Le village fantôme [Ouvert]

Troisième ennéade de Favrius,
4ème jour
An 17

« J’ai faim... » Zaahrian leva les yeux vers le ciel et estima qu’il devait être midi. Son estomac était pile à l’heure, mais avec un sac de provisions vide, il y avait peu d’espoir de le satisfaire dans l’immédiat. Rien n’était perdu. Il était passé par un petit village sur cette même route trois jours plus tôt. Il pourrait probablement y trouver à manger avant de reprendre la route en direction de Thaar. Normalement, de l’autre côté de ce tournant, le village devrait être en vue.

« Il est quand même étonnant que j’aie pensé à prendre plus de nourriture pour toi que pour moi. » Fit remarquer Zaahrian à sa monture, un hongre à la robe baie et au tempérament placide. L’assassin détestait monter à cheval, mais même lui devait s’y résoudre lorsqu’il avait beaucoup de routes à faire dans un temps limité. Il avait donc acheté une bête qui n’essaierait pas de lui rompre la nuque dès qu’il tentait de le monter. Rapidement, il commença à avoir des conversations avec lui. Le cheval ne lui répondait jamais autrement que par quelques renâclements, mais comme Zaahrian aimait beaucoup parler et détestait être contredit, c’était le compagnon de voyage idéal. « Certains pourraient douter de mes priorités, de mon sens de l’organisation ou croire que je mange comme un porc... » Le cheval secoua la tête. « Oui oui, on devrait trouver de l’eau au village. Il y a un puits en plein centre, je l’ai vu. » Sur ce, Zaahrian entonna une chanson paillarde. Son contrat s’étant déroulé rondement, il était d’humeur joyeuse.

L’assassin avait vu juste, le village était bien en vue de l’autre côté du tournant. Il comptait une quinzaine de bâtisses disposées autour du puits qui en était le point central. Dans une région aussi aride, ça n’avait rien d’étonnant. « Un dernier arrêt et ce soir je dors dans mon lit! Je... » Il s’arrêta. Quelque chose n’allait pas. « Je ne chante quand même pas aussi mal... » Il était midi et la chaleur tapait assez fort, mais il devrait y avoir des gens qui circulent dans le village et autour. Là, il n’y avait personne. Zaahrian talonna son cheval et quelques minutes plus tard, il passait les premières maisons. Aucun enfant pour se mettre dans les pattes de son cheval, aucune femme ne transportant de l’eau dans de grosses cruches, aucun homme pour lui jeter des regards méfiants, les rues étaient vides. Pourtant, trois jours plus tôt, elles ne l’étaient pas. Zaahrian ne s’était pas arrêté pour faire la conversation, mais il se souvenait très bien des gamins qui trouvaient que c’était une bonne idée de lancer des cailloux sur son cheval. Il leur aurait bien tordu le cou si la mère de l’un d’eux ne s’en était pas chargé à sa place. Rien n’indiquait qu’une attaque avait eu lieu sur le village. Les portes étaient fermées, mais les volets ouverts. Personne ne s’y barricadait. Zaahrian passa devant une petite forge. Il descendit de son cheval et attacha la bride à un poteau. « Il y a quelqu’un? » Aucune réponse… Il s’empara d’un tisonnier et commença à jouer dans les braises. Elles étaient encore incandescentes, signent que le feu était bien allumé il y a quelques heures à peine. « Mais où sont-ils tous passés? »

HRP:

« Je jurerais qu'il est parti par là, aboyait Katub à ses hommes, allez, en selle !
- ô, grand Senger, cela fait deux heures déjà que nous n'avons plus vu ce Phish-Ourah, nous avons perdu sa trace, voilà tout !
- Perdu sa trace ? Il était là il y a une minute encore !
- Mais, Obokissime, nous sommes déjà si loin d'Esion ! » Sans même mettre pied à terre, Drok do'Syb souffleta son Veldruk, qui pouvait s'estimer heureux de ce traitement de faveur. De quoi se mêlait-il, à questionner ses ordres ? Ils étaient partis razzier la lande zurthane, fallait pas s'étonner d'être loin de la maison mère. À moins qu'il n'ait la trouille ! Tout compte fait, Katub lui réserverait un châtiment plus sévère, une fois rentrés.

