Un rapport à Elenwë [Aegden]

Karfias, début de la septième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

La journée était comme les autres, et le lever avait été aussi simple qu’il l’était toujours depuis que j’avais trouvé cet endroit. Je me préparai rapidement, même avec beaucoup plus de raisons de m’appliquer depuis une paire d’ennéades, avant de me retrouver devant un miroir alors que je sortais de la chambre. J’avais toujours du mal à me reconnaître, je constatai avec un sourire. Je n’arrivais pas totalement à me faire à la blondeur de ma chevelure et au manque de tâches de rousseur, et on m’avait déjà dit que je ressemblais à Elenwë, comme ça. J’avais été entraîné par un effet de groupe, mais j’étais satisfait du résultat à l’arrivée. Quand j’arborais l’aile blanche d’Hirilwen, il n’y avait aucun doute que je la servais, pour le meilleur et le bien pire. Je soupirai, je n’aurais pas à sortir d’ici aujourd’hui, et si tout de même on venait à m’entraîner dans les rues d’Alëandir, la compagnie que j’aurais serait une bien bonne compagnie pour éviter que tout ne parte en conflit.

J’entrai dans la salle commune en poussant la porte, et deux choses vinrent à la rencontre de mes sens. Une odeur merveilleuse, et le vide. Il n’y avait qu’Eiva dans la pièce, assise seule, à manger ce qu’elle s’était elle-même préparée. Je l’observai en silence un instant avant de me rapprocher et de poser une main sur son épaule. Elle releva sa tête blonde et ses yeux bleus dans ma direction. « Pas trop dormi ? » Toujours des questions montées à l’envers, mais celle-ci tapait juste, et les quelques minutes que je m’étais donné de plus s’étaient transformées en une heure, au grand minimum. « Si. » Je pointai la cuisine d’un doigt interrogateur, si un doigt pouvait l’être. « C’est pour moi ? » Elle sourit avant de ramener son attention sur son propre repas. « Bien sûr que oui, on m’a dit que tu n’étais pas encore levé. » Elle était presque plus attentive à mes besoins que je ne l’étais, et j’essayais de le lui rendre le plus souvent possible, seulement pas ce matin. « Merci. » Je murmurai en allant chercher ce qu’elle avait préparé pour moi.

Elle avait fini quand je revins, et je m’assis en face d’elle alors que ses grands yeux se fixaient sur moi. Il n’y avait pas plus proche de moi qu’Eiva depuis que j’avais rejoint ce groupe religieux, et plus curieuse que tous les autres elle m’avait poussé à tout révéler, dont l’existence de l’humaine qui avait porté son nom et l’amour de frère que je lui avais porté. C’était la plus jeune de tous, sa cérémonie du choix n’avait pas eu lieu il y a si longtemps que ça, et alors que j’avais repoussé en premier lieu son idée saugrenue de se renommer, je n’avais pas eu le cœur de tenir assez longtemps. C’était un peu perturbant, mais je voyais tellement d’Eiva en elle quand elle s’intéressait à qui j’étais que j’avais cédé, et que je l’avais appelée comme elle souhaitait que je l’appelle. Je finis mon repas et levai les yeux vers elle qui avait fini de se nourrir plusieurs minutes plus tôt. Sans m’inquiéter, je lui demandai doucement ce qu’elle avait prévu de la journée.

« Je vais voir Lirunwen. » Elle déclara d’une voix égale.

La réponse me plaisait, forcément, car la jeune elfe avait pris très au sérieux ce rôle que je lui avais donné. Lirunwen était une elfe très volontaire qui avait besoin d’une elfe qui n’avait jamais été autre chose pour grandir et trouver sa place. Je lui rendais visite de temps en temps, mais les premières histoires échangées je voulais qu’elle oublie Thaar, pas qu’elle s’en rappelle à chaque fois qu’elle posait les yeux sur un elfe qui y avait été vendu dans un quelconque marché aux esclaves. Eiva me faisait quelques rapports, et si elle semblait toujours prendre ça comme une corvée lorsqu’elle se rendait à l’Hospice des Libertaires, quand je l’entendais parler de l’elfe d’au-delà l’Anaëh avec un entrain presque contagieux je me rassurais de mon choix. « C’est bien, je lui rendrais sûrement une petite visite demain. Préviens la s’il te plaît. » Elle sourit encore avant de se relever, m’attendant à l’entrée pour que je la suive.

