Une averse de doutes [Neassa]

Favriüs, quatrième jour de la deuxième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

L’automne commençait sur des bases pluvieuses, et peu des habitants de l’hospice des libertaires semblaient apprécier un tel temps. Ceux qui avaient des devoirs et des raisons de sortir le faisaient, mais ses couloirs et toutes ses pièces de vie semblaient plus petits qu’à leur habitude, et c’était la raison pour laquelle je préférais la compagnie de la pluie tant qu’on n’avait pas spécifiquement besoin de ma présence. Un banc aussi blanc que les murs de la cité dans laquelle il se trouvait était légèrement abrité par le bâtiment et j’y étais assis, le regard dans le vague, tendant parfois une main pour y récolter quelques gouttes d’eau alors que j’aurais voulu m’exposer entièrement à cette pluie, chose que je ne faisais qu’une fois entouré des miens. Ces moments étaient autant de moments durant lesquels je pouvais me mettre en communion avec moi-même, un moi-même relativement agité, un moi-même empli de doutes, même s’il restait plus calme qu’il ne l’avait jamais été. La pluie n’aidait pas forcément, il n’y avait aucune raison qu’elle le puisse, mais elle était agréable.

Souvent c’était à la foi que les doutes s’en prenaient, et même si cela faisait quelques années, elle était quelque chose de nouveau et facilement ébranlé. C’était Eiva qui avait particulièrement souffert de sa rencontre avec son Aran, mais si elle n’avait elle-même rien voulu renier, rien voulu changer, je n’étais pas de l’avis qu’Artiön avait eu totalement tort sur tout ce qu’il lui avait dit. S’en étaient suivies de longues discussions théologiques qui n’avaient pas forcément mené à la tranquillité, impliquant à la fois ceux qui aimaient le plus Elenwë et ceux qui la vénéraient par nécessité. Je n’avais pas ou presque pris parti, laissant aux uns et au autres le choix, mais quelque chose s’était brisé en voyant des prêtres si unis d’habitude s’opposer aussi fort les uns aux autres, bien qu’aucun dérapage ne soit à déplorer. C’était peut-être ça Elenwë au final, mais ce n’en était pas plus satisfaisant.

Au moins tout le reste allait, je pensai en me levant et en souriant malgré tout. Je fis quelques pas sous la pluie avant de me retourner vers l’entrée de l’hospice. La pluie n’était pas assez forte pour me tremper complètement mais je savais que plus tard ma chevelure risquait de friser. Je levai ensuite les yeux vers un ciel qui n’était pas couvert par un quelconque arbre, une particularité d’Alëandir un peu perturbante pour ceux qui entendaient la Symphonie. Les sons et la fraîcheur étaient agréables et je serais resté plus longtemps si je l’avais pu, mais l’éternité était trop longue, et quelqu’un m’en voudrait éventuellement de déverser tant d’eau en entrant. Si rien ne venait m’en empêcher je serais bientôt à nouveau dans un tumulte tout relatif, qui n’avait rien de celui des humains mais qui ne m’était pas pour autant des plus confortables. Il n’y aurait nulle pluie, nulle solitude, simplement des gens qui n’étaient pas tous aussi elfes que je ne l’étais, qui comprenaient des choses que les miens ne comprenaient pas…

Quelque part en ville, une autre personne profitait du temps inamical pour s'asseoir elle aussi et jouir de ces rues désertes. La tête à demie baissée, ses yeux se perdaient dans le vide devant elle. Sous le choc, elle ne réalisait même pas que rien ne l'abritait de la pluie. Sa cape était trempée et la robe n'en était pas loin. Mais elle ne le réalisait même pas tant son esprit était préoccupé. Les mots d'un homme se répétaient à l'infini dans son esprit, peinant à se faire une place en elle tout en mesurant l'ampleur de ses quelques phrases.

Trois jours.
Cela faisait trois jours qu'elle parcourrait la cité à la recherche d'un Aithruïn. Elle en avait rencontré plusieurs mais aucun n'était Lui. Et, finalement, l'un d'eux lui avait demandé comment une étrangère pouvait connaître l'un des leurs. Elle lui avait répondu avec la douloureuse sensation qu'il savait déjà la réponse et que ce qu'il aurait à lui dire ne lui plairait pas...

C'était un euphémisme.

Elle ne trouvait pas son Aithruïn car il n'existait pas et n'avait jamais existé. Et il ne lui avait rien dit...
Même au moment de se séparer, alors qu'il savait qu'elle viendrait dans son pays et qu'elle le chercherait, il ne lui avait rien dit.
Durant tout ce temps, toutes ces heures, tous ces jours passés ensemble, elle avait cru le connaître et lire en lui mais elle n'avait pas su voir qu'il lui mentait. Elle ne s'inquiétait même pas de savoir quel rôle il jouait dans cette délégation, celui de conseiller du Roi ou d'escorte, c'était le cadet de ses soucis.
Son cœur saignait face à cette nouvelle. Après des siècles passés à le tenir éloigné de tout attachement trop grand, une simple danse était parvenue à lui faire oublier la résolution qu'elle avait prise. Arcam lui avait tendu un piège et elle avait sauté dedans corps et âme. Et, une fois encore, elle s'en retrouvait blessée. Car s'il avait menti sur ça, sur quoi d'autre avait-il menti ?

Neassa-Laella n'était plus sûre de rien... En proie à la tristesse, à l'incompréhension, à la colère, au doute... Elle demeura assise à quelques pas de la maison du dernier Aithruïn qu'elle avait visité durant une éternité. Ou bien seulement quelques minutes ? Elle n'était plus sûre de rien.
Une porte s'ouvrit à quelques dizaines de mètres d'elle et ramena son esprit dans le temps présent. Elle regarda une silhouette se protéger comme elle le pouvait de la pluie puis s'éloigner à vive allure. Elle réalisa alors qu'il était peut-être temps pour elle de rentrer aussi... Elle n'en avait pas envie mais elle n'avait envie de rien en cet instant. Même la perspective de pouvoir se mettre au chaud et au sec ne lui apportait aucune satisfaction.

Elle se leva et marcha d'un pas lent en direction de l'hospice des libertaires, la tête plus basse qu'à l'ordinaire, bien loin du maintien qu'on lui avait enseigné et qu'elle conservait en toutes occasions. Les yeux dans le vague, elle évolua sans même réaliser si elle prenait la bonne direction ou non. Que ce soit dû au hasard, à son inconscient agissant en sous-marin ou à l'oeuvre des Dieux, son chemin la mena droit jusqu'à sa destination. Mais alors qu'elle s'approchait de l'entrée, elle aperçut une forme juste devant elle. Surprise, elle releva soudainement les yeux et porta une main devant elle pour s'empêcher de frapper de plein fouet ce qui lui barrait le passage car il était trop tard pour s'arrêter. Fort heureusement, elle n'avançait guère vite et le choc ne fut guère rude. Elle allait entamer une phrase dans sa langue mais ferma les yeux pour réfléchir à la traduction de ce qu'elle voulait dire.

