourné avec grand fracas. Au garde à vous, l'apprenti n'eut pas cette possibilité, et reçu l'objet en plein visage.

C'était pour cette raison que les Maitres préféraient le mobilier en granit, pensa-t-il un instant, alors que le meuble en chêne s'écrasait sur lui. Il était bien plus difficile à soulever, et ce d'autant plus si on le scellait dans le plancher.

L'apprenti poussa un cri qui se superposa au fracas de la table massive. Nessys, l'esclave, disparut aussi sous la table. Néanmoins, en raison de sa grande experience, il réussit à en faire porter la plus grande partie du poids au jeune drow. Le talent résidait en peu de choses. Là il était à l'abri de tout, si on omettait les gémissements plaintifs de son compagnon d'infortune.

Un pas de coté, alors que les documents et les parchemins volaient en tout sens. Maitre Xy'thloryth ne s'était pas attendue à ca. Il ne s'était pas non plus attendu que le drow se jette sur lui ensuite. A deux mètres tout de muscles, le Maitre n'était pas un incapable, loin de là, mais, alors qu'il dégainait son épée, il ne repoussa pas l'expert de la lutte qui le projeta au sol au coin de la tente.

Les vélins, les cartes retombaient doucement. Curieusement le Maitre mage ne se debattit pas, y compris lorsque la bave de Murrpau coula sur son frond, ultime affront. Ses yeux dans ceux de l'Obok Senger soutenaient son regard.

« C’est la dernière fois que tu me désobéis. » grogna Kerath.

Une grande partie de l'entrainement du C'nros consiste à apprendre à garder son calme et sa concentration quelles que soient les circonstances et les insultes.

- Dois-je vous rappeler où vous vous trouvez? Je n'ai pas à obéir aux menaces. Je croyais que vos hommes comptaient pour vous… Si vous allez plus loin, je me demande combien en sortiront vivants. Quels que soient la légitimité de vos griefs… Valent-ils vraiment ce prix?"

C'était une voix pleine de bon sens, celle d'un père bienveillant s'adressant à son enfant turbulent.

Elle n’avait perçu les intentions si soudaines du Senger, bien qu’elle eût senti sa fureur, cette tension monter jusqu’à éclater, profilant un dénouement qui, lui sembla-t-elle, aurait pu s’apparenter à une scène de ménage. Elle qui portait son attention vers le Phord’ur avait vu la table voler, venant heurter l’individu préalablement occupé à celle-ci, affairé devant une pile de papiers qui s’étaient aussitôt disperser. Dans le bazar ambiant, ses sens l’avaient néanmoins prévenue de mouvements à l’extérieur : un rassemblement avait semblé se produire près de la tente. Avait-elle alors pensé aux soldats accompagnant le Senger, prêts à accueillir ce qui en sortirait ou à barrer la route aux quelques téméraires du C’nros venus prêter main forte à leur nouveau supérieur – quoique cette hypothèse lui avait semblé étrange au vu des derniers événements.

Se redressant, prenant machinalement appui sur ses jambes, prête à bondir, elle hésita à intervenir lorsqu’elle vit le Phord’ur subir l’assaut du Seigneur de guerre, puissante créature s’étant ruée sur son adversaire sans faire montre de quelconques civilités. Murrpau les avait rejoints à l’opposé de la tente, dominant les sombres silhouettes de ses muscles saillants, prêts à éclater dans un élan de fureur, tandis que son maître étouffait le vétéran d’une main imposante.

L’apprenti du Phord’ur, qui était parvenu à reprendre son équilibre après s’être dégagé, courut maladroitement en direction de la sortie, trébuchant sur les feuilles et décorations parsemant le sol, avant de se stopper net. Le scintillement d’une lame lui barrait le passage à hauteur de sa gorge. Dyviir, se rapprochant de son visage, fit claquer sa langue en oscillant la tête, l’interdisant formellement de quitter la tente. D’un mouvement de menton, elle lui indiqua la chaise renversée près du deuxième individu à la solde du Phord’ur, qui observait la scène d’un regard ahuri en se tenant immobile.