Nous étions tous les deux arrivés à temps pour une prière dans la cour intérieure de l’endroit, et je n’eus que le temps de saluer la moitié de la communauté avant de lever les mains vers le ciel et de prier celle qui nous avait donné le Souffle à tous. L’autre moitié fut saluée ensuite, et après quelques discussions matinales je me rendis jusqu’à un banc au milieu de la cour, pour attendre mon invité alors que les autres vaquaient à leurs multiples occupations. Un groupe se rendait au colombier le plus proche, celui sous notre protection, d’autres accompagnaient Eiva à l’Hospice des Libertaires, l’un d’eux avait une cérémonie du Don dans la journée, et les derniers avaient diverses tâches en ville ou ici-même. Une personne de plus et nous aurions été une dizaine, une famille presque soudée, bien que tous ne partagent pas les mêmes opinions. Tant qu’il y avait du respect, personne ne demandait rien d’extravagant aux autres.

Pour ce qui concernait mon invité, il n’était autre que celui qui m’avait sauvé d’un conflit que je ne voulais pas, plusieurs ennéades plus tôt. Après la rencontre avec Artiön et à travers lui j’avais étendu une invitation à Aegden pour venir discuter et peut-être me parler de son expérience de Thaar. Il avait tous les droits de la refuser et je ne savais pas réellement si je m’attendais à ce qu’il l’honore, il s’était absenté si longtemps qu’il y avait sûrement bien des choses que l’on attendait de lui. Mais j’espérais qu’il m’entende, parce que cette belle discussion que nous avions eue avait le besoin d’être terminée un jour. Je connaissais suffisamment de choses de Thaar pour savoir qu’il y avait peu de chance qu’il ne change d’avis, mais je vivais aussi pour être surpris. Et même s’il n’avait pas changé d’avis, d’ailleurs, je voulais savoir ce qu’il avait pensé de tout ça. Je l’attendais donc, faisant face à l’arche blanche qui permettait d’entrer dans mon monde qui avait vu disparaître toutes les Ailes Blanches, alors que la première fois je l’avais rencontré dans le sien.

Aegden n’avait vraiment pas envie d’atteindre sa destination… Il n'y avait pas longtemps, Eraïos l’avait invité, par le biais d’Artiön à venir discuter avec lui. Le message était clair, le jeune prêtre était curieux de discuter du voyage en terre Vaanie duquel ils revenaient. Sauf qu’Aegden n’avait pas envie d’y penser à ce voyage. On lui avait déjà posé des questions mais il ne savait pas quoi en penser. C’était flou et au fond ça l’effrayait même un peu de devoir répondre. 

Il s'était alors d'abord mis en tête de refuser. Pourtant, à contrecœur, il avait fini par accepter de se prêter au jeu cette fois-ci. Eraïos était probablement animé par la même curiosité qui l’animait la dernière fois qu’ils s’étaient croisés. L’elfe  androgyne devait sans doute être l’un des rares à avoir envie d’en savoir plus sans y apporter un quelconque jugement négatif. La moindre des politesses c’était d’aller lui parler.

Il eut l’air d’hésiter une seconde en approchant de ce qui servait de refuges aux adorateurs d’Hirilwen. Jusqu’à peux, la visons du culte qu’il avait et sa basse opinion des Arïn avaient fait qu’il n’avait sans doute quasiment jamais mis les pieds ici…

Et puis il se décida à entrer quand même maintenant qu’il était là avant qu'il ne puisse s’empêcher de faire demi tour.

Il eut du mal à reconnaître l’elfe qui l’attendait lorsqu’il le trouva assis sur un banc aux milieux d’une sorte de cour intérieure. Non seulement la couleur de ses cheveux avait changé mais Eraïos avait aussi l’air bien plus à l’aise que la dernière fois qu’ils s’étaient parlés. Aegden était content pour lui de voir qu’il avait trouvé sa place.

-Excuse-moi pour le retard. Fit-il en s’approchant. Quelques soucis à régler. Eraïos pouvait aisément remarquer que l’elfe aux cheveux roux avait l’air fatigué malgré le vague sourire amical qu’il lui offrait. Comment vas-tu depuis la dernière fois ?

Je m’étais levé en voyant Aegden s’approcher, je m’étais levé et j’avais souri, alors qu’aucune émotion négative ne m’habitait plus.