Mais pour le moment, il fallait continuer. Hélas, le Veldruk avait sûrement raison, quoique Drok se soit refusé de l'admettre publiquement : leur piste était désormais froide. Fort heureusement, une proie en succéda à une autre, quand observant l'horizon, il aperçut de son seul œil perçant la silhouette d'un village, non loin. « J'ai mieux encore à vous donner qu'un Phish-Ourah, aboya le Senger pour masquer son échec, vous voyez ce village ? Je parie qu'on y trouvera de quoi passer un bon quart d'heure. Yah ! »

Une arrière pensée traversa la tête du drow, celle qu'il enfreignait peut-être là les frontières de Thaar. S'il n'avait pas déjà corrigé son Veldruk, celui-ci lui aurait peut-être rappelé la chose, mais il te tint coi. Quant à Katub, le dilemme fut vite oublié. Après tout, on frapperait comme l'éclair et on s'en irait. La région n'était-elle pas déjà en proie en banditisme ? Qu'il soit celui du IIIe Ost et non des despotes de tout poil, ou des brigands zurthans, qu'est-ce que ça pouvait bien changer ?

La question ne se posa d'ailleurs même pas, puisque lorsqu'il arriva sur place avec son escouade de chevaucheurs de morgals, Drok découvrit, en lieu et place d'un village prêt à être razzié, un lieu fantôme où ne restait qu'une seule âme errante. « Eh, toi ! hélà-t-il le pauvre hère. Approche, larve ! Où sont passés les autres ? C'est... c'est juste pour savoir ! »

Poursuivant des repères perdus, confrontant un souvenir sans âge à ce qui se découvre sous ses yeux, le soulèvement de poussière que provoque une troupe montée accroche son regard. Si d’ordinaire, il se désintéresse des convois qui vont et viennent à travers les terres, ou des grands troupeaux sauvages pour y préférer des proies plus isolées, quelque chose l’alerte… Ils sont engagés dans une folle course. Un prédateur à l’origine de ce mouvement ? Non, à l’œil du dragon succède l’analyse de l’humain : c’est une charge ordonnée de cavalerie, il n’y a pas le désordre d’animaux paniqués. Naturellement, sans y réfléchir, le dragon vire, modifiant son cap pour la poursuivre depuis les hauteurs célestes.  
Profitant de sa position, le dragonnier cherche la raison et la devine… Un village non loin, voilà l’objectif ?

Ils vont l’attaquer. En tout cas, ça y ressemble fortement et c’est suffisant pour qu’il décide d’intervenir. Sans réfléchir davantage, le dragon vire pour prendre la même direction que les cavaliers.

Quelques instants plus tard, les cavaliers – dont les montures reptiliennes sont totalement inconnues du dragonnier – se sont stoppés pour héler un homme, seul avec sa monture, et c’est avant qu’il n’ait formulé une réponse qu’ils décident de se montrer, se posant sur le toit d’une maison voisine, hors de portée des curieuses créatures. Toujours « en selle », Drystan les examine, le dräke sortant sa terre de sa sacoche de transport pour se joindre à la fête. Oui oui, sur le coup, c’est d’abord les montures, moins les eldéens qui les intéressent ! Aucune offense là-dedans, voyons, le bonhomme est devenu passionné de reptiles.

Elles n’ont pas l’air très maligne…
Des wyverns, les ailes en moins selon toi ?
Y a de ça, oui.

Y a de la moquerie dans la pensée du dräke, mais les créatures incapables de voler, à plus forte raison des gros lézards, ça l’inspire, et ce même lorsque le lézard en question est un dragon. Naturellement agressive, le dräke le perçoit fort bien mais aussi longtemps qu’il reste à distance raisonnable, ça l’inquiète pas plus que ça… A plus forte raison qu’ici, le dragon blanc demeure le plus imposant sur place.

Tu crois qu’elles crachent de l’acide ?
Aucune idée…
Soyons prudent.

Le dragon qui ne lâche pas du regard les montures et leurs cavaliers est d’accord… Et pendant quelques instants, les trois compères, surplombant les autres ne disent pas un mot…

Par contre… C’est juste moi où c’est très calme… ?

Le dragonnier se fait cette réflexion, et le dräke le confirme, Il n’y a pas âmes qui vivent aux alentours directs à part ceux qui se trouvent sous leur yeux… Ils ont fui cette troupe ? Peu probable, ils les auraient également repérés depuis le ciel… Alors quoi ?

« Charmantes montures que vous avez là ! » se permet-il en olyan à l’adresse des eldéens.

C’était après tout le premier sujet à traiter… Il y a là un petit groupe de gens aux intentions peu claire mais certainement belliqueuse qu’on ne peut pas négliger !