Les derniers mots de Xy’thloryth venaient d’être dits, et avec eux l’ultime question qui avait sonné comme un affront fait à l’Obok Senger du IIe Ost. Il ne lui fallut qu’un instant pour imaginer la réponse qu’il comptait lui faire ; déterminée à lever le voile sur l’étrange disparition que tous semblaient oublier, elle intervint avec calme et mesure, la voix posée mais appelant tout de même à la discipline.

« Il faut dire que les récents événements ne jouent pas en votre faveur, Phord’ur… annonça-t-elle en s’approchant lentement, ne préférant pas reporter l’attention du félin. Et je doute que la disparition de Vaen’re n’ait eu que des retombées bénéfiques, que vous y soyez mêlé ou non. »

S’approchant davantage, apercevant Murrpau renifler en pivotant légèrement la gueule vers elle, les yeux toujours rivés vers la proie de son maître, elle leva les mains, paumes vers les deux opposants, et opta pour la manière douce : calmer les adversaires et éviter un incident plus ravageur pour l’organisation martiale qu’une simple disparition. Les gardes silencieux apprenaient qu’à chaque conflit pouvait être donné une solution différente, et que toutes les options se devaient d’être explorées afin de choisir la plus efficace d’entre elles. Mener l’enquête sans autre meurtre ni accident lui semblait, à cet instant, être cette option.

« Cependant, intervint-elle de nouveau sans ne laisser à aucun le temps d’une réponse préalable, il serait préférable de régler tout ceci de manière disciplinée. Je sais que vous n’êtes pas d’humeur à prendre des pincettes, Obok Senger, mais je sais aussi que vous ne pouvez pas faire perdre du temps au Triumvirat avec la disparition d’un Phord’ur de plus, pas maintenant. »

Elle baissa les bras et se redressa, tout en affichant un visage sombre empli d’une indifférence mortelle.

« Alors arrêtez ça, et trouvons un moyen de résoudre efficacement nos problèmes. »

Quelque chose dans la tête de Kerath lui disait que ce ne serait pas vraiment une bonne idée de continuer à serrer, aussi bien pour lui que pour ses drows, mais énervé comme il l’était la raison n’avait que peu de place dans ses pensées. C’eut été bien plus facile de se calmer si le mage avait eu la bonne idée de se taire mais ce ne fut malheureusement pas le cas et il put sentir la poigne du Senger se serrer inexorablement. Evidemment c’était un plan que Murrpau ne pouvait que seconder et c’était bien pour ça que, si jamais, Kerath était nommé Karliik Glenn il ne comptait pas désigner son félin à pointe comme son Prime Conseiller. Même s’il fallait admettre que c’était tentant. Tout comme écraser la trachée de Xylophone mais, que voulez-vous ma bonne dame, on ne fait pas toujours ce qu’on veut malheureusement.

Il était d’ailleurs fortement tenté de répondre que, oui, ses griefs valaient le coup car il en allait du fonctionnement de son ost. Comme il ne s’était pas permis de garder un semblant de corruption dans son intendance il ne comptait pas laisser le C’nros mettre en danger ses soldats sous prétexte qu’ils ne faisaient pas correctement leur boulot ; s’il devait une poignée de drows pour en sauver des milliers c’était un sacrifice qu’il était prêt à faire. Et plus il y pensait plus le C’nros lui tapait sur les nerfs alors peut-être que c’était la meilleure chose à faire. L’étau que formait sa main autour de la gorge de Xylophone se serait toujours davantage, inexorablement, bientôt l’air ne passerait plus. Au lieu de ralentir l’inexorable, les paroles de Dyviir ne faisaient que l’accélérer. Jusqu’à ce qu’il fût question de la triumvir. Il fallait admettre que la garde silencieuse n’avait sans doute pas tort or s’il y avait bien une chose que Kerath craignait c’était bien les dieux et, par extension, leurs représentants sur Miradelphia. Alors l’étau autour de la gorge de Xylophone se desserra lentement et le général se releva après avoir lâché le cou du mage. Toutefois il ne résista pas à la tentation de prendre l’impulsion nécessaire pour se relever grâce à son genou, celui qui écrasait l’épaule du Phord’ur.