-Pardon. Je ne regardais pas... où je marchais. Dit-elle avec hésitation ainsi qu'un accent des plus colorés.

La sensation d’une main qui venait se poser dans mon dos et quelques mots plus chantants que ceux des elfes qui vivaient en cette cité me dévoilèrent la présence d’un esprit encore plus perdu que le mien. Ou l’était-il ? C’était elle qui s’excusait mais je n’étais pas certain de ne pas m’être arrêté alors qu’un instant plus tôt je pensais à quel point je ne voulais pas retrouver l’agitation de l’hospice. Par réflexe plus qu’autre chose j’essayai de lui ôter tout blâme en lui répondant d’une voix des plus douces que c’était totalement de ma faute. Je pouvais le supporter et si ça lui permettait de se sentir plus légère… « Non, ne vous excusez pas, j’aurais dû vous entendre. » C’était un peu ridicule, mais je ne savais toujours pas si je m’étais arrêté ou pas. En même temps que je prononçais ces mots je m’étais retourné pour lui faire face, alors qu’un peu de curiosité m’empêchait de m’effacer et de simplement la laisser passer.

Cet accent n‘était pas d’ici, c’était un accent du sud, une elfe d’Ithri’Vaan peut-être, comme Lirunwen ?

Il me fallut un peu de temps pour me rendre compte qu’elle avait l’air assez abattu et encore plus trempé que le mien, trop longtemps pour que je ne lance pas la discussion d’une autre façon. « Je ne suis pas certain de vous avoir déjà vu ici. Je suis Eraïos, je sers Elenwë. Et vous… Pardonnez moi, peut-être êtes-vous pressée ? » La réalisation que quelque chose clochait vint alors, et ma bonne humeur apparente sembla prendre un léger coup avant que je ne reprenne avec plein d’hésitation. « Je… si vous voulez un peu de temps avant de rentrer dans le tumulte de l’hospice… il y a un banc parfait, juste là, à l’abri de la pluie. » Le tumulte de l’hospice ne ferait aucun sens si elle était Thaarie, mais la précipitation me rendait particulièrement maladroit. « Et si je peux vous aider pour le… quelque chose… qui vous empêche de regarder là où vous marchez, c’est aussi mon rôle ici, et ce banc est toujours un très bon endroit… L’Anaëh peut parfois être écrasante quand on n’y est pas habitué. »

C’était étrange comme sensation, celle de quand quelqu’un qui avait besoin de vous vous surprenait dans un moment de faiblesse.

-M'entendre ? Sous cette pluie ? Lui fit-elle gentiment remarquer, un doux sourire étirant ses lèvres.

L'eau qui tombait sur sa capuche et les feuillages alentours empêchait quiconque de percevoir les sons aussi bien que d'ordinaire. Pour peu qu'il fut lui aussi en pleine réflexion, il était normal que l'anedhel n'ai pas anticipé l'irruption de la vaanie.
Les émotions accablaient toujours Neassa-Laella mais la présence d'une tierce personne lui rappelait son éducation et la contraignait à les enfouir pour afficher une expression de façade. Une expression paisible, douce et chaleureuse. Pourtant, dans la lenteur de ses phrases et la noirceur de ses yeux, son chagrin demeurait perceptible pour qui voulait bien y prêter attention. Et ce prêtre semblait attentif à ce genre de détails. Il l'invita pas prendre un peu de temps pour discuter avec lui. Même si ce n'était pas ce dont elle avait envie, elle serait bien mal placée pour lui reprocher de vouloir tendre la main à quelqu'un qui en avait visiblement besoin. En combien d'occasions avait-elle fait la même chose ?
Si elle n'avait pas compris certains des mots qu'Eraïos -puisque tel était son nom- avait employé, elle parvint à en deviner le sens pour la plupart d'entre eux. Ou à peu de choses près. Elle était touchée par l'intérêt qu'il lui portait mais il se trompait sur l'objet de ses tourments. Et ils ne le concernaient pas en vérité.

-Anaëh n'est pas un problème. Répondit-elle avec la même douceur que précédemment. Votre pays est magnifique, si on est capable de s'adapter et de montrer du respect envers vous. Je réalise ce que je croyais être un rêve en étant ici.

Après deux ennéades d'immersion, les phrases simples venaient de plus en plus naturellement à la prêtresse de la Voilée. En revanche, lorsqu'elle s'essayait à corser l'affaire, cela ne rendait pas encore très bien. Son vocabulaire était encore limité, surtout concernant les expressions un peu plus soutenues. Mais elle était loin de voir le bout de son voyage, elle avait encore matière à s'améliorer.

-Je ne suis pas pressée. Ou seulement de retrouver le sec. Dit-elle en écartant un peu sa cape.

Sa robe glacée par la pluie collait à la peau de son ventre et à ses jambes. Sa silhouette elfique transparaissait dans toute sa splendeur dans cette vision certes inhabituelle mais encore relativement sobre. Les vaanis avaient un rapport au corps et à la nudité un peu différente de celle des elfes à première vue. Elle fit simplement en sorte qu'il comprenne la situation dans laquelle elle se trouvait avant de refermer assez rapidement sa cape.

-Nous pourrons discuter plus tard si vous le voulez bien.

Elle ne voulait pas lui donner une échéance tout en demeurant courtoise. En soi, elle était ravie à l'idée de pouvoir échanger avec un anedhel, qui plus est un religieux et plus encore avec l'esprit ouvert. Mais, pour l'heure, elle voulait surtout être seule... Accuser le coup de ce mensonge dans lequel était née son idylle et évacuer sa peine avant de reparaître aux yeux de tous.

« Oui… c’est comme un rêve… »

Une ombre passa sur mon visage, car si j’étais heureux de savoir que tel était son ressenti, je n’étais pas si certain d’être d’accord. Il me manquait sûrement autant de références qu’elle lorsque Raemben m’avait pris sous son aile, et tout avait été merveilleux un temps, mais tout devenait tellement plus compliqué qu’on ne le pensait au départ. Ou bien j’avais pris seul les décisions qui avaient tout rendu compliqué ? Mais je ne m’attardai pas là-dessus, je n’étais pas là pour rendre plus compliquée la vie d’une autre, d’une autre qui venait de m’exprimer avoir des choses un peu plus prioritaires à faire. Et elle avait été très explicite sur la question, peut-être un peu trop, je l’aurais crue même sans ça. Je baissai les yeux sur mes propres vêtements pour me rendre compte que son problème je le partageais, et que c’était totalement idiot de vouloir rester ici quand je pouvais le régler non loin, comme je l’avais de toute façon déjà prévu avant qu’elle n’apparaisse.