En l’absence de signes évidents d’une attaque, la disparition des habitants de ce village était pour le moins mystérieuse. Zaahrian n’avait pas tellement envie de se lancer dans une enquête, il avait faim, mais il n’aimait pas l’idée que quelque chose puisse être arrivé à ces gens même si leurs gamins sont de petits emmerdeurs. Il voulait au moins avoir un début d’explication à dire lorsqu’il ira parler de la situation aux autorités compétentes de Thaar.

Il laissa derrière lui la forge pour aller frapper à la porte d’une maison. Il y avait peut-être quelqu’un quelque part, mais une fois de plus, il fut accueilli par le silence. Il s’apprêtait à cogner à une autre maison lorsqu’il fut interpellé par une voix hautement désagréable et sans même se retourner Zaahrian avait une petite idée de qui elle pouvait provenir. Non pas qu’il connaissait le drow, mais seul un Sombre pouvait être aussi désagréable. Il aurait préféré ce genre de rencontre, surtout dans un endroit aussi isolé. Face à un groupe aussi important, Zaahrian ne pourrait rien faire s’ils décidaient de s’amuser un peu avec lui.

« Aucune idée, mais j’ai peut-être un début d’explication devant moi... »

En effet, si des riders se promenaient dans le coin, la population pouvait avoir décidé de fuir le village pour se réfugier en ville. En même temps, un départ dans la précipitation aurait laissé des traces et il n’y en avait aucune. Juste au moment où il pensa que les choses ne pourraient pas être plus étranges, une ombre gigantesque passa juste au-dessus d’eux.

« Oh la vache... »

Un dragon… Un PUTAIN de dragon… Autant il en avait entendu parler, autant il n’en avait jamais vu. Et là, juste devant lui, l’une de ces créatures énormes capables de te bouffer en une seule bouché. Zaahrian aurait détalé aussi vite que ses jambes pouvaient le porter s’il n’avait pas aperçu son cavalier. Ça aussi il en avait entendu parler, ces hommes capables de chevaucher les dragons, mais ce n’était rien de plus qu’une histoire que l’on raconte au coin du feu. Il ne pensait pas qu’ils existaient vraiment. Au moins, l’arrivée du drake eut l’avantage de détourner l’attention des drows, permettant à Zaahrian se respirer un peu mieux. Cela dit, il n’avait pas non plus particulièrement envie de se retrouver coincé entre eux si la situation dégénérait.

Un jeu de dupe s’installe, Drystan affichant l’assurance de celui qui ne redoute pas, mais ses deux compagnons à écailles sont aux aguets, et autour du dragon, l’air s’agite, s’alourdit comme dans les instants qui précèdent l’orage, ses muscles se tendent, il est prêt à réagir. Le déploiement des eldéens ne leur échappe pas, pas davantage que les arbalètes… Un important contingent, certes, mais le dragonnier ne doute pas, ils échapperont à la première salve, par l’envol ou avec la protection des vents.

L’un des eldéens s’adresse à lui d’une manière très… primitive ? Au moins le fait-il dans une langue commune, c’est déjà ça. Malheureusement, cela signifie qu’il est peu probable de pouvoir s’arranger, comprendrait-il un traître mot de ce qu’il dirait ? Néanmoins, ça se tente… Ça vaut certainement mieux que de voir s’il comprend davantage la langue des elfes.

« Katub. Dis à tes hommes d’arrêter d’être menaçant. » Le ton qu’il emploie ne laisse aucune place à la négociation sans pour autant paraître un ordre – mais un eldéen perçoit-il seulement la nuance, dans la bouche d’un étranger de surcroit ? -, c’est qu’il ne veut pas non plus totalement le braquer, pour l’instant !
Mais c’est une première pour lui, des drows, il en a croisé, mais des guerriers ? Jamais ! Alors quoi, il respecte surtout la force, ce qui l’incite à l’assurance et à la fermeté, mais quand démarre chez eux le sentiment de défi ? En soit, sa seule présence, et surtout celle de son grand compagnon, en est certainement un…

Si les choses tournent mal, incite l’autre à se mettre à l’abri si ça ne lui vient pas d’office.

Le dräke pour messager d’une évidence, mais on est jamais trop prudent… La surprise peut le faire hésiter dangereusement, un coup de pouce du petit lézard pour dégager la voie, c’est plus sûr. Le village parait désert, à l’exception de l’étranger… Ils pourront s’y mettre sans retenue pour briser les volontés belliqueuses et les inciter à y renoncer contre eux.

