Doléances | Fabius

Alcyne siège sur un trône encore trop grand pour elle. Elle est entourée de sa cour et, pour la première fois, ses sujets et vassaux s’adressent à elle pour leurs doléances. Elle a dix-sept ans. Elle est adulte, désormais ; il est temps qu’elle soit, enfin, maîtresse en sa maison. Elle coule un regard vers Astrée, qui se tient droite et digne à quelques mètres d’elle. Sa cadette, se sentant observée, reporte son attention sur son aînée et les deux filles de Blanche d’Ancenis n’ont besoin d’aucun mot pour se comprendre. Alcyne peut lire dans les prunelles d’Astrée toute la fierté — et par trop de soulagement, aussi — de voir son sang enfin gouverner le Hautvalois.

Après avoir passé plusieurs années à Diantra, sous la tutelle d’Aymeric de Brochant, les descendants d’Aetius Phiiram et de Blanche d’Ancenis avaient oscillé entre la cour royale, celle d’Erac — pour le plus grand bonheur du duc — et Hautval. Chaque fois, l’ombre du marquis de Serramire avait plané sur elles et le reste de leurs fratries et ce jour-là ne fait pas exception. Mélangés aux seigneurs Hautvallois, on peut trouver sans trop d’efforts des hommes de la Couronne ; Alcyne se souvient encore de ces discussions avec sa mère, désormais en exil. L’ancienne baronne n’avait eu de cesse de lui répéter que le trône de Diantra aurait dû être sien. Son obsession pour Bohémond a finalement tout coûté à sa mère, jusqu’à précipiter son exil ; Alcyne entend bien ne pas faire la même erreur.

À son demi-frère la malédiction des Phiiram ! Si l’Histoire n’est qu’une roue qui jamais ne s’arrête, alors il connaîtra la même fin que ceux qui l’ont précédé sans qu’elle n’ait rien à faire.

Un discret raclement de gorge la ramène à l’instant présent et elle lance un rapide coup d’œil d’excuse sur l’homme qui se tient à sa droite. Le régent du Val, lui, reste concentré sur le nobliau qui, depuis quelques minutes, expose ses griefs accontre son voisin à sa suzeraine. Alcyne, distraite pendant plus longtemps qu’elle ne veut bien se l’avouer, a perdu le fil… mais ce n’est pas très important. Elle ne prendra aucune décision aujourd’hui et elle le sait. Cette séance est avant tout symbolique.

Elle ne dit qu’une chose : Hautval possède une baronne. Alcyne d’Ancenis est toujours vivante.

« J’ai bien entendu vos requêtes, Sire, annonce-t-elle au petit seigneur quand ce dernier marque une pause plus longue que les autres. J’en discuterai sous peu avec mon conseil et, avec l’aide de la DameDieu, nous y apporterons des réponses. »

Le Maître du Jeu, s’adressant à Fabius. Ton tour, enfin, vient. Tu vas pouvoir t’avancer au devant de ta baronne et de sa cour. Cela fait deux heures que tu attends et ce que tu as vu n’est pas forcément pour te rassurer : à chaque fois, la réponse d’Alcyne a été la même. Elle a écouté, opiné du chef, mais jamais n’a tranché. On t’a rassuré, cependant : à l’entrevue public succédera une seconde, privée cette fois. Il te faut juste faire montre d’encore un peu de patience.

Le Maître du Jeu, s’adressant à Fabius… Discrètement rappelée à l’ordre par le seigneur son régent, Alcyne s’est redressée et c’est le regard alerte qu’elle observe ton arrivée. Elle te sourit quand tu te fends d’une révérence et tend la main pour que tu embrasses sa chevalière.

« Nous avons été peinées d’apprendre la mort vos parents, » te répond-elle en choisissant ses mots avec soin. Tu peux apercevoir la mâchoire du régent se tendre imperceptiblement, mais il n’intervient pas. Alcyne se lève et pose elle aussi un genoux à terre, pour pouvoir te regarder dans les yeux. « Je me souviens d’eux, te confesse-t-elle en baissant d’un ton. Je me souviens de toi. » Vos chemins se sont croisés, lorsque vous êtiez enfants. Pas souvent, jamais bien longtemps ; vous n’avez pas dû échanger plus de quelques mots avant ton départ pour le sud. Elle se relève et reprend sa place, comme si de rien était. « Nous organiserons la cérémonie d’hommage demain, » annonce-t-elle à sa cour et sa voix ne tremble pas. Ceux qui ont connu Blanche d’Ancennis ne peuvent ignorer combien la jeune baronne de Hautval est bien la fille de sa mère. « Si, bien sûr, mon conseil juge comme moi qu’il s’agit là de la bonne chose à faire, demand-t-elle à son régent.

— Il le pense, Votre Grâce, » lui assure-t-il. Tu ne le connais pas assez pour deviner ce que lui inspire cette liberté que s’est offerte la jeune femme.

« Parfait, conclut Alcyne avant de reporter son attention sur toi. Ce soir, vous mangerez à ma table, messire. »

Ton audience est terminée ; on te fait signe de te redresser et de t’éloigner, tandis que la cour se disperse. Il y a fort à parier que les commérages de l’après-midi se concentrent sur cet inattendu échange que tu as pu avoir avec ta baronne.

Il convient désormais de te préparer pour la soirée à venir.