« Non, ne t’excuse pas s’il te plaît, tu es là, c’est ce qui compte. » Ma main aurait pu s’étendre et toucher son épaule, et c’est ce qu’elle aurait fait si j’avais pris l’exemple sur Artiön, un exemple que je suivais parfois, mais pas cette fois. A la place mon bras décrivit un arc de cercle sensé désigner ce qui m’entourait. « Je suis paisible et parmi les miens, je vais bien et je ne saurais aller moins bien. » Puis je remarquai son air à lui avant de m’enquérir de son état, et surtout, de plaisanter un peu, pour dissoudre le peu de gêne qui aurait pu s’installer. « Qu’en est-il pour toi ? Qu’est ce qui est le pire, les dernières ennéades à Thaar ou tout ce qu’il y a à rattraper ici ? » C’étaient sûrement les deux, après tout, mais je voulais savoir ce qui le fatiguait à ce point là.

Je ne restai pas figé sur ce questionnement bien longtemps et continuai. J’avais à priori le rôle d’interrogateur, et ça ne me dérangeait pas le moins du monde pour cette fois. « Depuis que je sais que l’Aran est parti pour l’Ithri’Vaan avec le Commandant des armées d’Alëandir, je ne fais qu’attendre avec impatience votre retour. » Une excitation rare m’habitait, alors que j’étais curieux autant par ce qu’il y avait vu que par comment il l’avait pris. L’Ithri’Vaan était un endroit de contradiction pour moi, étant à la fois l’endroit à la source de ma souffrance et l’endroit à la source des souvenirs, mais je savais qu’il l’était tout autant pour tant d’âmes que l’on ne pouvait les compter. Mais je ne l’avais pourtant jamais visité. Je secouai la tête un instant avant de le regarder un peu plus intensément. « J’ai accueilli Artiön, j’ai accueilli Lirunwen, il ne restait que toi. »

« Mais je ne vais pas pour autant oublier les bonnes manières, viens, asseyons nous. » Je m’éloignai du banc vers une petite table d’extérieur sur laquelle étaient disposés une sorte de carafe et deux verres, l’invitant à s’asseoir s’il le désirait.

Il hocha la tête et, suivant son camarade, pris place autour d’une table qu’il n’avait pas remarqué jusqu’ici.  Il observa l’environnement un instant. Il régnait une sérénité et un calme dans l’endroit qui lui semblait presque étranger après ces quelques ennéades au sein d’une cité bien trop agitée.

- Je crois que je ne saurais même pas répondre à ta première question. Il poussa un soupir. Je devrais dire que je suis heureux d’être de retour chez moi mais… Il secoua soudain la tête et claqua sa langue d’agacement. Enfin tu n’es pas là pour m’entendre m’apitoyer. Il fixa son interlocuteur pendant une ou deux secondes avant de reprendre. Tu as parlé à Artiön et Lirunwen tu disais. Est-ce qu’il t’a expliqué comment nous l’avons trouvée ? Enfin.. même si c'est plutôt elle qui nous as trouvé au final.

La soirée où elle avait retrouvé les siens. C’était sans doute l’un des points d’orgue de cette expédition, ce qui devait être une simple manière d'appuyer leur couverture avait finalement bouleversé beaucoup de choses. Et bien évidement c’était ce qui lui venait en tête le plus rapidement. Il ne savait pas trop ce que le prêtre voulait entendre. Pas plus qu'il ne savait vraiment ce qu'il avait envie de lui raconter. 

J’aurais pu encore une fois lui dire qu’il n’y avait pas de problème, et que s’il s’apitoyait sur son sort – ce qui n’était pas vraiment le cas – c’était aussi parce que je lui avais demandé de le faire, et que j’étais là pour l’entendre, quelques soient les discussions qu’il m’amenait. Je souris simplement, donc, alors qu’il observait mes traits, qui devaient lui sembler bien différents alors que le jeu de couleurs avait été profondément bouleversé. Je le laissai parler, je le laissai rebondir sur Artiön, sur Lirunwen, et me demander ce que je savais. J’étais comblé finalement, une discussion sans la lourdeur des histoires de chacun était exactement ce dont j’avais besoin, après cette rencontre riche en émotions avec les deux autres. Enfin, celle là avait le temps de bien changer, et j’avais envie qu’elle change, elle s’engageait simplement sur des thèmes moins compliqués.