Après l'effervescence initiale, suite à l'arrivée inopinée du dragon, ce fut un flottement qui s'ensuivit. Du haut de son morgal Yog, quatrième du nom, Katub toisait les nouveaux venus en réfléchissant à leur demandes. De plus près, la créature ailée n'était plus si impressionnante : son corps n'était pas bien différent de celui de Yog ; on aurait même pu croire qu'il s'agissait là d'un morgal albinos à qui on aurait greffé une paire d'ailes. Du reste, tant l'une que l'autre bête semblaient répondre uniquement à leurs maîtres respectifs et se regardaient pour le moment en chien de faïence.

De la sorte, le silence dura quelques instants, avant que Drok, confiant dans sa supériorité, ne concède aux demandes du nouveau venu. Ce dernier, quoiqu'arrogant d'exiger beaucoup, ne semblait en vérité plus une menace, si bien que l'Obok Senger laissa libre court à sa curiosité plus que sa méfiance. « Katub ami ! hurla-t-il en oliyan à son commensal tout en tendant a paume gauche, Katub pas manger toi ! » D'une légère pression des talons, l'elfe noir fit aller en avant sa monture. Quelques mètres au devant du dragon, l'Obok Senger planta sa hallebarde dans le sable et poussa un long cri en parler noirelfique.

Aussitôt, les cavaliers au service de Katub rejoignirent celui-ci, d'une allure leste mais sans charger pour autant. Quoiqu'ils conservaient leurs armes en mains, les drows ne tenaient plus en joue le dragon de leur arbalètes. Tous n'avaient cependant la confiance de leur maître, mais qui pouvait bien les blâmer ? « Toi dompter wyvern, iblith, lança Drok à son interlocuteur distant de quelques mètres, elle wyvern manger vill... villoi... villag... iblith villagesques, ohohohoh. Onlhar lka phutra ik Uriz !! » Comme un écho aux derniers mots, certains drows rirent grassement.

En définitive, la meilleure chose à faire pour Zaahrian était de s’éloigner discrètement en espérant que ni les Drows ni le dragon n’allaient remarquer sa disparition. Il recula d’un pas, puis d’un autre et, retenant son souffle, se faufila entre deux maisons. Ses options étaient limitées. Son cheval était encore attaché devant la forge. Zaahrian pourrait peut-être l’atteindre, mais même lancer au grand galop, il ne pourra jamais distancer un dragon. Il y avait encore la question des villageois disparus, mais vu la situation, ce n’était plus du tout sa priorité. Il put entendre le chef de la petite troupe hurler quelque chose dans un oliyant terrible. «Oui, pas manger… Comme si quelqu’un allait te croire avec la tête que tu as. Même ta mère doit te trouver affreux.» Pensa-t-il tout en regardant autour de lui dans l’espoir de trouver une cachette. Par chance, les volets d’une maison étaient ouverts. Il pourrait s’y glisser et attendre. Avec un peu — beaucoup — de chance, tout ce beau monde perdrait l’intérêt et partirait en le laissant en vie...

Une wyvern, oui… Pourquoi pas. C’est très réducteur, c’est sûr, mais être sous-estimé – même en étant catalogué menaçant – c’est rarement une mauvaise chose, ça vous ménage un effet de surprise qu’il peut être bon de se garder.
Il observe le mouvement des troupes, attentif et prudent, prêt à bondir – dans les airs, il ne privilégie aucune proie à cet instant – et se satisfait de voir qu’il a été entendu… Reste à savoir quel effort il venait d’exiger du point de vue du chef mais il n’a pas l’intention d’en rester là.

Laissons-les croire, ils ne peuvent pas être tout à fait certains, alors pour l’heure, tu es une bête domptée, d’accord ?

L’idée contrarie le dragon mais à travers l’esprit de son partenaire, il saisit toute la logique et l’importance qu’une telle illusion peut avoir. Bien qu’il ne comprit pas un traître mot – à l’exception peut-être de la mention d’Uriz – de ce qui fait rire les eldéens, il leur offre un grand sourire.

« Non, ça n’est pas elle. Les villageois sont sans saveur et n'ont que la peau sur les os, elle évite d’en manger. » Evidemment qu’il l’ignore, mais suggérer que manger des bipèdes, il a déjà fait, ça alimente l’image d’une créature à redouter, c’est un pari, ça peut les inciter à la méfiance autant que les pousser à tenter leur chance.

