Les jardiniers de Thaar [Milynéa] [Salfaryl]

17ème année du 11ème cycle,
Troisième ennéade de Favrius, premier mois d'automne,
Le troisième jour...

Sis à l'extrémité ouest de la Haute-Ville, à l'écart des grands manoirs et des palais qui surplombaient l'opulente cité, l'Hôtel du Lion Étriqué se dressait au beau milieu d'une rue exiguë, cerné d'échoppes et d'habitations modestes. Le quartier était particulièrement bruyant ; on jouait des coudes dans une foule compacte pour avancer péniblement sous des auvents bondés, où flottait un cocktail d’odeurs de parfums, d’épices, de poisson frit et de relents de transpiration. Dans cette assommante cohue, on passait aisément devant l’Hôtel sans le voir ; du reste, la devanture ne payait pas de mine. Une solide porte donnait sur un couloir profond mais étroit, et chaque étage n'était percé que d'une minuscule ouverture, tenant plus de la meurtrière de château fort que de la fenêtre de résidence patricienne.

Parce qu'il était malaisé, dans ces conditions, de surveiller qui entrait ou sortait de la bâtisse, cette propriété du Prince Ascanio Vossula offrait un cadre discret des plus bienvenus chaque fois qu’il s'adonnait à des activités que la décence réprouve. Ce qui était fréquent.

C'est dans ce subtil havre d’intimité qu'il se tenait ce jour, au dernier étage de la bâtisse. Par l'étroite fenêtre se glissait timidement la lumière du soleil ; les lampes à huile qui éclairaient la semi-pénombre en projetant leur lueur rouge sombre achevaient de donner à la longue pièce une atmosphère de secret. Ascanio n'était pas en reste : d'ordinaire vêtu de couleurs criardes, il arborait ce jour un pourpoint des plus sobres. Grattant distraitement la barbiche qui lui ornait le menton, le Prince Marchand était avachi dans un fauteuil de cuir écarlate rembourré, face à deux fauteuils vides de même acabit et que les culs de ses augustes invités viendraient bientôt occuper.

« Je n’aime pas ça.
- Je me doute, mais à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles. Nous irons avec une escorte réduite. Si la discussion ne parait tout d’abord concerner que la Princesse-Marchande et l’hybride colossal qui lui tient lieu garde du corps incontournable, c’est à un troisième individu qu’elle s’adresse ensuite. Je compte sur toi pour nous faire disparaître. » L’ombre acquiesce sans un mot.

Dissimulée sous une cape, arborant un masque, c’est seulement accompagné de l’hybride dans une semblable tenue – quoique conçu pour lui permettre de tirer et manipuler plus facilement un poignard en cas de pépin, qu’elle se met en route, à pied, suivi un peu plus loin d’un troisième larron dont la tâche n’est nullement de protéger la Princesse-Marchande mais de repérer les éventuels espions au cours d’un itinéraire à dessein tortueux et finalement d’employer les ombres pour les désorienter le moment voulu.
C’est avec ces précautions qu’ils se rendent au lieu de rendez-vous, le colosse s’occupant d’ouvrir la voie à travers la foule de badins qui se pressent dans ces artères plus étroites. Il n’aime pas ça, mais les ordres sont les ordres, alors il ouvre bien grand les yeux pour tenter d’entrevoir une éventuelle menace jusqu’à parvenir à l’entrée sans prétention de l’Hotel du Lion Etriqué.

Tambourinant à la porte, il se déplace finalement pour se mettre entre la Princesse-Marchande qui se permet de retirer son masque, abriter par le colosse. Quand des gardes ouvrent, le doute n’a pas lieu d’être et la porte s’ouvre, les quelques gardes cédant le passage à l’illustre invitée.
Ryltar entre plus lentement, jetant un dernier coup d’œil sur la rue, guettant les derniers signes, mais surtout, servant une petite reine, vainqueur du perroquet… Un éclat doré jusqu’à lors discret tombe du ciel et s’engouffre, une pensée reconnaissante à l’égard du garde du corps qui s’engage finalement dans le couloir, derrière sa maîtresse tandis qu’on referme la porte.

Celle-ci se débarrasse de sa cape et confie l’ensemble à l’hybride avant de reprendre la marche dans une tenue plus sobre que d’ordinaire, moins voyante mais néanmoins élégante – on ne renonce jamais totalement à son image – légèrement renforcé à l’épaule droite, sur les conseils d’un ami, pour y accueillir la petite dorée.