« Je devrais faire comme vous… et bien sûr que je le veux bien, c’est pour ça que je sers Elenwë. »

Je m’écartai de son chemin avec un sourire pour l’inviter à entrer dans la demeure de ma déesse, mais je ne lui emboitai pas tout de suite le pas. Encore cette indécision qui m’immobilisait, une indécision qui n’avait aucun motif, comme trop souvent. Peut-être avait-elle un autre motif plus profond que je ne voulais pas avouer ? Et ce fut la peur de me retrouver une fois plus confronté à moi-même qui me fit finalement regagner le sec. Les discussions plus au chaud dans lesquelles on parvint à me tirer ne gagnèrent pas pour autant en chaleur, alors que je restais distrait par le reste, et particulièrement par l’elfe que je venais de rencontrer. Si ce n’était pas l’Anaëh, qu’est ce qui lui faisait cet effet ? Les résidents temporaires de l’hospice des libertaires étaient généralement de meilleure humeur, ils étaient moins investis émotionnellement dans tout ce qui se trouvait dans la forêt, ou en tout cas, c’étaient leurs expériences de l’extérieur de la forêt qui amenaient les émotions.

Je résistai de demander aux quelques prêtres d’Elenwë que je croisai – notamment à Eiva qui avait du mal à lever la tête – s’ils savaient quelque chose d’elle et restai quelque part dans l’entrée, premier lieu de passage du bâtiment.

Un sourire poli, une inclinaison de la tête et Neassa-Laella poursuivit son chemin. Elle retrouva bien vite l’intérieur du bâtiment et s’y engouffra avant de disparaître au milieu des résidents temporaires. Plusieurs prêtres étaient également présents. Elle toisa l’un d’eux pour lui demander s’il était possible de bénéficier d’un bain afin de se réchauffer après avoir passé tant de temps sous la pluie glacée. Devant son état, on le lui concéda bien volontiers et elle remercia chaleureusement l’elfe avant de lui indiquer où la trouver. Puis, prenant sur elle pour ne pas marcher trop vite et ainsi ne pas attirer inutilement l’attention sur elle, elle rejoignit sa chambre, ferma la porte, s’y adossa… et laissa les sanglots poindre enfin.

******

Il aurait pu s’écouler seulement quelques minutes comme une heure. La prêtresse n’avait plus la notion du temps. Toujours adossée à la porte de sa chambre, elle était assise à même le sol. L’eau gouttant de sa cape et de sa robe avait fini par former une petite flaque autour d’elle. Elle frissonna de froid et décida de se lever enfin. Avec une infinie lassitude, elle libéra ses épaules du poids qui pesait sur elles et accrocha le vêtement à une patère. Elle ôta le second habit qui lui collait à la peau et le laissa choir sur le sol avec lourdeur. Nue, elle s’avança vers une malle qui reposait là depuis son arrivée. Elle en sortit une robe de chambre des plus décentes et la passa. Puis elle choisit une tenue un peu au hasard et prépara son nécessaire de toilette. A peine eut-elle fini que quelqu’un frappa à sa porte. C’était le prêtre qu’elle avait interpellé qui venait lui faire savoir que son bain était prêt. Elle prit donc ses affaires et le suivit jusqu’à la pièce qui avait été apprêtée pour elle. Elle le remercia une seconde fois avec sincérité et il prit congé.

Après s’être déshabillée, Neassa-Laella se glissa dans l’eau chaude, non sans difficulté. Elle réalisait que son corps était gelé et que le bain, s’il était à bonne température, était brûlant en comparaison. Elle prit donc le temps de s’humidifier avant d’y plonger une jambe, puis une seconde. Lentement, elle s’assit, procédant par étape, marquant des pauses, prenant le temps de s’accoutumer avant d’aller plus loin.
Finalement, après de longues minutes, elle parvint à s’allonger dans la baignoire de bois et se posa enfin pour profiter de la sensation de l’eau réconfortant son corps, à défaut de son esprit. Si les larmes qu’elle avait versé avaient allégé son coeur, elle n’en restait pas moins en proie à tellement de questions…

Pourquoi ne lui avait-il rien dit ? Pourquoi ne lui avait-il pas écrit après son départ pour le lui avouer avant qu’elle ne vienne ? Pourquoi se taire si longtemps ? Voulait-il seulement la revoir ? Etait-il sincère ? Elle qui pensait lire en lui… Elle n’avait rien vu de son mensonge et ne pouvait que se demander à présent jusqu’à quel point il avait joué la comédie avec elle.

Elle ressassa ses pensées si longtemps que l’eau finit par devenir plus froide que sa peau. Elle se leva alors et s’enveloppa d’une serviette. Elle se sécha brièvement avant de repasser sa robe de chambre. Armée d’une brosse, elle s’installa près du feu pour sécher et soigner sa chevelure.

Lorsque la dame sortit enfin de la salle de bain, elle avait retrouvée plus fière allure qu’à son retour de son escapade en ville. Elle portait une robe vaanie plutôt simple et dans les tons sombres tirants sur le bleu. Ses cheveux étaient encore humides mais ils étaient en ordre au moins. Les bras chargés de ses affaires, elle marchait en direction de sa chambre. Elle avait retrouvé sadémarche douce et altière. Redresser son regard n’était plus en effort. Malgré tout, elle aspirait à encore un peu de tranquillité. Son chagrin était trop récent…
Mais, les Dieux en décidèrent autrement alors que ses pas croisaient une nouvelle fois le prêtre Eraïos qui avait pris la pluie en même temps qu’elle. L’apercevant, elle lui adressa un sourire poli, inclinant légèrement la tête à son attention.