« On ne m’en a pas tant dit que ça, j’ai découvert qu’Artiön était un gymnaste doué, Lirunwen m’a dit qu’il l’avait choisie pour participer au spectacle, mais la discussion est partie sur d’autres sujets, tout le monde avait tant à se dire. C’est bien que vous l’ayez ramenée, je pense, pour elle. » J’étais profondément heureux qu’elle ait été arrachée à ce père et à cette ville ô combien dangereuse, même si tout cela entrait en conflit avec mon ouverture sur ce qui n’était pas en Anaëh. Mais j’étais heureux pour elle plus que pour moi, de toute façon. Maintenant, qu’Aegden m’en parle de cette façon… « Tu étais aux côtés d’Artiön pendant le spectacle, c’est ça ? J’ai devant mes yeux un autre gymnaste dont j’ignorais l’existence ? » Décidément, aucun ne ressemblait à ce qu’il était, chacun avait une part cachée, et je ne le réalisais que bien tard. C’était aussi pour ça que je voulais l’inviter quelque part de si différent de notre première rencontre.

Je le laissai répondre, avant de l’interroger sur un autre sujet légèrement tangent. « Comment c’était, d’engager avec un public pas totalement elfique, qui ne comprenait sûrement que peu des codes des nôtres, et qui y a même participé au final ? »

C’était quelque chose qui continuait de me surprendre. Chaque elfe qui avait déjà atteint un âge raisonnable me révélait un don caché, chaque elfe qui avait déjà atteint un âge raisonnable avait passé une éternité à parfaire un autre talent que celui auquel ils se consacraient de par leur profession. Il ne faisait aucun doute que des danseurs qui avaient passé leur entière vie à cet art étaient plus doués qu’Aegden, mais ceux de Thaar avaient tout de même dû être impressionnés, car il y avait toujours consacré plus de temps que presque tous d’entre eux. Je n’avais toujours pas suivi la tendance, et à force, je me demandais si ce que je faisais ici n’était pas mon vrai second talent développé. Après tout, je tuais bien, et plus d’un siècle me l’avait amplement démontré. Mais cela ne servait, de parler de moi, et je continuai simplement de regarder et d’écouter Aegden.

Le reste de son récit me fit sourire, pas parce que je me moquais, simplement parce que je me rendais compte à quel point il avait réfléchi à ce qui n’était pas en Anaëh. Et comme j’en avais fait l’observation, il y avait la violence, il y avait la différence, mais il y avait aussi la paix et les ressemblances. Beaucoup d’elfes d’Anaëh avaient du mal à voir ce deuxième aspect, et Aegden avait sûrement fait partie de ceux-ci. Il avait suffit de peu, et peut-être que ce n’était pas le seul élément, mais cette danse avait participé à un changement. Je ne savais pas jusqu’où allait le changement, mais qu’il existe me faisait plaisir, même si on me reprocherait sûrement de corrompre les nôtres si je venais à exprimer ce plaisir. C’était cette opposition des émotions qui m’avait donné l’amour d’Elenwë, même si ce n’était pas aussi simple, et que des mots venaient souvent s’ériger en obstacles dont je me passerais bien.

Puis ce doute vint, et en le remarquant je ne le compris pas tout à fait.

« Tu n’es pas le seul à voir cette opposition entre la beauté et la laideur du travail d’Elenwë, et Thaar en est une des représentations les plus fortes, alors qu’il s’y trouve autant pour détruire l’art des nôtres que pour l’accueillir à bras ouverts. » Je marquai une pause avant de rire doucement. « Tu es au milieu d’une cour foulée tous les jours par certains d’entre eux. » Le rire fit place à un sourire tranquille. « Tant que tu ne m’en dis pas plus, je pense que les plus virulents diront que communiquer par l’art avec les sauvages est une perte de temps. Mais ce doute s’étend à autre chose, n’est-ce-pas ? Ce n’est pas qu’au spectacle que tu fais référence quand tu me poses cette question ? » Je pouvais me tromper, mais comme je n’avais rien décelé de particulièrement répréhensible, il fallait que je le bouscule un peu, autant qu’il voudrait l’être en fait. « Je ne suis dans aucun secret et je ne comprends pas ton doute, autrement. »

En réalité hormis ce spectacle, il y a peu de chose que j’ai réellement trouvé belle à Thaar. Il secoua la tête. Tu as raison mes doutes ne s’entendent pas qu’a cette soirée mais tout part de là.

Agden se mit machinalement à réarranger les objets posés sur la table. A nouveau il eut l’air d’hésiter. Il y eut quelque seconde avant que son regard ne rencontre à nouveau celui de son interlocuteur.

