Le secours d'un prince [Ethirëlon]

Favriüs, huitième jour de la huitième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

J’aurais dû être à Geresh, j’aurais dû être présente dans une de ces quatre fêtes d’Arcamenel que l’an dix-sept avait accueilli. En ces moments l’on se souvenait du Voile qui avait déchaîné les passions, et si tout le monde ne s’en souvenait pas en bien, l’événement avait été si important qu’on ne pouvait y être insensible. J’y aurais été une des pièces maîtresses de la soirée, après avoir manqué la dernière à cause de Thaar, et peut-être que j’aurais même pu partager la fin des célébrations avec Sauveur. Il faisait part intégrante de ce souhait, car je me foutais éperdument d’y être si c’était pour y être dans cet état. Un état qui n’avait pas l’air de vouloir passer, et qui faisait écho à certains mots du drow argenté que je pensais avoir oublié. Mais je n’étais pas à Geresh, de toute façon, et Ethirëlon ne connaissait sûrement rien de ces soirées auxquelles il serait sûrement d’avis que trop du peuple se joignaient.

Je n’avais pas encore cherché à le rencontrer aujourd’hui, et lui semblait ne pas avoir cherché à jouir de ma présence. Peut-être était-il trop occupé par les affaires de Baaz’Hima, je n’en savais rien, après tout je n’étais même pas sortie de cette chambre, et je n’avais même pas ouvert une fenêtre. Je n’avais que laissé entrer quelques esclaves qui avaient pour ordre de s’occuper de moi, mais mon esprit était orienté vers tout autre chose. J’avais besoin de son aide, et si j’aurais dû être heureuse de trouver une nouvelle façon de me retrouver son obligée, en cet instant je n’arrivais pas tellement à y penser de cette façon. L’alternative n’était pas beaucoup plus enviable, aussi n’avais-je pas mis longtemps avant de me décider, c’était simplement lorsque l’action devait venir que tout devenait tellement compliqué. Mais action il fallait, et quand un serviteur passa là je lui demandai de me revêtir de la plus belle robe qu’il trouverait. Il la trouva dans mes quartiers, et elle n’était pas si jolie. C’était la même que la première fois que je m’étais vêtue dans ce palais.

Je me redressai alors, peu sereine sur mes jambes, avant de m’élancer dans le palais à sa recherche. Les couloirs semblaient plus longs qu’à leur habitude, mais je ne sus vraiment où me rendre, et ne trouvai finalement pas le Prince que j’y recherchais. Et quand je n’arrivais à rien toute seule, il y avait les esclaves, qui me guidèrent jusqu’au bureau où leur maître devait se trouver. Un maître qui deviendrait mien, si je continuais sur cette lancée, je pensai. Je passai là où j’étais déjà passée une multitude de fois en me rendant compte que je n’avais pas essayé ce couloir-ci. En arrivant devant la porte, je ne me fis pas courageuse, je me fis petite, comme la petite que j’étais. Je n’entrerais pas seule sans y être invitée, comme je l’aurais peut-être fait quand le doute était encore permis, je n’avais pas l’âme d’une aventurière avec cette certitude qui me hantait.

D’un ton solennel je m’adressai à celui qui se tenait devant la porte. « J’aimerais une audience avec le Prince Ethirëlon… S’il vous plaît. »

J’étais occupé à trier et relire une quantité de paperasse inimaginable dans ce bureau. Ça n’était pas amusant, c’était fatiguant et ennuyant mais j’avais assez de bon sens pour savoir que c’était là une corvée indispensable si je voulais voir mes affaires prospérer. Bien sûr j’avais des intendants et tout ces gens qui géraient une bonne partie de mes possessions à ma place mais je préférais parfois  prendre du temps pour vérifier que tout allait bien.

Enfin ça c’était jusqu’à ce qu’on frappe à la porte et que le garde qui entra à pas de velours me dise qu’Aerianna voulais absolument me voir...
J’étais surpris. Agréablement surpris. Savoir que sans aucune action de ma part, la princesse de Geresh courait vers moi, peu importe sa raison, me laissait dire que je la tenais de plus en plus dans le creux de ma mains. J’étais satisfait.

Cependant pour la forme je mis cinq bonnes minutes à réagir. Continuant de rédiger un papier et m’amusant à imaginer avec plaisir mon invitée languir derrière cette porte. D’ailleurs le milicien avait eu l’intelligence de fermer la porte et d’attendre mes ordres, ne donnant ainsi aucun indice de ce que je faisais et si oui ou non j’accepterais de recevoir la dame de Geresh.