Il y avait toujours à faire dans l’hospice des libertaires, et très vite le doute avait été noyé dans l’activité, comme il l’était bien souvent. Je ne me faisais aucun doute qu’il réapparaîtrait, comme il le faisait toujours, mais pour l’instant il demeurait enfermé. L’histoire d’un semi-elfe de passage attira mon attention un temps, puis les mots d’une prêtresse d’Elenwë vinrent résonner étrangement en moi, puis le regard triste d’Eiva me décontenança un instant avant de s’illuminer avec un regard dans ma direction. C’était dur de savoir pourquoi, d’ailleurs, mais elle était ça, un amas de choses que je ne comprenais pas. Mais l’amas d’émotions j’aimais le lire en elle, car toutes ces émotions finissaient bien souvent par être simplement positives, et voir les émotions négatives passer pour ne laisser que les positives était une récompense en soi. C’était ce sourire que j’avais en tête en m’enfonçant plus avant dans l’hospice, en allant là où certains se reposaient de longs voyages, là où une chambre venait de se libérer, là où d’autres allaient se réfugier…

Je ne l’avais pas oubliée, mais elle s’était glissée hors de mon esprit un instant, jusqu’à ce que je la voie là du moins, jusqu’à ce qu’elle m’adresse ce rapide salut. Elle semblait s’être remise de beaucoup de choses et surtout de la pluie, alors que de mon côté j’avais laissé mes vêtements sécher sur moi, me donnant légèrement l’impression de me négliger en comparaison. Le sourire qui répondit au sien était chaleureux et la douceur de ma voix vint rompre un tranquille silence. « J’espère que vous avez trouvé tout ce dont vous avez besoin facilement, s’il y a autre chose n’hésitez pas à le dire. » C’est la curiosité qui allait revenir en force, et à cet instant je voulais savoir qui elle était. J’oubliai mes responsabilités, j’oubliai ce que j’étais venu faire là, j’oubliai l’hospice en venant me poster devant elle. « Je… je ne suis pas sûr de vous l’avoir demandé, mais comment vous appelez vous ? » Puis, comme si j’avais l’impression de ne pouvoir poser cette question, je me justifiai avec un sourire gêné. « Chacun de ceux qui foulent ces couloirs et qui ne portent pas l’aile blanche ont une histoire si intéressante à raconter, je me perds peut-être, pardonnez-moi. »

Alors qu'elle s'attendait à simplement passer son chemin, Neassa-Laella eut la surprise de voir le prêtre s'approcher d'elle. N'étant pas certaine qu'il vienne à sa rencontre, elle ne s'arrêta parfaitement que lorsqu'il fut posté devant elle, lui barrant le passage. Elle posa sur lui son regard doux et un peu plus serein que précédemment. Une grande fatigue semblait cependant peser sur ses épaules et ses yeux rougis trahissaient sans doute les tourments qu'elle venait de traverser.

-Tout est parfait, je vous remercie. Répondit-elle sincèrement.

En Anaëh, elle était évidemment bien loin du confort de sa demeure d'Ashraï et les températures étaient également moins clémentes, l'obligeant à porter une épaisseur supplémentaire afin de se sentir à son aise. Mais pouvait-elle vraiment se plaindre alors qu'elle avait un toit sur la tête, un repas chaud dans son assiette, une chambre individuelle, un lit sur lequel s'étendre chaque soir et des sourires sur les visages de tous les autochtones qu'elle croisait ? Après tout ce qu'elle avait entendu sur les anedhels, et même en venant sans le moindre a priori, elle ne s'attendait certainement pas à tout cela.

La question d'Eraïos étira un sourire à la fois contrit et amusé sur le visage de la vaanie. Elle avait en effet commis quelques impairs aujourd'hui...

-Vous m'avez donné le vôtre. La politesse aurait dû me forcer à vous donner le mien. Mais j'étais... ailleurs. Elle secoua brièvement la tête comme pour chasser les sombres pensées qui revenaient frôler son esprit puis elle poursuivit. Pour moi, tout le monde a quelque chose d'intéressant à raconter. Même ceux de mon pays. Je suis prêtresse de Tyra, j'ai donc entendu beaucoup d'histoires. Elles sont souvent tristes mais j'essaie de faire pour qu'elles soient plus belles quand les gens la racontent la deuxième fois.

C'était ainsi que la jeune femme voyait son rôle. Elle accueillait des êtres en souffrance, elle les écoutait, partageait leur peine puis les aidait à dépasser ce qu'ils ressentaient pour aller de l'avant en s'attachant à d'autres aspects de leur vie. Là où ils voyaient tout en noir en arrivant chez elle, elle leur permettait de déceler la lumière et de se focaliser dessus jusqu'à ce qu'ils baignent dedans. Et elle était très efficace en la matière.

-Mais je ne suis toujours pas polie. Dit-elle avec la maladresse de quelqu'un qui apprend une langue étrangère, un sourire qui se voulait espiègle aux coins des lèvres. Je m'appelle Neassa-Laella Siryn.

Ainsi elle aussi était une prêtresse, une prêtresse qui n’était pas prêtresse du panthéon elfique. Enfin, Elenwë faisait partie de ce panthéon, mais le regard des autres donnait souvent l’impression qu’il n’y avait de différence entre vénérer L’Enfant et vénérer celle que les humains appelaient Néera. Mais ce n’était plus important, et je ne pouvais me laisser submerger à cet instant. Je revins sur la réponse de la jeune femme et m’y accrochai en considérant le reste de ses mots. Il y avait de discussions très enrichissantes à avoir à ce sujet, je n’en doutais pas un instant, et je m’apprêtais presque à les lancer, ne considérant pas un instant qu’elle pouvait ne pas en avoir envie. Et puis, les histoires tristes dont elle parlait, j’en avais vécu certaines, et peut-être qu’elle aurait pu m’aider à y voir plus clair, alors que la mort semblait si étrangère en un lieu comme l’Anaëh. Plus de cinq ans que j’étais ici et je n’avais pas connu un seul être qui se soit éteint. Chez les humains, en cinq ans, ce serait un petit miracle de ne voir personne s’éteindre. Particulièrement quand on avait été élevé pour les abattre.

J’avais tout écouté, j’avais failli glisser sur une pente bien dangereuse, mais elle m’en avait empêché en un nom prononcé.

Peut-être remarquerait-elle mon air ahuri, peut-être remarquerait-elle que mes yeux s’étaient écarquillés comme si j’avais vu un fantôme. Je fis un pas en arrière. C’était possible ? La Neassa-Laella dont Aegden m’avait parlé ? Elle était venue jusque-là, et elle était à cet instant postée devant moi ? Tout coïncidait, et la surprise laissa place à un certain apaisement. Je ne savais vraiment pourquoi, mais je souriais maintenant. Je la rencontrais, et peut-être que je pouvais aider, alors que ce qu’il m’avait dit personne n’avait dû l’entendre en Anaëh. C’était une mission compliquée qui venait de s’abattre sur mes épaules, peut-être, mais c’était une mission que j’étais le seul à percevoir. J’avais oublié tout ce qu’elle venait de me dire, j’avais oublié ce désarroi qui avait été sien, j’avais oublié beaucoup trop de choses, et j’avais aussi oublié comment il s’était fait appeler, en Ithri’Vaan. La maladresse allait arriver, d’une voix douce et innocente. « Vous avez pu voir Aegden ? »

« Qui ? »

J’encaissai la question comme un coup direct, un coup qui allait me faire reprendre mes esprits et comprendre sur quelle pente je m’étais engagé, une pente bien raide. Elle ne savait pas qui était Aegden, et je ne savais pas comment s’appelait le danseur qu’elle avait croisé à Thaar… si c’était bien elle… mais douter maintenant me paraissait idiot. Enfin, j’étais engagé sur cette pente, et je préférais maintenant ne pas avoir à me désengager en faisant comme si je parlais à la mauvaise personne. Je me ressaisis et pris une pleine inspiration. « C’est son vrai nom. Il m’a parlé de vous en rentrant de Thaar. » je souris d’un petit sourire triste. « Je pense qu’il aurait voulu être à ma place, et vous apprendre ceci par lui-même. » Et là, les mots posés, je me sentais bien à découvert, bien incapable de trouver ou me mettre, bien incapable de savoir ce que je devais lui dire maintenant.

