La Dame-Sauvage [Libre]

1ère ennéade de Karfias, 17ème année du XI Cycle
Quelque part en Alonna, non loin à l'Ouest du fleuve Sirilya

La biche avait laissé de nombreuses traces de son passage, sa fuite éperdue lui faisant abandonner toute prudence dans l'espoir de réussir à semer son poursuivant grâce au passage de quelque ruisseau ou d'une zone rocheuse sur laquelle ses sabots ne poseraient nulle marque. Malheureusement pour la proie, ce jour lui demeurait néfaste et cette forêt n'offrait nulle refuge viable où elle aurait pu reprendre son souffle et apaiser les battements frénétiques de son cœur soumis à l'épreuve de la course. Malgré les risques encourus, elle s'accorda une pause de quelques secondes le temps que ses oreilles affûtées puisse guetter le bruit de pas de son poursuivant. Par là ? Non, par ici ? Le prédateur savait se montrer discret mais un léger craquement derrière un buisson fit deviner à la biche que le danger provenait de cette direction. D'une foulée légère, elle reprit sa course à l'instant où une flèche d'un noir d'encre venait violemment se planter dans le tronc du chêne vénérable près duquel elle avait stoppé.

Merde !

L'elfe qui sortit du buisson dénotait de ses congénères. De longs cheveux ailes-de-corbeau et des yeux émeraudes dominaient ce visage aristocratique aux traits finement ciselés, d'apparence éternellement jeune mais où un observateur attentif aurait pu deviner les stigmates laissés par une longue vie d'épreuves. La vêture pouvait également surprendre : une tunique et un pantalon anthracite sur lesquels courraient de fins liserés émeraudes rappelant la couleur des yeux de l'elfe. Les liserés ne semblaient pas placés au hasard, se rejoignant sur le torse pour former un dessin représentant une flamme. Par dessus cette tenue, une cape verte semblable à celles des forestiers désireux de se camoufler aisément en forêt complétait un accoutrement se voulant utilitaire tout en cédant à une touche de coquetterie. Les bottes venaient d'un maître cordonnier et n'auraient pas dépareillées dans une cour royale pour peu que l'on y ait préalablement enlevé la boue et les feuilles mortes qui s'y agglutinaient.

Haldren Umbarion (car vous avez surement déjà deviné qu'il s'agissait de lui) regarda d'un air agacé la trouée par laquelle la biche venait de fuir. La piste ne serait guère malaisée à suivre et même un humain y aurait réussi, mais cette traque commençait à s'éterniser et son estomac criait famine. Certes, il savait pouvoir au besoin atteindre un village où il trouverait une auberge dans laquelle quelques menues monnaies permettraient d'acquérir un repas, toutefois l'elfe préférait ne pas trop s'aventurer dans les communautés frontalières avant d'avoir observé la réaction des gens à son approche. Certes il n'était plus le même que lors de sa dernière visite en ces lieux, lorsqu'il accompagnait les osts drows en direction d'Alonna, mais un minimum de prudence imposait de ne pas agir inconsidérément au milieu de ces courtes-vies à l'humeur primesautière.

Et puis tout simplement il aimait le frisson de la chasse, le plaisir de traquer sa proie et de danser avec elle ce ballet éternel auxquels s'adonnaient les êtres vivants depuis tant de cycles. Se concentrant, Haldren commençait à visualiser mentalement la zone en étendant ses pseudopodes mentaux afin de trouver la biche et identifier un endroit approprié pour la piéger, lorsque la Voix éclata sous son crâne.

Non !
Ce serait nettement plus simple.
Qui t'as dit que la chasse doit être simple ? L'équilibre naturel est fragile, tu dois apprendre à le respecter.

Grommelant, l'archimage relâcha son sortilège et reprit sa marche tout en matérialisant une nouvelle flèche qu'il comptait bien cette fois mettre au but.  La forêt où il se trouvait pouvait au premier abord ressembler aux majestueuses frondaisons de l'Anaëh, pourtant rien ici ne lui rappelait son véritable foyer. Servant probablement de réserve de chasse à un châtelain local, la nature se voyait cruellement domestiquée et des saillies de terre démontraient la présence de pistes tracées par les serfs ou autres braconniers. Pire encore, un camp de bûcherons abandonné qu'il avait croisé un peu plus tôt dans la journée signalait l'existence d'une activité de coupes de bois ou de charbonnerie à destination des fonderies d'Alonna. Si dans des temps anciens la Symphonie avait du résonner sous ces arcades végétales, il n'en restait plus rien et l'euphorie joyeuse qui naissait en lui lorsque la mélodie de la déesse l'atteignait devenait en ces lieux une triste morosité.

Se rappelant les raisons de sa présence en ces terres peu hospitalières, Haldren reprit son chemin en suivant attentivement la trace de la biche.