« Tu sembles être le chef. A l’adresse du dernier à s’être avancé et qui semble avoir la véritable autorité sur la petite troupe. Que tes hommes attendent à l’extérieur du village où ma wyvern pourra les surveiller, pour ma tranquillité. Nous pourrons ainsi discuter sereinement et peut-être comprendre ce qu’il se passe avec les villageois… T’en dis quoi ? » Cette fois le ton est vraiment à la proposition, plus posé, plus tranquille, conciliant, il faut l’amadouer, débarrasser de la situation immédiate le rapport de force qui existe entre eux… Si le dragonnier affiche l’assurance et la sérénité, le dragon et le dräke sont quant à eux toujours vigilant.
Pas sûr que le sort des villageois l’intéresse – et pas sûr qu’il ait tout comprit ce coup-ci, y a peut-être des termes qui lui échappe… tranquillité et sereinement sont-ils des concepts valables chez les eldéens ? -, mais il fallait réduire autant que possible la menace qui pèse sur eux ainsi que sur l’étranger mais peut-être peut-il voir un avantage à les séparer, lui et son dragon… sa wyvern. Alors ça se tente.

Il s’est planqué. Le prévient le dräke au sujet de l’étranger, justement.
C’est déjà ça de moins à penser… Plus qu’à trouver un terrain d’entente avec ces fous de guerre, alors !

À nouveau, l'elfe trônant à califourchon sur le dragon intima à Katub d'éloigner ses troupes. Que ne comprenait-il dans les concessions déjà faites par l'Obok Senger ? Un drow plus belliqueux eût accueilli l'arrivée de la bête à grand renforts de carreaux d'arbalète, avant de jeter leurs morgals à l'assaut. L'inconnu, qui non content de formuler ses exigences, n'avait même pas donné son nom, aurait d'ors et déjà pu être abattu pour la plus grande gloire d'Uriz.

Pourtant il continuait de pérorer et d'exiger qu'on lui laissa tranquillité et sereinement, lui qui de nulle part s'était invité à une fête où personne ne l'avait convié. Et en dépit de tout cela, Katub s’apprêtait à lui faire de nouvelles concessions. Resté à quelque mettre du dragon, où il avait planté son arme, le chef noirelfique descendit de sa monture et mit pied à terre. « Katub d'accord, grogna Drok un peu à contre-cœur, Katub d'accord tranquylität. » Il sembla réfléchir au bon mot à employer. « Honglath ! Honglath, iblith ! La paix ! »

Saisissant la bride de son morgal d'une main et sa hallebarde de l'autre, Katub entraîna sa monture quelques mètres plus loin et l'attacha à la clôture bordant une masure. « Toi faire pareil, iblith, lança alors le drow, Jabbuk ik Tagnik'zur. Maître wyvern ! Wyvern pas manger drows ! Pas manger Katub ! Katub ami. Katub Abbil. »

Il sourit, et se met même à rire aux mots du drow. Il est sérieux ? C’est possible mais c’est vraiment le prendre pour un imbécile, non ? Toujours accompagné et appuyé par la proximité d’une trentaine d’hommes et de leurs montures, il estime que le seul fait qu’il mette pied à terre est suffisant pour l’inciter à faire de même, et à s’exposer ?

“Moi faire pareil ? Alors que toi avoir plein d’hommes ? Toi avoir peur, Katub ?” C’est peut-être pas fin, mais au diable la finesse, il ne va pas sauter à pied joint dans un traquenard en se privant d’un précieux avantage pour une concession aussi faible. L’entente exige un soupçon de confiance pour démarrer, et rien chez le chef de cette bande n’en suscite. Mettre le pied à terre mais garder ses hommes à portée, en arme et monté, c’est prendre peu de risque en exigeant beaucoup.
Oh, bien sûr, ne pas descendre de son toit peut être perçu comme de la peur ou de la faiblesse… Mais comme dit plus tôt, qu’on le sous-estime est un avantage à ses yeux, car il n’est pas une brute jouant sur le rapport de force mais se satisfait davantage dans la surprise.

“Wyvern pas manger drows si eux s’éloigner. Sortir village, attendre dehors. Moi faire pareil que toi si eux s’éloigner. Si eux pas s’éloigner… Il conclut par un haussement d’épaule, il laisse à l’eldéen imaginer ce qui peut arriver… Un  instant, il fut tenté d’en appeler à l’un des fruits de ses lectures de la bibliothèque de Thaar, au panthéon de ces individus-là… Mais face à des fanatiques, il vaut mieux éviter d’ajouter le blasphème au défi, n’est-ce pas ? Nous coincer, peut-être ?” Il choisit d’employer des mots simples pour être bien compris, cette fois, l’espère t-il.