Arrivés au dernier étage, comme convenu, elle se tourne vers l’hybride.

« Attends dehors, elle te préviendra si on a besoin de toi. » La relative complicité qui s’est développé entre la dorée et le garde du corps ne lui échappe pas, c’est un avantage qu’elle développe et lui permet dans une certaine mesure – la dorée est trop fière pour servir trop souvent de messagère – un contact discret avec son puissant homme de main. Il s’incline, et songe à redescendre un peu plus bas, trouver de quoi s’en jeter un petit pendant que les grands de ce monde urbain discutent, tandis que la Dame Blanche pénètre la longue pièce dans laquelle elle est attendue.

« Je doute que tu ais imaginé un jour me voir dans un de tes nids de débauche de mon propre fait, n’est-ce pas Ascanio ? » Elle s’en amuse, peut-être cette idée lui est passée par la tête un jour, ça ne l’étonnerait pas en vérité. C’est plutôt elle pour qui une telle idée parait absurde.  

Mais l’époque veut que l’improbable se réalise.

Le trait d'esprit de la Dame Blanche déclencha un grand rire chez son hôte ; non pas qu'il y ait là quelque chose d'hilarant en soi, mais il n'avait pas souvenir de l'avoir déjà entendue s'adresser à lui de façon si familière. Au vrai, il la connaissait fort mal ; il se rappela l'impression qu'elle lui faisait lorsqu'il était enfant, et qu'elle était déjà cette grande dame austère qui comptait parmi les principaux notables de Thaar. Le propre père d'Ascanio avait un jour confié la trouver trop rigide. Frigide plutôt, avait alors pensé un Ascanio goguenard, qui n'imaginait pas à l'époque qu'il la trouverait un jour dans sa propre garçonnière. Il s'apprêtait à répondre un mot d'esprit bien à lui, mais l'arrivée de Salfaryl le Sombre l'interrompit juste à temps.

Et quelle arrivée. Le pauvre bougre faisait peine à voir, enfermé dans sa caisse. C'était sans doute là un pis-aller pour conserver sa dignité, mais Ascanio ne pouvait pas s'empêcher de l'imaginer dans un cercueil. Pauvre vieux... il l'aimait bien, et il s'attristait sincèrement de le voir décliner de la sorte. Salfaryl s'était toujours bien entendu avec son père, et si Ascanio ne pouvait se targuer d'avoir avec lui la même relation, il espérait mériter le respect du Maître des Caves. Il hocha la tête lorsque le vieux nain présenta ses respects à la mémoire de son défunt père, et n'esquissa qu'un léger rictus lorsque fut mentionné le fameux "cadeau" qu'il leur avait livré, quelques années plus tôt.

« Merci, Salfaryl. C'est entendu, parons au plus pressé. Nous sommes loin des lumières, aussi pouvons-nous parler librement et sans détour. Ici les murs n'ont pas d'oreilles. Ce qui est heureux, car croyez-moi, il s'est dit et fait pas mal de choses choquantes dans cette pièce. » Il rit. « D'ailleurs, il faut absolument que je vous raconte, l'autre jour, j'étais avec une... »

Il s'interrompit au milieu de sa lancée, probablement parce que le regard de la Dame Blanche lui faisait prendre conscience que ses invités n'étaient pas venus pour ça. Dommage ; l'histoire était piquante. Une autre fois, se promit-il.

« Hum... j'ai souhaité qu'on se voie, reprit-il, parce que vous comptez parmi les plus anciens membres du Conseil et que vous partagiez avec mon père un certain nombre de visions communes. Vous savez la situation. Elle dure depuis un certain temps. Tout a été fait pour endormir notre vigilance quant au retour des Eldéens à Sol'Dorn. Bien des paroles mielleuses ont été prononcées pour nous rassurer, de la bouche même de la Maîtresse des Forges, notre estimée collègue bien-aimée, Krish Al'Serat. » Il grimaça sur ces derniers mots, comme si le fait de prononcer ce nom lui laissait dans la bouche un goût amer. « Krish Al'Serat, qui prétendait être des nôtres tout en se ménageant une voie pavée d'or vers le trône du Puy. Au vrai, je ne sais pas si elle se sent plus thaarie que puysarde, et qui de nous ou d'eux devrait s'en défier le plus. Mais elle a déjà démontré par le passé qu'elle se souciait comme d'une guigne de recueillir l'aval de ses collègues quand il s'agissait d'entreprendre une action audacieuse. Aucun d'entre nous n'est assez idiot pour ne pas deviner ce qu'elle fera ensuite. »

Son regard oscilla entre la Dame Blanche et la caisse du nain. Il savait qu'aucun d'eux n'était l'allié de la Maîtresse des Forges, car la détestation du Puy était gravée dans leur sang. Lorsque les drows investiraient Thaar au grand jour, leur reine saurait se rappeler qui étaient ses opposants.