Neassa-Laella avait interrogé le prêtre en toute innocence. Elle n'imaginait pas une seule seconde qu'Eraïos pouvait connaître celui qu'elle connaissait sous le nom d'Aithruïn. Et moins encore qu'il lui ai parlé d'elle. Aussi, lorsqu'il s'expliqua, ce fut à son tour de témoigner sa surprise puis son trouble. Elle n'était déjà plus certaine du nom qu'il venait de lui donner tant la nouvelle apportait un nouveau bouleversement dans son esprit déjà bien embrumé. Il lui fallut plusieurs secondes avant de réagir enfin. Sa bouche bée se ferma et son regard interloqué passa rapidement sur les alentours. N'importe qui pourrait les entendre ici. Sans compter qu'elle se sentait encore excessivement fragile et elle ne tenait pas à fondre en larmes devant une foule d'inconnus. Aussi se tourna-t-elle de nouveau vers l'anedhel en lui parlant plus bas.

-Pas ici...

Sans un mot, elle reprit le chemin que le prêtre avait interrompu et se dirigea vers sa chambre. Quelques dizaines de mètres plus loin, elle s'arrêta, ouvrit une porte et s'engouffra dans la pièce. Elle laissa ouvert derrière elle, se dirigeant vers la table afin d'y déposer tout ce qu'elle avait dans les bras. Ceci fait, elle garda le dos tourné à son interlocuteur tandis qu'elle cherchait à rassembler ses idées. Visiblement, Eraïos avait en sa possession des réponses à ses questions... Mais elle était en proie au doute... Devait-elle s'en enquérir auprès de lui ? Il avait parlé comme s'il n'était pas ou plus là... Était-il absent ? Devait-elle l'attendre ?
Tant d'interrogations qui n'en finissaient pas de se succéder, cela devenait insupportable... Alors, finalement, la vaanie prit une grande inspiration et sa voix emplit enfin la pièce. Une voix plus faible et plus rocailleuse que celle douce et légère qu'elle avait dans le couloir quelques instants plus tôt.

-Je ne sais plus à combien d'Aithruïn j'ai parlé aujourd'hui... avant que l'un d'eux ne me dise qu'aucun membre de la délégation n'avait utilisé sa vraie identité en dehors d'Anaëh... Aucun... Je savais pour le Roi, je l'ai croisé à Ardamir. Je n'imaginais pas...

Neassa-Laella ne termina pas sa phrase. Le chagrin la faisait digresser, elle s'en rendait bien compte. Elle baissa la tête afin de se reconcentrer sur l'essentiel. Parmi toutes celles qui hantaient son esprit, elle chercha la question la plus urgente... à défaut d'être celle qui la faisait le plus souffrir.

-Vous avez parlé de lui comme s'il n'était pas ici... Où est-il ?

Peut-être que c’était parce que je savais ce qu’il s’était passé entre les deux, peut-être parce que je n’y voyais rien d’anormal, peut-être parce que j’étais plus ouvert à cette idée que la plupart des elfes qu’elle avait dû croiser, en tout cas, je fus surpris qu’elle m’entraîne à l’abris des oreilles. Je la suivis et je refermai la porte derrière moi, tout s’éclairerait éventuellement, et je n’avais pas vraiment d’intérêt à presser Neassa-Laella. Je lui laissai le temps de se reprendre et de trouver les mots qu’elle allait m’adresser. Aithruïn, c’était ça, le nom qu’il avait donné, et bien sûr qu’elle ne l’avait trouvé, même en sachant qu’Artiön s’était révélé, Artiön qui devait totalement ignorer ce qu’Aegden m’avait dit à leur sujet. Au moins, s’il s’était révélé, cela signifiait que je n’étais pas là sur un secret qu’il fallait garder à tout prix, et que j’étais libre de mes mots, et de ce que je dirais à celle qui avait trop longtemps cherché, après lui avoir répondu, ce que je fis d’une voix calme et avec un sourire.

« Ses responsabilités doivent le placer aux côtés de notre Aran s’il est présent à Alëandir. Aegden n’aurait rien à faire à l’hospice des libertaires… pas sans vous savoir ici, en tout cas. »

J’avais répondu du mieux que je pouvais à sa question, mais je n’en étais pas satisfait, elle méritait plus si elle était venue jusqu’ici le rencontrer, si loin de Thaar. Je ne voulais pas non plus tout lui jeter à la figure, de peur de la submerger, s’il n’était pas déjà trop tard, et j’optai pour quelques mots de réconfort. Je ne savais pas trop ce que c’était, de vivre un tel mensonge, tout le monde avait été si honnête – trop honnête – avec moi, mais je croyais en ce que j’avais dit à Aegden, je croyais qu’il n’avait pas vraiment menti, qu’il avait respecté quelque chose de plus grand que lui et qu’il n’avait pas tellement eu d’autres options. Ça ne rassurerait peut-être pas Neassa-Laella, pas entièrement en tout cas, mais peut-être que c’était là que je devais commencer, même si cela semblait être une très mauvaise idée. Trouver les mots allait encore être un défi, mais Aegden méritait l’effort, et j’optai pour autre chose.

« S’il avait eu le choix d’utiliser son véritable nom il l’aurait fait, j’en suis certain, tout comme il est resté honnête sur tout ce qui ne pouvait mettre en danger l’Anaëh et les siens. Si vous le souhaitez je peux vous accompagner à clarifier certaines de vos incertitudes. »

J’avais baissé la tête, comme si je m’excusais en lieu et place d’Aegden, et ma voix s’était éteinte sans que je ne puisse la relever.