Il y avait quelque chose de cocasse à se tenir ainsi à la merci d'un dragon et son cavalier, debout sur le sable, toisé par une bête qui appartenait plus au folklore qu'à autre chose, et s'entendre qualifier de trouillard. Car le mot du dragonnier, Drok do'Syb le comprit des plus limpidement. Il avait ordonné le calme parmi sa troupe, posé son armée, mis pied à terre, quant en face l'autre larve ne s'était bornée qu'à lui donner des ordres et à lui imposer des conditions. Celui-là même qui s'était invité à la fête sans qu'on ne le lui demande, et qui désormais brisait allègrement les burnes aux drows.

On l'aura compris, Katub avait été vexé par la remarque de l'inconnu. Ce dernier, en plus de cela, s'était mis à se moquer du drow et de sa manière de parler l'olyan, imitant l'Obok Senger en parlant à son tour petit nègre. Parce qu'il comprenait la langue noirelfique, peut-être ? Katub, irrité, cracha par terre et planta rageusement sa hallebarde dans le sol, tandis que le dragonnier lui imposait de nouvelles exigences.

Le drow restait tenté par l'idée de faire envoyer une bonne salve de carreaux droit sur cet importun. Plumé de traits, sa bestiole aurait des airs d'un drôle de poulet, ne put il s'empêcher de penser en ricanant. Néanmoins il demeurait résolu à l'idée de ramener un beau butin de ce village laissé à l'abandon, or dans cette entreprise, le dragon serait plus une gêne qu'autre chose. Quoiqu'il fut excédé, Drok avala donc une nouvelle couleuvre, aboyant de copieux ordres en parler noirelfique à ses hommes, qui lentement se retirèrent.

« Nous pas coincés, cracha Katub à l'inconnu. Katub ami. Katub avoir une seule parole, iblith. »

Il attend, silencieux cette fois en constatant le retrait des troupes. Il attend en observant le chef. Il a sans doute tiré un peu sur la corde, mais c’était le nécessaire pour obtenir des conditions satisfaisantes pour mettre pied à terre. Un peu plus tôt et il se serait exposé dangereusement et inutilement. Alors la vexation d’un drow est peu de chose si cela permet d’obtenir plus d’assurance et de garantie sans que nul n’ait à en souffrir, sinon l’ego d’un seul.
Il attend donc, et souffle en même temps que se détend le dragon lorsqu’il perçoit à sa manière le retrait désormais bien entamé des troupes, alors le voilà qui se propulse du toit, contrôlant sa descente pour se poser à plus d’une dizaine de mètres de l’eldéen pendant que le dragonnier récupère le fourreau de son épée courte pour l’attacher à sa ceinture, dans un geste si répété qu’il est devenu naturel.

Ainsi, à peine le dragon est-il à terre qu’il démonte, non sans libérer le petit dräke d’or et de bronze qui se met à voler au-dessus d’eux. Drystan passe sa main sur le flanc du dragon, dans un geste doux, avant de s’éloigner de quelques pas pour permettre à son partenaire de s’envoler avec aisance, non sans soulever un nuage de poussière lors des premiers battements d’ailes.

Surveille les bien.

Le dragon, par les airs, prend la direction des troupes en retrait et se met à les survoler d’assez haut en décrivant de larges cercles, de son côté, le dragonnier en vient à s’occuper de l’eldéen, son esprit se tournant un instant vers le dräke avant de se fixer totalement sur le chef de la petite troupe.

“Moi aussi, j’en ai qu’une, tu vois. Drystan. Conclut-il sans hostilité, en se désignant d’un geste de la main, pour achever de le démontrer. J’espère que tu comprends ma prudence mais les tiens n’ont pas très bonne réputation de là où je viens, il convient de prendre quelques précautions pour éviter des pertes inutiles. Même si ce sont des drows, ce sont des vies qu’il entend éviter de prendre si c’est possible. Un eldéen froissé contre une soixantaine de vies - en comptant les montures -, c’est peu cher payé, n’est-ce pas ? L’autre devrait nous rejoindre, il est prévenu en tout cas.”

Et effectivement, le dräke s’était fait messager, et dans l’esprit de Zaahrian, quelques instants plus tôt s’était immiscé l’idée que le danger est écarté.