« Nous ne pouvons tolérer qu'elle continue à siéger à notre Conseil, et qu'elle donne au monde le sentiment que Thaar est devenu le vassal du Puy. Et en même temps... si nous la chassons du Joyau, c'est dans notre sang qu'elle voudra laver l'humiliation. Alors il va falloir faire un choix. Et je crois, moi, que nos chances de conserver nos têtes augmenteraient sensiblement si nous faisions tous les trois le même choix. »

“Je dis qu’il est vain de vouloir éviter les effusions de sang… Tout comme il est nécessaire, dès à présent, de ne surtout pas oublier qu’elle ne fut pas seule, qu’il en fut au sein même du Joyau, qui par bêtise, qui par intérêt, qui par nostalgie, même, à la soutenir et à l’approuver alors qu’elle détourne nos efforts pour mieux nous étrangler par la suite, je dis qu’il ne faut pas les négliger.

C’est peut-être de la figure la plus surprenante du trio que provient le plus nettement la plus sombre des idées, mais la Dame Blanche sait être aussi mordante que la glace, et nul parmi ceux qui ont un jour fait affaire avec elle n’ignore l’importance qu’elle accorde aux respects des contrats, des engagements et le sort qu’elle réserve à ceux qui y manquent, tout comme nul n’ignore son attachement à la Principauté et à sa prospérité. Or, bien au-delà d’Al’Serat, il est des rats qui se sont infiltrés jusqu’au Joyau pour finalement servir des intérêts étrangers et hostiles au dépend de la Principauté, manquant par la même à l’engagement de loyauté qu’on peut attendre d’eux…

- Je dis qu’il est inutile de se faire des illusions, Thaar ne survivra pas à cette crise, à ce défi qu’elle nous lance, sans verser une partie de son sang sur les pavés. Ils nous attaqueront, tôt ou tard… Au moment propice pour eux, quand ils seront le mieux préparés, quoique cela puisse signifier, si nous lui laissons pleinement le choix du calendrier. Nous pouvons peut-être la contraindre à se découvrir plus tôt.

- Nous devons prendre des dispositions, nous ne sommes pas complètement impuissant et nous pourrions rendre difficile la prise de la cité, d'autant qu'un blocus nécessiterait de nous surpasser sur les mers. Et nous pourrions rendre plus difficile encore le fait de la contrôler si elle tombe car si nous n’avons pas la force de rivaliser seul avec les forces du Puy sur un champ de bataille, par nos rivalités, nous avons développé d'autres méthodes très efficace. Mais surtout, nous ne manquons pas de voisins et de partenaires qui voient certainement d’un mauvais oeil ce qui s’annonce. Quelque chose lui déplaît dans ce qu’elle énonce, cela se perçoit, et pour cause. Si elle ne craint pas d’inviter l’Anaëh dans la partie, à l’Ouest, les Péninsulaires sont un puissant voisin avec au moins autant d’appétit que les Eldéens. Qu’ils se joignent à la danse, et il est certain qu’ils s’adjugeront ou prétendront à des richesses et des terres, à l’annexion de la Principauté comme un certain Sénéchal d’antan et qui nécessiteront des décennies pour les chasser de nouveau… Un moindre mal face à l’anéantissement ou à l’esclavage certainement promit par les eldéens, certes, mais y songer l’ennuie. Mais en introduisant un fauve pour en chasser un autre, il nous faut songer au moment où nous le renverrons chez lui. En espérant qu’ils comprennent l’image.