-Cette femme. L’elfe aux cheveux cuivrés déglutit. Il était mal à l’aise, ça se voyait, c’était à peine s’il ne se dandinait pas sur sa chaise. Elle est partie très vite après le spectacle, je pensais que je ne le reverrais plus… Mais je l’ai recroisée. Par hasard. Précisa-t-il. Arcamenel a décidé que nous n’en resterions pas à une simple danse. Il afficha un rictus mi-figue mi-raisin. Et il s’est avéré très vite que l’un et l’autre avions des sentiments qu’on ne pouvait pas ignorer. Il marqua une pause. Je n’ai parlé de ça à personne parce que…Parce que j’ai eu peur, je crois. J’ai peur de la réaction de mes amis et de mes frères et sœurs.

Il passa une main sur son visage et soupira.  Mine de rien, s’il n’était pas l’orateur le plus doué qu’il soit, il n’avait en général aucun mal à discuter avec d’autres elfes. Il était toujours honnête, mauvais menteur il ne trouvait que rarement utilité à cacher des choses.

Mais il y avait eu Thaar. Thaar la corrompue. Thaar la laide. Et avec Thaar, les mensonges, les cachoteries. Cette fichue indenté. Ce rôle, cette image. Certes, elle n’était pas si éloignée de la réalité. Mais le mal avait été fait. Les habitants de Thaar, l’elfe se fichait pas mal de ce qu’ils en auraient pensé. Mais il y avait eu Neassa-Laella. Il était tombé amoureux et elle était tombée amoureuse alors même qu’il lui avait mentit dès le début… Comment pourrait-elle ne pas lui en vouloir le jour où elle l’apprendrait ?

Thaar l’avait fait mentir. Thaar l’avait fait garder des secrets. Des secrets personnels certes, Aegden ne parlait que très peu de lui de toute façon, mais des secrets quand même.

-ça doit te sembler  tellement stupide. Un sourire triste apparu sur le visage du Mainyth. 

Non content de tomber amoureux, c’était d'une étrangère, au cours d'un voyage qui avait vocation à se préparer à une menace et pas badiner dans les rue de cette cité...

J’eus du mal à garder ce sourire en entendant le nom d’Arcamenel, celui qui de manière incompréhensible n’avait jamais été sujet au même traitement que celle que je servais. Mais ce n’était qu’une ombre passagère au milieu de la compréhension du dilemme moral d’Aegden, et le sourire que je maintenais n’avait aucune raison de s’en aller. Il n’était aucun doute de pourquoi il osait m’en parler et j’étais probablement un des premiers à entendre parler de ce sujet, alors que ma présence seule en ce lieu témoignait de mon ouverture sur les autres. Il y avait ma présence ici mais aussi ce discours que j’avais tenu face à lui il y a ce qui semblait être à la fois une éternité et trop peu de temps. Et le fait qu’il ait compris ce que j’étais m’emplissait clairement de joie. Mais je n’étais pas là pour moi, et ces pensées furent vite enfermées plus loin dans mon esprit.

Si j’étais de bonne humeur après cette entrée en la matière il y avait tout de même une malaisance dans mon cœur, car des informations que j’avais elle pouvait être humaine, et l’amour entre les deux espèces ne menaient qu’à la peine, comme je l’avais si douloureusement remarqué, même alors que l’amour que j’avais ressenti n’était que celui vers une sœur. Je ne voulais pas l’inquiéter plus avant et repoussai la pensée quelques instants. « Je ne peux pas te faire croire que tous sont capables d’accepter ce que tu viens de m’avouer car notre première rencontre en serait une flagrante contradiction. » Le sourire se fit légèrement plus triste, mais il gardait une sorte de lueur d’espoir. « Mais ceux que vous savez vos amis et vos proches ne doivent pas pouvoir vous définir par ceci uniquement, et ils vous accepteront. Même ceux qui considèrent que c’est une tâche que vous aurez du mal à nettoyer. Je l’espère pour eux en tout cas. » Je n’avais que peu d’exemples, mais je ne considérais pas mon choix comme moins inacceptable que le sien, et savoir qu’Artiön et Raemben ne m’avaient pas renié était suffisant.

Mais avant que l’inquiètude ne se voie je posai la question qui effrayait tant, avant même qu’il n’ait le temps de me répondre d’une façon ou d’une autre. « Je suis peut-être le premier à poser cette question et j’espère que tu n’y verras aucun jugement. Cette femme, est-elle éternelle ? »

-Je sais que tu ne porteras pas de jugement. C'est bien pour ça que j'en dit finalement plus que je ne le pensais. Soupira Aegden. Mais tu risques de ne pas être de la majorité.

Il ne portait peut être pas de jugement, notait l’elfe avec une pointe d’amertume, mais il posait quand même cette  fameuse question qu’il ne serait certainement pas le dernier à poser...