Zaahrian attendait toujours depuis sa cachette que les choses se calment. Il ne pouvait pas entendre clairement ce que les autres disaient entre eux, mais rien n’indiquait non plus qu’ils étaient en train de s’entre-tuer. Certes, être caché dans une maison d’un village qui s’apprêtait peut-être à être pillé n’était probablement pas la meilleure idée à avoir, mais il avisera si la situation se présente. Pour l’instant, il était en sécurité et en mesure de mettre de l’ordre dans ses idées. Jusqu’à présent, il n’avait vu que l’extérieur des maisons. Maintenant qu’il était à l’intérieur, il pouvait continuer son enquête. C’est poussé par la curiosité qu’il faisait ça, car Zaahrian avait bien d’autres choses à faire que de se soucier du sort d’un village en entier. L’histoire était juste beaucoup trop bizarre pour qu’il ne s’y attarde pas, même si le temps pressait un peu pour lui.

Il savait déjà qu’il n’y avait aucun villageois à l’extérieur. Du coup, soit ils ont quitté soit ils sont encore là, mais mort. Zaahrian explora la maison, espérant presque y trouver les cadavres de ses habitants, mais comme la demeure n’avait qu’une grande pièce où se passaient visiblement toutes les activités quotidiennes, l’assassin fut rapidement fixé. Rien, pas de cadavres. Comme pour la forge, il y avait encore des braises dans le foyer. On avait même fait cuire du pain un peu plus tôt dans la journée. Deux jolies miches avaient été laissées à refroidir sur la tablette de la fenêtre. Zaahrian en prit une et la brisa. Elle sentait bon le pain frais et rien n’indiquait la présence de poison. Comme il avait faim, il commença à la manger. S’il devait retrouver la propriétaire de cette miche, il lui donnera une pièce en compensation. En se retournant, Zaahrian remarqua pour la première fois les rideaux rouges tout au fond de la pièce. Il ne comprit pas pourquoi il ne les vit pas tout de suite, car ils étaient vraiment une tache de couleur dans un décor plutôt sobre. Ils ne tombaient pas jusqu’au sol et laissaient deviner une autre pièce ou plutôt une alcôve. Ce n’était peut-être qu’un petit autel dédié à une divinité du coin. Ce n’était pas rare d’en trouver dans les maisons. Il s’en approcha et au moment où il écarta l’étoffe, Zaahrian eut la soudaine et très forte impression qu’il était en sécurité et qu’il pouvait sortir. Il ne saurait l’expliquer, mais cette certitude était si puissante et occupait tant ses pensées qu’il se désintéressa totalement de l’alcôve sans savoir ce qui s’y trouvait pour sortir de la maison en passant cette fois par la porte d’entrée. Zaahrian avait toujours son pain dans les mains qu’il mâchouillait distraitement lorsqu’il rejoint le chevaucheur de dragon et le drow. Il s’arrêta, un peu désorienté, regardant en alternance le drow et l’autre étranger.

« J’ai l’impression que quelque chose de très étrange vient juste de se passer… J’étais caché et là… Je suis là... »

Marchant au devant du dragonnier, Katub put enfin apprendre le nom de celui-ci. Sa monture s'était enfin envolée, et avec son départ c'était un soulagement certain qui s'était emparé du drow. Aux explications du dénommé Drystan, l'Obok Senger rebondit par un grognement approbatif. Au point où était leur communication, ce serait tout aussi effectif que d'employer des mots.

Cependant, voilà que Drystan lui annonçait prévenir la troisième personne présente dans les parages, celle là même que Drok do'Syb avait surpris lors de son arrivée. C'était curieux, car lorsque le dragon avait atterri, l'inconnu, lui, s'était volatilisé. Désormais, le chevaucheur de wayvern annonçait le retour de celui qu'il n'avait même pas du apercevoir, ou sinon un bref instant. Étaient-ils donc de mèche ? Cela ne faisait aucun doute aux yeux de Katub, qui tritura dès lors ses longues mèches blanches et filasses.

Enfin, l'autre inconnu reparu, l'air hagard et la démarche patibulaire, encore en train de ruminer une miche tel un hanglyösi surpris dans sa sieste. Celui qui avait été si vif à s'enfuir demeurait désormais bien pataud, quoiqu'au devant même du danger. Quelque chose ne tournait pas rond, à n'en pas douter, pensa Katub, se figurant que Drystan devait être quelque sorte de mage, capable d'hypnotiser tant les bêtes que les hommes.