La première réponse d'Eraïos plongea Neassa-Laella dans la confusion. Le fait que l'homme dont ils parlaient occupent une fonction qui l'obligeait à demeurer en compagnie du Roi ne la surprenait pas vraiment. C'était même logique en y réfléchissant bien. Pourquoi aurait-il quitté avec douleur ces terres auxquelles il était si attaché si ce n'était pour accomplir son devoir après de son souverain ? Cependant, cela soulevait encore et toujours plus de questions à son sujet...

-Ce n'était pas ce que je voulais dire à travers "ici"... mais cela n'a pas d'importance. Si sa place est avec votre Aran, alors il n'est pas dans la cité... J'ai dû le manquer à Ardamir...

Alors qu'elle faisait de nouveau silence, les derniers mots du prêtre trottaient encore dans son esprit. Selon lui, son compagnon serait venu à l'hospice en apprenant qu'elle s'y trouvait. Mais pouvait-elle vraiment y croire ? A présent, elle était emplie de mille doutes à ce sujet. Cependant, Eraïos reprit la parole et sembla persister dans cette voie selon laquelle il aurait voulu se montrer sincère envers elle au sujet de son identité mais que cela n'avait pas été possible. Mais ses paroles n'apaisaient en rien son chagrin.

-Et en quoi suis-je une menace pour Anaëh ?... Murmura-t-elle dans sa langue natale.

Il ne servait en rien de traduire une telle pensée à son interlocuteur. Le seul dont elle voulait entendre la réponse n'était pas présent... Vu de n'importe quel elfe, elle représentait probablement un danger pour leur peuple et leur culture. Mais Lui savait qui elle était. Il savait qu'elle était fasciner par ce pays, qu'elle respectait leur mode de vie, qu'elle adhérait à la plupart de leur façon de penser. Alors pourquoi lui cacher la vérité à elle ? De quoi avait-il peur ? Elle aurait su tenir sa langue... Il n'avait pas idée de tous les secrets que son esprit renfermait. Certains plus avouables que d'autres.
Cependant, Eraïos se proposait de répondre à certaines de ses interrogations. Et la première lui vint tout naturellement...

-S'il n'est pas danseur dans une troupe... Alors qui est-il ? Demanda-t-elle tandis que son corps s'apprêtait à encaisser le choc, se raidissant dans son entier.

Je reconnus que les mots murmurés étaient de l’Oliyan, mais je ne les compris pas et ne fis pas l’effort de tendre l’oreille, car si elle avait voulu que je l’entende elle aurait utilisé une autre langue. Ses mots me montraient aussi que je n’avais aucune idée de ce que l’Aran dont je parlais faisait, je ne savais même pas si j’étais dans une position qui me donnait accès à ce genre d’information. Le commun des elfes savait-il que l’Aran s’était rendu à Ardamir, le commun des elfes pouvait-il savoir si Aegden était en ville ? J’avais grandi dans un monde où la réponse était non, étais-je dans un monde où la réponse était oui ? Cela ne me rassurait pas, en tout cas, et peut-être avais-je donné une réponse qui ne faisait que tout compliquer. Au moins ça ne l’avait pas encore envoyée aux trousses d’Aegden, et je pouvais faire mieux.

« Aegden est le commandant des armées locales d’Alëandir. Sa plus haute responsabilité est envers la défense de l’Anaëh, mais la danse le caractérise tout autant et depuis plus longtemps encore. » C’était bien maigre comme réponse, mais que pouvais-je dire d’autre ? C’était à eux deux de franchir les prochaines étapes, et lui donner au moins tout ce dont elle avait besoin pour le retrouver était tout ce que je pouvais faire. Lui donner ce dont elle avait besoin et éviter de l’envoyer sur une mauvaise piste… « Pardonnez-moi, je ne sais pas où il se trouve, je ne l’ai pas vu depuis son retour de Thaar, quand nous avons discuté de Thaar, de son expérience, et qu’il a mentionné votre existence. Mais si notre Aran n’est pas à Alëandir il n’y a probablement pas de raison qu’il soit à ses côtés, et je ne saurais vous en dire plus sans craindre vous envoyer sur une mauvaise piste. »

C’était frustrant, comme situation, mais après une prière en silence à Elenwë, je ne fis rien de plus.

Et la nouvelle tomba telle un coup de massue.

De toutes les fonctions que le faux Aithruïn aurait pu occupée, la seule que la prêtresse avait pensé improbable était en réalité la bonne... Il aurait pu être diplomate, ce qui aurait expliqué son aisance dans le mensonge et démontré une expertise dans l'art de la manipulation. Cela l'aurait d'autant plus inquiétée quant à la sincérité de ses sentiments d'ailleurs mais l'aurait rassurée quant à son incrédulité... Un simple serviteur était également probable, bien qu'elle ne comprenne pas encore pleinement comment ce genre de statut pouvait exister dans une telle culture.
Mais un militaire... Neassa-Laella n'avait rien observé qui aurait pu la mettre sur cette voie. Et pourtant, maintenant qu'elle y pensait... Elle comprenait son côté un peu distant, sa tendance à se tenir droit, à ne pas faire trop étalage de ses émotions. Et quant il attendait, les mains dans le dos...

La jeune femme ferma les yeux, une nouvelle larme perlant sur sa joue. L'homme qu'elle avait rencontré maniait aussi une forme de danse bien différente que celle qu'elle avait pu observer. Plus encore, il était gradé... Le plus haut gradé de cette cité.
Et elle n'avait rien vu...
Quelle sotte.

Ces informations étaient bien lourdes à porter pour la vaanie. Tandis qu'Eraïos achevait ses explications, ses jambes fléchirent lentement, cédant sous ce poids qu'elle ne se sentait pas capable de porter plus longtemps. Fort heureusement, une chaise se trouvait non loin et elle n'eut qu'à se laisser tomber sur le côté pour venir s'y poser. Elle était à la fois surprise et choquée. Elle qui avait tant de fois su lire en lui, qui avait décelé son affection dans ses non-dits... Elle découvrait à quel point elle avait pu se fourvoyer à son sujet.

Finalement, le silence revint et Neassa-Laella ne réagit qu'après quelques secondes, ignorant depuis combien de temps elle se tenait là sans répondre au prêtre qui se tenait toujours derrière elle. Quels étaient ses derniers mots déjà ?...

-Je... Ce n'est pas grave. Ce n'est pas à vous de vous excuser. Elle marqua une pause, rassemblant ses esprits. Qu'avait-elle d'autre à lui demander ?... Mais elle devait reconnaître qu'elle manquait cruellement de vocabulaire pour être capable de lui poser sa nouvelle question. Est-ce que vous savez où je peux trouver... l'armée ? Finit-elle par dire, ignorant définitivement comment l'on disait "caserne" ou "Etat Major" en elfique.