Une fois debout il regarda l’esclave qui n’avait pas bougé dans le fond de la tente et ne se retourna pas pour faire face à l’apprenti qui avait tenté de partir. Puis il reporta son regard sur le vétéran en face de lui, attendant que ce dernier ne se relève enfin.

« Assis. » Ordonna-t-il une fois le mage sur ses deux jambes, d’une voix claire et forte, habituée à aboyer des ordres sur un champ de bataille, une voix autoritaire qui n’imaginait pas qu’on puisse refuser. Il montra l’exemple en s’asseyant en tailleur sur le sol de la tente, imité par Murrpau qui ne bougea pas d’où il était, restant derrière Xylophone.

La jeune drow avait raison, alors même que Xy'thloryth avait commencé à se concentrer, il s'était interrompu en entendant Dyviir. Autant la perspective de voir quelques membres du second Ost exploser ne lui auraient pas déplu, ne serait-ce que pour l'exemple, autant il fallait bien reconnaitre que le feu d'Uriz risquait de mal le prendre. Cela n'allait pas tout à fait dans les intérêts du Puy d'Elda. Il adressa un regard interrogatif à Kerath, qui se releva soudain en appuyant sur son épaule. Le mage était solide, il encaissa le coup et s'abstint de riposter. Si montrer que le général était doté d'une force et d'une carrure inhabituelle lui permettait de prouver sa supériorité, grand bien lui fasse. Xy'thloryth grimaça même, pour faire bonne mesure.

Puis Kerath s'était assit en tailleur sur le tapis, au beau milieu des papiers qui avaient volé. Non loin d'eux, l'apprenti émit un gémissement, coincé sous la table.

Le guerrier mage aurait voulu rouler des yeux, s'il n'avait pas eu l'impression que son interlocuteur risquait de partir au quart de tour si son entourage ne faisait pas exactement ce qu'il attendait de lui.

Alors, il remit debout la chaise que leur petite dispute avait fait tombé, et s'assit dessus, face au général.

-Permettez juste une petite chose, que nous ne soyons pas trop dérangés par la suite." Il se tourna vers l'entrée, et enchaina d'une voix forte. "Tout va bien. J'ai besoin de deux volontaires. Pour envoyez l'apprenti Ryld auprès des prêtres de Kiran. Il a été maladroit." L'apprenti en question gémit de sous le meuble de chêne massif. Xy'thloryth lui aurait bien demandé de se taire, mais la responsabilité le poussait à se concentrer sur son invité colérique.

-Quel est le problème? Cette gamine inepte m'a laisse un sacré bordel, alors je m'attends à tout." Le vétéran avait soupiré, le poing serré, son agacement et sa lassitude évidentes. La seule évocation de la précédente Phord'ur suffisait apparemment à lui faire perdre son sang froid.

En effet si Xylophone avait fait autre chose que s’asseoir, au sol ou sur une chaise n’importait guère à Kerath, le mage aurait eu des soucis avec le félin à pointe derrière lui. Le général lui fit vaguement signe qu’il donnait son accord, que ça change quoi que ce soit ne lui importait pas plus, pour le moment il était concentré sur son interlocuteur et en effet il valait mieux qu’ils ne soient pas dérangés.

« C’est justement à propos d’elle. » Répondit-il d’une voix plus cassante qu’il ne le pensait. La mention de Krish l’avait calmé malgré lui mais la réplique du mage raviva les flammes de sa colère. Alors certes le nouveau Phord’ur n’avait pas tort, Shyn’tae était en effet une gamine inepte, mais Kerath était le seul à avoir le droit de le dire. « Que lui est-il arrivé? »

Le vétéran avait haussé un sourcil aux mots du guerrier. Qu'il s'intéresse à l'aspirante de la Ditrown Da're était une surprise, une de plus. Était-ce réellement la cause de sa visite ici? Xy'thloryth se prit à esperer que ce n'était pas que ca. La gamine était sans grande importance.

- Nous n'en savons rien pour le moment, j'ai une équipe de mages de guerre partie à sa recherche. Cela fait deux jours maintenant. Elle avait dit vouloir se rendre à frontière, mais elle n'est jamais revenue."