Sa mission pouvait bien attendre qu'il ait l'estomac plein.

[Quelques heures plus tard]

La nuit était tombée sur les terres d'Alonna. Dans les castels comme dans les chaumières, les habitants de cette terre rude et empreinte de noblesse s'endormaient en confiant aux étoiles leurs rêves ou espoirs pour les jours à venir. Dans la forêt, l'elfe contemplait rêveusement les dernières flammes de son feu tout en mastiquant la chair de la biche finalement attrapée alors qu'elle traversait un ruisseau. La proie avait bien failli lui échapper, n'en rendant la victoire du prédateur que plus savoureuse. Point de sommeil pour lui cette nuit-là, même si ses pensées vagabondaient à l'aventure aux détours de son esprit. Un blaireau sortit de sa tanière un peu plus loin, jeta un long regard méfiant sur cette créature qui envahissait son environnement, puis s'éloigna et disparut dans l'obscurité sans même que cela arrache un cillement de paupière à l'archimage.

L'humanité... voilà bien une création passionnante à analyser tant sa complexité fascinait l'ancien Triuvmir eldéen, fatigué de voir parmi les drows comme parmi les elfes se répéter perpétuellement les mêmes schémas mentaux. Elenwë ne pouvait qu'être admirée pour avoir su faire naître cette race capable du meilleure comme du pire, comptant dans ses rangs des tyrans sanguinaires et des paladins de justice, des inventeurs géniaux et des crétins bornés, des égoïstes patentés et de bons samaritains, des adeptes du chaos et des défenseurs de l'ordre. Pour un peu, Haldren aurait soupçonné les Dieux de voir dans l'humanité un terrain de jeu et de curiosité perpétuelle destiné à les distraire de leur ennui éternel. Durant son cycle d'existence, l'archimage en avait côtoyé beaucoup, mais la plupart n'étaient que de vulgaires esclaves au Puy ne représentant qu'une portion de vaincus sans grand intérêt. Quand aux humains vivant en Ithri'Vaan, le brassage culturel perpétuel y gommait trop souvent les aspérités de leurs personnalités pour s'en inspirer.

Mais ici... ici, en Péninsule... dans le royaume d'Ultuant et de Trystan... ici, les humains se dévoilaient sous leur véritable jour. Il restait à espérer que la présence d'un elfe ne soit pas trop mal vécue par les habitants du cru. Dans tous les cas, cela ne pourrait être pire qu'un drow, quand bien même sa rencontre avec Lyarra à Serramire bien des années auparavant avait démontré à Haldren que tous les humains ne partageaient pas une haine innée des drows. Qu'en serait-il de leurs sentiments envers des elfes ? Il lui tardait de le découvrir, de savoir si les courtes-vies constituaient une menace pour l'Anaëh... pas l'Anaëh du royaume des elfes, non... le Grand Anaëh, la Canopée, la Première Fille, la forêt primordiale qui recouvrait Miradelphia au début des âges et qu'Haldren comptait bien voir réapparaître un jour. Une vision idyllique s'imposa à lui, d'une immense forêt où bruisserait la Symphonie, d'une Nature sauvage et indomptée allant des falaises de l'Ouest battues par les flots tumultueux de l'océan d'Eris jusqu'aux lointains déserts de l'Est d'où nul ne revenait.

Alors que sous son crâne résonnait les échos du Chant Divin, l'archimage eut une vision : celle des tours de Diantra recouvertes par la végétation, le lierre et la ronce arrachant les moellons aux murs de l'orgueilleuse cité ; celle des plaines du Brissalion où les champs de blé cédaient face aux arbres couvrant d'une couverture verte jusqu'aux montagnes du Septentrion ; celle des ruines de Nisétis où le souffle aride du vent serait remplacée par la brise humide des pluies de la mousson faisant renaître la vie ; celle enfin de Faélia où la Symphonie retrouverait toute sa place parmi cette jungle marécageuse qui lui appartenait autrefois. Ce rêve imposerait des changements majeurs, des milliers d'âmes se verraient contraintes d'évoluer ou de disparaître pour qu'enfin le règne de la Dame-Sauvage soit de nouveau célébré en tous lieux. Sans haine ni colère, animé d'une détermination sans faille, Haldren comptait bien œuvrer patiemment à ce que ce rêve devienne un jour réalité.

L'aube le trouva ainsi, toujours installé en tailleur auprès de son feu éteint.