Eraïos lui répondit et il parut bien vite évident à la prêtresse qu'elle ne saurait se rendre sur place seule. Elle devait aller à l'extérieur de la cité, dans cette forêt qui contenait tant de dangers, même pour les profanes. Elle devrait donc demander l'aide de son escorte pour s'y rendre et faire bonne figure autant que possible en leur compagnie. Il lui faudrait d'ailleurs réfléchir à la façon dont elle leur présenterait la chose... Elle ne voulait pas qu'ils se doutent de quoi que ce soit à ce sujet.

Le silence s'installa de nouveau après un bref merci de la part de la jeune femme et l'anedhel la laissa seule. Seule avec ses questions, ses tourments et cette vérité dont elle ignorait tout quelques heures plutôt. Cette journée aurait dû être si belle... Elle aurait dû sonner les retrouvailles que deux âmes sœurs. Au lieu de cela, elle s'annonçait peut-être comme étant le glas d'une relation inespérée et inattendue qui n'était en réalité qu'un tissu de mensonges.
Mais seul cet... Aegden... pourrait en déterminer l'issue.

********************

Neassa-Laella errait dans l'hospice des libertaires, manifestement à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un. Elle était revenue dans la cité depuis une heure déjà et éprouvait le besoin urgent de s'entretenir avec Eraïos. Alors que, la veille, elle se sentait capable d'attendre de régler certains sujets directement avec Aithruïn -ou peu importait son nom-, elle ne pouvait plus s'offrir ce luxe à présent... C'était la raison pour laquelle elle s'était mise en quête de la seule personne qui détenait un semblant de réponses...

Après quelques dizaines de minutes de recherche et plusieurs conseils et indications donnés par les prêtres qui lui avaient offerts leur aide, elle finit par entrer dans une salle commune. Elle s'arrêta à quelques pas seulement de la porte et parcourut du regard les visages des personnes présentes.
Il était là, en train de discuter avec l'une de ses consœurs. Cependant, lorsqu'Eraïos la vit, il interrompit sa conversation. Avait-il compris à ses yeux ou à son attitude qu'elle était venue pour le trouver ? Rien ne lui permettait d'en être sûre. Toujours était-il qu'il prit congé de son interlocutrice et qu'il s'avança pour venir à sa rencontre. Neassa-Laella le salua brièvement.

-Est-ce que je peux vous parler ? En privé...

Si elle gardait la tête haute et prenait sur elle pour afficher un visage aussi doux et serein qu'elle en avait l'habitude, en elle tourbillonnait un flot d'émotions qu'elle avait toutes les peines du monde à contenir depuis sa visite à la caserne... L'anedhel ne posa pas davantage et de questions et accepta sans la moindre hésitation. Il la guida alors jusqu'à l'un des petits salons de l'hospice dans lequel il la fit entrer avant de fermer derrière elle. La vaanie ne prit même pas la peine d'observer les lieux, hormis pour constater qu'ils étaient vides et à l'abri des regards comme des oreilles. Lorsque cela fut fait, elle entra directement dans le vif du sujet.

-Il n'est pas là. Déclara-t-elle, la gorge serrée, avant de se retourner vers Eraïos pour poser sur lui des yeux brillants. Il est dans une autre cité pour un... échange entre milice et personne ne sait quand il rentrera. Le motif de l'absence du Commandant importait peu. Ce n'était pas le sujet qui la préoccupait... Je dois partir dans deux jours pour me rendre à Holimion, il y a peu de chances que je le vois avant mon départ.

Là était son véritable trouble. Elle ne pourrait pas le croiser et s'en irait donc bientôt avec toutes ses questions sans réponses, toutes ses angoisses, tous ses doutes... Le voyage jusqu'à l'autre bout d'Anaëh serait long et elle allait s'absenter d'Ithri'Vaan bien plus longtemps que prévu. Cependant, se tenir loin de ses obligations n'étaient pas ce qui la perturbait le plus en ce jour. Elle allait apparemment passer près un mois dans l'incertitude, minimum. Elle aurait le temps de se forger milles hypothèses et de se raccrocher autant à des illusions qu'à de fausses idées quant aux motivations de son compagnon -si elle pouvait encore le définir ainsi-.
Il fallait qu'elle sache... Elle avait conscience qu'Eraïos n'était peut-être pas en droit de lui répondre. Si tel était le cas, elle respecterait cela. Mais elle devait tenter...

-Vous avez dit qu'il vous a parlé de moi. J'ai besoin de savoir... ce qu'il vous a dit.

La discussion avec Eiva prenait des tournures qui ne me plaisaient pas. Il y avait trop de reproches dans sa voix, des reproches que je pensais infondés, mais auxquels je ne pouvais clairement répondre. En tout cas ce n’était clairement pas le moment, et alors qu’elle allait jusqu’à me dire que je prenais le parti de notre Aran, j’essayai de lui demander d’attendre un peu plus tard. La discussion était à propos de son nom, et alors que nous avions mieux à faire je commençai à effectivement penser qu’Artiön n’avait pas tort de la traiter comme une enfant. C’était peut-être contre-intuitif, mais c’étaient clairement ses mots qui me poussaient à finalement lui donner raison et à me mettre d’accord avec Artiön sur un tout autre sujet que celui initial. Non elle ne devait à tout prix reprendre son nom, oui elle se comportait comme une gamine, mais je ne voulais pas lui dire ça, et cherchai plutôt un moyen de l’apaiser.

Mais Neassa-Laella apparut, et alors qu’elle semblait me chercher du regard j’eus une excuse pour laisser là Eiva.

La Vaanie avait besoin de moi, et je lui offris l’intimité qu’elle désirait, l’écoutant d’abord, ayant l’air peiné quand elle me disait ne pas avoir trouvé Aegden ensuite, et comprenant enfin parfaitement son désarroi alors qu’elle quitterait bientôt Alëandir. Je pouvais essayer de lui offrir le même support que j’avais essayé de lui offrir déjà, avec un succès mitigé, mais quelque chose me disait que ce n’était pas que ça qu’elle venait chercher, et je la laissai continuer jusqu’à ce qu’elle en vienne à sa demande. Si j’avais su où était Aegden, si j’avais su qu’il lui faudrait patienter une poignée de jours pour le voir, si j’avais su que ma tâche était réellement terminée, je n’aurais pas répondu, car il ne m’avait pas dit tout ça pour que je le répète, et encore moins à celle qui était concernée. Mais les conditions n’étaient pas aussi idéales, et je ne me sentais pas de faire autre chose que de répondre.