- Maintenant, je vais vous révéler une chose… Peut-être le savez-vous déjà, probable que vous ayez soupçonné quelque chose de ce genre sans en cerner les contours, c’est sans importance. Dès lors que s’avancèrent de nouveau les osts eldéens, et particulièrement devant la faiblesse et la division du Joyau, je suis entrée en contact avec le Trône Blanc d’Alëandir pour l’avertir de la menace qui s’annonce afin d’éviter un second Ellyrion. Au début de l’année, j’ai rencontré le Roi des Cités à Celimë, tout cela à l’insu du Joyau, évidemment, et c’est après un détour par la Cité Blanche que je suis revenue avec une délégation. A son insu, Thaar reçue pour la première fois de son existence la visite d’un Roi des Cités. Elle sourit, s’en amuse. J’ignore précisément ce qu’il en a retiré… Thaar n’est pas Alëandir, et certaines de nos réalités ne sont pas du goût des elfes, assurément, pauvreté, exploitation et esclavage, notre recherche constante de profit… Nous sommes deux mondes très différents. Il a rencontré d’autres Prince-Marchands, c’était son souhait, la raison de sa visite, mais j’ignore si il s’est présenté sous son véritable jour à l’un d’eux. Elle marque un temps avant de conclure. C’est un premier pas, est-ce qu’il donnera des fruits ? Je ne saurais le dire, mais les elfes ont aussi peu d’intérêt que nous à l’implantation et à l’enracinement des eldéens dans la région ou à l'asservissement de la Principauté aux profits d'un ennemi.”

« Hhhmmmoui... ce serait, assurément, un levier intéressant », reconnut Ascanio lorsque Milynéa en eut terminé.

Il connaissait fort mal les Elfes d'Anaëh, et comprenait si peu leur monde ; on disait qu'ils n'avaient pas d'argent, et Ascanio s'était laissé dire qu'ils méprisaient le confort - mais comment pouvait-il en être autrement pour un peuple vivant dans l'humidité d'une forêt ? Pire, on les disait frigides, comme si le sexe leur faisait peur. Ascanio n'était toutefois pas certain que cette dernière affirmation soit vraie : le nombre de sang-mêlés qui parcourait le monde sous-entendait le contraire.

Quoiqu'il en soit, et au-delà des détails, la Dame Blanche et le Maître des Caves semblaient d'accord sur l'essentiel : la reine d'Elda était un ver qu'il fallait extirper de la pomme au plus vite, et s'il ne faisait pas de doute qu'elle emporterait de gros morceaux de fruit dans son sillage, cette purge n'en était pas moins indispensable.

« Le Puy d'Elda prendrait beaucoup de risques à nous annexer au moyen d'une guerre ouverte, c'est un fait », reconnut-il. « Ils le savent eux-mêmes ; voilà pourquoi ils avancent à petit pas, en nous passant de la pommade. Thaar est pour eux une jeune vierge qu'ils veulent prendre avec délicatesse, et ne pas trop la brusquer ; mais enfin, ils ont quand même bien l'intention de la baiser. » Il marqua une courte pause, laissant l'image produire son effet. « Nous en sommes d'accord, il nous faudrait employer la manière forte ; écarter Krish Al'Serat du conseil sans ménagement, bannir sa Corporation d'Argent et en saisir tous les biens. Peut-être même saisir sa personne, et l'exhiber nue dans une cage, sous le regard de la foule. » Cette idée le faisait saliver bien plus qu'il n'aurait cru. « Les Puysards seront furieux, mais déstabilisés ; ils n'imaginent certainement pas que nous en soyons capables... et ce serait là un message fort envoyé à tous nos alliés potentiels. »

Le beau projet que cela serait ! Il faisait confiance à l'esprit d'initiative des Vaanis pour s'emparer du marché que laisserait vacant la défunte Corporation d'Argent. A Thaar tout particulièrement, nul n'est irremplaçable.

Mais il y avait un hic.

« Le problème, c'est qu'il ne sera pas aisé de déloger cette fieffée garce. Voilà longtemps que le Conseil est divisé sur la question eldéenne ; il le sera plus encore à l'idée de chasser l'un de ses plus anciens membres, surtout quand celui-ci détient un tel pouvoir de nuisance. Quand bien même nous aurions la majorité, il faudrait que celle-ci soit écrasante ; car dans le cas contraire, nous pourrions bien provoquer une guerre civile qui nous affaiblirait tellement que nous n'aurions plus qu'à tendre nos anus serviles et résignés aux Eldéens. »

Il se gratta la tête d'un air penaud. Avant de lâcher, sur le ton de la conversation :