-Mais effectivement elle n’est pas vraiment éternelle. Il releva la tête. Une petite part de son sang n’est pas elfe en tout cas. Je ne l’ai pas appris tout de suite et ça n’a en rien altéré ce qui existait déjà. Elle pourrait me reprocher beaucoup trop de chose pour que je la juge sur une part de son sang quasi invisible. Ajouta-t-il comme pour couper court à une autre question qu'il pensait voir venir.

A nouveau il eut soudain l’air relativement mal à l’aise. Il se redressa un peu sur sa chaise.

-Ce n’est peux être pas ce que tu voulais entendre. Changea-t-il de sujet. Ce n’est pas vraiment représentatif de ce que la délégation a vécu à Thaar au final. Cette expédition n’a pas été un franc succès il faut dire…

J’étais soulagé par sa réponse, une petite part de sang non éternel, c’était mieux que ce que j’avais craint, et si drame il devait y avoir ce ne serait pas à cause de ça. Mais il n’avait pas compris quelle question je lui avais posée, et j’avais l’impression qu’il s’était légèrement mis sur la défensive, comme si j’avais énoncé qu’il aurait dû penser moins hautement d’elle. Je ne le pensais pas d’une si grande étroitesse d’esprit et je dus écarter qu’il me prêtait de telles pensées alors qu’un sourire compréhensif s’afficha sur mes traits. C’était normal, que ce ne soit pas sa première pensée, et j’aurais donné beaucoup pour qu’elle ne soit pas évidente pour moi. Aegden changea de sujet mais je ne me laissai pas faire aussi facilement. « Ce n’était pas ce que je voulais dire, Aegden, j’étais inquiet pour vous deux, dans le cas où elle n’aurait pas eu une goutte de sang des nôtres, dans le cas où elle n’aurait pas partagé notre échelle du temps. Mais tu me rassures énormément, et j’en suis heureux. » Le sourire perdit toute trace de doute et devint des plus tranquilles.

Maintenant, si Aegden avait retiré du positif de ce voyage, il ne semblait pas très heureux du reste, des résultats d’une expédition dont j’ignorais presque tout, jusqu’à son but. « Je ne sais pas ce que vous êtes allé y faire, je ne suis pas dans les secrets de notre Aran, mais je sais que tout le monde ne trouve pas ce qu’il cherche en Ithri’Vaan et plus particulièrement à Thaar. C’est d’autant plus vrai pour les elfes. » Un couple d’elfes qui y avait trouvé la mort, il y avait bien longtemps, et drows et humains avaient été les seuls à en profiter. Seulement, là, on parlait d’Artiön, et les enjeux devaient être autrement plus importants. « S’il y a quelque chose dont tu veux et dont tu peux me parler n’hésite pas, mais je ne saurais te poser de question tant que tu n’as pas décidé de m’en dire plus. » C’était vraisemblablement tant au dessus de ma condition que ça ne m’intéressait qu’à travers le prisme d’Aegden, et surtout, le sujet était si sensible que je ne me plongerais pas dedans volontairement.

-Excuse-moi de te laisser dans le flou. Je croyais que tu savais à peu près le but de notre voyage. Pour te résumer brièvement nous avions dans l’intention de nous entretenir avec les puissants de l’Itrih’vaan. A cause des drows. Il grimaça. Cela n’a mené à rien. Au final nous n’avons fait qu’errer dans Thaar avec des noms et des identités qui n’étaient pas les nôtres. Il eut un sourire amer. Je n’ai jamais autant détesté ça de toute ma vie…

A nouveau, l’elfe afficha une grimace. Il semblait peser le pour et le contre d’un on ne savait quoi qui traversait son esprit. En réalité, le dilemme qui l’animait, il luttait avec depuis qu’il avait mis les pieds dans le sanctuaire. Peux être même un peu avant.

Il avait envie de reculer. De partir. De cesser cette conversation qui le mettait au pied du mur un peu plus à chaque fois.  Solitaire et plutôt secret, Aegden n’était pas du genre à faire étalage de sa vie personnelle. Et la discussion avec le prêtre était directement basée sur des sujet qu’il n’arrivait que difficilement à aborder, autant parce qu’ils étaient lié à ses propres sentiments tout au fond de lui que parce qu’il y avait beaucoup de choses qu’il regrettait et qui lui faisait mal.

-Qui étais-tu ?