Le drow prit un air agacé. Il était très doué pour ca. A l'arrière plan, deux membres du C'nros entraient dans la pièce, le Maitre pointa la table retournée.

« Vu que tu n'es pas capable de retrouver une gamine je vais m’en charger. Ça tombe bien, j’ai tout un corps d’éclaireur à mes ordres. » Il lança un bref regard à la garde des ombres avant de reprendre. « Où était-elle avant de disparaître? »

Dyviir, le visage froid mais empli d'un enthousiasme meurtrier à peine perceptible, avait regardé les deux mages entrer avec insistance, comme souhaitant clamer que leur présence était de trop, a fortiori au vu des questions qu'ils avaient à poser au Phord'ur. Elle cligna des yeux en réponse au Seigneur de guerre, affirmant sa disponibilité totale quant à cette affaire.

Il était vrai que le mage n'avait pas ce genre de moyens. Il en avait d'autres, bien évidemment, probablement moins indiqué dans la recherche d'individus. Le principal risque était que les hommes de Kerath trouvent sa petite cachette. Il faudrait vite se débarrasser de sa prisonnière. C'était dommage, il aurait aimé faire durer un peu plus les choses. Et peut-être aurait-il pu la forcer à finir les affriolants écrits qu'il avait déniché.

Du regard, le mage parti à la recherche d'une carte, qu'il trouva finalement. Plus précisément sous Murrpau. C'était pour ce genre de raisons qu'on ne faisait pas rentrer les félins à pointe dans les tentes d'état major. Le mage commençait à ressentir des envies de meurtre. Un peu plus loin, ses subordonnés avaient retourné la table, excavant Nessys et l'apprentis. L'un d'un prit aussitôt le jeune drow sur l'épaule, et l'emporta dehors, l'autre decidé de rester dans un coin, les bras croisés. L'esclave avait l'air en bon état. Le Maitre mage fut bien tenté de reconnaitre que ce dernier avait du talent.

- Entre Sol'dorn et le camp sud, à partir à cheval en direction de Frontière. Il se murmure qu'elle fait appel à des mercenaires humains pour certaines tâches. Et elle n'aime pas qu'on se mêle de ses affaires. C'est quelque chose que je respecte."

«Pas d’chance c’est pas mon cas. »

Détendu, il avait posé un coude sur sa cuisse et, penché, observait l'Obok Senger avec curiosité.
-Mais pourquoi est-elle aussi importante pour vous?"

« J’aime pas les déserteurs. Et puis avec elle j’avais pas de soucis d’affectation. Maintenant montres moi où elle était. Précisément. »

-Pour cela, le mieux serait que votre félin à pointe arrête de piétiner la carte." Le mieux serait même qu'il sorte et attende dehors. Mais le mieux serait aussi de ne pas tout faire pour qu'il ait envie de tuer le général, pensa le drow. Il s'abstint néanmoins de le faire remarquer en puisant dans ses reserves de patience limitées, et espéra qu'aucun mage ne déciderait de l'occasion pour se débarrasser de lui tout en faisant un exemple du général. Lui l'aurait fait. Il avait affaire à un fou.

La tentation d’ordonner à Murrpau de sortir les griffes était forte mais plus vite ce problème serait réglé et mieux ce serait. En attendant il pouvait déjà imaginer ce qu’il ferait à sa fille en la retrouvant. Malheureusement ce n’était pas encore fait. Vu que le mage semblait coopératif il n’hésita pas longtemps.