Et puis quand ce petit jeux ne m’amusait plus du tout, je me levais soudain et fit signe au soldat d’ouvrir à nouveau la porte.

-Vous vouliez me voir Aerianna ? Fit-je en ayant l’air totalement désintéressé d’elle. Comme si elle n’avait pas piqué ma curiosité au point que mon propre jeu me parut finalement insupportable.

Je ne m’agaçai pas de devoir attendre, même si les quelques minutes qu’il me fit attendre furent horribles. Je ne savais comment le lui annoncer, je ne savais comment le pousser à faire ce dont j’avais besoin de lui, je ne savais pas comment il en profiterait, et cinq minutes dans ces conditions était un supplice qui n’avait rien de ceux qui m’apportaient tant de plaisir. J’avais une bonne demi-douzaine d’ouvertures prêtes, mais j’étais certaines que je n’en utiliserais aucune, et que face à lui j’improviserais quelque chose qui ne ferait pas l’affaire. Ce n’était même plus une question, je savais, et je n’avais pas envie que ça se passe comme ça, mais cela arriverait. Comme si j’avais mijoté juste assez, le garde ouvrit la porte et m’invita à l’intérieur de l’antre d’Ethirëlon. Je mis une trentaine de secondes à me ressaisir et à finalement entrer, en laissant traîner mon regard sur le sol, incapable de voir celui à qui j’allais devoir faire une telle demande.

Ses pieds entrèrent un peu trop vite dans mon champ de vision, et je déglutis avant de lever les yeux.

« Prince Ethirëlon. » Une petite pause. « Oui, j’ai une demande importante. J’ai besoin d’envoyer quelqu’un chercher un de mes serviteurs à Geresh. » J’imaginais déjà la réponse, mes serviteurs ne vous suffisent-ils pas ? J’enchaînai donc sans laisser de pause. « J’ai un problème… de santé… et… c’est mon guérisseur. » Ce ne devrait pas en être un, mais en le disant, je me sentis soudainement à l’étroit dans cette robe. « S’il vient ici vous n’aurez pas à vous préoccuper de ça, tout se règlera, tout ira bien, et il repartira comme si de rien n’était, ou il restera, comme vous le souhaitez. » Je parlais trop vite, je parlais bien trop vite, et je me rendais compte qu’il pouvait tout interpréter de travers, qu’il pouvait croire que c’était un stratagème pour essayer de m’extraire de sa présence, voire de le confronter à mes serviteurs, des individus qu’il ne contrôlait pas, qui pouvaient lui faire du mal.

Non, il lui fallait la vérité, ou il serait encore plus dur de le faire céder. « Je suis enceinte… et je ne désire pas ce… j’ai besoin de la magie de mon guérisseur pour m’en débarrasser, ou celle d’un autre, il n’y a que vous qui pouvez m’aider. » La vérité était peut-être quelque chose qu’il n’avait jamais imaginé en me laissant vivre chez lui, et je comptais sur le fait qu’il s’en serve pour encore plus me lier à sa générosité. Mais peut-être qu’il ne le ferait pas. J’espérais qu’il le fasse. C’était angoissant mais aussi libérateur, ne devait-il pas prendre la décision seul à cet instant là ? Une décision qui déboucherait sur des issues tellement différentes selon son choix… celles qui impliquaient cette transformation lente de mon seul véritable atout en Ithri’Vaan m’effrayaient tellement… Je soutins son regard, en tout cas, pas effrayée par lui, il ferait forcément quelque chose d’intéressant avec son nouveau pouvoir. Je murmurai tout de même quelques mots pour essayer de le faire basculer.

« S’il vous plait Prince Ethirëlon. »

Mon expression inintéréssé ne changea absolument pas alors qu’Aerianna essayait visiblement d’attirer ma pitié à propos d’un sujet qui ne m’intéressait pas plus. Elle était enceinte, allons bon… C’était son problème pas le mien et je n’allais pas la laisser s’enfuir à Geresh pour si peu. Pas plus que je ne l’autoriserais à voir l’un de ses serviteurs.

Elle était à moi tant qu’elle résidait à Baaz’hima et je ne supporterais pas que quelqu’un puisse se mêler de mes affaires.