Le début de la soirée se passe sans encombre pour toi ; ainsi que l’a annoncé quelques heures plus tôt, tu manges à la table d’Alcyne, mais la jeune baronne n’a pas encore eu l’occasion de t’accorder son attention. C’est à peine si elle a touché aux victuailles qui s’entassent entre et dans les assiettes des convives. Autour de toi, on discute des affaires de la baronnie, du duché et quelques fois du Royaume ; c’est finalement Astrée, la cadette d’Alcyne, qui la première t’approche.

« Je crois que j’ai trop bu, te prévient-elle en s’asseyant à tes côtés — profitant en cela de l’absence momentané de ton voisin, un vieux seigneur de l’Est de la baronnie —, Mère ne serait pas très contente. » Elle coule un regard vers Alcyne, qui discute à quelques mètres de là avec son régent et la dame son épouse. « Tu as déjà eu l’occasion de discuter avec Mère ? »

Blanche d’Ancenis n’a plus arpenté les couloirs de son ancien château depuis le début de son exil, quelques années plus tôt. Appréciée des sujets, blâmée surtout pour ses choix de maris, son nom n’est que rarement évoqué ces derniers temps.

« J’espère qu’elle va bien, » te glisse Astrée sous le ton de la confidence avant de tendre la main devant elle pour se saisir de ton verre. Elle pousse un discret soupir, se rendant compte qu’elle en a dit plus qu’elle ne le voulait, puis darde sur toi des prunelles inquisitrices. « Alcyne m’a dit plusieurs fois aujourd’hui que je t’avais déjà rencontré, mais je t’avoue n’en garder aucun souvenir. » Plus jeune que la baronne d’une toute petite année, Astrée n’avait que sept ans l’année de ton départ vers le Sud.

La puînée d’Alcyne ne fait pas mine t’interrompre pendant que tu badines sur tes souvenirs d’enfance. Elle a juste reposé dédaigneusement ton verre quand elle s’est rendu compte — au moment où tu le lui avouais, par ailleurs — la véritable nature de son contenu.

« C’est amusant, ça, » commente doctement la jeune Astrée. Voyant que son propos manquait de clarté, elle se fit une joie de préciser, pensive : « Que votre première réflexion sur Mère soit qu’elle est belle, j’entends. On a rarement entamé les éloges de Trystan d’Erac, de Charles de Hautval, d’Aymeric de Brochant ou même de Père en rappelant qu’ils étaient beaux. »

Ta question restera a priori sans réponse, car avant que tu n’aies le temps de réagir, l’attention de la jeune demoiselle est attirée ailleurs. Elle darde désormais son regard sur son aînée, qui vous regarde quant à elle tour à tour. Ses sourcils sont légèrement froncés — sans doute à cause de l’état d’Astrée —, mais elle ne prononce pas le moindre mot. Ton interlocutrice ne se montre pas plus loquace et se contente de hausser les épaules, ce qui clot cet échange muet. Alcyne t’invite ensuite à t’installer face à elle en désignant une chaise inoccupée.

« Le devoir vous appelle, messire, » souligne Astrée avec un sourire amusé. Elle s’est déjà levé et se fend d’une révérence impeccable et dans le même temps — c’est un exploit ! — chargé d’ironie. « Courage. »

La maîtresse de Hautval — en titre sinon dans les faits — ne te quitte pas des yeux tandis que tu t’approches ; quand tu es à portée de voix, elle esquisse un léger et mystérieux sourire. « J’espère qu’Astrée ne vous a pas trop importuné, s’enquit-elle. Elle est parfois… » Elle cherche un mot adéquat, avant de lâcher un bref rire. « Astrée, je suppose. Vous comprendrez, si vous avez l’heur d’apprendre à la connaître. »

« Un ami, » répète Alcyne et ses lèvres esquissent un doux sourire. Ses yeux, eux, ne sourient pas. « Nous avons décidément beaucoup d’amis ce soir. »

La jeune baronne détourne le regard et darde ses prunelles sur le régent du Val. Il t’est difficile de deviner ce qu’elle pense réellement — après tout et malgré la légerté de tes paroles, tu ne la connais pas, pas plus que tu ne connais sa jeune sœur —, mais rien ne t’empêche de te perdre en supposition. Elle finit par hausser les épaules et rapporter son attention sur toi. Elle semble vieille, soudainement.

« Je n’ai pas d’ordre à vous donner, » finit-elle par ajouter et à nouveau elle te gratifie de ce faux sourire. Ce n’est pas que ta présence l’importune, mais tes mots ne trouvent pas le chemin de son cœur. Ils sonnent creux à ses oreilles, car elle les a déjà entendu mille fois ces derniers jours. Pourtant, tu es toujours là ; il serait intéressant que tu comprennes pourquoi. « Si la DameDieu le permet, la Paix du roi durera encore longtemps et votre seule préoccupation sera de la protéger toujours. »

Elle hésite pendant quelques secondes, ne sachant pas trop comment continuer la conversation ; finalement, elle décide de t’interroger sur ton fief. Ses questions sont nombreuses, elles sont précises et il est évident qu’elles ne sont pas frivoles. Elle a par trop souvent grandi loin de cette terre qui est désormais sienne, selon les Lois des Hommes. Tu comprends assez vite qu’elle regrette de ne pas mieux la connaître et qu’elle trouve dans votre discussion une manière de rectifier ce tort.

Finalement, tu seras celui à qui elle accordera la plus longue entrevue et c’est son régent qui te congédiera, avec tact, mais fermeté. Alcyne ne s’opposera pas à lui, mais tu pourras déceler dans son regard un agacement sincère pour ce seigneur qui, bien qu’elle soit majeur déjà, continue de présider à sa destinée et à celle de son héritage.