« Murrpau, ici. » Le félin regarda ledit mage une seconde avant de se lever, de s’étirer de tout son long, et de rejoindre son maître. « Je t’en pries. » D’un signe de la main il l’enjoignit à aller chercher la carte qu’il demandait.
- Bien." Le Maitre s'était levé, et saisit la carte d'état major que le félin à pointe avait utilisé comme tapis, pour la placer entre lui et Kerath. Pour plus de facilité, il s'assit ensuite en tailleur face au guerrier.
-C'est ici qu'elle a été vue pour la dernière fois." Il pointa du doigt un emplacement sur la carte, entre Sol'dorn et le camp sud, "partant à cheval vers frontière. Le temps qu'on s'inquiète, le vent du desert avait effacé ses traces. Tout ce que je peux vous dire ensuite, c'est que le personnel de l'auberge où elle prenait habituellement ses quartiers affirme ne pas l'avoir vue. Nous avons moins de soldats que votre Ost, et ils sont qui plus est très demandés. Donc une collaboration ne serait pas de refus. A supposer qu'elle soit vivante, elle pourrait être remontée le long du fleuve en direction de Thaar. Sinon quelqu'un a pu la faire disparaitre à frontière. Qu'en pensez-vous?"

S'approchant près de la carte tout en conservant ses distances avec les mâles d'importance qui se tenaient là, Dyviir nota bien l'emplacement indiqué par le Phord'ur, mémorisant les chemins et bifurcations dessinés avec précision sur le parchemin.
À l'énumération des différentes hypothèses, qui semblaient donner raison à son intuition, elle haussa un sourcil et prit lentement part à la discussion.

"Ce qui ne correspond pas vraiment aux rumeurs que vous laissez courir, Phord'ur..."
Ne coupant son élan, elle reprit avec calme.
"Qu'est-il advenu de son escorte ? N'y avaient-il pas des mages de guerre à ses côtés ?"

-Top'kek, Fieran, Ke'ishan et moi-même. Nous ne l'avons pas accompagnée à Frontière.Top'kek, Fieran et et Ke'ishan font partis des mages partis à sa recherche. J'ai du les faire remplacer par d'autres dans leurs affectations." Le regard perçant du vieux mage regardait Dyviir dans les yeux, se demandant probablement ce que cette jeune drow faisait dans la discussion.
- Je ne m'ennuie pas assez pour me battre contre les rumeurs. Vous devriez savoir qu'elle seront là quoiqu'on fasse. Les soldats des osts se permettaient beaucoup de liberté à propos de la réputation de l'aspirante Shyn'tae sans que quiconque y trouve à redire."

Dyviir grimaça, témoignage de son dégoût envers un Phord'ur considérant les agissements d'autrui pour justifier les siens. Son interlocuteur avait réagi en haussant un sourcilRéprimant un soupir, elle poursuivit sur sa lancée, préférant exploiter la moindre source d'information avant que le Seigneur de guerre n'intervienne pour changer de sujet, assurément un sujet qui le concernait, lui et son ost.

"Il me semblait vous avoir parlé d'escorte, Phord'ur. Sa voix était calme, mais le feu brûlait ardemment en elle. Si vous ne l'avez accompagnée après avoir atteint le camp sud, vous signifiez qu'elle s'est rendue seule à Frontière, ce qui fait de vous les derniers à l'avoir vue. N'a-t-elle fait part de ses intentions ? L'aviez-vous trouvée étrange au cours du voyage ?"

Le drow mis un peu de temps à répondre à la question. Il y avait déjà longuement réfléchi, probablement rongé par la culpabilité de n'avoir rien pu faire, à moins que ce ne soit parce qu'il s'attendait à la question.

-Oui certainement, mais elle venait de perdre son ordalie contre vous." Il adressa un signe de tête au guerrier. " Elle n'a rien dit, non, mais c'est quelqu'un d'assez secret." Secret, tous les drows l'étaient, mais l'apprentie Vaen're était isolée de part sa promotion que beaucoup jalousait. " Elle se rendait régulièrement à frontière, je crois qu'elle y employait des mercenaire.  Selon le personnel de l'Auberge, une humaine en particulier."

"Vous avez donc taillé le bout de gras avec le personnel de l'auberge de Frontière dans laquelle Vaen're se rendait... Vous, un digne mage du C'nros, vétéran et tout nouveau Phord'ur ?"

Elle sentait la tension de l'air, l'appréhension que pouvait dégager le potentiel coupable qu'était Xy'thloryth. Faisant montre d'une certaine assurance, elle renchérit avec douceur, jonglant entre froideur et conciliation.

"Vous devez certainement savoir autre chose à propos de cette auberge, ou de cette fille dont vous avez entendu parler..."