« Tant de pouvoirs concentrés entre tant de mains, voilà ce qui nous paralyse. Krish Al'Serat l'a bien compris, elle qui s'est débarrassée de son Triumvirat. Ah ! Si seulement les fonctions régaliennes ne dépendaient pas du Conseil de Thaar... »

La Dame Blanche ne dit rien quand les fantasmes d’Ascanio s’expriment librement et le font dériver. Rien d’inhabituel, si l’on peut dire, mais dénué de toute la prudence et toute la réflexion qu’exige cette situation… Il ne faut pas qu’il perde de vue le seul véritable objectif et se lance dans des projets aussi fous qu’inutiles, voir même dangereux. Et le voilà qui suggère une bien étrange ambition, en plus ! Mais le Sombre n’attend pas pour calmer ses vues alors même que l’histoire est porteuse de leçons. Il y eut un Prince de Thaar, il ne doit pas ignorer ce qu’il advint de lui mais aussi ceux qui provoquèrent sa disparition.
Alors qu’il poursuit, Milynéa demeure silencieuse. Inutile d’en rajouter, inutile de surenchérir, par son silence, elle entend exprimer son adhésion aux mots de l’Ancien.

“Tout à la fois ambitieux et timide… murmure t-elle à propos du jeune prince. Salfaryl parle juste, il nous faut nous concentrer sur le fait de l’écarter, elle, mais également ses plus puissants partisans au sein du Joyau. Ce qui nous offrira l’écrasante majorité que tu appelle dans tes voeux, Ascanio, et nous offrira même les moyens d’acheter le soutien des indécis.”

Est-il nécessaire de préciser que dans l’esprit de la Dame Blanche, il n’est nul question d’un vote pour y parvenir ? Les voies légales doivent parfois ne plier devant la nécessité souveraine, tout comme il est vain de croire pouvoir garder les pattes blanches. Elle pèse néanmoins tout le sens de sa posture et ses implications… Abattre plusieurs des plus puissants hommes de Thaar ainsi que leurs maisons jusqu’aux fondations pour arracher cette mauvaise herbe jusqu’à la racine ne sera guère aisée mais ça n’est pas impossible. Déterminer la liste minimum des exécutions nécessaires, pour le salut de Thaar. Elle garde néanmoins dans un coin de l’esprit l’ambition que révèle Ascanio… Si la Principauté sort de cette crise, il pourrait être un beau jour à l’origine d’une nouvelle.

“Je t’assure également partager le même sentiment que toi. A l’intention du nain. Coopération n’est pas soumission, et si demain, nous nous associons à ces grands royaumes pour refroidir l’entreprise du Puy, ça ne sera pas en marchandant notre souveraineté. Je vais pour ma part réfléchir au cas de la Péninsule dans les prochains jours… Il y a quelques années, à l’occasion et suite à la crise que manqua de provoquer l’armateur Savarius, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance et de travailler avec celui qui est l’actuel régent de Diantra. Cela me permettra de savoir ce que savent et pensent nos voisins de l’ouest de cette préoccupante situation.”

Depuis l’apparition des dragons à Nelen, le contact s’était rompu sans qu’il y ait la moindre animosité, souffrant de l’absence de chantiers communs pour motiver une correspondance et des visites régulières. Avec cela, les trois grands royaumes seraient avertis et ils pourraient s’atteler à la purge nécessaire au sein du Joyau.

Un court moment, Ascanio s'était rembruni. Son ego touché, il esquissa un rictus pour donner le change ; c'est qu'en l'espace de quelques instants, ses deux aînés s'étaient donnés le mot. Il avait cru que le seul nom qu'il portait suffirait à gagner leur oreille et leur confiance ; et voilà qu'on le ramenait face à son inexpérience, à sa condition d'humain à l'existence éphémère, trop pressé de vivre pour agir en subtilité. Il avait voulu avancer l'idée que Thaar se gouvernerait mieux à trois qu'à dix ou quinze ; las, la Dame Blanche et le Maître des Caves s'étaient déjà mis en tête qu'il aspirait à confisquer le pouvoir pour lui seul. Il ne chercha pas à les détromper ; il savait qu'il ne les convaincrait pas, tout comme il savait qu'il n'échapperait pas à son image. Celle-ci, du reste, s'avérait parfois bien utile.