-Comme je te le disais. Je dance depuis très longtemps. Nous devions nous faire passer pour des artistes alors ma propre couverture était celle d’un danseur de profession. Il passa une main sur son visage pour effacer un début de larme. Ça ne me dérangeait pas au début, de me  faire appeler Aithruïn a lieu d’Aegden. Qu’était un  prénom après tout ? Mais après le spectacle tout a changé. Je me suis mis à mentir à la femme que j’aime. Et j’en avais tellement honte. J’en ai toujours honte. Rien que d’y penser, son cœur se serrait. Il effaça une seconde larme  avant de reprendre. Et de l’autre, il y avait toute cette foutu mission. Je ne devrais pas avoir honte de remplir ma mission, de garder un secret pour que mes camarades ne soient pas en danger.Il y eut un silence. Je ne sais plus ce que je dois penser… Finit-il par lâcher.

Au fond, l’elfe savait qu’Eraïos était un interlocuteur désintéressé. Il ne lui voulait pas de mal, il ne jugeait pas, il écoutait juste. Pour cela, Aegden arrivait à discuter avec lui malgré tout le malaise, la douleur peut être même que cela provoquait. Peut-être aussi qu’au fond de lui, il avait finalement compris qu’il était important de parler, d’extérioriser cet ensemble de dilemme.

Tout devenait plus clair, mais rien n’était surprenant. Ceux qui pour servir se paraient d’un nouveau visage, d’un nouveau nom ou d’une nouvelle existence souffraient souvent de ces maux, car les masques se fissuraient bien souvent, et il était aussi souvent un moment où tout ce qu’ils vivaient leur semblait être un mélange entre le mensonge et la réalité. Une bien triste façon de vivre, mais il y avait pour Aegden une source d’espoir. Il n’était pas de ceux-là, et peut-être qu’on lui demanderait un jour le même sacrifice, mais il n’était pas de raison de croire que c’était le cas, et quand maintenir le masque n’était pas primordial il était plusieurs façons de réparer. Il y avait un espoir, mais il restait bouleversé, et à cet instant j’étais le seul à entrevoir ce bouleversement. Je brisai le silence d’une voix douce. « Je ne te connais pas assez bien pour le dire avec certitude, Aegden, mais je pense pouvoir dire qu’il n’y avait autre mensonge que celui auquel tu t’étais engagé ici avant de partir. »

Mon expression devint légèrement plus grave, alors que je commençai à adresser le dilemme moral qu’il avait vécu, et qu’il avait pris ce qui objectivement était la meilleure décision. « N’aurais-tu pas menti à propos de ce qui aurait permis de t’identifier qu’en plus d’avoir voyagé pour rien l’Anaëh aurait pu se trouver en danger, la balance n’était jamais en ta faveur malheureusement. Tu le dis si bien, n’aies pas honte, espère simplement que lors de votre prochaine rencontre aucun serment ne te pousse à ne pas être honnête. » S’il y avait prochaine rencontre, bien sûr, mais s’il était meurtri aujourd’hui c’était que la possibilité en était une, ou le regret de ne plus jamais la voir se serait trouvé plus haut dans l’échelle de ses priorités. Ou peut-être pas, et je me rendais compte que je n’étais peut-être pas la meilleure personne pour discuter de ce genre de sujet alors qu’une montagne de regrets pesait sur des épaules qui n’auraient pas dû supporter ça, à la seule différence que je n’avais jamais eu un seul choix.

« Parle moi d’elle, j’ignore encore jusqu’à son nom. » Le sourire était revenu.

-Je n’ai pas poussé le mensonge plus loin que je ne le devais. Sa main vint essuyer les dernières larmes. Il secoua la tête. Jamais je ne me serais permis de lui mentir sur mes sentiments ou je ne sais quoi d’autre tu t’en doute.

Au-delà de son nom et de détails qui faisaient un peu trop son identité réelle, il n’avait jamais donné de mensonge lorsque ce n’était pas nécessaire. Il l’aimait sincèrement c’était évident. L’état dans lequel il se trouvait en était une preuve parmi beaucoup d’autre.

Le prêtre demanda ensuite quelque chose qui surpris un peu l’elfe malgré que ce fut une question tout à fait en lien avec leur discutions. Cela eut au moins le mérite d’apporter une touche d’amusement sur le visage fatigué et triste du soldat.

-Elle s’appelle Neassa-Laella. Fit-il après une seconde de silence, comme si avouait à nouveau un lourd secret. Dieux qu’il n’appréciait pas la situation dans laquelle il s’était mis.

Prononcer son nom alors qu'elle était si loin avait quelque chose d'étrange, il n'y avait pas le même accent que lorsqu'elle s'était elle même présentée. C'était moins joli et quelque part elle lui manquait d'avantage encore.