La plaine n'est pas une forêt. Cete phrase peut s'apparenter à une évidence et si nous savons qu'Haldren se plait à défoncer les portes ouvertes, il s'agissait cette fois-ci d'une description en tout point exacte de la réalité. Alors qu'il quittait les frondaisons, l'elfe sentit un frisson le parcourir, une sensation proche du malaise qu'il n'évacua qu'en se concentrant pleinement et en se rappelant des raisons qui l'amenaient en ces lieux. Demeurer caché au fond des bois ne l'avancerait en rien, il lui fallait s'exposer aux regards des habitants d'Alonna pour en apprendre plus à leur sujet. Leurs motivations, leurs amours, leurs haines, leurs désirs, leurs peurs cachées, tout cela intriguait Haldren qui décida de commencer son enquête par une petite ferme qu'il voyait au loin. Une fermette tout au plus, qui ne ressemblait en rien aux vastes domaines que l'on pouvait trouver plus loin de la frontière, mais cela suffirait amplement dans l'immédiat.

S'approchant, l'archimage avisa un vieux paysan... enfin, vieux pour un humain... qui bêchait une parcelle pour y planter quelques légumineuses. Un franc sourire aux lèvres, l'elfe l'interpella :

La récolte est bonne ?
Qué'ca peu'bien t'foutre, l'elfe ?

Paf, dans les dents. Et en plus prononcé dans une sorte de patois du terroir relativement malaisé à comprendre pour des oreilles plus habituées aux accents des territoires de l'Est. Cette histoire commençait fort moyennement, le vieillard ne semblait pas lui porter spécialement de haine mais le ton bourru et morose indiquait clairement qu'il ne souhaitait pas être dérangé durant son rude labeur. La méfiance hostile face à toute nouveauté, voilà bien un trait qui semblait constituer une constante parmi la race humaine. Ironie du destin qu'une race à la vie aussi courte et au tempérament aussi changeant soit ainsi dotée d'une volonté d'ancrer son quotidien dans une routine qui ne changerait plus jamais. Peut-être cela constituait-il pour les humains un bouclier, une fallacieuse impression de sécurité face à l'inexorable déclin de l'âge qui les cueillait au vif ?

Quoi qu'il en soit, la situation imposait de commencer par amadouer le vieillard. Rien d'infaisable dans la mesure où aucune antipathie profondément enracinée ne s'exprimait, juste une méfiance envers les étrangers en général et les elfes en particulier. La manipulation mentale constitue un art assez abordable tant que les sentiments concernés demeurent en surface de l'esprit. A l'inverse, modifier des haines ou des désirs profonds impose un travail aussi long que complexe, auquel Haldren n'avait recours qu'en cas de nécessité. Il lui suffisait de repenser aux mois passés à réécrire le passé de Lùthien pour se souvenir de la résistance que l'esprit de la Protectrice elfe lui avait opposé.

Mais cela remontait à un passé déjà ancien, dans des circonstances et des motivations n'ayant plus rien à voir avec ce qu'il était devenu grâce à la Mère. Face à ce vieux paysan courbé sur sa bêche et qui venait adroitement de dégommer un bousier grâce à un glaviot bien placé, l'archimage se contenta donc d'une approche superficielle visant simplement à détendre la situation. Discrètement, ses doigts dansèrent une petite gigue alors que le vieillard regardait de l'autre côté, nouant dans la trame magique un sortilège renforçant le désir d'une pause et d'un bon verre. Ce sentiment, amplifié par le Noble Art, prendrait le dessus sur la méfiance naturelle tant que l'elfe ne tirerait pas trop sur la corde. Un bon alcool d'origine dawi permettrait probablement de finaliser le travail. Brandissant une flasque sortie de sous sa cape, Haldren retenta sa chance :

Le soleil tape fort, l'ami. Une petite goutte, ça vous tente ?
Dame, pou'sur qu'ca castagne dur et qu'eunepause f'ra poin'de mal.

Une heure plus tard, un voyageur de passage aurait trouvé l'elfe et l'humain tranquillement affalés à l'ombre d'un mur, se passant une flasque de liqueur déjà aux trois-quart vide. L'humain parlait, déblatérait, racontait maintes inutilités à l'elfe qui écoutait cependant avec une grande attention toute cette bouillie pour en tirer le bon grain de l'ivraie. Nul secret d'Etat ne serait partagé ce jour-là, nul grand mystère digne d'intéresser les historiens... rien que des banalités tout juste dignes de la taverne du coin. Le genre de banalités qui permettent parfois mieux de cerner les fondements d'une civilisation que ses prouesses architecturales, ses victoires militaires ou ses créations artistiques.

De petites pépites d'or dans le flot tumultueux qui irriguait la Péninsule.

[Quelques jours plus tard]

La nuit était tombée sur l'auberge de la "Dague Effilée", un cabaret situé dans les faubourgs de Rodem où se mêlaient la population locale et des voyageurs en route pour la capitale. Un bon feu brûlait dans l'âtre et le tavernier servait bière sur bière tandis que les convives présents entouraient un grand elfe aux yeux d'émeraudes, suspendus à ses lèvres alors qu'il leur racontait la bataille de Fort Ellyrion s'étant déroulée près de deux décennies auparavant dans les lointaines terres frontalières entre le royaume elfique et les principautés drows.