« Toi pas craindre nous, iblith, lança l'Obok Senger, toi pas craindre Katub, grand guerrier, toi pas craindre iblith Drystan, grand sorcier. Nous pas manger toi, iblith. Wyvern pas manger toi. » Comme pour donner la preuve de cette déclaration, l'elfe noir arracha au nouveau venu son quignon de pain, qu'il mastiqua à son tour. « Pas vrai, iblith Drystan ? » Allongeant une grande claque dans le dos de son nouveau compagnon, Katub lui fit ensuite passer son reste de pain.

Drystan, grand sorcier… Si seulement ! La suggestion du dräke semble bien avoir trouvé son public mais c’est lui qui en récolte le mérite… Probable que dans l’esprit du drow, l’idée qu’il soit un grand sorcier, comme il dit, explique tant l’état et la relative nonchalance du troisième larron que le contrôle qu’il exerce sur la « wyvern ». Et il ne va pas le contredire ! Et dès lors, le dräke va se faire discret tout en partant en quête de quelques petits fruits abandonnés dans une maison accessible pour lui, laissant de côté les gesticulations des bipèdes.

De son côté, Drystan voit s’envoler la tension qui régnait quelques instants auparavant. Oh, il n’a pas l’intention d’abaisser sa prudence, mais il va jouer le jeu et profiter ! Et si un temps, les talents discrets du Grand Sorcier – si seulement, mais quelques décennies, voir des siècles le séparent encore de telles prétentions ! – l’alimentèrent encore un peu, il n’en fut plus rien en apparence. On allait enfin pouvoir passer à autre chose !

Supportant au mieux la rude bourrade de ce nouveau compagnon improbable, il prélève une petite part de ce qu’il reste pour le rendre à l’inconnu.

« Y a plus rien à craindre, en effet. Et à l’attention tout particulièrement de Zaahrian, sur un ton rassurant. Ça va se dissiper d’ici très peu de temps, si ça n’est pas déjà le cas. Monarth avait dû y aller un peu fort pour le coup, ce qui ne le surprend pas… Au-delà des échanges et démonstrations tout en finesse, les capacités du dräke sont surtout un moyen d’abrutir momentanément un prédateur, après tout.
- T’es du coin ou seulement de passage ? »

Oui, il faut bien commencer quelque part pour comprendre la curiosité découverte par hasard… Un village entier abandonné, sans trace, manifestement, d’un désordre consécutif à un pillage. Et sur un tout autre sujet, il avait une curiosité toute différente à satisfaire, aussi en revint-il à l’eldéen.

« Katub, dis-moi, c’est quoi iblith ? » Au mieux qu’il peut, il s’emploie à en reproduire la prononciation.

Le drow était toujours aussi moche que la première fois qu’il l’a vu et, clairement, il savait à peine parler la langue. Au moins, on pouvait saluer l’effort. À travers son fort accent et quelques mots en drows, on devinait juste assez d’Oliyant pour comprendre ce qu’il essayait de dire. Malheureusement pour lui, sa difficulté à s’exprimer accentuait l’impression d’un sérieux déficit au niveau de l’intelligence. Cette réflexion, il allait la garder pour lui. Il se contenta de sourire aussi poliment que possible et de concentrer son attention sur le chevaucheur de dragon.

Vu de près, Zaahrian ne pouvait qu’être intrigué par son apparence particulière. Il pourrait passer pour un elfe ou un semi-elfe, mais l’assassin doutait que la réponse soit aussi simple. Pouvait-il être autre chose? En tout cas, il ne pouvait pas imaginer un seul instant qu’il puisse être un simple humain. Et puis, d’un point de vue strictement esthétique, ce type était franchement séduisant. Dans d’autres circonstances, il aurait très certainement essayé de lui faire du charme.

« À mon avis, ça veut dire bâtard ou idiot… ou saleté d’elfe moche. Bref, un terme qu’ils utilisent pour désigner les elfes ou les demi-sang comme moi. » Honnêtement, il n’était pas particulièrement pressé de connaître la définition. « De passage uniquement. Je rentrais à Thaar quand j’ai voulu m’arrêter pour manger. Je suis passé par ici il y a quelques jours et tout était parfaitement normal : des enfants qui courent dans les rues, des femmes et des hommes au travail, le vieux cabot miteux qui dort à l’ombre des maisons... » Il haussa les épaules, réalisant du même coup que même les animaux semblaient avoir disparu. « J’ai pensé que les habitants pouvaient avoir été empoissonnés, mais il n’y avait pas de cadavre dans la maison et tout laisse croire que les habitants étaient encore là y’a quelques heures à peine. Le pain est encore tiède! » Évidemment, il ne faisait aucun effort pour s'assurer que le drow comprenne lorsqu'il parlait.