La discussion, entre temps, s'était poursuivie sans lui. Ascanio avait écouté en silence, comme un enfant grondé qui boude, ses compagnons évoquer la Purge à venir. Car c'était bien ce vers quoi on semblait s'orienter : la manière douce ne donnerait rien. Pas plus que la voie diplomatique, qu'elle soit interne ou externe : devant un Conseil paralysé, seul un coup de force ferait bouger les lignes et bouleverserait les équilibres. Quand l'arbre est malade, on en coupe les mauvaises branches.

« Bien. Nous verrons en temps et en heure ce que donneront ces contacts avec vos amis de l'extérieur. En attendant, il nous faut identifier les partisans du Puy au Conseil, ainsi que les principaux responsables de la Corporation d'Argent. J'emploierai mes meilleurs limiers à cette fin dans les jours à venir ; faites-en autant. Sitôt les noms établis, nous devrons agir sans leur laisser le temps de comprendre ce qui leur arrive. Voilà qui nous ferait, au bas mot, des dizaines de cibles à éliminer en une nuit... j'espère que vous disposez d'un bon carnet d'adresses d'assassins. »

Il fallait bien qu’un sujet divise la Dame Blanche et le Sombre, et c’est le nain qui l’amène !

Milynéa l’observe, y croit-il seulement? Ces mots se contredisent, et le voilà cherchant l’ascendant ? L’évidence du secret et l’importance de n’offrir aucune trace à leur actuelle tractation a peine sorti de sa bouche et le voilà qui sort de sa poche un vélin préalablement préparé. Que ce soit un bluff jouant sur l’ignorance des véritables possibilités de la magie runique ou une vérité est sans importance…
Brandir un tel document juste après avoir écarté toute confiance en la parole donnée, c’était une plaisanterie ! Mais pour répondre, elle garde son calme, figure de glace dénuée même d’animosité.

« Es-tu sérieux, Salfaryl ? Je passe sur l’insulte mais puisque tu remets si aisément en question la parole donnée, je te prends au mot. Je ne vais pas m’engager aveuglément et seulement sur la foi de tes mots, j’ignore après tout le sens de ces runes ou ce qu’elles impliquent.
Quant à la garantie que tu offres, elle est risible, ridicule ! Et là encore, elle ne repose que sur ta seule parole, qui est, comme tu le dis, fluctuante et changeante… Aujourd’hui, pour me faire apposer mon sceau, tu es prêt à t’exposer, mais demain, quand tu m’auras trompé et que je demanderais des comptes, laisseras-tu réellement mon hybride te démolir proprement sans résister ?  
Alors oublions cette tentative, et contentons-nous, non pas uniquement de nos paroles puisqu’elles ne pèsent guère plus que l’air qui les porte, mais surtout d’une chose plus importante. Notre intérêt mutuel dans la réussite de cette affaire. Pas plus que moi, tu n’as d’intérêt dans le succès du Puy et de Krish, ça me suffit pour prêter foi en le sérieux de ton engagement et à m’investir moi-même pour passer cette crise. Si nous échouons, à vaincre ou à nous unir, de toute manière, toi et moi perdrons tout ou presque de ce que nous avons mis de nombreuses décennies à bâtir. »

Et pour conclure, elle lui tend la main.

« Sommes-nous d’accord ? »

Une étincelle de malice s'était allumée dans les yeux du Prince Vossula. Riait-il de la petite farce qu'avait voulu leur jouer Salfaryl, ou du fait que le Maître des Caves se fasse sermonner à son tour ? À moins qu'il ne se gaussât tout bonnement de l'allure du vieux nain qui avait fini par sortir de sa cage. Peut-être était-ce les trois à la fois.

« La Dame Blanche a raison, Salfaryl. Allons, nous sommes tous les trois dans le même bateau ! Chacun d'entre nous recherche la même chose. N'ai-je pas témoigné de ma bonne volonté en vous conviant tous deux en ces lieux, dans ce repaire secret où je trame mes mauvais coups, quand je ne suis pas en train de me faire briquer la vouge ? »

Il eut un geste d'humeur, et le ton de sa voix se fit plus tranchant, et son regard brillait d'une lueur démente.

« Nous voulons tous la chute de la Putain eldéenne. Je veux la voir se faire traîner hors du Joyau, et je ferais de sa bouche le plus soyeux des fourreaux. Si cela ne te suffit point, ces runes n'y pourront rien changer. »