Alors que la bataille de Fort Ellyrion atteignait son point critique, le roi des elfes et le Ditronw Da're se retrouvèrent soudain face à face, nul même parmi leurs propres soldats n'osant rester à côté de ces deux titans enragés. La glaciale détermination qui brillait dans les yeux du monarque égalait la rage foudroyante émanant des pupilles laiteuses du drow ! Invoquant leurs arcanes, les deux archimages projetèrent chacun une vague d'énergie pure sur leur ennemi. La trame de la réalité se déchira sous la violence des sortilèges, un tonnerre de fin du monde retentit sur le champ de bataille et tous fixèrent de leurs yeux ébahis la zone où se devinaient à peine les deux silhouettes prises dans des tourbillons de magie qui labouraient le sol et réduisaient en cendre ceux qui osaient s'en approcher.

Certes un fin connaisseur de la bataille aurait pu faire remarquer que les choses ne s'étaient pas déroulées ainsi, mais aucun des présents dans la taverne n'avait même approché cette lointaine zone de guerre. Et puis, tout bon narrateur sait qu'une histoire doit se voir améliorer pour plaire aux foules, la réalité manquant trop souvent des rebondissements et intrigues qu'il faut donc lui ajouter par la suite.

Qui aurait vaincu ? Qui aurait remporté ce duel d'anthologie ? Hélas ce duel ne devait pas se terminer ce jour-là car alors que les deux archimages continuaient leurs assauts, le ciel s'obscurcit soudain et des ténèbres s'étendirent en plein midi sur les terres de Miradelphia. Le Voile venait de commencer, les Dieux posaient le pied sur notre sol alors qu'un nouveau Cycle naissait. Le choc fut tel dans les deux armées qu'un moment de flottement se fit sentir, que même le roi des elfes et le Ditronw Da're cessèrent leur duel pour tenter de comprendre ce qu'il se passait. La réaction qu'eurent alors les commandants en chef des deux armées face à cette nouvelle situation influença le résultat du conflit... mais cela sera un récit pour une autre nuit.

L'elfe se tut tandis que les humains autour de lui se laissaient aller sur leurs sièges avec le sourire satisfait de celui qui vient de passer un bon moment. L'aubergiste quitta son comptoir et vint apporter une choppe de bière au conteur ainsi qu'une bourse bien remplie. La soirée avait été bonne, un client écoutant un récit captivant est un client qui consomme beaucoup et déjà l'aubergiste calculait dans sa tête combien de tonneaux lui seraient nécessaires pour la prochaine soirée de ce type.

Excellent récit, Hamanduil. Pour un peu on a le sentiment que vous avez assisté à la scène.
Oh, ma vocation n'est pas de parcourir les champs de batailles mais de chanter les exploits des combattants.

Haldren "Hamanduil" (car mieux valait tout de même éviter d'utiliser son véritable nom) eut un modeste sourire en coin alors qu'il se tordait de rire intérieurement. Raconter sa propre histoire soigneusement revisitée par ses soins ne manquait pas d'ironie, et cela lui permettait de sympathiser avec la clientèle de la "Dague Effilée". Les humains semblaient littéralement fascinés par les récits héroïques et il se rendait compte qu'un conteur itinérant constituait la couverture idéale pour découvrir cette société péninsulaire de l'intérieur. Tout en sirotant sa bière pour se rafraîchir le gosier, Haldren entreprit d'écouter à son tour les clients entamer un débat sur les chances d'une armée humaine face aux osts elfes ou drows, sur les dangers que faisaient courir les sorciers et sur la supériorité évidente des soldats alonnais vis-à-vis de n'importe quel adversaire. Tous s'accordèrent d'ailleurs pour reconnaître que les drows constituaient un problème que devaient seuls gérer les elfes et que "de toute façon, la dernière fois qu'il sont venus à Alonna, on leur a bien botté le cul à ces peaux sombres arh arh arh !".

Tapageurs, rêveurs, vantards, avides d'aventure, inaptes à analyser les forces ou faiblesses de l'adversaire... l'humain moyen constituait décidément une créature fascinante. Alors qu'il rejoignait le petite chambrette que lui louait l'aubergiste, Haldren se fit la réflexion  que l'humanité pourrait un jour constituer l'outil parfait entre les mains de celui qui saurait adroitement les manier. Le chemin demeurait bien nébuleux mais une vague idée commençait à émerger dans son esprit alors que ses paupières se refermaient et que le calme retombait sur la "Dague Effilée".