Je souris, désirant lui donner un peu de contexte avant d’entrer dans le vif du sujet. « J’ai rencontré Aegden alors qu’il est intervenu quand un autre elfe qui n’appréciait pas qu’on vénère Elenwë s’en est pris à moi. J’imagine un peu comme il a voulu vous protéger vous, à Thaar, de la foule de mécontents. Il ne portait pas celle qui a créé les humains dans son cœur, mais il respectait au moins mon droit de le faire, et je lui en serais toujours reconnaissant. » Je marquai une pause, avant d’enchaîner. « Je pense aussi que ce qu’il m’a raconté est inconnu de tous sauf de nous deux, il avait trop peur des réactions de ceux qui apprendraient qu’il s’était épris d’une Vaanie, malheureusement à raison pour certains. C’est ça… » Je lui montrai l’aile blanche sur mon vêtement. « Qui m’a donné le droit de savoir. Il savait que je ne jugerais pas, et je pense que ça l’a rassuré. »

« Il m’a dit comment Arcamenel vous avait permis de vous retrouver, et comment ce qu’il devait se passer entre vous ne pouvait s’arrêter à cette danse. Ce n’était pas comme celle de Lirunwen avec notre Aran, il y avait plus que ça, des émotions… Une guide dans un monde qu’il ne comprenait pas, une guide qui avait le don de lire en lui avant qu’il n’ait pu s’exprimer, qui le comprenait lui, c’est comme ça qu’il vous a vue, c’est comme ça qu’il vous voit encore. » Je reprenais aussi fidèlement que possible les termes qu’il avait utilisé, car ils étaient lui plus que mes mots ne le seraient, et elle ne cherchait pas ici une interprétation de ses mots à lui. « Aegden regrette honnêtement ses mensonges, je vous en fais le serment. Il a honte de vous avoir menti, même en sachant qu’il n’avait pas d’autre choix, et quand je le lui ai demandé s’il avait poussé son mensonge plus loin que nécessaire il m’a garanti que ce n’était pas le cas. » Je souris, ça m’avait convaincu moi, en tout cas, et j’espérais que ça le fasse pour elle.

Puis je m’engageai sur une autre pente, une pente bien plus glissante. « Je… ce n’étaient pas les mêmes sentiments, je ne crois pas… mais ce qu’il a dit de vous, je l’ai reconnu… il y a bien longtemps, une humaine a été ce genre de guide. J’ai grandi en terres Péninsulaires, je n’ai pas grandi libre, mais elle… vous êtes une prêtresse de Tyra, c’est ça ? Vous êtes sûrement consciente que le temps que je finisse de grandir elle n’était déjà plus en vie… » Je ne pleurai pas, mais j’étais ému, et tous les mots n’étaient pas si simples à prononcer. « Je sais que c’est beaucoup vous demander, je sais que je n’ai pas à faire ça, mais je dois le faire quand même. » C’était autant pour moi que pour Aegden que je prononcerais ces mots, plus pour moi, même. « Ayez confiance en lui, s’il vous plaît. Malgré les premiers secrets. Retrouvez-vous, ne laissez pas la chance en décider, ne laissez pas Arcamenel faire. »

Ce fut avec émotions que Neassa-Laella écouta chaque mot prononcé par Eraïos. Elle reconnaissait tant son compagnon dans ces phrases, de même que leur histoire. Arcam penché sur eux, sa façon de lire en lui, cette danse qui ne devait pas être une fin mais un commencement... Cette description de leur passé commun, c'était celle qu'elle aurait faite elle-même si elle avait dû la raconter. Cela ne pouvait être que les paroles d'Aegden retranscrites par ce prêtre qui lui jurait qu'il disait la vérité. Et elle l'écoutait, de nouvelles larmes perlant sur ses joues. Des larmes qui tenaient plus du soulagement et d'une certaine forme de joie que de la tristesse. Car tout cela lui apportait ce dont elle avait le plus besoin en l'absence du seul homme qui pourrait parfaitement la rassurer : de l'espoir. L'espoir que leur relation n'avait pas été entièrement construire sur un tissu de mensonges. L'espoir qu'elle n'avait pas été aussi crédule qu'elle l'avait craint. L'espoir que ses sentiments à lui étaient aussi réels qu'elle l'avait lu dans ses yeux, dans son sourire, dans ses gestes...

Tandis qu'Eraïos comptait une partie de sa propre histoire, la prêtresse de la Voilée se ressaisit. Ses larmes cessèrent et sa respiration retrouva un rythme plus serein. Elle entendit le message qui lui était porté de même que la recommandation et elle se sentait capable de la suivre, bien plus qu'elle ne l'aurait cru la veille. C'était sans doute l'effet de ce discours qu'il venait de lui tenir...

-C'est étrange... Entama-t-elle avec une voix qui trahissait les émotions par lesquelles elle venait de passer, malgré une douceur peu commune dans le timbre. Mais j'ai envie de vous croire. Sans doute parce qu'il a parlé de nous.

Peu importait l'interlocuteur qu'il avait choisi, le simple fait qu'il ait avoué à quelqu'un qu'il aimait une étrangère suffisait à donner plus de poids aux paroles du prêtre. Surtout dans une société aussi autarcique que la leur.

-J'ai conscience que tout le monde ne nous acceptera pas. C'est pour ça qu'il n'a rien dit à son groupe à Thaar. Mais il l'a quand même dit à quelqu'un...

Un sourire discret mais sincère et plein d'espoir se dessina sur le visage de la jeune femme à l'attention d'Eraïos. Son inclination pour Elenwë et son obligation de secret étaient sans doute ce qui avait poussé Aegden à lui parler d'eux avant même d'en faire part à ses proches. Aussi curieux que cela puisse paraître, elle comprenait sa démarche et se trouvait déjà heureuse de savoir qu'il avait partagé cela avec quelqu'un quand, de son côté à elle, elle n'avait pas donné le nom de celui qui lui impulsait cette nouvelle joie de vivre qui la transcendait. Un peu à cause de la jeunesse de leur relation. Un peu à cause de cette difficulté qu'il leur faudrait affronter pour pouvoir vivre leur amour entre la distance qui les séparait et la désapprobation de certains des siens. Un peu pour les protéger aussi... car, lorsque sa relation serait connue, elle représenterait pour certains une voie grande ouverte vers Anaëh. Chose qu'elle ne voulait pas. Cependant, tout comme lui, elle avait évoqué leur relation plus clairement à une personne. Quelqu'un qui n'aurait pas l'indélicatesse d'utiliser cela contre elle. Quelqu'un qui gardait déjà l'un de ses secrets. Quelqu'un qu'elle aurait emmené avec elle s'il avait été disponible.
Plus sereine qu'à son arrivée malgré un doute persistant, elle conclut sur quelques paroles sincères.

-Merci de m'avoir dit tout ça, Eraïos.