- En fait je t’ai dit pas mal de chose sur, il sembla hésiter sur la formulation, notre histoire ? C’était étrange à dire. Je l’ai rencontrée alors qu’elle voulait nous défendre contre le public violent de notre spectacle. J’ai dansé avec elle parce que je ne pouvais pas prendre le risque qu’elle soit blessée. Ensuite nous nous somme revus plus tard. Il fixa un point lointain au-dessus d’Eraïos, réfléchissant. Quelque part, elle a été ma guide dans ce monde si étrange. C'était comme si elle comprenait ce que je ressentais avant que je ne l’exprime. Il se stoppa avec un sourire un peu crispé en fixant à nouveau son interlocuteur. Son visage se colora même un peu. Enfin, je me perds je crois,  je ne sais pas vraiment ce que tu veux que je te dise à propos d’elle.

Il confirma assez rapidement ce que j’avais présumé, puis enchaîna sur une réponse que je ne m’attendais pas à prendre de plein fouet. Ce que je fis, donc, en traçant des parallèles si douloureux que je ne pus maintenir mon sourire, et contrairement à Aegden, je ne réussissais à en parler. C’était à Eiva que je pensais, comme trop souvent ces derniers temps. Eiva l’humaine, celle qui ne supportait de me voir me mettre en danger, celle qui me guidait dans un monde que je n’étais pas fait pour comprendre, qu’on ne voulait pas que je comprenne. Et puis cette phrase, cette phrase qui exprimait quelque chose que je n’avais jamais exprimé. C’était comme si elle comprenait ce que je ressentais avant que je ne l’exprime. Si Aegden ne s’était pas tenu là, les larmes auraient coulé à cet instant, et les souvenirs, à moitié ceux qu’Hecil m’avait offert, et à moitié les véritables, tout ça m’aurait englouti.

Mais les larmes restèrent dissimulées, et le sourire put revenir, lentement.

« Non, tu ne t’es pas perdu, et tu m’en dis bien assez. Je n’ai rien à exiger de toi, Aegden, tu ne peux mal me répondre, il n’y a que ce que tu veux exprimer que tu as à exprimer. Je suis une oreille, principalement, et une bouche, si tu veux des réponses à tes mots, mais je ne suis pas ton supérieur. Et je ne crois pas que tu ais quoi que ce soit à craindre, je suis sûr que Neassa-Laella pardonnera tout ça une fois que tu le lui auras expliqué. » Je fis une pause, assez courte, avant de laisser mes traits gagner en gravité. « Je ne devrais pas dire ça, ce n’est pas ce qu’on a essayé de m’inculquer depuis que j’ai mis les pieds en Anaëh, je sais de lui-même que notre Aran trouve toute altération du nom que nous ont donné nos parents insupportable… mais ce n’est qu’un nom, et tout ce que tu viens de me dire ne dépendait pas de ce nom. »

« Tu sais… celui que je porte, un humain me l’a donné, juste parce qu’il sonnait elfique. »

C’était étrange de le dire, c’était un des points sur lesquels Artiön n’avait pu ni me convaincre, ni convaincre Eiva.

« Quelque part, même si ton nom n’a pas été donné par tes parents, il fait quand même partie de toi. » L’elfe penche la tête, ayant l’air de réfléchir. « Aussi triste soit ton histoire… C’est un reflet de ton identité au même titre que ton apparence et tes gestes. Peu importe d’où vient ce nom… »

« Tu as peut-être raison. »

C’était sûrement une façon de me défaire de cette question, de ne pas m’y attarder, sans avoir pour autant à arriver à une conclusion. Le silence qui suivit dura aussi longtemps qu’il le fallut et je lançai un autre sujet, un peu plus léger. Tant que lui avait du temps à me consacrer je resterais là, alors que les autres prêtres étaient tous occupés, et qu’il n’y avait que quelques passages discrets de temps en temps autour de nous. C’était toujours agréable de discuter avec le militaire en tout cas, aussi bizarre que cela puisse paraître pour le pacifiste que j’étais devenu. Quand vint le moment de se séparer je saluai Aegden le plus amicalement possible, content d’avoir passé ce moment avec lui. Si la première fois que nous nous étions rencontré j’avais dévoilé beaucoup de moi, le fait que l’inverse se produise ici était une démonstration qui faisait du bien, et mon sourire chaleureux n’avait jamais été aussi honnête.

Il s’en alla alors, et je vins me rasseoir là, restant particulièrement pensif.