Le mage resta d'abord impassible, puis son visage se fendit d'un léger sourire.

- Vous aimez l'humour je vois." Si on en croyant son ton indifferent, il avait du donner à la blague une note fort médiocre. "En réalité, non, cela n'a pas été necessaire, et quand bien même, je n'aurais pas eu le temps. Cela fait probablement plus d'un an qu'elle…"

« Réponds à la question. »

Xy ignora le général, et préféra continuer, étant donné que c'était apparemment ce qu'ils désiraient tous les trois.

- Et non, je ne suis pas la Doth'ka. Des mages parti se distraire l'ont vu rencontrer une humaine à l'auberge et s'isoler avec elle dans une chambre, à plusieurs reprise dans la dernière année. A partir de là les gens honorent Tesso." C'était une façon élégante de ne pas avoir à émettre de jugement. "Mais vu qu'elle avait apparemment ses informations sur les seigneuries morcelées, j'en déduis que ce n'était pas que pour faire des galipettes."

Dyviir soupira. Tout semblait ne tenir qu'à un fil, un simple fil sur lequel le mage posait savamment les pieds, avançant et reculant au gré des réactions de ses interrogateurs. À ses yeux, il figurait parmi les plus suspects des suspects, lui qui avait plus tôt pris son rôle très à cœur tout en ne cherchant à élucider le mystère, tandis que la Phord'ur pouvait être n'importe où. Elle n'en savait rien, et Xy'thloryth ne l'aidait pas, ce qui l'agaçait.

« Fort bien. Vous êtes donc l'une des dernières personnes à l'avoir vue vivante et n'avez rien fait pour en savoir ne serait-ce qu'un peu plus sur les circonstances de sa disparition. Vous occupez ce poste, important s'il en est, sans vous préoccuper du destin de votre supérieure, que vous accompagniez il y a deux jours encore. Un bon successeur aurait tâché d'en apprendre davantage pour éviter qu'une telle situation ne se reproduise, mais vous ne faites rien. Je me languis de l'absence de la Ditronw Da're, et attends impatiemment sa réaction quand elle découvrira ce bordel. »

Elle s'était voulue juge, accusatrice, souhaitant immiscer dans son esprit les prémices d'une inquiétude plus grande encore que celle afférant aux responsabilités de son nouveau poste : la colère d'une supérieure tout juste arrivée demandant des comptes, son nez témoignant de l'odeur de la fange que le nouveau Phord'ur pourrait avoir étalée.

Xy'thloryth ne répondit rien. On verrait. Des accidents arrivaient au C'nros. La Ditrown Da're avait abusé de son pouvoir en interdisant quiconque de contester sa protéger. Dans le cas contraire, il aurait été le premier à la vaincre en duel. A la place, elle avait disparu. C'était à prévoir, c'était le jeu, c'était ainsi. Il ne s'était pas attendu que l'Obok Senger Kerath vienne dévaster son bureau à ce sujet néanmoins. Mais pourquoi s'intéressait-il à la gamine? Le mage commençait en effet à envisager possible qu'ils soient amants. L'image lui traversa l'esprit. Il la chassa aussitôt Non c'était grotesque.

« Nous découvrirons bien la vérité. » Kerath se leva ensuite. « J’attends que tu communiques à mes éclaireurs la position des mages partis à la recherche de Shyn’tae. Et que tu partages ce que vous avez trouvé. Il est temps de coopérer pour résoudre le problème, plus vite ce sera fait et mieux ce sera pour toi. N’est-ce pas Phord’ur ? »

- Cela va sans dire, Obok Senger. Je vais également intensifier les recherches. Merci de joindre vos hommes aux nôtres," conclut-il avec austérité. Ce Phord'ur respirait l'austérité. Flegmatique, il ne comptait pas se laisser intimider par une autre jeunette.

Alors qu’il allait se retourner pour sortir, Kerath s’arrêta, son regard fit une dernière fois le tour de la tente pour tomber sur le dernier être vivant à qui il n’avait pas parlé.

« Toi, viens avec moi. Tu viens d’être muté. »