-Non. Lâchais-je en fixant toujours la jeune femme. Tu n’as qu’à faire comme les autres, mâchouiller je ne sais quelles herbes et ça sera terminé.

Je secouais la main comme pour chasser ce sujet.  Aerianna n’était pas la première femme à porter la vie, elle s’en remettrait, pensais-je. Je n’avais pas la moindre idée de comment les femmes pouvaient bien faire lorsqu’elles ne voulaient pas de ces petits monstres brayard mais j’imaginais que ça devait faire partie de leur instincts. Elles étaient conçues ainsi après tout : donner du plaisir et enfanter leur étaient naturel.

J’étais déçu et je ne le cachais guère. Aerianna n’était venue que pour supplier sans chercher une seule seconde à se montrer divertissante…

-Était-ce là tout ce que tu avais à demander ? J’enchainais avec nonchalance, persuadé que mon refus serait perçu comme une fin nette à cette conversation stupide.

La réponse me fit l’effet d’un coup de poing que j’encaissai sans m’y être préparée.

Ce n’était pas totalement vrai, je m’y étais préparée, je savais que c’était une possibilité, mais l’entendre était plus violent que ce que j’avais imaginé. Je ne me laissai pas vaincre comme ça pour autant, et après une bien trop longue hébétude j’utilisai cette décontenance dans un autre but. J’aurais pu avoir la même expression en me rendant compte de ce que je venais de lui dire. J’aurais pu avoir la même expression en trouvant que j’avais été particulièrement loin et que ce serait compliqué de me tirer d’un tel faux pas. C’étaient après tout des émotions que j’avais ressenties avant de dire quoi que ce soit. Et d’un coup, avec un petit effort de plus, un petit temps d’adaptation de plus, il avait raison, et je ne pouvais plus m’offusquer d’une telle réponse, je ne pouvais plus m’en plaindre. Pas tant que j’étais en face de lui, en tout cas, pas tant qu’il y avait témoin.

Je relevai la tête qui s’était abaissée toute seule au moment où il m’avait répondu, et je souris d’un maigre sourire tout en commençant d’une voix douce. « Vous avez raison, c’était présomptueux de ma part. Vous n’êtes pas responsable de cet accident, je vais prendre sur moi et faire comme les autres. Merci de ne pas avoir cédé à mon caprice. » Mais ce n’était pas la bonne réponse à sa question, il m’avait demandé si j’avais quelque chose d’autre, et je ne m’en tirerais pas bien tant que je ne trouverais pas autre chose. « Je suis désolée, j’ai encore voulu faire mon intéressante. » Je baissai à nouveau la tête, comme si j’avais été prise une énième fois la main dans le sac, que ce n’était pas le premier à en être victime, comme si j’avais honte. « Je ne vous ai pas vu depuis une poignée de jours, Prince Ethirëlon, votre présence me manquait. »

Et je n’étais plus certaine qu’il n’y ait pas un fond de vérité dans ces derniers mots.

Je la regardais de haut, sans broncher. Ses excuses je m’en fichais royalement. Je n’aimais pas la voir ramper ainsi car j’avais l’impression qu’elle était alors comme tous mes autres esclaves. Banales, inutile, fade…

Il n’y eut que sa dernière phrase pour m’empêcher de la renvoyer à coup de porte claquée. C’était normal que je lui manque. Cela faisait effectivement un moment que je ne l’avais pas vue. A vrai dire, j’avais même oublié sa présence à quelque reprise. Il avait alors  fallu qu’Elsbeth me rappelle que nous avions une invitée a Baaz’hima.

A la place je me contentais d’encore la fixer et de répondre d’une voix morne :

-Je m'en doute Aerianna. Mais vois-tu, je n’ai que faire de ces histoires de femmes. Je ne te fais pas l’honneur de pouvoir rester dans ma demeure pour entendre ça. Trouve une raison un peu moins idiote la prochaine fois.

J’avais fait exprès d’appuyer sur certains mots dans un but précis. J’avais besoin qu’elle intègre qu’elle chance elle avait et à quel point j’avais été généreux. D’un autre côté je voulais aussi lui signifier qu’il ne fallait pas trop tirer sur la corde.

Je fis un geste vers le milicien en faction devant ma porte. Celui-ci eut l’air décontenancé mais hocha la tête. Je m’en était déjà retourné à mes affaire lorsque que j’entendis le garde proposer à Aerianna de la raccompagner avant que la porte ne se referme, persuadé que cette histoire était bel et bien terminée.